L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII IV


Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 170-180).

SECTION IV.
La proportion n’est pas la cause de la beauté chez l’espèce humaine.

On a remarqué qu’il existe certaines proportions entre quelques parties du corps humain ; mais avant qu’on puisse prouver que la cause efficiente de la beauté gît dans ces proportions, on doit démontrer que toute personne qui les réunit dans une grande exactitude, est une personne belle ; bien entendu, par l’effet que produit sur la vue, soit un membre séparément considéré, soit tout le corps envisagé à la fois : on doit démontrer aussi que ces parties sont dans une telle relation l’une avec l’autre, qu’on puisse les comparer aisément, et que l’affection de l’ame puisse être le résultat naturel de cette comparaison. Pour

moi, j’ai, en diverses occasions, très-soigneusement examiné beaucoup de ces proportions, et les ai trouvées fort rapprochées, ou parfaitement semblables, non-seulement en plusieurs sujets qui différaient beaucoup les uns des autres, mais particulièrement en deux personnes dont l’une a été fort belle, et l’autre extrêmement éloignée de la beauté. À l’égard des parties qu’on trouve si bien proportionnées, elles sont souvent si éloignées l’une de l’autre par leur situation, leur nature et leurs fonctions, que je ne conçois pas comment elles peuvent souffrir aucune espèce de comparaison, ni, par conséquent, comment il peut en résulter quelque effet appartenant à la proportion. Le cou, dit-on, dans les beaux corps, doit se mesurer par le gras de la jambe ; il doit également avoir deux fois la circonférence du poignet. Ce sont des observations de ce genre que bien des gens débitent dans leurs conversations et dans leurs écrits. Mais, dites-moi, quel rapport le gras de la jambe peut-il avoir avec le cou, ou l’une de ces deux parties avec le poignet ? Certainement ces proportions existent dans les beaux corps ; dans les laids elles existent aussi, il est au pouvoir d’un chacun de le vérifier : Je soupçonne même que les moins parfaites peuvent : appartenir à quelques-uns des plus beaux. Assignez telles proportions qu’il vous plaira aux parties du corps humain ; et je réponds qu’un peintre, en les observant religieusement, produira, s’il le veut, une très-laide figure ; il sera au pouvoir de ce même peintre d’en faire une très-belle, en s’écartant considérablement de ces proportions. Quelle énorme différence ne voyons-nous pas dans les proportions des chefs-d’œuvre que nous ont laissé les statuaires anciens et modernes, et dans des parties très-remarquables et d’une grande importance ! elles ne diffèrent pas moins des proportions que nous remarquons dans quelques-uns des hommes vivans qui nous frappent le plus par la beauté et l’agrément de leurs formes. Et, après tout, s’accordent-ils bien entre eux les parti sans des proportions sur celles du corps humain ? Quelques-uns lui donnent la longueur de sept têtes ; d’autres le font de huit ; tandis que d’autres l’étendent jusqu’à dix : différence énorme pour un si petit nombre de divisions. Il en est qui évaluent les proportions par d’autres méthodes, et avec un égal succès. Mais ces proportions sont-elles exactement les mêmes dans tous les hommes bien faits ? ou ressemblent-elles en rien aux proportions qu’on trouve dans les belles femmes ? Je ne pense pas que personne ose répondre affirmativement ; cependant les deux sexes sont évidemment susceptibles de beauté, et les femmes de la plus grande ; avantage qui, selon moi, ne saurait être attribué à une supérieure exactitude de proportion chez le beau sexe. Arretons-nous un moment sur ce point, et considérons quelle grande différence il y a entre les mesures estimées les plus convenables à plusieurs parties semblables du corps, chez les deux sexes de notre espèce seulement. Si vous assignez aux membres d’un homme quelques proportions déterminées, et que vous imitiez la beauté humaine à ces proportions ; lorsque vous trouvez une femme qui en diffère dans la forme et les mesures de presque chaque partie, vous devez conclure qu’elle n’est