L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 133-141).
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15.

Dans l’ordre d’idées évoqué par ces interrogations suggestives, il faut exposer maintenant comment, jusqu’aujourd’hui et pour toute postérité à venir, l’influence de Socrate s’est étendue sur le monde, comme une ombre qui s’allonge sans cesse sous les rayons du soleil couchant ; comment cette influence impose la nécessité d’une perpétuelle rénovation de l’art — et de l’art dans un sens désormais métaphysique, dans le sens le plus large et le plus profond ; — et comment la durée infinie de cette influence nous garantit la durée infinie de l’art.

Avant qu’il fût possible de reconnaître cette vérité, avant qu’il fût péremptoirement établi que tout art est aux Grecs, et aux Grecs depuis Homère jusqu’à Socrate, dans le rapport de la plus intime dépendance, les Grecs devaient nous faire un effet analogue à celui que Socrate produisait sur les Athéniens. À peu près de tout temps, les cultures successives ont essayé avec humeur de secouer le joug des Grecs, parce que toute création personnelle, en apparence absolument originale et très sincèrement admirée, semblait, à côté d’eux, perdre soudain la couleur et la vie et avorter en imitation maladroite, en caricature. Et à chaque instant éclate encore une fois la sourde colère amassée au fond du cœur contre ce petit peuple arrogant qui eut l’audace d’affubler, pour l’éternité, de l’épithète de « barbare » tout ce qui lui est étranger. Quels sont ces gens, se dit-on, qui, sans autre titre qu’un éclat historique éphémère, des institutions ridiculement bornées, une valeur morale douteuse, et dont le nom même est employé à l’égal d’une odieuse injure, revendiquent cependant entre les peuples une place à part et le rang qui, parmi la masse, appartient au génie ? Malheureusement on n’eut pas la chance de découvrir la ciguë qui aurait pu en finir tout uniment avec un pareil phénomène, car ni le poison, ni l’envie, ni la calomnie et la colère déchaînées ne purent réussir à entamer cette insolente sérénité. Aussi, devant les Grecs, on a honte et on a peur. Qu’au moins un homme estime ici la vérité par-dessus tout, et ose proclamer cette vérité, que, pareils au cocher qui conduit un char, les Grecs tiennent dans leurs mains les rênes de notre art, aussi bien d’ailleurs que de tout art, mais que, presque toujours, le char et les chevaux, de qualité trop basse, sont indignes de leurs glorieux conducteurs, qui se font alors un jeu de précipiter un tel attelage dans l’abîme qu’eux-mêmes franchissent aisément d’un bond, semblables à Achille aux pieds légers.

Pour montrer qu’un rôle directeur analogue fut également dévolu à Socrate, il suffit de reconnaître en celui-ci le modèle d’un type humain inconnu jusque-là, le type de l’homme théorique, dont nous étudierons dès maintenant la signification et les fins. De même que l’artiste, l’homme théorique trouve, lui aussi, dans ce qui l’entoure une satisfaction infinie, et ce sentiment le protège, comme l’artiste, contre la philosophie pratique du pessimisme et ses yeux de lynx qui ne luisent que dans les ténèbres. Si l’artiste, en effet, à toute manifestation nouvelle de la vérité, se détourne de cette clarté révélatrice, et contemple toujours avec ravissement ce qui, malgré cette clarté, demeure obscur encore, l’homme théorique se rassasie au spectacle de l’obscurité vaincue, et trouve sa joie la plus haute à l’avènement d’une vérité nouvelle, sans cesse victorieuse et s’imposant par sa propre force. Il n’y aurait pas de science, si elle n’avait d’autre but que la vérité et ne devait se préoccuper uniquement que de cette déesse toute nue et d’aucune autre chose : ses adeptes se feraient bientôt l’effet de gens qui auraient projeté de creuser dans la terre un trou vertical la traversant de part en part. Le premier s’aperçoit qu’en travaillant pendant sa vie entière avec la plus grande assiduité, il ne pourrait arriver à percer qu’une infime partie de l’énorme profondeur, et que le résultat de son travail serait comblé et anéanti sous ses yeux par le travail de son voisin, de sorte qu’un troisième paraîtrait agir très raisonnablement en choisissant à son gré une place nouvelle pour sa propre tentative. Si l’un d’eux réussit alors à démontrer péremptoirement l’impossibilité d’atteindre par ce moyen l’antipode, qui voudra persister encore au forage du puits primitif, s’il n’a pris le parti, entre temps, de s’accommoder d’y découvrir des gemmes ou des lois de la nature ? C’est pour cela que Lessing, le plus sincère des hommes théoriques, a osé déclarer qu’il trouvait plus de satisfaction à la recherche de la vérité qu’à la vérité elle-même ; et ainsi fut dévoilé, à la surprise, à la grande colère des savants, le secret fondamental de la science. Cependant, à côté de cet aveu isolé, de cet excès de franchise, sinon d’outrecuidance, on constate aussi une illusion profondément significative, incarnée pour la première fois dans la personne de Socrate : cette inébranlable conviction que la pensée, par le fil d’Ariane de la causalité, puisse pénétrer jusqu’aux plus profonds abîmes de l’Être, et ait le pouvoir non seulement de connaître, mais aussi de réformer l’existence. Cette noble illusion métaphysique est l’instinct propre de la science, qui la conduit et la ramène sans relâche à ses limites naturelles, où il lui faut alors se transformer en art, — but réel vers lequel tend cet instinct.

