CHAPITRE IV

LES MANIES DE L’ONCLE PHLIBERT. — UN JEUNE DE SEPT MOIS. PAUL ET ALICE OBTIENNENT UN SURSIS.


Le lendemain, lorsque le père et le fils se réunirent au logis vieux pour composer leur programme d’avenir, il se trouva que chacun d’eux avait le sien, conforme à ses idées particulières. Celui de Claude Chardet, s’il l’avait soumis à Paul, aurait vite obtenu le suffrage du jeune garçon, car il comportait plus de liberté et de courses au grand air que d’études.

« Qu’a-t-il besoin d’apprendre le latin, l’histoire et je ne sais quoi encore ? disait le maître des Ravières. Sera-t-il moins honnête homme s’il n’est, comme moi, qu’un riche campagnard ? Est-ce que je n’ai pas toutes les connaissances qu’il faut pour tirer le meilleur parti de mon bien ? On n’en cherchait pas si long autrefois, et l’on prospérait tout de même. J’en suis bien revenu de cette idée que plus l’on sait, plus l’on vaut ; elle ne m’a pas réussi du tout, puisqu’elle t’a dégoûté de la vie de campagne. »

Il n’eût servi de rien à Philibert Chardet de protester contre cette allégation. Il eût pu le faire pourtant, car il aimait la vie des champs d’un amour plus élevé, moins terre à terre que celui de son père ; mais la différence de leurs goûts ne leur permettait pas de s’entendre à ce sujet. Elle ne nuisait cependant pas à la tendresse de leurs rapports. Philibert respectait dans le maître des Ravières la bonté paternelle cachée sous de rudes apparences, la sûreté de caractère, la rectitude de jugement qui le distinguaient. Quant à Claude Chardet, lorsque des Chizerots le questionnaient malignement au sujet des occupations mystérieuses de son fils, il ne manquait pas de répondre :

« Il y a des gens riches qui ont des fils si dépensiers, et d’une si mauvaise vie, que je me félicite des manies tranquilles de mon Philibert. »

Ce mot révélait le peu d’importance que le maître des Ravières attachait à des travaux dont il ne comprenait pas la portée, comme l’exclamation qu’il poussa, lorsque Philibert lui exposa son programme personnel, décelait chez lui ces habitudes parcimonieuses dont il ne faudrait pas trop médire, vu que ce sont elles qui édifient sou à sou, par l’épargne, de solides fortunes et qui aident ainsi à la prospérité de la France.

« Faire venir des maîtres de Tournus, acheter un piano de mille francs !… Tu veux donc me ruiner ? Tu veux que nous prêtions à rire aux commères du château. Elles diront que nous singeons les seigneurs d’autrefois.

— Il faut bien que la gazette d’Uchizy ait son numéro chaque jour, répondit Philibert en souriant. Quand les femmes du quartier du Château sont assises à leur porte, elles causent de tout et de tous, comme les gens dont l’esprit n’est pas occupé, et, quoi que vous fassiez ou ne fassiez pas, elles le salueront toujours d’un coup de langue. Faisons bien et laissons dire, c’est ma devise. Quant à vous ruiner, non, ce n’est pas à quoi je pense ; je prendrai volontiers à mon compte l’achat du piano, et je payerai le maître de Tournus. Il sera facile de le faire venir chaque samedi dans le char à bancs qui porte les denrées au marché. Le second voyage pour le reconduire sera une promenade pour le cheval.

— Mais, reprit Claude Chardet dont l’amour-propre fut stimulé par cette offre, tu n’es que l’oncle de ces enfants, et moi je suis leur grand-père. Je payerai le piano. Bah ! la récolte a été bonne.

— Et vous avez placé dix mille francs chez votre notaire, après avoir vendu nos vins, ajouta Philibert en souriant.

— C’est bon ! c’est bon ! grommela le maître des Ravières d’un air bourru. Mais, puisque tu te charges des autres leçons à donner à ces enfants, ne va pas faire de Paul un savant comme toi. »

Claude Chardet mit bon ordre à cette crainte en emmenant aux champs avec lui son petit-fils chaque fois qu’il pouvait l’enlever à Philibert. Celui-ci, prenant goût à la mission qu’il s’était donnée, consacra tout son temps à ses neveux. Un tableau, sur lequel étaient inscrits l’ordre et le temps des exercices journaliers, fut appendu dans la grande salle, où le piano acheté fut placé également, et qui devint la salle d’études, sans cesser d’être le cabinet de travail de l’oncle Philibert.

