Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 51-62).


CHAPITRE V

LE CHÉTI PÉTRUS ET LA BÊTE À BON DIEU. — PORTE CLOSE. — PAR LE TROU DE LA HAIE. — LES CONSEILS DE LA VIEILLE HÔTESSE.


Ce qui manquait à Paul, il ne pouvait lui-même dire ce que c’était ; il ne s’en rendit pas compte tout d’abord. Contre ses habitudes lyonnaises, c’étaient à Uchizy ses heures d’étude qui passaient vite, et ses heures de récréation qui s’écoulaient lentement. Alice ne comprenait rien à l’inertie qui jetait son frère à terre sur le gazon pendant qu’elle arrosait ses fleurs dans le coin du jardin qui leur avait été abandonné, ni à ses éternels bâillements, ni encore aux récits qu’il lui faisait des bonnes parties de barres du lycée et des hauts faits de ses copains.

Ce ne fut pas dans les premiers jours, mais peu à peu que ce malaise d’esprit gagna le jeune garçon, et il ne sut le définir dans son for intérieur qu’au bout de plusieurs mois. Ce qui lui manquait, ce n’était pas quelque chose, c’était quelqu’un. Il avait besoin d’un ami et n’en trouvait pas à Uchizy qui lui convînt.

Philibert Chardet n’eût pas été perspicace s’il n’eût deviné avant son neveu les causes de l’ennui dont celui-ci souffrait. Il tâcha de l’en distraire en l’associant à ses excursions dans les champs, qui avaient tout l’attrait d’une y prit grand goût, d’autant plus qu’il eut la gloire, étant fort léger à la course, d’attraper dans les saulaies qui avoisinent la Saône le morio, qu’on rencontre si rarement ; c’est un curieux papillon aux ailes pointues, déchiquetées, bordées de petites lunes couleur de violette et au fin corselet noir. C’était là un vrai trophée de naturaliste, et Paul en était fier ; mais ce naturaliste était un jeune garçon, et, quand il avait raisonné avec l’oncle Philibert sur la valeur de ses trouvailles, il aurait été content de s’ébattre en liberté avec un compagnon de son âge, de dépenser dans des jeux bruyants tout ce qui lui restait encore d’ardeur chasse. Paul après ses courses à travers les champs.

Or, en dépit du voisinage et de son caractère paisible, le Jean-Marie au père Billot, qui désormais était appelé le Bénicheux, grâce à la facilité avec laquelle s’adoptent les sobriquets, ne pouvait combler cette lacune. D’abord, depuis les premiers jours du printemps, il avait quitté l’école communale pour garder les bestiaux, ce qu’on appelle à Uchizy « aller en champs ». Il n’était donc aux Ravières que pendant le court espace de temps qui sépare la tombée de la nuit du coucher, car il partait dès l’aube, son panier de provisions au bras, son couteau dans sa poche pour amenuiser des gaules et creuser des noyaux en sifflets. Dès que ses bêtes rentraient à l’étable en laissant derrière elles une bonne senteur d’herbage frais et de lait, il se prêtait cependant aux fantaisies de son jeune maître. Mais, comme celui-ci était un brave petit cœur, il sentit bien vite que l’amitié implique égalité de droits, et il se retint lorsque la chaleur de son jeune sang le portait à allonger quelques gourmades, sans méchanceté ni traitrise, au Bénicheux ; question d’essayer et d’exercer sa force. Il n’y trouvait pas le plaisir qu’il aurait pris si Jean-Marie lui avait rendu étreinte pour étreinte et francs revers de main pour coups de poing. Le Bénicheux n’osait pas, comme il disait, « cogner sur le fils à ses maîtres », et dès lors la partie n’avait plus d’attrait pour Paul, puisqu’elle prenait le caractère d’une oppression de fort à faible.

