L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 141-151).
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16.

Nous avons essayé de démontrer par cet exemple historique comment, aussi sûrement que la tragédie ne peut naître que du seul génie de la musique, elle décline et meurt infailliblement en même temps que celui-ci. Pour justifier cette assertion et faire connaître aussi les origines et la genèse de notre sentiment, il nous faut maintenant examiner sans détour les phénomènes contemporains analogues ; il faut nous mêler à ces combats qui se livrent, je viens de le dire, dans les milieux les plus élevés de notre monde moderne, entre l’insatiable optimisme de la connaissance et cette tragique aspiration, ce besoin d’un art indispensable. Je négligerai volontairement les autres influences ennemies qui, à toute époque, ont fait tort à l’art et spécialement à la tragédie, et qui, encore aujourd’hui, exercent un ascendant si puissant que, parmi les arts du théâtre, la farce et le ballet, par exemple, dans une floraison quasi luxurieuse, s’épanouissent en répandant des parfums qui ne sont peut-être pas du goût de chacun. Je parlerai seulement du plus illustre antagonisme de la conception tragique du monde, et, par là, j’entends désigner la science, optimiste au plus profond de son essence, avec son ancêtre Socrate en tête. Et ces forces seront aussi appelées par leur nom, qui me semblent le gage d’une renaissance de la tragédie — et quelles autres bienheureuses espérances pour l’esprit allemand !

Avant de nous précipiter au milieu de ces combats, couvrons-nous de l’armure des connaissances que nous venons de conquérir. À l’encontre de ceux qui s’appliquent à faire dériver les arts d’un principe unique, comme la source de vie nécessaire de toute œuvre d’art, je contemple ces deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos, et je reconnais en eux les représentants vivants et évidents de deux mondes d’art qui diffèrent essentiellement dans leur nature et leurs fins respectives. Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fond le plus secret des choses. Ce contraste inouï, qui sépare comme un abîme l’art plastique, en tant qu’apollinien, et la musique, en tant qu’art dionysien, n’a été discerné que d’un seul parmi les grands penseurs, et cela si nettement que, sans le secours de la symbolique divine des Hellènes, il accorda à la musique le privilège d’une origine et d’un caractère particuliers la distinguant de tous les autres arts, pour la raison qu’elle ne serait pas, comme tous ceux-ci, une reproduction de l’apparence, mais bien une image immédiate de la Volonté elle-même, et représenterait ainsi, en face de l’élément physique, l’élément métaphysique du monde, à côté de toute apparence, la chose en soi (Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, I, p. 310). À l’appui de l’éternelle vérité de cette conception, la plus essentielle de toute esthétique, avec laquelle l’esthétique, au sens plus sérieux du mot, commence seulement, Richard Wagner a établi, dans son Beethoven, que la musique doit être jugée d’après des principes esthétiques tout différents de ceux dont on peut se servir à l’égard des autres arts plastiques, et surtout ne doit pas être appréciée selon la « catégorie » de la beauté ; encore qu’une esthétique erronée, au service d’un art faux et dégénéré, se soit habituée, sous l’influence de l’idée de beauté propre au monde plastique, à exiger de la musique un effet semblable à celui des œuvres de l’art plastique, c’est-à-dire la production du plaisir aux belles formes.

La constatation de ce prodigieux contraste m’entraîna irrésistiblement à examiner de plus près l’essence de la tragédie grecque et, partant, la manifestation la plus profonde du génie hellénique. Car, seulement alors, j’eus conscience de posséder le talisman idoine, au mépris de la phraséologie de notre esthétique courante, à évoquer, incarné devant mon âme, le problème fondamental de la Tragédie. La vision de l’Hellénisme qu’il me fut ainsi donné de percevoir fut si étrange, si particulière, que je me vis obligé d’en conclure que, nonobstant la morgue de ses façons, notre science hellénique classique semble jusqu’ici s’être exclusivement amusée d’un spectacle d’ombres chinoises et accommodée d’apparences superficielles.