Considérons maintenant Socrate sous cette clarté nouvelle : il nous apparaît alors comme le premier qui pût non seulement vivre, mais encore — ce qui est beaucoup plus — mourir au nom de cet instinct de la science ; et c’est à cause de cela que l’image de Socrate mourant, de l’homme délivré, par le savoir et la raison, de la crainte de la mort, est l’écu armorial suspendu au portail de la science, pour rappeler à chacun que la cause finale de la science est de rendre l’existence concevable, et par cela même de la justifier : ce à quoi, naturellement, au cas que la raison ne suffise point, doit servir en fin de compte aussi le mythe, que je viens de montrer comme la conséquence inéluctable, comme le but réel de la science.

Lorsque l’on observe le spectacle offert depuis Socrate, ce mystagogue de la science, par les divers systèmes philosophiques qui, semblables aux vagues de la mer, se poursuivent et se succèdent sans trêve ; en présence de cette universelle avidité de savoir qui s’est manifestée, avec une puissance que l’on n’eût jamais soupçonnée, dans toutes les sphères du monde civilisé, et qui, s’imposant à tous comme le véritable devoir de l’homme intelligent, a porté la science à la place suprême qu’elle occupe encore, et dont on n’a pu jamais complètement parvenir à la déposséder ; devant cet universel désir de connaître, enlaçant tout le globe terrestre d’un réseau de communes pensées et rêvant même de soumettre à ses lois un système solaire tout entier ; — et si l’on considère en même temps la colossale pyramide de la science moderne, on ne peut se défendre de voir en Socrate l’axe et le pivot de ce qui constitue l’histoire du monde. Qu’on imagine, en effet, la somme incalculable des forces absorbées par cette tendance universelle, consacrée, non pas au service de la connaissance, mais à la réalisation des désirs pratiques, c’est-à-dire égoïstes, des individus et des peuples ; il est probable qu’alors, au milieu des perpétuelles migrations des peuples et des luttes exterminatrices, l’amour instinctif de la vie serait tellement affaibli, et l’habitude du suicide devenue si générale, que l’individu croirait, comme l’habitant des îles Fidji, accomplir son devoir suprême de fils en tuant son père, et d’ami en égorgeant son ami : pessimisme pratique qui pourrait même susciter l’épouvantable morale de l’anéantissement de peuples par pitié, — et qui, d’ailleurs, existe et a existé dans le monde, partout où l’art n’est pas apparu sous une forme quelconque, particulièrement sous celle de la religion ou de la science, comme remède et protection contre ce souffle empoisonné.