Huit jours après leur entrée à Uchizy, Alice et Paul étaient soumis à un règlement qui leur laissait de bonnes heures pour s’ébattre en plein air, mais qui les astreignait à des travaux dirigés avec une fermeté à la fois douce et patiente par l’oncle Philibert. Aussi, lorsque, au bout de trois semaines, le docteur Thonnins s’annonça par une lettre, Claude Chardet, réjoui, rajeuni par la présence et les aimables caresses de ses petits-enfants, se félicita d’avoir accédé à toutes les idées de son fils. Lui-même n’avait rien négligé de la partie du programme qui lui incombait, et il avait assuré le bien-être matériel de sa maison.

Le logis neuf n’offrait plus la vue maussade, déplaisante, d’une bâtisse inachevée. Des persiennes brunes s’ouvraient à droite et à gauche des claires fenêtres garnies de rideaux blancs. À l’intérieur, les pièces étaient meublées, les murs couverts de papiers gais de ton, les parquets rabotés, et deux petites chambres à lits garnis de perse fleuretée s’ouvraient dans la chambre de tante Catherine, qui pouvait surveiller ainsi les enfants jusque dans leur sommeil.

Le docteur Thonnins fut reçu avec une effusion sans réserve de la part des enfants qui l’aimaient beaucoup, mais avec une cordialité qui n’allait pas chez Claude Chardet sans une certaine préoccupation anxieuse. Pendant le déjeuner, la conversation ne roula que sur l’Algérie, et le docteur raconta qu’il avait trouvé, dès ce mois de mars, à Blidah, des orangers plantés en bosquets portant à la fois des boutons, des fleurs, des fruits à peine formés et des fruits mûrs, et, à l’ombre du feuillage lustré de ces arbres, du blé poussé déjà à une belle hauteur et prêt à épier.

Claude Chardet s’émerveillait d’une telle vigueur de végétation, pendant que les enfants étaient plus intéressés par les péripéties de la traversée, par la peinture des costumes locaux, des caravanes de chameaux qui défilent dans la rue Babazoun, et par ces traits de mœurs qui frappent d’emblée les voyageurs abordant pour la première fois notre colonie africaine.

La causerie se fût prolongée davantage si une plaisanterie du docteur au sujet des concerts arabes, à tonalités sourdes, piquées de sons aigus, n’avait rappelé à sa nièce qu’elle lui avait préparé une surprise.

« Mon oncle, lui dit-elle, à propos de musique, voulez-vous voir si celle d’Uchizy vaut mieux que celle d’Alger ? Vous vous en moquerez peut-être autant, mais cela ne fait rien.

— Que veut dire : « cela ne fait rien ? » demanda Philibert Chardet à Alice pendant que, saisissant la main du docteur, elle le dirigeait vers la salle d’étude.

Un des principes du précepteur était, en effet, d’habituer ses élèves à se rendre compte de leurs sentiments et à expliquer les paroles qui leur échappaient d’une façon spontanée, lorsque celles-ci n’avaient pas un sens très net pour ceux qui les entendaient.

« Cela veut dire, répondit Alice en ouvrant le piano et en se juchant sur le tabouret, que mon oncle tiendra compte de l’intention.

— Assurément, » dit le docteur Thonnins, tout en jetant des regards étonnés autour de lui, car il n’était jamais entré dans la grande salle, et il ne se doutait pas qu’elle contînt un si beau matériel d’études, tant Philibert Chardet était modeste et cachait sa valeur. Aussi M. Thonnins eut-il plus d’une distraction pendant que les petites mains de sa nièce parcouraient le clavier de leur mieux en jouant une de ces mignonnes sonatines que Mozart composait à l’âge de sept ans. Il regardait en dessous les titres des in-folio dont les bibliothèques offraient tant d’exemplaires, les cadres où étaient piqués tant de coléoptères et de papillons, les instruments garnissant les tables, qui n’étaient pas pour lui, comme pour les Chizerots, les outils d’une sorcellerie inconnue ou les amusettes d’un maniaque. Sa main scandait les mesures de la sonate pendant que son esprit envisageait sous un nouvel aspect Philibert Chardet, jugé jusque-là par lui-même comme un campagnard à demi dégrossi seulement par son éducation faite au lycée de Mâcon.