pas belle, en dépit de votre imagination ; ou, obéissant à l’imagination, vous devez renoncer à vos règles, vous devez jeter l’échelle et le compas, et chercher ailleurs la cause de la beauté ; car, s’il était vrai que la beauté fût attachée à certaines mesures opérant d’après un principe naturel, pourquoi la verrions-nous unie à des parties homogènes de différentes mesures de proportion, et cela dans la même espèce ? Mais pour étendre un peu notre vue, j’observerai que presque tous les animaux ont des parties de la même nature, et destinées à peu près aux mêmes usages ; une tête, un cou, un corps, des pieds, des yeux, des oreilles, un nez et une bouche ; cependant la providence, afin de pourvoir le plus convenablement à leurs divers besoins, et pour déployer dans sa création les trésors de sa sagesse et de sa bonté, a exécuté ce petit nombre d’organes et de membres homogènes avec une variété presque infinie, par leur disposition, leurs mesures et leur relation. Mais, selon une observation précédente, parmi cette grande diversité, on distingue une particularité commune à beaucoup d’espèces ; plusieurs des individus qui les composent ont la faculté de nous intéresser par leur beauté ; et tandis qu’ils conviennent en produisant cet effet, ils diffèrent extrêmement dans les mesures relatives des parties qui l’ont produit. Ces considérations suffiraient pour me faire rejeter la notion de toute proportion particulière, concourant par un principe naturel à un effet agréable : mais ceux qui tomberont d’accord avec moi à l’égard d’une proportion particulière, sont fortement prévenus en faveur d’une proportion plus indéfinie. Ils imaginent que si la beauté ne dépend pas en général de certaines mesures communes aux divers genres de plantes et d’animaux agréables, il y a cependant dans chaque espèce une certaine proportion absolument essentielle à la beauté de cette espèce particulière. Si nous considérons la nature animale en général, nous ne voyons nulle part que la beauté soit limitée à quelques mesures déterminées ; mais comme chaque classe particulière d’animaux se distingue par quelque mesure particulière et quelque relation de parties, il faut nécessairement que le beau propre à chaque espèce se trouve dans les mesures et les proportions de cette espèce, sans quoi il sortirait de son espèce, et deviendrait en quelque sorte monstrueux : cependant, aucune espèce n’est si étroitement renfermée dans de certaines proportions, qu’il n’y ait pas une grande variété parmi les individus ; et ce qu’on a démontré concernant l’espèce humaine, on peut le démontrer à l’égard des espèces brutes ; savoir, que la beauté se trouve indifféremment dans toutes les proportions que chaque espèce peut admettre, sans quitter sa forme commune ; et c’est cette idée de forme commune qui fait qu’on a quelqu’égard aux proportions des parties, et non l’opération d’aucune cause naturelle : il suffira d’une légère considération pour se convaincre que ce n’est pas la mesure, mais la manière qui crée toute la beauté relative à la forme. Quelles lumières empruntons-nous de ces proportions si vantées, lorsque nous étudions le dessin d’ornement ? Il me semble surprenant que les artistes, s’ils sont, comme ils prétendent l’être, bien convaincus que la proportion est la base de toute beauté, et surtout affirmant sans cesse que leur art n’est que l’imitation de la belle nature, je suis surpris, dis-je, qu’ils n’aient pas toujours dans leur porte-feuille d’exactes mesures de toutes sortes de beaux animaux, pour en tirer de justes proportions, quand ils exécutent quelque bel ouvrage. Je sais qu’on a dit depuis long-tems, et que des écrivains ont mille fois répété les uns d’après les autres, que les proportions de l’architecture ont été établies d’après celles du corps humain. Pour rendre complète cette analogie forcée, on vous représente un homme les bras élevés horizontalement et étendus de toute leur longueur, après quoi on décrit une espèce de carré, en faisant passer des lignes par les extrémités de cette singulière figure. Mais il me paraît, de la manière la plus évidente, que l’architecte