L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 110-120).
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12.

Avant de nommer cet autre spectateur, arrêtons-nous un instant pour nous rappeler l’impression que nous avons éprouvée tout à l’heure en présence de la nature hybride et incommensurable de la tragédie eschyléenne ; combien nous nous sentîmes déroutés en face du chœur et du héros tragique de cette tragédie, qui nous semblaient inconciliables aussi bien avec nos idées courantes que d’ailleurs avec la tradition, — jusqu’à ce que nous eussions reconnu, dans cette dualité même, l’origine et l’essence de la tragédie grecque, l’expression collective de ces deux impulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinct dionysiaque.

Rejeter cet élément dionysien originel et tout-puissant hors de la tragédie, et réédifier celle-ci sur la base exclusive d’un art, d’une morale et d’une idée du monde non-dionysiens, — c’est ce qui nous apparaît maintenant, avec une évidence lumineuse, comme étant la tendance d’Euripide.

Euripide lui-même, au soir de sa vie, a soumis à ses contemporains, de la manière la plus expresse et sous la forme d’un mythe, la question de la valeur et de la portée de cette tendance. Avant tout, le dionysiaque doit-il subsister ? Ne faut-il pas employer la violence pour le chasser du domaine hellénique ? Certes, répond le poète, si cela était possible ; mais le dieu Dionysos est trop puissant. L’adversaire le plus habile — tel Penthée dans les Bacchantes — est frappé à l’improviste par ses sortilèges et court à sa destinée fatale. Le poète vieilli semble partager l’opinion des deux vieillards Cadmus et Tirésias et penser avec eux que la désapprobation des plus sages ne saurait détruire ces antiques traditions populaires, ce culte éternellement vivace de Dionysos, et qu’il y aurait lieu même, en présence de forces aussi extraordinaires, de faire montre tout au moins d’une sympathie prudente et diplomatique ; auquel cas, il serait encore très possible que le dieu, froissé d’un intérêt aussi tiède, ne métamorphosât finalement le diplomate — tel Cadmus — en dragon. Le poète qui nous parle ainsi est le même qui, pendant le cours d’une longue vie, résista héroïquement à Dionysos — pour en arriver à terminer sa carrière par la glorification de son ennemi, par une sorte de suicide, comme un homme affolé qui se précipite du haut d’une tour pour échapper à l’épouvantable vertige qu’il ne peut plus supporter. Cette tragédie est une protestation contre sa propre tendance ; hélas, déjà elle s’était imposée ! Le prodige était accompli ; lorsque le poète se rétracta, sa tendance avait vaincu. Déjà Dionysos était chassé de la scène tragique, et chassé par une puissance démoniaque dont Euripide n’était que la voix. En un certain sens, Euripide ne fut, lui aussi, qu’un masque : la divinité qui parlait par sa bouche n’était pas Dionysos, non plus Apollon, mais un démon qui venait d’apparaître, appelé Socrate. Tel est le nouvel antagonisme : l’instinct dionysiaque et l’esprit socratique ; et par lui périt l’œuvre d’art de la tragédie grecque. En reniant son passé, Euripide peut essayer maintenant de nous consoler ; il n’y réussit pas. L’incomparable temple est en ruines. Que nous importent à présent les lamentations du destructeur, et son aveu que ce fut le plus beau des temples ? Et que le tribunal artistique de la postérité ait condamné Euripide, que, pour son châtiment, il ait été métamorphosé par elle en dragon, — qui pourrait se déclarer satisfait de cette misérable compensation ?

Examinons à présent cette tendance socratique par laquelle Euripide combattit et vainquit la tragédie eschyléenne.

Nous devons nous demander tout d’abord à quoi pouvait aboutir, dans son développement le plus hautement idéal, le dessein d’Euripide d’édifier le drame sur une base exclusivement non-dionysienne. Quelle forme du drame était encore possible, si celui-ci ne devait pas être engendré du giron de la musique, dans le mystérieux crépuscule de l’ivresse dionysiaque ? Uniquement celle de l’épopée dramatisée, et, dans ce domaine apollinien de l’art, il n’est certes pas possible d’atteindre à l’effet tragique. Le caractère des événements représentés importe peu dans l’espèce, et j’irais même jusqu’à prétendre que, dans sa Nausikaa inachevée, il eût été impossible à Gœthe de rendre d’une façon tragique et poignante, le suicide de cette nature idyllique — suicide qui devait être la matière du cinquième acte. Si prodigieuse est la puissance de l’art épique apollinien, qu’il transfigure à nos yeux les plus horribles choses, par cette joie que nous ressentons à l’apparence, à la vision, par cette félicité libératrice qui naît pour nous de la forme extérieure, de l’apparence. Il est aussi peu possible au poète de l’épopée dramatisée qu’au rapsode épique de s’identifier d’une manière absolue avec ses images. Ce poète demeure toujours un contemplateur immobile, au regard calme et pénétrant qui voit les images devant lui. Dans l’épopée dramatisée, l’acteur reste toujours, jusqu’au plus profond de son être, un rapsode ; il est l’Oint du rêve intérieur, un caractère sacré plane sur toutes ses actions, de sorte qu’il n’est jamais tout à fait acteur.