« Mon oncle, c’est du Mozart, dit Alice avec un petit mouvement d’orgueil, lorsque la fin de la sonatine eut été saluée par un applaudissement général.

— Peste ! tu n’en étais point là à Lyon ; tes éternels exercices m’ennuyaient assez.

— Et moi donc ! s’écria la petite fille avec entrainement, pour reprendre ensuite d’un ton plus posé : J’en fais encore, mais l’oncle Philibert dit que, joués tout seuls, ils dégoûtent les enfants de la musique ; alors il m’a fait apprendre cette sonate, et il en joue les notes sur le violon en même temps que moi sur le piano, afin que j’aille en mesure. C’est très amusant, et il parait, mon oncle, que cela s’appelle faire de la musique d’ensemble. Quand Paul sera grand, il saura jouer du violoncelle. Alors mon oncle Philibert, Paul et moi, vous nous entendrez ensemble, et ce sera très joli.

— D’abord, je n’ai rien promis pour le violoncelle, dit Paul. Ces petites filles ne se doutent pas qu’il y a des choses plus sérieuses à apprendre. Moi, j’aime mieux les sciences que les arts.

— Bah ! s’écria le docteur Thonnins tout stupéfait, car jusque-là il se croyait sûr que le jeu avait sur toutes choses au monde la préférence dans l’esprit de son neveu.

— Mais certainement, reprit Paul sans être déconcerté. Alice peut étudier son piano, elle n’a pas à faire, comme moi, deux heures de latin. C’est cela qui est plus aride que les sciences !

— Ah ! ah ! et dans quel sens ? Je serais curieux de le savoir, dit le docteur.

— Ah ! c’est bien simple. Le latin, c’est mort. Les sciences, c’est vivant. Je ne savais pas cela au collège. Je le comprends maintenant.

— Je suis enchanté de te savoir réconcilié avec les fractions ordinaires, le système décimal et les nomenclatures géographiques dont tu refusais, à Lyon, d’apprécier les charmes, si j’en crois tes professeurs. »

Paul se gratta l’oreille :

« Réconcilié, dit-il en faisant la moue, pas trop ; nous nous boudons de temps en temps.

— Alors ce grand amour pour les sciences, comment l’entends-tu ? demanda le docteur, pendant que Philibert souriait et que le grand-père, peu intéressé à la conversation, s’esquivait pour aller donner des ordres à son maître valet.

— Je ne sais pas bien m’expliquer, répondit Paul après avoir réfléchi ; voici : il y a des sciences amusantes, d’autres qui sont trop sérieuses encore pour moi et qui m’ennuient. Tant pis, oncle Philibert, j’avoue qu’elles m’ennuient. Qu’est-ce que cela fait, pourvu que je m’y applique tout de même ?… Vous m’avez fait comprendre qu’elles sont nécessaires et qu’elles aident à goûter mieux les autres.

— Quelles autres donc ? demanda le docteur qui commençait pourtant à comprendre.

— Ah ! bien, dit Alice en riant, regardez autour de vous, oncle Thonnins ; voyez ces cadres, ces herbiers, ces images de couleur que mon oncle a peintes, et encore là-bas, tous ces insectes sous cloche qui vivront au printemps. Paul a bien raison de dire que cette science est vivante. On touche, on voit de quoi elle parle. Je vous assure que mon frère fait soigneusement ses cartes de problèmes et ses cartes de géographie, même sans regarder l’atlas, pour obtenir que mon oncle nous raconte l’histoire d’une fleur ou d’un insecte. Je dis comme Paul c’est très amusant. Quelquefois cela ressemble à un conte de fées. Tenez, ce joli papillon là-bas, eh bien ! il a été, comme Peau-d’Ane, caché sous un vilain manteau brun tout poilu, et, après, il a eu, lui aussi, sa robe couleur du temps. Voyez comme ses ailes sont bleues et argentées, quoiqu’il soit mort.

