L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII VI

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 185-189).

SECTION VI.
La convenance n’est pas la cause de la beauté.

On dit que l’idée de l’utilité, ou de l’utilité d’une partie bien adaptée pour répondre à sa fin, est la cause de. la beauté, ou, par le fait, la beauté même. Sans cette opinion, il eût été impossible que la doctrine de la proportion se fût longtems soutenue ; on se serait bientôt lassé d’entendre parler de mesures indépendantes de tout principe naturel, ou dépourvues de la propriété de répondre à quelque fin. L’idée que nous concevons ordinairement de la proportion, est la convenance des moyens pour, certaines fins, et quand il ne s’agit pas de cela, nous nous inquiétons fort peu dé l’effet que peuvent produire différentes mesures des choses : il était donc nécessaire de fonder cette théorie sur ce principe, que la beauté non-seulement des objets artificiels, mais encore des objets naturels, a sa source dans la convenance des parties pour leurs fins différentes : mais je doute qu’en l’établissant, on ait assez consulté l’expérience : car sur ce principe, le grouin du porc, fait en forme de coin, et armé à son extrémité d’un dur cartilage, ses yeux petits et renfoncés, en un mot, toute la forme de sa tête, si propre aux divers offices de fouir et de déraciner, serait extrêmement belle. La grande poche pendante au bec du pélican, très-utile à cet animal, devrait avoir le même agrément à nos yeux. Nous admirerions la gentillesse du hérisson, que sa cuirasse d’épines garantit si bien de toute attaque ; et le porc-épic avec ses dards qu’il lance à la fois de tous côtés, serait un objet très-agréable. Il est peu d’animaux dont les parties soient plus heureusement conformées que celles du singe ; il a les mains d’un homme unies aux membres élastiques d’une bête ; son corps est admirablement construit pour courir, sauter, accrocher, grimper : cependant est-il beaucoup d’animaux qui, dans l’opinion générale, passent pour avoir moins de beauté ? Je ne dirai rien de la trompe de l’éléphant, d’une utilité si variée, et qui est si éloignée de contribuer à sa beauté. Que le loup est bien disposé pour Courir et bondir ? quelles armes terribles n’a pas le lion ! dira-t-on, pour cela, que le lion, le loup et l’éléphant soient de beaux animaux ? Je ne crois pas qu’on puisse penser que les jambes d’un homme soient par leur forme aussi propres à la course que celles d’un cheval, d’un ; chien, d’un cerf et de plusieurs autres créatures ; du moins elles n’en ont pas l’apparence ; on conviendra cependant qu’une jambe d’homme bien tournée passe de beaucoup en], beauté celles de tous ces animaux. Si la convenance des parties constituait l’agrément de leur forme, l’exercice actuel de ces parties, sans doute l’augmenterait beaucoup : or c’est ce qu’on remarque rarement ; et quand cela arrive, c’est sur un autre principe. Un oiseau sur ses ailes n’est pas aussi beau qu’alors qu’il est perché ; il y a même divers animaux domestiques qui prennent rarement l’essor, et qui ne sont pas les moins beaux sous ce rapport. Il est d’ailleurs à remarquer que les oiseaux sont si différens par leur forme des hommes et des quadrupèdes, que, sur le principe de la convenance, on ne peut leur rien accorder d’agréable, à moins qu’on ne considère leurs parties comme destinées à de tout autres fins. De ma vie je n’ai vu de paon voler ; très-longtems même avant que j’eusse aperçu dans sa forme aucune aptitude pour la vie aérienne, j’avais été frappé de l’extrême beauté qui l’élève au-dessus de plusieurs des oiseaux distingués par la rapidité de leur vol, quoique, par tout ce que je voyais, son genre de vie fût à beaucoup près le même que celui du porc nourri avec lui dans la basse-cour. La même chose peut se dire des coqs, des poules, et des autres oiseaux domestiques : par leur figure ils appartiennent à l’espèce volatile ; ils diffèrent peu des hommes et des quadrupèdes par leur manière de se mouvoir. Mais laissons ces exemples étrangers : si la beauté, dans notre propre espèce, était attachée à l’utilité, les hommes seraient beaucoup plus beaux que les femmes, et l’on regarderait la force et l’agilité comme les seules beautés. Mais de donner à la force le nom de beauté, et de n’avoir qu’une même dénomination pour les qualités d’une Vénus et d’un Hercule, si différentes sous presque tous les rapports, c’est assurément une étrange confusion d’idées, ou un abus de mots inconcevable. La cause de cette confusion procède, je pense, de ce que nous apercevons fréquemment que les parties du corps de l’homme et des autres animaux sont à la fois très-belles et très-bien adaptées à leurs diverses fins ; et nous sommes induits à erreur par un sophisme qui nous fait prendre pour la cause ce qui n’est qu’un concomitant : c’est le sophisme de la mouche, qui s’imaginait en traîner un lourd fardeau, parce qu’elle était sur le char qui, par le fait, l’entraînait elle-même. L’estomac, les poumons, le foie, et plusieurs autres parties, sont parfaitement propres à leurs fonctions ; cependant il s’en faut de beaucoup qu’elles aient quelque beauté. Encore un coup, il y a quantité de choses très-belles dont la vue n’excite aucune idée d’utilité. J’en appelle aux plus doux, aux plus naturels sentimens de l’homme : en fixant un bel œil, en contemplant une bouche bien faite, en admirant le contour d’une jambe gracieuse, qui jamais eût l’idée que ces parties étaient convenablement disposées pour voir, pour manger, ou pour courir ? Quelle idée d’utilité font naître les fleurs, l’ornement du monde végétal ? Il est vrai que le maître des mondes, infini dans sa bonté comme dans sa sagesse, plaça souvent le beau à côté de l’utile ; mais cela ne prouve pas que les idées de l’utile et du beau soient les mêmes, ni qu’elles dépendent aucunement l’une de l’autre.