Quant à Pétrus Courot, que son père envoyait souvent aux Ravières, c’était un si méchant gamin que les élèves de l’école communale le nommaient le chéti Pétrus, pour le distinguer des innombrables Pétrus d’Uchizy. Cette qualification de chéti vient du mot chétif, c’est-à-dire malingre, peu robuste au physique ; la langue populaire, qui aime les images, a transporté cette signification au moral, de sorte qu’un chéti enfant, un chéti homme, sont des individus dont la constitution morale est corrompue par un vice originel.

Celui de Pétrus Courot était la vanité. Son père possédait environ deux cent mille francs en biens fonds, richesse moindre que celle du maître des Ravières, et, comme la vanité est faite de mépris pour les inférieurs et d’envie à l’égard de ceux qui l’emportent sur elle en avantages palpables, Pétrus Courot fatiguait Paul Thonnins de ses flagorneries entremêlées de picoteries taquines. Il parlait sans cesse de ses terres, de ses chevaux, des paires de bœufs que son père venait d’acheter à la dernière foire, des régiments de futailles qui attendaient au Pilori la prochaine vendange, toutes questions matérielles qui étaient bien indifférentes à Paul. Paul jouissait de l’aisance des Ravières comme les enfants riches jouissent du bien-être, sans y songer, et avec la certitude qu’il n’en pourrait pas être autrement. Cela lui semblait être le cadre naturel de la vie ; c’était par oui-dire et sans trop se rendre compte du fait dans ses cruels détails qu’il savait qu’il existe des pauvres. À Uchizy, où chacun possède peu ou prou, la mendicité n’existe pas. Aussi Paul baillait-il à bouche que veux-tu pendant les vanteries de Pétrus Courot ; il est vrai que celui-ci lui rendait la pareille lorsque Paul lui parlait de ses études d’histoire naturelle ; il ne trouvait, lui, les hannetons intéressants qu’au bout d’un fil.

Cependant à l’âge de Paul Thonnins on s’accommode mal de la solitude ; aussi voyait-il assez souvent Pétrus Courot, qui l’entrainait parfois à des escapades ; mais aucune n’eut des résultats aussi inattendus que celle où Pétrus engagea son camarade le premier jour où l’on faisait la moisson du domaine des Ravières.

Les champs de blé des Chardet étaient assez éloignés du village, sur le plateau qui borde la route départementale à la hauteur du Villars. Comme le manque de bras se fait sentir dans les campagnes mâconnaises, le maître des Ravières avait racolé, outre ses tâcherons ordinaires, une douzaine de ces Bressans qui traversent la Saône, en temps de moisson et de vendange, pour louer leurs services.

De tous les travaux champêtres, la moisson est celui qui exige le plus de promptitude d’exécution, vu qu’on coupe les blés dans la saison des orages fréquents. Aussi Claude Chardet avait-il pris tous les hommes de bonne volonté, jusqu’aux artisans d’Uchizy. Ceux-ci ne refusent jamais un coup de main ; ils quittent leur métier de tisserands, de cloutiers ou de sabotiers pour donner des coups de faux ou lier des gerbes, sans rien attendre de leur peine qu’un souper bien arrosé, un remerciement cordial, et, au besoin, dans le cours de l’année, un de ces menus services que les riches peuvent rendre aux gens peu fortunés.

Tout était sens dessus dessous aux Ravières dans l’attente de ces hôtes nombreux. L’oncle Philibert qui, dans les grandes occasions, servait d’aide de camp à son père, avait donné congé à ses élèves qu’il s’était refusé à conduire au Villars pour le dîner dans les sillons, à cause de l’ardeur du soleil. Tante Catherine faisait placer par un menuisier dans la vaste grange une longue table de planches calée sur des tonneaux et à laquelle devaient prendre place les cinquante moissonneurs. Le four chauffait ; les servantes allaient et venaient, chargées de verres et de vaisselle, ou couraient après les dindons qui, devinant à quel triste sort on les réservait, s’enfuyaient en piaulant au fond de la basse-cour. Effarouchés par leurs bonds grotesques, les coqs battaient des ailes et s’envolaient lourdement ; les poules gloussaient, et les canards faisaient un plongeon dans la mare, après avoir cancané d’un ton de détresse.