— Votre collection est fort belle, dit le docteur à Philibert Chardet en saisissant cette occasion d’aller d’un cadre entomologique à l’autre. Je regrette d’avoir si peu d’heures à l’admirer… Ah ! voilà parmi ces coléoptères minuscules la cochenille des serres. Ce ne sont donc pas seulement les insectes du pays que vous collectionnez !

— Pardonnez-moi, répondit Philibert Chardet en tendant une loupe au docteur, je n’ai pas ici un seul insecte étranger au département de Saône-et-Loire, et je ne puis me permettre le luxe d’une serre où vous savez que ces insectes apparaissent spontanément sur les végétaux exotiques. J’ai trouvé cette cochenille sur le coteau de Farges.

« Paul peut vous apprendre sur quelle plante, car, justement hier, il m’a demandé de lui narrer la biographie de ce coléoptère nain. Docteur, vous êtes trompé par une ressemblance.

C’est la cochenille du chiendent, se hâta de dire Paul tout fier de montrer sa science de nouvel aloi ; elle est presque rose comme la cochenille des serres, et ses ailes sont aussi blanches ; toutes deux filent de petits nids qui ressemblent à un flocon de coton, et elles y gitent leurs œufs ; toutes deux ont six pattes.

— Ah ! ah, monsieur le naturaliste, dit le docteur, puisque vous me faites la leçon, voulez-vous m’apprendre comment l’on nomme le pied des insectes ? »

Paul regarda sa sœur d’un air entendu comme s’il eût trouvé la question trop élémentaire pour lui, et Alice répondit :

« Le pied des insectes s’appelle le tarse.

— Bien, et que sont leurs antennes ?

— De petites cornes qu’ils portent sur leur tête, dit Paul cette fois. Il y en a de longues, en filets, d’autres qui ont au bout des espèces de boutons, et encore d’autres qui ont des barbes ou des dents comme un peigne.

— Oui, dit Alice, on dirait que ces insectes-là portent des panaches sur la tête. Ils sont très coquets.

— Puisque tu connais si bien la cochenille, peux-tu me dire à quelle famille elle appartient ? demanda le docteur à son neveu qui resta bouche béante, très mortifié de ne savoir que répondre.

— Vous lui en demandez beaucoup, cher docteur, répliqua Philibert Chardet ; il ne connait encore que les grandes divisions naturelles entre les divers genres d’insectes. Je ne veux pas lui encombrer la mémoire d’une sèche nomenclature tant qu’il ne connaitra pas un grand nombre d’individus. Quand il sera familiarisé avec leur port, leurs qualités, leurs mœurs, il établira de lui-même entre eux des rapports qui lui permettront de les classer.

— J’admire cette sagesse de méthode, répondit M. Thonnins, et surtout l’intérêt que vous avez su inspirer pour une étude quelconque à ce cher Paul, qu’on me donne à Lyon pour le garçon le plus étourdi, le plus dissipé du monde. Ce que j’apprends de votre manière d’enseigner me montre de quelle façon je pourrai amener Paul à étudier sérieusement. Si tu ne travailles point, ami Paul, si tu ne pioches pas dur, comme vous dites au lycée, tu ne reviendras pas aux vacances à Uchizy reprendre avec ton oncle tes études d’histoire naturelle. »

Cette menace faite à Paul révélait assez le projet qu’avait le docteur de l’emmener avec lui sans qu’il fût besoin de le questionner davantage. Cependant Philibert Chardet ne put s’empêcher de murmurer ces mots, accompagnés d’un gros soupir :

« C’est décidé, vous l’emmenez donc ?