Qu’est l’œuvre d’Euripide au regard de cet idéal du drame apollinien ? C’est, en face du solennel rapsode de l’époque antique, ce chanteur nouveau et plus jeune qui, dans le Ion de Platon, nous décrit en ces termes sa propre nature : « Lorsque je dis quelque chose de triste, mes yeux se remplissent de larmes ; mais si ce que je dis est horrible et épouvantable, mes cheveux se dressent sur ma tête et mon cœur bat. » Ici, nous ne découvrons plus rien de ce sentiment épique d’absorption dans l’apparence extérieure, plus rien du sang-froid et de l’insensibilité intime du véritable acteur qui, juste au moment que son jeu nous émeut le plus vivement, est entièrement apparence et joie à l’apparence. Euripide est l’acteur au cœur qui bat, aux cheveux dressés sur la tête ; il esquisse le plan de son œuvre en penseur socratique et il l’exécute en acteur passionné. Il n’est un pur artiste ni dans l’ébauche, ni dans l’exécution. Aussi son drame est-il une chose à la fois froide et ardente, également apte à glacer et à enflammer ; il lui est impossible d’atteindre à l’émotion apollinienne de l’épopée, et il s’est débarrassé le plus possible des éléments dionysiens ; et il lui faut chercher alors, pour agir sur nous, de nouveaux moyens d’émotion qui ne peuvent plus se réclamer désormais des deux seules et uniques impulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinct dionysiaque. Ces moyens d’émotion sont de froides et paradoxales pensées, — à la place des contemplations apolliniennes, et des sentiments passionnés, — à la place des enthousiasmes dionysiens, — et ces pensées et ces sentiments sont copiés, imités de la façon la plus réaliste, et n’ont rien de commun avec les créations idéales de l’art.

Après avoir reconnu qu’Euripide ne put réussir à donner au drame une base exclusivement apollinienne, et que sa tendance anti-dionysienne s’est bien plutôt fourvoyée dans un naturalisme anti-artistique, nous pouvons examiner de plus près la nature du socratisme esthétique. Son dogme suprême est à peu près ceci : « Tout doit être conforme à la raison pour être beau », argument parallèle à l’axiome socratique : « Celui-là seul est vertueux, qui possède la connaissance. » Armé de cet étalon, Euripide mesura tous les éléments de la tragédie, la langue, les caractères, la construction dramaturgique, la musique du chœur, et il les corrigea d’après ce principe. Ce que nous avons si fréquemment considéré chez Euripide, en comparant son œuvre avec la tragédie de Sophocle, comme un signe de pauvreté et d’infériorité poétiques, est le plus souvent le résultat de l’intrusion de cet esprit critique et aveuglément rationnel. Le prologue d’Euripide nous servira d’exemple pour montrer les conséquences de cette méthode rationaliste. Il n’y a rien de plus opposé à notre conception de la technique dramaturgique que le prologue dans le drame d’Euripide. Qu’un seul personnage, au commencement de la pièce, s’avance et raconte qui il est, ce qui précède immédiatement l’action, ce qui s’est passé antérieurement et même ce qui doit arriver au cours du drame, c’est là un procédé qui paraîtrait impardonnable à un poète de théâtre moderne, et qui équivaudrait pour lui à renoncer de propos délibéré à toute surprise, à tout effet. Si l’on sait d’avance tout ce qui doit arriver, qui voudra attendre que cela arrive vraiment ? — puisqu’il ne s’agit d’ailleurs ici en aucune façon d’un rêve prophétique qui laisserait entiers l’intérêt et l’émotion de sa réalisation future. Euripide pensait tout autrement. Dans son esprit, l’effet produit par la tragédie n’avait jamais pour cause l’anxiété épique, l’attrait de l’incertitude au sujet des péripéties éventuelles, mais bien ces grandes scènes, pleines d’un lyrisme rhétorique, où la passion et la dialectique du héros principal s’étalaient et se gonflaient comme la crue puissante d’un large fleuve. Tout devait préparer non pas à l’action, mais au pathétique, et ce qui ne préparait pas au pathétique était à rejeter. Le plus grand obstacle à un abandon entier, au plaisir sans mélange à de telles scènes, c’est l’absence d’un élément nécessaire au préalable à l’auditeur, une lacune dans la trame des évènements préliminaires. Aussi longtemps que le spectateur est obligé de supputer avec attention l’importance ou la qualité de tel ou tel personnage, les causes de tel ou tel conflit des sentiments ou des volontés, il ne peut pas être absorbé complètement par les actions et les malheurs des héros principaux, et il lui est impossible encore de compatir, haletant, à leurs souffrances et à leurs terreurs. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle employait les moyens artistiques les plus ingénieux pour donner à l’auditeur, dès les premières scènes et comme par hasard, toutes les indications nécessaires à l’intelligence de l’intrigue : procédé par lequel s’affirme cette noble maîtrise artistique qui, tout à la fois, masque ce qui est matériellement indispensable et le révèle sous la forme d’incidents inopinés. Cependant Euripide croyait avoir remarqué que, pendant ces premières scènes, le spectateur semblait en proie à une inquiétude particulière, préoccupé qu’il était de résoudre le problème des événements antérieurs, de sorte que les beautés poétiques et le pathétique de l’exposition étaient perdus pour lui. C’est pourquoi, avant l’exposition, il plaça le prologue et le fit réciter par un personnage en qui on pouvait avoir confiance : un dieu devait souvent se porter, pour ainsi dire, garant devant le public des événements de la tragédie et lever tous les doutes sur la réalité du mythe ; procédé analogue à celui à l’aide duquel Descartes arrivait à prouver la réalité du monde empirique, en en appelant uniquement à la véracité de Dieu incapable de mentir. Cette véracité divine, Euripide l’emploie encore une fois à la fin de son drame, pour informer le public, en toute certitude, des destinées futures de ses héros ; ceci est le rôle du fameux deus ex machina. Entre la vision épique du passé et celle de l’avenir se trouve le présent dramatico-lyrique, le véritable « Drame ».

