L’Orage (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 221-224).


L’ORAGE


Sur un grand ciel couleur d’ardoise et lourd

Courent, légers comme l’étoupe,
La petite troupe
Des nuages d’orage.
Le tonnerre bruit, lointain et lent ;
D’un énorme faux jour le village s’éclaire
Et le grand mur du presbytère
Luit, tout à coup, sinistre et blanc.

Un vent brusque retrousse
La robe en or des branches et des pousses,
D’arbre en arbre, le long du bois ;
Tous les oiseaux taisent leur voix.
En obliques volées
Passent les pigeons clairs ;

Et leurs coups d’ailes affolés
Font seuls, au milieu du silence,

Un bruit claquant dans l’air.

L’attente, et puis, au loin, l’éclair.

Et puis l’averse aiguë en fers de lance ;
Elle crépite aux flancs des toits,
Bondit et rebondit sur les tuiles faîtières,
Cogne les murs des pignons droits
Et déborde dans les gouttières.
Hâte, angoisse et désarroi :
Portes et fenêtres se ferment
Et l’on se signe, à larges croix,
Devant la foudre, au fond des fermes.

Le métayer, la peur au cœur,
Regarde au loin, sur les éteules,
Les eaux trouer les meules
Et mordre, et battre, et ravager
Les plus rouges pommiers de ses vergers,
La fermière, qui vient et vaque,
Et qui supplie, en silence, le sort,
Allume, ainsi que pour un mort,
La chandelle bénite à Pâques ;
Et l’enfant crie et l’enfant braille

Et demeure le nez en l’air,
À voir soudain, sur la muraille,

Le feu passant qui fut l’éclair.

D’abord
C’était du Nord
Que s’en venaient et giclaient les ondées ;
Mais voici qu’une nue immense et lézardée
D’un frisson d’or,
Monte du sud et surplombe l’espace.

Le ciel entier n’est que menace.
Les nuages cuivrés qui se pourchassent
S’entrechoquent et s’allument férocement.
Tout le village est tremblement,
Terreur brandie et panique soudaine.
Oh ! ces hameaux perdus, là-bas, au fond des plaines !
Leur sol crevé n’est plus qu’un écheveau d’ornières
Courant, noué ou dénoué, vers les rivières ;
Terres et cieux sont confondus à l’horizon ;
L’eau flagelle les murs et racle les maisons ;
Tout tremble et pleure et geint et craque et se disloque ;
Le jour a disparu sous des voiles de nuit ;
La foudre au sud, au nord, déchire l’infini
Comme une loque.

Et dans les clos, la peur augmente encor ;

Du milieu de la cour, les fumiers d’or
Débordent.

Un étalon s’est détaché, rompant sa corde ;
L’œil phosphoreux
Des chats peureux
Brille sur les armoires ;
Le porc se pelotonne au creux de sa mangeoire ;
Là-bas, au coin du bois,
L’arbre le plus tenace et le plus droit
Tombe, soudain, la mort aux reins ;
Et l’on entend de tels bruits souterrains
Qu’on dirait que la terre
Est pleine aussi de feux et de tonnerres.

Et toujours, et toujours l’orage
Battant les seuils, trouant les toits, fait rage ;
Et la plaine et le bourg et les prés et les clos
Disparaîtraient, peut-être, en un tournoiement d’eau,
N’était que tout à coup, un vent rude et sauvage
Ne repoussât vers l’Est la charge des nuages
Et dans un coin du ciel n’instaurât le soleil.
Alors les champs noyés redeviennent vermeils :
Les métayers calmés, que l’espoir réconforte,
S’en reviennent, la pipe aux dents, au pas des portes,
Causer de ce qui fut leur affre et leur terreur ;
Les chats, les chiens, les porcs abandonnent leur peur ;
Un oiseau chante au bord du faîte et la fermière

Éteint, d’un souffle bref, la pieuse lumière.