L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 126-133).
◄  § 13
§ 15  ►

14.

Figurons-nous à présent, semblable à l’œil unique et monstrueux d’un cyclope, l’œil de Socrate fixé sur la tragédie, cet œil que n’a jamais enflammé la noble ivresse de l’enthousiasme artistique, — rappelons-nous combien il était refusé à la nature de cet homme de se plaire au spectacle des abîmes dionysiens, — que devait-il apercevoir fatalement dans cet art tragique « sublime et glorieux », selon le mot de Platon ? Il y voyait quelque chose de parfaitement déraisonnable, des causes semblant rester sans effets, et des effets dont on ne pouvait discerner les causes, et avec cela un ensemble si confus et disparate qu’un esprit réfléchi en devait être choqué, et les âmes ardentes et sensibles dangereusement troublées.

Nous savons qu’il n’admettait qu’un seul genre de poésie, la fable d’Ésope, et cela certainement avec la bonhomie un peu narquoise de l’honnête Gellert, chantant les louanges de la poésie dans la fable de l’Abeille et de la Poule :

Par moi, tu vois quel est son but :

Dire la vérité, par une allégorie,
À qui n’a pas beaucoup d’esprit.

Or, il paraissait évident à Socrate que jamais l’art tragique ne « disait la vérité », sans compter aussi qu’il s’adressait « à qui n’a pas beaucoup d’esprit », c’est-à-dire ne parlait pas aux philosophes : double raison pour s’en tenir éloigné. De même que Platon, il le classait parmi les arts complaisants, qui ne peignent que l’agréable et non l’utile ; et il exigeait que ses disciples s’abstinssent rigoureusement de prendre part à des divertissements aussi étrangers à la philosophie ; il y réussit si bien que le jeune poète tragique Platon, pour devenir élève de Socrate, commença par brûler ses poèmes. Enfin, lorsque la doctrine socratique se trouva en lutte avec des penchants invincibles, sa force, et en même temps l’influence de cette nature monstrueuse, fut encore assez grande pour dicter à la poésie elle-même des conditions nouvelles et jusqu’alors inconnues.

Le même Platon nous en fournit un exemple. Dans la condamnation de la tragédie et de l’art en général, il n’est certes pas resté en arrière du cynisme naïf de son maître, et pourtant, poussé par une impérative et tout artistique nécessité, il lui fallut créer une forme d’art qui a précisément une analogie intime avec les formes qu’il réprouvait. Il ne fallait pas que l’on pût reprocher à l’œuvre d’art nouvelle le vice fondamental dont Platon faisait grief à l’art précédent, — qu’il était le pastiche d’un simulacre, la copie d’une apparence et, par conséquent, d’un ordre inférieur encore à celui du monde empirique — : aussi voyons-nous Platon s’efforcer d’atteindre au delà de la réalité, et de représenter l’Idée, qui fait le fonds de cette pseudo-réalité. Mais le penseur Platon était arrivé ainsi, par un détour, justement dans un domaine où, en tant que poète, il avait toujours été chez lui, et, dès ce moment, Sophocle et tout l’art ancien purent protester solennellement contre ses critiques. Si la tragédie avait absorbé en soi toutes les formes d’art antérieures, la même chose peut se dire, dans un sens excentrique, du dialogue platonicien. Fait d’un mélange de tous les styles et de tous les genres, il flotte entre la narration, le lyrisme, le drame, entre la prose et la poésie, et viole, en outre, la règle antique et rigoureuse de l’unité de forme du langage. Les écrivains cyniques l’ont dépassé dans cette voie par l’incohérence du style, par la succession désordonnée des formes prosaïque et métrique, ils ont réussi à nous donner l’image littéraire du « Socrate furieux » qu’ils se plaisaient à représenter dans la vie. Le dialogue platonicien fut en quelque sorte le radeau qui servit de refuge à la poésie antique avec tous ses enfants, après le naufrage de son navire : resserrés dans un étroit espace, craintivement soumis au seul pilote Socrate, ils voguent alors à travers un monde nouveau qui jamais ne put se lasser du spectacle fantastique de ce cortège. Platon a réellement donné à la postérité le prototype d’une œuvre d’art nouvelle, du roman, qui peut être considéré comme la fable d’Ésope infiniment perfectionnée, et dans lequel la poésie est subordonnée à la philosophie dialectique de la même manière que, plus tard et pendant de longs siècles, cette philosophie fut subordonnée à la théologie : c’est-à-dire comme ancilla. Telle fut la condition nouvelle à laquelle Platon réduisit la poésie, sous l’influence démoniaque de Socrate.