Tout le monde dans la maison étant, vers deux heures de T’après-midi, dans le coup de feu des préparatifs, personne ne s’occupait des enfants, qui seraient restés paisiblement dans le berceau de vigne vierge, si Pétrus Courot ne fût venu les y trouver.

Il portait ce jour-là la tête trois pouces plus haut que a habitude, car il étrennait un costume de coutil blanc dont était très fier. Il est vrai que cette couleur mate faisait ressortir en noir sur sa figure ronde des taches de rousseur aussi serrées que celles dont les abricots en plein vent sont piqués. N’importe, il se croyait si beau qu’il avait planté de côté son chapeau de paille à la marinière dont les rubans bleus, ornés d’une ancre d’or, flottaient par derrière, et il agitait d’un air crâne une badine en jonc appropriée à sa taille. Ainsi paré, avec l’adjonction d’une cravate couleur bleu vif, il se croyait mieux mis et plus dégagé dans sa taille courtaude que Paul Thonnins, invariablement vêtu de coutil gris.

« Tu viens avec moi, lui dit-il. Nous sommes invités à goûter chez ma cousine de Chardonnay.

— Mais non, Pétrus, répondit Alice ; Paul a promis à mon oncle qu’il ne me quitterait pas de la journée. »

Pétrus, à qui le mensonge ne coûtait guère, avait une imagination prompte pour agencer une fable. En traversant le quartier du château, il avait rencontré Mme Chardet entrant dans la boutique d’un marchand, et, bien qu’il trouvât peu récréatif d’emmener une petite fille par les chemins, il préféra ce surcroît de compagnie à l’abandon de son projet de promenade.

« Eh ! justement, dit-il, c’est ce que m’a dit Mme Chardet que j’ai rencontrée : — Emmenez Alice avec vous ; elle s’ennuierait toute seule. »

Alice hésita ; mais Paul fut vite alléché par l’énumération des plaisirs que lui promettait Pétrus. Il y avait une balançoire dans le jardin de la cousine de Chardonnay ; on devait manger des prunes de reine-claude et des abricots ; la cousine faisait très bien les gaufres ; ses grands fils avaient un jeu de boules et de tonneau ; de plus, on pouvait arranger une séance de lanterne magique en fermant les volets pleins de la salle ; enfin, Alice verrait de petites poules de Chine, pas plus grosses que des pigeons, à plumage ébouriffé, et des lapins russes, pareils à des manchons d’hermine qui auraient de jolis yeux roses.

Tout cela était fort tentant ; cependant Alice persistait à attendre le retour de sa tante pour lui dire adieu ; mais Pétrus, qui avait de bonnes raisons d’éviter ce délai, pressa si fort ses amis de partir, qu’ils se mirent en route bien avant que Mme Chardet eût fini ses achats dans le quartier du Château.

D’Uchizy à Chardonnay, on ne compte que trois kilomètres. La route communale est belle et toute bordée de mûriers et d’églantiers, autour desquels s’enroulent, à cette époque de l’année, les vrilles du chèvrefeuille sauvage et de la clématite. À moitié chemin, Alice mit à son chapeau une guirlande de chèvrefeuille. Comme l’on était arrêté pour lui permettre d’ajuster sa coiffure, Paul aperçut sur le sol poudreux du chemin un insecte brillant comme une émeraude ; il courait très vite sur ses six pattes agiles, mais I’éclat de sa cuirasse verte le décela. Paul s’élança vers cette proie qui, se sentant menacée, se laissa choir au fond du fossé herbu, en tombant sur le dos, de façon à ne montrer que son ventre noir, ses cuisses rouges et ses pattes fauves, moins apparents à l’œil que ses étuis éclatants. Cette ruse ne dérouta pas le chasseur ; Paul sauta dans le fossé, prit délicatement l’insecte et le mit dans une petite boite percée de trous et à couvercle de verre, sans laquelle il ne sortait jamais. C’était une habitude qu’il devait à l’exemple de l’oncle Philibert.