— Sans doute, et dès ce soir, reprit M. Thonnins ; il a perdu trois semaines et aura grand’peine à rattraper ses camarades de classe. Mais Mme Chardet m’a déjà laissé voir la peine que vous cause à tous cette séparation. Je la conçois. Moi-même je suis seul à Lyon, incapable de soigner Alice. Je vous la laisse donc très volontiers, sa présence vous dédommagera. »

En entendant cette décision, Paul était partagé entre le chagrin de quitter les Ravières et la joie d’aller retrouver ses amis du lycée. Il ne savait comment concilier dans son cœur et dans sa contenance ces deux sentiments opposés ; il avait tout à la fois envie de sauter de joie et de protester qu’il ne voulait pas quitter l’oncle Philibert. Quant à Alice, elle se trouvait trop bien de la vie de campagne pour s’affliger de demeurer là où elle s’était déjà fait une foule d’amis, gens et bêtes. Pourtant elle fut soumise à la même alternative de joie et de chagrin ; mais elle manifesta cette émotion comme une douce créature qu’elle était, en fondant en larmes.

« Quoi ! tu préfères t’en retourner à Lyon ? lui dit l’oncle Philibert en la prenant sur ses genoux et en essuyant les yeux baignés de pleurs qu’Alice essayait de cacher dans son tablier.

— Ce n’est pas cela, dit-elle d’une voix étouffée par les sanglots, pas cela ; mais Paul s’en va ! Je ne verrai plus Paul ! »

Ce chagrin fut communicatif. Quoiqu’il voulût de temps en temps faire l’homme, c’est-à-dire se montrer au-dessus des faiblesses enfantines, Paul sentit des picotements à ses yeux, une constriction sèche à son gosier. Il serra les poings, toussa très fort, et se mit à arpenter la salle de long en large ; mais cet effort viril se résolut en une émotion dont il ne fut plus le maître quand ses allées et venues le ramenèrent près du fauteuil où était assis l’oncle Philibert, tenant toujours Alice dans ses bras. Paul se jeta au cou de sa sœur en lui disant :

« Ne pleure pas, je reviendrai ! »

Et tout aussitôt l’émotion le gagna. Ce fut une de ces explosions propres aux natures vigoureuses et sanguines ; il se prit à sangloter tout haut, presque sans larmes, à trembler de tout son corps, en serrant de toutes ses forces le bras de l’oncle Philibert.

Le docteur fut surpris de cette vivacité d’impression, et, pour lui laisser un libre cours, il tourna les talons et alla observer des insectes enfermés dans des tubes de verre. Mais, au lieu de s’absorber dans cette occupation, il écouta les lamentations de son neveu, dans lesquelles s’entremêlèrent assez plaisamment ses regrets de quitter sa sœur et ses déceptions au sujet de ses études commencées.

« Oncle Philibert, dit Paul dès qu’il put parler, c’est bien sot à moi de pleurer comme une petite fille… C’est la faute d’Alice. Pourquoi a-t-elle commencé ? Tu n’es pas raisonnable, Alice. Est-ce que tu n’es pas la plus heureuse de nous deux ? On te caressera ici, on te gâtera, et moi je vais retrouver mon dortoir, mes diners au réfectoire, mes maîtres et les pensums à faire dès que j’aurai babillé en classe. Toi, tu verras l’éclosion de la likenée bleue et du grand flambé, et des vers à soie. Moi je ne pourrai pas aller faire la chasse aux phalènes avec une lanterne comme nous l’avions cru. Je ne commencerai pas de collection ; je ne courrai point à Arbigny, à l’Ezeratza, à Montbellet avec l’oncle Philibert. Tu vois bien que c’est moi qui suis le plus malheureux. Et si malgré cela tu montres tant de chagrin de me quitter, comment veux-tu que j’aie du courage ? Crois-tu que je n’en ai pas besoin ?… Ah ! les belles parties que nous aurions faites, oncle Philibert ! Et qui donc jouera avec Alice aux récréations ?… Elle pleure encore !… Mais tais-toi donc ; quand je l’entends, c’est plus fort que moi, et c’est bête pour un garçon. Tiens ! tu me mets en colère contre moi. »

Et Paul, renfonçant ses larmes, se frotta les yeux de ses poings, pendant que Philibert Chardet, ne sachant si le silence du docteur ne signifiait point que cette scène lui déplaisait, laissa les deux enfants ensemble et alla retrouver M. Thonnins, qui tenait dans sa main un tube de verre contenant une araignée de jardin. Philibert l’avait rejoint afin de pouvoir sonder l’impression que lui avait causée le chagrin des enfants ; mais, la timidité faisant le fond de son caractère, le jeune maître des Ravières n’osa point aborder le sujet qui lui tenait au cœur, et il choisit le prétexte à lui fourni par la curiosité du docteur.