Ici la pensée philosophique recouvre l’art de ses végétations, et le contraint à s’enlacer étroitement au tronc de la dialectique. La tendance apollinienne s’est changée en schématisation logique : nous avons déjà remarqué chez Euripide quelque chose d’analogue, et, en outre, une transposition de l’émotion dionysiaque en sentiments naturistes. Socrate, héros dialectique du drame platonicien, nous rappelle le héros d’Euripide, qui est forcé comme lui de justifier ses actes par des raisons et des arguments, et court si souvent ainsi le risque de perdre pour nous tout intérêt tragique. Qui pourrait méconnaître en effet la nature optimiste de la dialectique, qui triomphe à chaque conclusion et ne peut vivre que de froide clarté et de certitude, cet élément optimiste qui, dès qu’il a pénétré dans la tragédie, envahit ses régions dionysiennes et la conduit fatalement à sa propre perte — jusqu’au saut fatal (et mortel) dans le drame bourgeois ? Que l’on se songe aux conséquences des préceptes socratiques : « La vertu est la sagesse ; on ne pèche que par ignorance ; l’homme vertueux est l’homme heureux. » Ces trois principes de l’optimisme sont la mort de la tragédie. Car, à présent, le héros vertueux doit être dialecticien ; à présent, entre la vertu et la sagesse, entre la foi et la morale, il faut qu’il y ait une liaison visible et nécessaire ; désormais, la conception transcendantale eschyléenne de l’équité est ravalée au principe superficiel et impudent de la « justice poétique », avec son habituel deus ex machina.

Dans cet art théâtral nouveau, socratique et optimiste, quelle est alors la situation du Chœur et en général de toute la substance dionyso-musicale de la tragédie ? Tout cela apparaît comme quelque chose de fortuit, comme une réminiscence inutile, voire superflue, des origines de la tragédie ; tandis que nous avons reconnu que le chœur ne peut être compris que comme cause première, principe générateur, de la tragédie et du tragique en général. Déjà, chez Sophocle, on constate cet embarras à l’égard du chœur, — indice important qui nous montre que, chez lui, la matière dionysienne de la tragédie commence à se désagréger. Il n’ose plus confier au chœur le rôle émotif principal, et restreint son action à un tel point, que ce chœur semble à présent assimilé aux acteurs, comme s’il eût été transporté de l’orchestre sur la scène ; et, en dépit de l’approbation d’Aristote, son caractère est définitivement altéré. Cette perturbation dans le rôle du chœur, mise en pratique par Sophocle, et même, d’après la tradition, recommandée par lui dans un de ses écrits, est la première étape de cet annihilation du chœur, dont les phases se succèdent avec une effrayante rapidité dans Euripide, Agathon et la comédie nouvelle. Armée du fouet de ses syllogismes, la dialectique optimiste chasse la musique de la tragédie : c’est-à-dire détruit l’essence même de la tragédie, essence qui ne peut être interprétée que comme une manifestation et une objectivation d’états dionysiens, comme une symbolisation visible de la musique, comme le monde de rêve d’une ivresse dionysiaque.

Mais si, même avant Socrate, il nous faut reconnaître déjà les effets d’une tendance antidionysienne qui atteint seulement en lui une extraordinaire et grandiose expression, nous ne devons pas renoncer à approfondir la portée d’un phénomène tel que l’apparition de Socrate, que les dialogues platoniciens ne nous permettent pas de considérer uniquement comme une force négative et dissolvante. Et, si certain qu’il soit que la première conséquence du mouvement socratique fut une adultération de la tragédie dionysienne, un épisode significatif de la vie de Socrate lui-même nous oblige à nous demander s’il y a nécessairement entre le socratisme et l’art une irréductible antinomie, et si l’idée d’un « Socrate artiste » est quelque chose d’absolument contradictoire en soi.

Cet implacable logicien eut en effet, de temps en temps, à l’endroit de l’art, le sentiment d’une omission, d’une lacune, d’un regret, d’un devoir peut-être inaccompli. Il racontait à ses amis, dans sa prison, que souvent une ombre lui était apparue en rêve, toujours la même, et qui lui répétait toujours les mêmes paroles : « Socrate, exerce-toi à la musique ! » Jusqu’à ses derniers jours, il s’était tranquillisé avec la pensée que la philosophie est le plus haut des arts des muses, et il ne pouvait s’imaginer qu’une divinité fût venue lui rappeler la « musique commune, populaire ». Enfin, dans sa prison, pour soulager tout à fait sa conscience, il se décide à s’occuper de cette musique qu’il estimait si peu. Et, dans cet état d’esprit, il compose un hymne à Apollon et met en vers quelques fables d’Ésope. Ce qui le poussa à ces exercices, ce fut quelque chose d’analogue à la voix de son démon familier, ce fut son intuition apollinienne qu’il se trouvait comme un roi barbare ignorant devant une image noble et divine, et qu’il courait le risque d’offenser une divinité — par son ignorance. Ces rêves de Socrate et cette apparition sont le seul indice d’un doute, d’une préoccupation au sujet des limites de la nature logique : peut-être — devait-il se dire à lui-même — ce qui n’est pas compréhensible pour moi n’est-il pas nécessairement l’incompréhensible ? Peut-être y a-t-il un domaine de la sagesse, d’où le logicien est banni ? Peut-être l’art est-il même un corrélatif, un supplément obligatoire de la science ?