L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 120-126).
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13.

L’étroite affinité de tendance, qui existe entre Socrate et Euripide, n’échappa pas à leurs contemporains, et le témoignage le plus éloquent de leur clairvoyance est cette légende, répandue dans Athènes, qui rapporte que Socrate avait coutume de collaborer de ses conseils aux œuvres d’Euripide. Dans les doléances des partisans du « bon vieux temps », ces deux noms étaient accolés, lorsqu’il s’agissait de désigner les corrupteurs du peuple, artisans de la déchéance progressive des forces physiques et morales, de la ruine de l’antique et rude vigueur de corps et d’âme des héros de Marathon, sacrifiée de plus en plus à une douteuse intellectualité. C’est sur ce ton mâtiné d’indignation et de mépris que la comédie d’Aristophane traite habituellement ces deux hommes, au grand scandale des jeunes, qui lui eussent, il est vrai, abandonné volontiers Euripide, mais ne pouvaient se faire à l’idée que Socrate fût représenté par Aristophane comme le sophiste par excellence, le miroir et la somme de toutes les spéculations sophistiques. Il ne leur restait d’autre ressource que de mettre au pilori Aristophane lui-même, comme un Alcibiade de la poésie menteur et libertin. Sans m’attarder à défendre ici les intuitions profondes d’Aristophane, je continuerai à démontrer, par les témoignages du sentiment général de l’antiquité, la stricte homogénéité d’esprit et d’influence de Socrate et d’Euripide. Il est à remarquer notamment que Socrate, en sa qualité de contempteur de l’art tragique, s’abstenait d’assister aux représentations de la tragédie et ne se mêlait aux spectateurs que lorsqu’il s’agissait d’une nouvelle œuvre d’Euripide. Mais l’exemple le plus célèbre de l’association de ces deux noms nous est fourni par l’oracle de Delphes, qui proclama Socrate le plus sage des hommes, et ajouta en même temps qu’Euripide devait être classé immédiatement après lui.

En troisième ligne était nommé Sophocle, lui qui, comparé à Eschyle, pouvait se vanter de faire bien, parce qu’il savait ce que c’était que bien faire. Il est manifeste que c’est précisément le haut degré de lucidité de ce discernement, de cette sagesse consciente, qui distingue ces trois hommes comme les trois génies « conscients » de leur temps.

Cependant, ce fut Socrate qui prononça la parole la plus incisive à l’égard de la nouvelle et extraordinaire valeur accordée à la connaissance et au jugement. Il était le seul, en effet, qui s’avouât à lui-même ne rien savoir, tandis que, se promenant à travers Athènes, en observateur critique, visitant les hommes d’État, les orateurs, les poètes et les artistes célèbres, il rencontrait chez tous la prétention à la sagesse. Il reconnut avec stupéfaction que, même au point de vue de leur activité spéciale, toutes ces célébrités ne possédaient aucune connaissance exacte et certaine, et n’agissaient qu’instinctivement. « N’agissaient qu’instinctivement : » cette parole nous fait toucher du doigt le cœur et la moelle de la tendance socratique. Par ces mots, le socratisme condamne aussi bien l’art existant alors que l’éthique de son temps : de quelque côté qu’il dirige son regard scrutateur, il constate le manque de jugement et la puissance de l’illusion, et il en conclut à l’absurdité, à la condamnation de ce qui l’entoure. Partant de ce point de vue, Socrate crut devoir réformer l’existence : comme précurseur d’une culture, d’un art et d’une morale tout autres, il s’avança seul, la mine hautaine et dédaigneuse, au milieu d’un monde dont les derniers vestiges sont pour nous l’objet d’une profonde vénération et la source des plus pures jouissances.