Nous pourrions peut-être aborder ce problème fondamental en nous demandant : quel effet esthétique prend naissance lorsque ces impulsions artistiques apollinienne et dionysienne, scindées et distinctes en soi, concourent parallèlement à une action commune ? Ou, sous une forme plus concise : quel est le rapport de la musique à l’image et à l’idée ? — Schopenhauer, dont Wagner a proclamé, sur ce point spécial, la clairvoyance et la lucidité s’exprime à ce sujet de la manière la plus explicite dans le passage suivant que je reproduis ici tout entier (Monde comme Volonté et comme Représentation, I, p. 309) : « D’après tout ce qui précède, nous pouvons considérer le monde des apparences, ou la nature, et la musique, comme deux expressions différentes d’une même chose, laquelle chose elle-même est ainsi, pour l’analogie de ces deux expressions, l’unique truchement intermédiaire dont la connaissance est indispensable pour distinguer cette analogie. En effet, la musique, si on la considère en tant qu’expression du monde, est une langue générale au plus haut degré, qui est même à la généralité des idées dans un rapport identique à celui qui existe entre ces idées et les choses concrètes. Mais sa généralité n’est en aucune sorte cette généralité vide de l’abstraction ; elle est d’une tout autre espèce et inséparable d’une précision évidente et intelligible à chacun. Elle ressemble en cela aux figures géométriques et aux nombres, qui, en qualité de formes générales de tous objets possibles de l’expérience et applicables à tous a priori, ont un sens précis, non pas abstrait, mais intelligible à la perception et courant. Toutes les impulsions, les émotions, les manifestations de la Volonté imaginables, toutes ces contingences de l’âme humaine jetées par la raison dans l’immensité négative de la notion de « sentiment », peuvent être exprimées à l’aide de la multitude infinie des mélodies possibles, mais toujours exclusivement dans la généralité de la forme pure, sans la substance, toujours seulement en tant que chose en soi, non pas en tant qu’apparence, en quelque sorte comme l’âme de l’apparence, incorporellement. Ce rapport intime, qui existe entre la musique et la véritable essence de toutes choses, nous explique aussi pourquoi, lorsqu’au prétexte d’une scène, d’une action, d’un événement, d’un milieu quelconques, résonne une musique adéquate, celle-ci semble nous en révéler la signification la plus secrète et s’affirme le plus exact et le plus lumineux des commentaires ; et nous comprenons également comment celui qui s’abandonne sans réserve à l’impression produite par une symphonie croit voir se dérouler devant ses yeux tous les événements imaginables de la vie et du monde. Cependant, à la réflexion, il ne peut alléguer aucune ressemblance entre ces combinaisons sonores et les objets évoqués par leur audition. Car, je l’ai déjà dit, la musique diffère de tous les autres arts en ceci qu’elle n’est pas la reproduction de l’apparence, ou mieux, de l’adéquate objectivité de la Volonté, mais bien l’image immédiate de la Volonté elle-même, et représente ainsi, en face de l’élément physique, l’élément métaphysique du monde, à côté de toute apparence, la chose en soi. On pourrait donc définir le monde aussi bien musique matérialisée que « Volonté matérialisée » et l’on comprend ainsi pourquoi la musique confère aussitôt à tout tableau, à toute scène de la vie réelle, une signification plus haute et cela, certes, avec une puissance d’autant plus grande que l’analogie est plus étroite entre sa mélodie et l’apparence dont il s’agit. C’est ce qui fait qu’il est possible d’adjoindre à la musique un poème comme chant, une description figurée comme pantomime, ou les deux réunis comme opéra. De tels tableaux isolés de la vie humaine, adaptés au langage général de la musique, ne lui sont jamais, de toute nécessité, connexes et corrélatifs ; ils n’ont avec elle d’autre rapport que celui d’un exemple facultatif vis-à-vis d’une notion générale ; ils représentent, grâce à la précision de la réalité, ce que la musique exprime à l’aide de la généralité de forme pure de la sensation. Car les mélodies sont jusqu’à un certain point, comme les idées générales, un abstractum de la réalité. En effet celle-ci, c’est-à-dire le monde des choses concrètes, fournit le perceptible, le particulier et l’individuel, le cas isolé, aussi bien à la généralité des idées qu’à celle des mélodies ; mais ces deux généralités sont à certains égards opposées l’une à l’autre, en ce sens que les idées contiennent seulement les formes tout d’abord et en premier lieu abstraites de la perception, en quelque sorte l’écorce superficielle détachée des choses, et sont, par conséquent, des abstractions absolues, tandis que la musique donne le noyau préexistant, la substance la plus intime de tout phénomène apparent, le cœur même de choses. Ce rapport s’exprimerait parfaitement au moyen de la terminologie des scholastiques, en disant : les idées sont l’universalia post rem, mais la musique donne l’universalia ante rem, et la réalité l’universalia in re. — Ainsi qu’il a été dit déjà, la raison pour laquelle il est possible d’établir une relation entre une composition musicale et une représentation perceptible, est que toutes deux sont seulement des expressions totalement distinctes de la même essence intime du monde. Aussi lorsque, dans un cas déterminé, cette relation se manifeste avec évidence, lorsque le compositeur a su rendre, dans la langue générale de la musique, les mouvements de la Volonté qui constituent la matière essentielle, le noyau d’un événement donné, alors la mélodie du lied, la musique de l’opéra sont expressives. Mais cette analogie discernée par le musicien doit être chez lui le résultat de la perception immédiate de l’essence du monde, à l’insu de sa raison, et non pas une imitation consciente, préméditée, et obtenue par l’intermédiaire des idées. Autrement, la musique n’exprime pas l’essence intime du monde, la Volonté elle-même, elle est seulement l’imitation incomplète de son apparence ; ainsi qu’il advient pour toute musique spécialement imitative. » —