« Qu’est-ce que tu cueilles donc là dans le fossé ? lui dit Pétrus Courot. Ah ! quelque mille-pattes ! Tu prends toutes les manies de celui qu’on appelle la bête à bon Dieu ! »

Paul devint rouge de colère.

« Qui appelles-tu ainsi ? demanda-t-il.

— Eh bien, ce n’est pas un vilain nom, dit Alice.

— En effet, reprit Paul, c’est un surnom plus flatteur que celui de chéti.

— Pas du tout ! s’écria Pétrus, en donnant à son chapeau de paille un coup de poing qui le planta tout en arrière. Les chétis, on les craint : les bêtes à bon Dieu, on leur marche dessus.

— Essaye un peu, » répartit Paul, tout à fait blessé de la moquerie lancée contre son oncle.

Et il s’avança vers son compagnon, qu’il regarda entre les deux yeux, tout en fermant les poings.

Les gens insolents sont rarement braves, et le courage leur impose ; aussi, à la grande satisfaction d’Alice, déjà alarmée, Pétrus se mit-il à rire en disant :

« Ah ! ah ! on ne peut donc plus plaisanter ? Voyons, montre-moi ton amusette… Ce sera quelque hanneton. Est-ce que c’est vrai que vous les mangez en salade chez vous ? car, pour sûr, si ton oncle en ramasse un chaque fois qu’il se baisse dans ses promenades, il doit les récolter par boisseaux… Tiens, non ; voilà une très jolie bête ! Laisse-la-moi voir de plus près. »

Tout en haussant les épaules aux sots propos de son camarade, Paul avait résolu de maintenir la paix pour ne pas effrayer sa sœur, quitte à ne plus jamais sortir avec un compagnon si peu convenable. Il tendit la boîte qui contenait le coléoptère à Pétrus, sans se douter que celui-ci voulait se venger d’avoir reculé quelques minutes auparavant. Pétrus ouvrit la boîte et saisit l’insecte entre ses doigts comme pour mieux le voir, mais en réalité pour détruire cet être innocent, auquel Paul devait rendre la liberté le lendemain, après l’avoir regardé, étudié et dessiné tant bien que mal.

« Prends garde, tu vas le laisser tomber… il se sauvera. »

Un cri perçant de Pétrus répondit à cette recommandation. Sans que le frère et la sœur comprissent rien à la subite angoisse de leur camarade, celui-ci se mit à brailler de toute la force de ses poumons, à taper du pied et à frotter ses yeux de la manche de sa veste. Enfin, à toutes les questions qui lui étaient adressées, il répondit, tout en dansant sur place avec force grimaces arrachées par la douleur :

« Je suis aveugle… j’ai cinq cents gouttes de poison dans l’œil droit. C’est cette maudite bête qui l’y a lancé. Ça me pique, ça me brûle, j’ai l’œil noyé… Que faut-il faire ?

— Attends, dit Paul ; il y a un petit ruisseau là-bas, au ras du pré ; nous y laverons ton œil. »

En prenant la main de son camarade pour le conduire, Paul aperçut entre ses doigts les restes écrasés de l’insecte.

« C’est bien ta faute si tu souffres, lui dit-il, tout en posant sur l’œil malade un mouchoir trempé dans le petit filet d’eau qui coulait au bas du pré, entre les myosotis et les ajoncs. Tu as voulu me contrarier en tuant cette bête, et tu ne te doutais pas qu’un si petit animal pouvait te punir de ta méchanceté. Je ne suis plus en colère contre toi ; ce n’est pas pour te taquiner que je te dis tout ça, c’est pour que tu ne recommences pas.