En tant que poète, Euripide est ainsi avant tout l’écho de ses constatations conscientes, et c’est là ce qui lui confère une place mémorable dans l’histoire de l’art grec. Le caractère critique de son activité productrice devait lui sembler souvent une application au drame de ce début du livre d’Anaxagore : « Au commencement était le chaos ; alors la raison vint et créa l’ordre. » Et si Anaxagore, avec son « νοῦς », peut être considéré, parmi les philosophes, comme le premier qui ait conservé sa raison au milieu de l’ivresse générale, il est bien possible qu’Euripide se soit expliqué, par une comparaison analogue, sa situation vis à-vis des autres poètes tragiques. Tant que l’unique maître et régulateur de l’univers, le « νοῦς », fut tenu à l’écart de l’activité artistique, tout était resté dans un état de désordre chaotique et primordial. Tel devait être le jugement d’Euripide ; et en tant que le premier, parmi les tragiques, qui fût resté « conscient » de ses actes, il lui fallait condamner les poètes « ivres ». Ce que Sophocle a dit d’Eschyle, que « ce que celui-ci faisait était bien fait, bien qu’il le fît inconsciemment, » n’eût certes jamais été approuvé par Euripide qui eût conclu simplement que l’activité d’Eschyle, parce que non consciente, ne pouvait être que mauvaise. Le divin Platon lui-même ne parle ordinairement qu’avec ironie de la puissance créatrice du poète, en tant que celle-ci n’est pas l’effet d’une intelligence consciente, et il la compare au talent du devin qui interprète les songes, le poète étant incapable de créer avant d’être devenu inconscient et d’avoir abdiqué toute raison. Euripide entreprit, comme le voulut aussi Platon, de montrer au monde le contraire du poète « dénué de raison » ; son principe esthétique : « Tout doit être conscient pour être beau », est, comme je l’ai dit, le parallèle de l’axiome socratique : « Tout doit être conscient pour être bien ». Nous avons donc le droit de considérer Euripide comme le poète du socratisme esthétique. Et Socrate fut ce second spectateur, qui ne comprenait pas la tragédie et, à cause de cela, la méprisait ; allié à lui, Euripide osa être le héraut d’un art nouveau. Si cet art devint la perte de la tragédie, c’est le socratisme esthétique qui fut le principe meurtrier. Mais, pour autant que la lutte était dirigée contre l’esprit dionysien de l’art antérieur, nous reconnaissons en Socrate l’adversaire de Dionysos, le nouvel Orphée qui se lève contre Dionysos et, quoique certain d’être déchiré par les Ménades du tribunal athénien, force cependant le dieu tout-puissant à prendre la fuite ; et celui-ci, comme au temps qu’il fuyait devant le roi d’Edonide Lycurgue, se réfugia dans les profondeurs de la mer, c’est-à-dire sous les flots mystiques d’un culte secret qui devait peu à peu envahir le monde entier.