ne puisa jamais dans la figure humaine aucune des idées de son art ; car, en premier lieu, on voit rarement les hommes dans cette posture contrainte ; elle n’est ni naturelle, ni bienséante : secondement, la vue de la figure humaine ainsi disposée, ne suggère pas naturellement l’idée d’un carré, mais plutôt celle d’une croix ; ce grand espace vide entre les bras et la terre doit être rempli avant qu’on puisse s’imaginer de voir un carré : enfin, bien des édifices projetés par d’habiles architectes, n’ont nullement la forme de ce carré particulier, et font cependant un aussi bel effet, peut-être même un plus beau. Certainement rien au monde ne serait plus extravagant qu’un architecte qui tracerait le plan d’un édifice d’après la figure humaine, puisqu’il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver deux choses qui eussent moins de ressemblance ou d’analogie, qu’un homme avec une maison ou un temple : est-il besoin de dire que leurs fins sont absolument différentes ? Ce que je suis porté à soupçonner, c’est que ces analogies furent imaginées pour donner de l’importance aux ouvrages de l’art, en montrant quelque conformité entr’eux et les plus nobles ouvrages de la nature ; mais non que ceux-ci aient fourni des idées propres à perfectionner les premiers. Je suis pleinement convaincu que les partisans de la proportion ont habillé la nature selon leurs idées artificielles, au lieu d’en emprunter les proportions des ouvrages de l’art : j’ai remarqué, en effet, que dans toute discussion sur cette matière, ils quittent le plutôt possible le champ ouvert des beautés naturelles, le règne animal et le règne végétal, pour se fortifier dans les lignes et les angles artificiels de l’architecture ; car les hommes ont un malheureux penchant à se faire, eux, leurs pensées et leurs ouvrages, la mesure de l’excellence en toutes choses. En conséquence, ayant observé que leurs habitations étaient plus commodes et plus solides, lorsqu’étant bâties dans une figure régulière, les parties correspondaient entr’elles, ils transportèrent ces idées à leurs jardins ; ils tournèrent leurs arbres en colonnes, les façonnèrent en pyramides, en obélisques ; leurs haies devinrent autant de murs de verdure ; leurs promenades furent resserrées, avec exactitude et symétrie, dans des carrés, des triangles, et d’autres figures géométriques : ils pensaient que s’ils n’imitaient pas la nature, ils l’embellissaient, et lui montraient ce qu’elle avait à faire. Mais la nature s’est enfin échappée de leurs fers ; et nos jardins, sinon autre chose, déclarent que nous commençons à sentir que les idées mathématiques ne sont pas les véritables mesures de la beauté. Et certainement elles le sont aussi peu dans le règne animal que dans le végétal. N’est-il pas, en effet, bien étonnant que dans ces belles descriptions, ces odes et ces élégies sans nombre, que toutes les bouches répètent, qui ont fait les délices des siècles ; dans ces ouvrages où l’amour est peint sous tant de couleurs différentes, où il est décrit avec une énergie si passionnée, n’est-il pas étonnant qu’on ne dise pas un seul mot de la proportion, s’il est vrai, comme certaines gens le croient encore, que la proportion soit le premier élément de la beauté ; tandis que d’autres qualités s’y reproduisent dans mille pensées diverses, et sous une infinité d’images enflammées ? Mais si la proportion n’a pas l’influence qu’on lui suppose, il peut paraître étrange que les hommes se soient, dans l’origine, si fort prévenus en sa faveur. Cela vint, je pense, de la grande prédilection que les hommes ont pour leurs notions et leurs ouvrages ; cela vint de faux raisonnemens sur les effets de la figure accoutumée des animaux ; cela vint enfin de la théorie platonique sur la convenance et l’aptitude. Pour cette raison, j’examinerai, dans la section suivante, les effets de l’habitude à l’égard de la figure des animaux ; et, ensuite, l’idée de la convenance ; puisque, si la proportion n’opère point par un pouvoir naturel attaché à certaines mesures, ce doit être par l’habitude, ou par l’idée de l’utilité : Il n’y a pas d’autre moyen.