L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII V


Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 180-185).

SECTION V.
Autres observations sur la proportion.

Si je ne me trompe, le préjugé en faveur de la proportion est venu, en grande partie, moins d’avoir observé que les corps fussent conformes à aucunes mesures certaines, que d’un faux aperçu du rapport de la difformité à la beauté, à laquelle on l’a crue opposée : sur ce principe on a conclu que là où il n’y avait point de cause de difformité, la beauté devait être naturellement et nécessairement admise. Je crois que c’est une erreur : la difformité n’est pas opposée à la beauté, mais à la forme commune complète. Un homme a-t-il l’une de ses jambes plus courte que l’autre, il est difforme ; parce qu’il lui manque quelque chose pour compléter l’idée entière que nous avons d’un homme, et en cela l’effet des défauts naturels est le même que l’effet des défauts accidentels, comme peuvent en produire, toutes sortes de mutilations. Ainsi un bossu est un homme difforme, parce que son dos a une figure extraordinaire, et qui porte avec elle l’idée de quelqu’incommodité ou de quelque malheur ; de même nous disons d’un homme qui a le cou plus long ; ou plus court que d’ordinaire, qu’il est difforme dans cette partie, parce que les hommes ne sont pas communément faits de cette façon. Mais une expérience continuelle nous prouve qu’une personne peut avoir ses jambes d’une égale longueur et semblables sous tous les rapports, son cou d’une forme convenable, et son dos parfaitement droit, sans avoir, pour cela, la moindre beauté apparente. Par le fait, la beauté est si loin d’appartenir à l’idée de la coutume, que ce qui nous touche d<* cette manière est extrêmement rare. Le beau nous frappe autant par sa nouveauté, que le difforme même. C’est ce que nous éprouvons à l’égard des animaux que nous connaissons ; et si l’on nous en montrait un d’une espèce nouvelle, assurément nous n’attendrions pas que la coutume eût établi une idée de proportion, pour décider de sa beauté ou de sa laideur ; ce qui nous fait voir que l’idée générale de la beauté n’appartient pas plus à la proportion de [1] coutume, qu’à la proportion naturelle. La difformité naît du défaut des proportions communes ; mais la beauté n’est pas le résultat nécessaire de leur existence en quelque objet. Si nous supposons que la proportion dans les’choses naturelles est relative à la coutume et à l’usage, la nature de l’usage et de la coutume nous convaincra que la beauté, qui est une qualité positive et puissante, ne peut en résulter. Nous sommes formés d’une manière si miraculeuse, qu’en même tems que la nouveauté irrite nos désirs, nous sommes en chaînés par l’habitude et la coutume. Mais il est dans la nature des objets auxquels l’habitude nous, attache, de nous toucher faiblement par la possession, et très-vivement par la privation. Je me souviens, à ce sujet, d’avoir fréquenté long-tems un certain lieu que je visitais chaque jour : j’avoue sincèrement que, bien loin d’y trouver quelque agrément, j’y éprouvais une sorte de fatigue et de dégoût ; j’allais, je venais, je m’en retournais, sans le moindre plaisir : cependant si quelque affaire me faisait passer l’heure accoutumée de ma visite, j’étais dans une inquiétude remarquable, et je ne recouvrais quelque tranquillité qu’après avoir payé ce singulier tribut à l’habitude. Ceux qui font usage du tabac, en prennent presque sans s’apercevoir qu’ils en prennent : le sens délicat de l’odorat s’émousse en eux au point d’être insensible à un stimulant si aigu : cependant privez l’amateur du tabac de sa tabatière, il sera le plus malheureux mortel du monde. Il s’en faut tant que l’usage et l’habitude soient par eux-mêmes des causes de plaisir, que l’effet d’un constant usage est de rendre toutes les choses, de quelque genre qu’elles soient, entièrement indifférentes : car, comme l’usage détruit enfin l’effet douloureux de bien des choses, il émousse également l’effet agréable de quelques autres, et les réduit toutes à une sorte de médiocrité et d’indifférence. C’est avec raison qu’on a dit de l’habitude, qu’elle est une seconde nature ; et notre état naturel et ordinaire est un état d’indifférence absolue, également propre à recevoir la douleur ou le plaisir. Mais lorsque nous sommes tirés de cet état, ou privés d’une chose nécessaire pour nous y maintenir, par une circonstance qui n’est pas un plaisir résultant de quelque cause, mécanique, nous recevons toujours une impression désagréable. Il en est de même à l’égard de notre seconde nature, l’habitude, dans tout ce qui s’y rapporte. Ainsi, l’absence des proportions ordinaires chez les hommes et les animaux doit inévitablement choquer, quoique la présence n’en soit aucunement une cause de plaisir. Il est vrai que les proportions qu’on établit comme des causes de beauté dans l’espèce humaine, se trouvent fréquemment chez les belles personnes, mais c’est parce qu’elles appartiennent généralement à toute l’espèce : et s’il peut être prouvé qu’elles existent sans la beauté, et que la beauté existe fréquemment sans elles, que, de plus, cette beauté peut toujours être attribuée à des causes moins équivoques, cela ne nous conduira-t-il pas naturellement à conclure que la beauté et la proportion ne sont pas des idées de la même nature ? Le contraire de la beauté n’est ni la disproportion, ni la difformité, mais la laideur ; et comme elle appartient à des causes opposées à celles de la beauté positive, nous ne pouvons en parler qu’à l’endroit où nous considérerons celle-ci. Entre la beauté et la laideur est une sorte de médiocrité où se trouvent le plus communément les proportions dont il est question ; mais elle n’a aucune influence sur les passions.

  1. Customary proportion.