— Qu’est-ce qu’il avait donc dans le corps, cet animal ? demanda Pétrus, qui geignait encore.

— C’était un carabe brillant d’or, dit Paul ; tous les individus de ce genre lancent un liquide caustique lorsqu’on leur presse le ventre comme tu l’as fait. Mon oncle me disait que bien des gens contestaient ce venin à ces carabes[1], et il est probable, en effet, que les bœufs ne meurent point pour avoir mangé de ces insectes-là, comme les anciens naturalistes le croyaient ; mais tu viens de me prouver que le liquide de leur corps est très âcre, et peut-être bien ton œil restera-t-il gonflé tout le jour. »

Après plusieurs ablutions, la cuisson qui faisait larmoyer l’œil de Pétrus se calma : mais la paupière inférieure resta enflée. Les promeneurs se remirent en marche et arrivèrent Chardonnay ayant soif et faim, traînant un peu la semelle. Le soleil était accablant, d’autant plus que d’épais nuages s’amassaient du côté de Lugny, gros d’un orage annoncé par la lourdeur stupéfiante de l’atmosphère. Aussi la déception des enfants fut-elle grande lorsque, en arrivant à la maison de la cousine aux gaufres, à la balançoire et aux poules chinoises, ils trouvèrent portes et volets fermés.

Pétrus Courot savait bien qu’il n’était pas attendu ; mais il n’avait point prévu le contre-temps d’une absence, et il s’était cru sûr que sa cousine se mettrait en frais, sinon pour lui, du moins pour les petits-fils de maître Chardet des Ravières. Pendant qu’il frappait à coups redoublés au portail, sans éveiller d’autre écho que les aboiements d’un chien attaché dans sa niche, Alice s’était laissée tomber au pied d’un noyer, éventant de son chapeau de paille sa figure rougie par la réverbération du soleil sur la route poussiéreuse.

« Ma petite demoiselle, vous allez prendre mal en vous asseyant au frais, lui dit une voisine qui filait sur le sa porte. Entrez chez nous, si vous voulez vous reposer. Les gens d’à côté sont à la foire de Pont-de-Vaux, et ils ne seront de retour qu’à la nuitée.

— Eh bien ! voilà une drôle d’histoire ! s’écria Pétrus Courot, sans se déconcerter. Je me souviens maintenant que c’était demain que ma cousine m’avait invité. Je suis un étourdi ! pour J’ai confondu les jours… Ah ! mais c’est ennuyeux de s’en retourner sans rien prendre ! J’ai faim et surtout soif. Sais-tu, Paul, il y a un trou à la haie du jardin de ma cousine, j’y vais passer pour aller cueillir des fruits. Viens donc avec moi ! »

Paul refusa de s’associer à cette indélicatesse. Il essaya d’empêcher son camarade de la commettre ; mais Pétrus ne l’écouta point, et Paul profita de la bonne volonté de la voisine pour aller s’asseoir dans sa maison, où il trouva sa sœur déjà attablée devant un bol de lait froid, dans lequel l’hôtesse hospitalière lui émiettait un quignon de pain bis.


V
Une femme se penche vers une table sur laquelle elle pose un bol. Deux enfants attablé se restaurent.
Une femme se penche vers une table sur laquelle elle pose un bol. Deux enfants attablé se restaurent.


« Mes chers enfants du bon Dieu, leur dit-elle, en plaçant devant Paul une seconde jatte de grès pleine de lait et un morceau de pain, d’où venez-vous donc avec ce mauvais sujet de Pétrus ? Sa cousine ne se soucie point de ses visites, vu qu’il ne vient jamais à Chardonnay sans y laisser quelque sottise en souvenir de lui… Ah ! vous êtes d’Uchizy ! Eh bien, je vous conseille de vous refaire l’estomac et de vous en retourner bellement ensemble sans attendre ce chéti enfant.