« Vous vous demandez sans doute, lui dit-il, à quoi il me sert de conserver si précieusement un des insectes les plus communs en tout pays. J’ai voulu expérimenter s’il est vrai que les araignées puissent vivre de longs mois sans prendre de nourriture. J’ai pris celle-ci en août, et, depuis ce temps-là, elle n’a rien mangé. Qu’elle eût pu vivre ainsi tout l’hiver, cela eût été normal, mais je l’ai mise au jeûne forcé en plein été, en me promettant de ne lui donner la liberté qu’aux premiers jours du printemps. Cela me rappelle que j’ai promis à Paul de le faire assister à la délivrance de ma prisonnière. Il faut que je m’exécute aujourd’hui, si je veux tenir ma parole, puisque cet enfant va nous quitter. »

Le docteur n’eut pas l’air de comprendre la prière timide cachée sous cette dernière phrase, car il répondit d’un ton jovial :

« Bah ! votre araignée est morte, elle ne bouge pas ; son corps est diaphane, et plus pâle qu’il ne le serait s’il lui

IV
Deux adultes et deux enfants regardent par la fenêtre.
Deux adultes et deux enfants regardent par la fenêtre.
l’araignée se mit à grimper


restait un atome de vie. Ce n’est plus qu’une momie, collée contre la paroi du tube et qui en tombera d’un bloc quand vous le secouerez.

— Nous allons bien voir, » dit Philibert Chardet.

Puis il ouvrit une fenêtre donnant sur le jardin et qu’encadrait un cordon de lierre ; il posa horizontalement le tube de verre sur le rebord de la fenêtre et appela les deux enfants qui échangeaient encore leurs mutuels regrets.

Le tube débouché, les prévisions du docteur semblèrent se réaliser. Pendant cinq minutes, qui semblèrent longues à Philibert Chardet, l’insecte demeura immobile ; enfin, la douceur de l’air printanier le pénétrant peu à peu, un frémissement faible courut de son corselet à l’extrémité de ses huit pattes ; avec la lenteur d’un convalescent, il se traina le long du tube, faisant de longues pauses, titubant comme un être à bout de forces qu’enivre une brusque sortie en plein air. Mais, dès que l’araignée eut quitté le tube de verre et essayé ses pattes sur la branche hospitalière qui grimpait jusqu’au balcon, son corselet parut se gonfler et prendre une couleur plus sombre, elle agita ses courtes antennes d’un air de triomphe comme pour célébrer sa liberté reconquise, et elle disparut dans le fouillis du lierre.

« Bon appétit ! lui cria Paul. Tu vas t’en donner de courir les champs, toi ! C’est moi qui vais te remplacer dans un tube plus grand que le tien, mais où je m’ennuierai autant que tu l’as fait dans ta prison.

— Il ne faut point parler de prison un jour de délivrance, » dit alors le docteur, après avoir remarqué qu’Alice était loin d’être résignée et que Paul faisait contre fortune bon cœur, en garçon qui cherche à s’étourdir.

Ce mot de M. Thonnins fut la première ouverture d’une convention par laquelle il fut entendu que les deux enfants passeraient l’été à Uchizy et que Paul ne rentrerait au lycée qu’en octobre. À cette condition, Alice promit d’être plus raisonnable lorsqu’il faudrait se séparer, et Paul s’engagea à ne point perdre son temps. Le docteur était déjà rassuré à cet égard par ce qu’il avait vu de la direction donnée aux études par Philibert Chardet, et il quitta Uchizy en y laissant tout le monde ravi, car, lorsqu’une échéance est longue, on oublie que le temps marche vite.

Mais, comme l’on n’a jamais en cette vie autant de bonheur qu’on s’en promet, Paul, sans en rien dire à personne, sentit bientôt qu’il lui manquait quelque chose dans cette maison des Ravières où chacun le choyait.