En face de ce pessimisme pratique, Socrate est le premier modèle de l’optimiste théorique, qui attribue à la foi dans la possibilité d’approfondir la nature des choses, au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacée universelle, et tient l’erreur pour le mal en soi. Pénétrer les causes et distinguer de l’apparence et de l’erreur la véritable connaissance, parut à l’homme socratique la vocation la plus noble, la seule digne de l’humanité ; et, depuis Socrate, ce mécanisme des concepts, jugements et déductions fut regardé comme la plus haute faveur, le présent le plus merveilleux de la nature, et estimé au-dessus de toutes les autres facultés. Les plus nobles actions morales elles-mêmes, les impulsions de la pitié, du sacrifice, de l’héroïsme et aussi cet état de l’âme auquel il est si difficile d’atteindre, comparable au calme silencieux de la mer immobile, et que le Grec apollinien nommait Σοφροσὐνη, tout cela, aux yeux de Socrate et de ses successeurs, jusqu’aux plus modernes de ses disciples, est du ressort de la dialectique de la connaissance et, comme tel, peut être enseigné. Pour celui qui a éprouvé personnellement la jouissance que procure la connaissance socratique, et qui sent combien cette connaissance s’efforce d’enserrer de cercles toujours plus vastes le monde des phénomènes, il n’y aura plus désormais, pour l’exciter à vivre, d’aiguillon plus puissant que l’âpre désir de poursuivre cette conquête et de tresser en mailles indestructibles un infranchissable réseau. Le Socrate de Platon apparaît alors à cet homme comme l’apôtre d’une forme toute nouvelle de la « sérénité grecque » et de la joie à l’existence, qui cherche à se manifester par des actes et y réussit le plus souvent par une influence maïeutique et éducatrice exercée sur de jeunes et nobles esprits, dans le but de susciter en eux le génie.

Et la science, éperonnée par sa puissante illusion, s’élance alors irrésistiblement jusqu’à ses limites, où vient échouer et se briser son optimisme latent inhérent à la nature de la logique. Car la circonférence du cercle de la science est composée d’un nombre infini de points, et cependant qu’il est encore impossible de concevoir comment le cercle entier pourrait être jamais mesuré, l’homme supérieur et intelligent atteint fatalement, avant même d’avoir accompli la moitié de sa vie, certains points extrêmes de la circonférence, où il demeure interdit devant l’inexplicable. Lorsque, plein d’épouvante, il voit, à cette limite extrême, la logique s’enrouler sur soi-même comme un serpent et se mordre la queue, — alors surgit devant lui la forme nouvelle de la connaissance, la connaissance tragique, dont il lui est impossible de supporter seulement l’aspect, sans la protection et le secours de l’art.

Si nous tournons nos regards retrempés et réconfortés par la vision grecque vers les sphères les plus élevées du monde qui nous entoure, nous voyons cet effort de l’insatiable connaissance optimiste, dont Socrate fut la première incarnation, se transformer brusquement en un besoin de résignation tragique et d’art ; tandis que, chez les esprits inférieurs, cette même tendance doit se manifester par un sentiment d’hostilité à l’art, et abhorrer, par-dessus tout, l’art tragique dionysien, comme nous en avons eu un exemple dans la lutte du socratisme contre la tragédie eschyléenne.

Et ici, l’esprit plein de trouble, nous frappons aux portes du présent et de l’avenir : cette « transformation » aboutira-t-elle à de toujours nouvelles métamorphoses du génie, et précisément dans le sens de Socrate s’exerçant à la musique ? Le réseau de l’art, que ce soit sous le nom de Religion ou de Science, enveloppera-t-il le monde de mailles toujours plus fortes et plus délicates, ou est-il destiné à être déchiré en lambeaux dans le tourbillon de barbarie fiévreuse et qui se qualifie à présent de « modernité » ? — Inquiets, mais non sans espoir, nous demeurons un instant à l’écart, esprits contemplatifs auxquels il est accordé d’être témoins de ces luttes et de ces évolutions inouïes. Hélas ! C’est le charme de ces luttes que celui qui les contemple soit contraint aussi d’y prendre part !