Aussi, en présence de Socrate, un trouble profond nous envahit et, sans cesse et toujours de nouveau, nous pousse à pénétrer le sens et la portée de cette énigmatique figure de l’antiquité. Quel est-il, celui qui, à lui seul, ose désavouer l’essence même de l’Hellénisme ; qui, à lui seul, ose se substituer à Homère, à Pindare, à Eschyle, remplacer Phidias et Périclès, supplanter la Pythie et Dionysos, et qui, comme l’abîme le plus insondable et la cime la plus haute, est certain par avance de notre admiration et de notre culte ? Quelle force surnaturelle a le droit d’oser répandre dans la poussière ce breuvage enchanté ? Quel est ce demi-dieu, auquel le chœur invisible des plus nobles d’entre les humains doit crier : « Malheur ! Malheur ! Ce monde de beauté, tu l’as renversé d’un bras puissant ; il tombe, il s’écroule ! » (Gœthe, Faust, I.)

Un phénomène étrange, qui nous est parvenu sous le nom de « Démon de Socrate », nous permet de voir plus au fond de la nature de cet homme. Dans certaines circonstances, lorsque l’extraordinaire lucidité de son intelligence paraissait l’abandonner, une voix divine se faisait entendre, et lui prêtait une assurance nouvelle. Lorsqu’elle parle, toujours cette voix dissuade. Dans cette nature tout anormale, la sagesse instinctive n’intervient que pour entraver, combattre l’entendement conscient. Tandis que chez tous les hommes, en ce qui concerne la genèse de la productivité, l’instinct est précisément la force positive, créatrice, et la raison consciente une fonction critique, décourageante, chez Socrate, l’instinct se révèle critique, et la raison est créatrice, — véritable monstruosité per defectum ! Et, en effet, nous constatons ici un monstrueux défaut de toute disposition naturelle au mysticisme, de sorte que Socrate pourrait être considéré comme le non-mystique spécifique, chez lequel, par une particulière superfétation, l’esprit logique eût été développé d’une façon aussi démesurée que l’est, chez le mystique, la sagesse instinctive. Mais, d’autre part, le pouvoir de faire un retour sur soi-même était absolument refusé à cet instinct impulsif de logique, qui apparaît chez Socrate ; ce torrent sans frein est comme une force de la nature ; il se précipite avec une violence que nous rencontrons seulement, pour notre stupéfaction et notre épouvante, dans les plus irrésistibles impulsions de l’instinct. Quiconque, à la lecture des écrits de Platon, a senti passer sur soi le souffle de cette naïveté et de cette sécurité divines de la doctrine socratique de la vie, reconnaît aussi que la formidable roue motrice du socratisme logique tourne, en quelque sorte, derrière Socrate, et que tout ceci doit être considéré au travers de Socrate, comme au travers d’un fantôme. Mais Socrate lui-même avait le pressentiment de cet état de choses, et cela ressort pleinement de la noble gravité avec laquelle il se prévalait partout, et jusque devant ses juges, de sa prédestination divine. Il était tout aussi impossible de le démentir sur ce point que d’approuver son influence dissolvante et destructive des instincts. En présence de cet insoluble dilemme, il ne restait, lorsqu’il fut traduit devant l’Aréopage, qu’une seule peine à lui appliquer, l’exil ; on aurait pu le rejeter au delà des frontières, comme quelque chose d’absolument énigmatique, d’inclassable, d’inexplicable, sans que la postérité se fût trouvée en droit d’accuser les Athéniens d’un acte odieux. Mais que la peine de mort, et non pas seulement l’exil, ait été prononcée contre lui, Socrate lui-même semble l’avoir recherché, avec la pleine conscience de ce qu’il faisait, et sans éprouver devant l’inconnu l’horreur instinctive de la nature : il marcha à la mort avec la même tranquillité qu’il avait, au dire de Platon, lorsque, comme le dernier des débauchés, il quittait le Symposion, aux premières lueurs de l’aurore, pour commencer un nouveau jour ; cependant que, derrière lui, sur les bancs et sur le sol, les compagnons de table endormis rêvent de Socrate, le véritable érotique. Socrate mourant devint l’idéal nouveau, insoupçonné jusque-là, de la noble jeunesse grecque : avant tous, Platon, le type de l’adolescent hellénique, s’est prosterné devant cette image avec toute la passion de son âme rêveuse.