— Tu n’es guère charitable, ma vieille Charlotte, dit Pétrus, en entrant triomphalement dans la maison, portant de la main droite une grande branche d’abricotier, lourde de bouquets de fruits, et de la main gauche tout un petit groseillier cassé au ras des racines.

— Voilà-t-il pas de tes coups ! dit la Charlotte. Abîmer de beaux arbres, pour que des voisins soient obligés de te dénoncer, s’ils ne veulent pas être accusés du dégât !

— Allons, répliqua-t-il, sans se décontenancer, donne-moi un verre de vin, et je laisserai chez toi les fruits que nous ne pourrons pas manger.

— Nenni, je n’en veux pas tant seulement un noyau ! Du Vin, tu en auras par respect pour ta parenté, et non par amitié toi. »

Paul et Alice refusèrent également de toucher aux fruits, de sorte que Pétrus, après s’en être bourré, alla rejeter avec dépit les branches cassées dans le jardin de sa cousine. Le frère et la sœur commençaient à s’apercevoir que leur compagnon mentait facilement. Soupçonnant qu’il pouvait les avoir abusés sur la permission donnée par Mme Chardet, ils voulurent partir aussitôt après le goûter. Alice embrassa la vieille Charlotte ; Paul, plus âgé et mieux au fait des formules de remerciements usitées dans le pays, dit à son hôtesse, au moment de prendre congé d’elle :

Quand vous viendrez à Uchizy, madame, mon grand-père Chardet des Ravières vous rendra avec plaisir la politesse que vous nous avez faite.

— Ah ! vous êtes tous deux les enfants à la feue Marie Chardet, dit la Charlotte ; vous êtes le jeune monde de Lyon. Je suis aise d’avoir fait quelque chose pour les Chardet. À vous revoir, mes enfants ! Ne vous attardez point en route ; nous aurons, pour sur, un grain d’ici une heure. »

En effet, les arbres étaient agités par un vent de mauvais augure qui chassait devant lui les nuages fauves et noirs dans l’entonnoir où Chardonnay est gité comme un nid d’alouette au creux d’un sillon ; le ciel n’était plus qu’une coupole basse, grosse de grêle ou de pluie. Vers les coteaux et dans la direction d’Uchizy, il était encore bleu ; le feuillage des vignes verdoyait sous les rayons du soleil, et les blés, encore sur pied, ondulaient en faisant entendre leur bruissement métallique, semblable au son lointain de pièces d’or remuées.

« Allons vite, l’orage ne nous gagnera pas, si nous prenons une traverse que je connais, dit Pétrus Courot, en quittant le village. »

Paul et Alice ne connaissaient pas assez le pays pour pouvoir discuter sur le meilleur chemin à prendre ; ils suivirent donc leur camarade, qui s’engagea le premier dans un large sentier herbu. Il marchait à dix pas en avant, le frère et la sœur s’étant attardés en se communiquant leurs réflexions, qui n’étaient ni gaies pour eux-mêmes ni favorables pour leur compagnon. Tout à coup celui-ci revint vers eux, et, posant un doigt sur ses lèvres pour leur recommander le silence :

« Écoutez ! leur dit-il tout bas, quand il les eut rejoints, nous allons jouer un bon tour à des colporteurs qui sont par ici. Ce sera drôle, et nous n’en arriverons que plus vite chez nous. »

  1. Geoffroy donne à ce carabe (Carabus auronitens) le nom de bupreste et, au sujet de cette propriété quasi venimeuse que certains entomologistes lui contestent, voici ce qu’il raconte :
    Ayant pris une des plus grandes espèces de ce genre, et lui ayant pressé Ventre un peu fortement, il en sortit un jet dune liqueur âcre et brûlante qui rejaillit sur l’œil d’un de mes amis qui observait l’insecte avec moi. Y sentit pendant quelques moments une douleur violente. Pour moi, je a en reçus que deux gouttes imperceptibles sur les lèvres et j’y éprouvai une cuisson très considérable. » (Histoire des Insectes, tome Ier, page 141.)