Donc, selon Schopenhauer, nous comprenons la musique immédiatement en tant que langage de la Volonté, et nous sentons notre imagination incitée à donner une forme à ce monde d’esprits dont la voix nous parle, ce monde invisible et pourtant si tumultueusement agité, et à l’incarner dans un symbole analogue. D’autre part, l’image et l’idée, sous l’influence efficiente d’une musique vraiment adéquate, acquièrent une signification supérieure. L’art dionysien exerce ainsi deux sortes d’effets sur les ressources artistiques apolliniennes : la musique excite à la perception symbolique de la généralité dionysienne, et la musique confère alors à l’image allégorique sa portée la plus haute. De ces faits positifs, compréhensibles en soi et accessibles à tout esprit sérieux et réfléchi, je conclus que la musique a le pouvoir de donner naissance au mythe, c’est-à-dire au plus significatif des symboles, et précisément au mythe tragique, au mythe qui exprime en paraboles la connaissance dionysienne. À propos du phénomène du lyrique, j’ai montré comment, chez le poète lyrique, la musique aspire à manifester sa nature essentielle en des images apolliniennes. Figurons-nous, à présent, que la musique, à l’apogée de son essor, soit obligée de chercher à aboutir à une incarnation pareillement accomplie, nous devons admettre qu’elle sache trouver aussi l’expression symbolique adéquate à la sagesse dionysienne qui lui est propre ; et où nous faudrait-il découvrir cette expression, si ce n’est dans la tragédie, et, d’une façon générale, dans la notion du tragique ?

Le tragique ne peut être légitimement dérivé de la nature essentielle de l’art, telle qu’on la conçoit d’ordinaire uniquement selon les catégories de l’apparence et de la beauté ; le seul esprit de la musique nous fait comprendre qu’une joie puisse résulter de l’anéantissement de l’individu. Car, au spectacle des exemples isolés de cet anéantissement, s’éclaire pour nous le phénomène éternel de l’art dionysien, qui montre la Volonté dans sa toute-puissance, en quelque sorte derrière le principe d’individuation, l’éternelle vie au delà de toute apparence et en dépit de tout anéantissement. La joie métaphysique ressentie du tragique est une traduction de l’inconsciente sagesse dionysienne dans le langage du symbole. Le héros, la plus haute manifestation apparente de la Volonté, est annihilé pour notre plaisir, parce qu’il n’est, malgré tout, qu’une apparence, et que l’éternelle vie de la Volonté n’est pas effleurée par son anéantissement. « Nous croyons à la vie éternelle, » proclame la tragédie ; tandis que la musique est l’Idée immédiate de cette vie. L’art plastique a un but tout différent : ici, Apollon triomphe de la souffrance de l’individu à l’aide de la glorification radieuse de l’éternité de l’apparence ; ici la beauté l’emporte sur le mal inhérent à la vie, la douleur est, dans un certain sens, mensongèrement supprimée des traits de la nature. Dans l’art dionysien et dans sa symbolique tragique, cette même nature nous parle d’une voix non déguisée, de sa voix véritable, et nous dit : « Sois tel que je suis moi-même ! Parmi la perpétuelle métamorphose des apparences, l’aïeule primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion de vie éternellement coactive, s’assouvissant éternellement à cette variabilité de l’apparence ! »