CHAPITRE III

LA SURPRISE DU RETOUR. — LES SURPRISES VILLAGEOISES. — L’INCIDENT DU BÉNICHEUX.


Un peu avant la tombée de la nuit, Claude Chardet s’achemina seul vers les Ravières. Pour quitter ses vignerons, il avait pris le prétexte d’aller s’assurer chez lui que Philibert était rentré ; mais, en réalité, ce motif était secondaire : il voulait fuir les conversations joyeuses qui devaient s’échanger en route, et surtout ces sonneries de cornets à piston qui font du retour une sorte de marche triomphale.

Il précéda donc ses compagnons et pénétra dans la cour des Ravières d’une façon inattendue qui déjoua les plans de surprise qu’on avait projetés. Son coup d’œil de maître trouva de prime-saut un désordre anormal.

Trois ouvriers étrangers à la commune d’Uchizy perçaient des trous aux extrémités des marches en pierre rose du perron montant au logis neuf, et Philibert assemblait les tronçons de grille en fer forgé qui devaient être fichés et assujettis le long du fer à cheval.

La besogne était déjà avancée, car la montée de droite s’ornait déjà de sa belle rampe à dessins d’épis de blé encadrés d’une guirlande de trèfles.

Claude Chardet resta stupéfait à l’entrée de la cour. Il n’était pas habitué à ces actes d’indépendance de son fils, et le caractère de Philibert avait rendu jusque-là facile à son père l’exercice d’une autorité absolue. Philibert ne se mêlait de l’administration du domaine qu’à titre de conseiller bénévole ; encore ses avis étaient-ils rarement écoutés par le maître des Ravières, car celui-ci avait plus de foi dans la routine consacrée que dans les théories scientifiques de son fils, bien qu’il en eût recueilli le bienfait chaque fois qu’il les avait prises en considération.

C’était donc pour Claude Chardet un fait inouï que cette mise en œuvre, sans son ordre, des derniers agencements du logis neuf qu’il avait laissé inachevé jusque-là, autant par incurie villageoise que par chagrin de la mort de sa fille. N’eût été la présence des ouvriers, il eût interpellé vivement Philibert pour lui demander compte de la liberté qu’il avait prise ; mais, ne voulant pas faire critiquer au dehors, une fois de plus, son caractère emporté, il tourna en plaisanterie le reproche qu’il désirait adresser à son fils, et, allant lui frapper sur l’épaule, il lui dit :

« Est-ce que c’est pour m’amener de Tournus en carrosse ces gaillards-là que tu m’as pris Noiraud ce matin ? Peste ! pour avoir été brouettés en princes jusqu’à leur chantier, ils n’ont guère avancé leur besogne.

C’est du joli ouvrage et vite fait, ne vous en déplaise, monsieur Chardet, répliqua le maître ouvrier pendant que Philibert souriait en silence. Nous l’avons expédié en cinq heures, car le voilà quasiment fini, et nous ne serons pas fâchés si vous faites atteler pour nous ramener à Tournus, d’où nous sommes venus sur nos jambes, quoi que vous en disiez.

— Mais voyons, dit Claude Chardet en emmenant son fils un peu loin du perron, qu’est-ce que cela signifie ? La grande salle du logis neuf est déjà éclairée. Est-ce que Catherine aurait eu la mauvaise idée d’y faire mettre le couvert ?

— Et pourquoi cette idée serait-elle mauvaise, mon père ? Ce matin, au logis vieux, les hommes étaient coude à coude à votre table.

— Qu’en sais-tu ?… Tu n’y étais pas, et c’était bien la peine de courir à la ville pour ce que tu y as fait ! Je te le dis tout net, cela me fâche de m’attabler au logis neuf. Quand je l’ai fait construire, tu te moquais de tous ceux qui disaient, selon la vieille superstition, que quelqu’un de la famille Chardet mourrait dans l’année, puisqu’on bâtissait chez nous. Et moi aussi je riais de ces prédictions ; mais, hasard ou non, le logis n’était pas terminé que celle pour qui je voulais un premier étage si beau… Ah ! Et tu veux que, ce soir, je soupe de bon cœur dans cette salle, que j’y fasse à mes hommes la mine réjouie qu’un maître de maison doit à ses invités ?… Tu m’as contrarié, Philibert, tu aurais dû me consulter avant d’aller à Tournus. Avait-on besoin si vite de cette grille ? Elle ne se rouillait pas au grenier. As-tu pas peur que mes gens boivent trop ce soir et qu’ils se cassent le cou en descendant le perron ? »

Pendant cette mercuriale, Philibert regardait dans la direction du logis neuf ; apercevant enfin Alice qui venait de toute la vitesse de ses petites jambes et Paul qui passait par-dessus les outils des ouvriers et qui descendait le perron en courant, sans songer à la douleur qu’il ressentait encore à son front bandé, il répondit doucement à son père :

« Si j’ai fait dresser la table dans la grande salle, c’est que c’est le vrai jour d’étrenner le logis neuf ; et, si j’ai obligé les ouvriers à poser la grille aujourd’hui même, c’est que les enfants sont plus remuants et plus étourdis que les grandes personnes. Paul a bien assez d’une bosse au front.

— Paul ! dit Claude Chardet en tressaillant.

— Grand-père ! grand-père ! crièrent à la fois Paul et Alice. C’est moi qui l’embrasserai le premier.

— Non, c’est moi ! »

Claude Chardet mit les deux enfants d’accord en les prenant l’un et l’autre dans ses bras. Ce fut un moment d’une confusion délicieuse. Le grand-père ne comprenait pas comment ses petits-fils étaient à Uchizy ; il s’interrompait de les embrasser pour questionner à ce sujet Philibert. Celui-ci n’avait pas le temps de répondre, car Alice s’accusait tout haut d’avoir oublié son bouquet de fête, et Paul, qui craignait d’être grondé pour son équipée de début, se hâtait de dire en même temps :

Grand-père, ce n’est rien du tout, ce que j’ai là au front. »

Loin d’être rassuré par cette assertion, Claude Chardet leva le bandeau du petit blessé, et, avant toute explication, il voulut savoir celle de l’accident. Paul le lui conta et n’oublia pas en terminant de spécifier que l’oncle Philibert lui avait fait comprendre sa sottise, car il ne se souciait pas d’essuyer une seconde semonce, bien qu’il la sentît méritée ; mais le grand-père était si heureux d’être entouré de ses petits-enfants, dont le matin encore il pleurait l’éloignement, qu’il ne songea pas du tout à morigéner Paul. Tout au contraire, il mesura de l’œil les colonnes du logis vieux et il lui dit :

« Tu as monté jusque-là, toi ? Tu es un gaillard, sais-tu ? solide, nerveux, un vrai Chardet ! »

Et le petit garçon, qui avait été si confus devant les larmes de tante Catherine, devant les doux reproches de l’oncle

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Philibert, oublia le piteux résultat de son équipée pour devenir orgueilleux de l’avoir tentée. Il se campa sur ses hanches, redressa la tête pour revoir l’Y sur lequel il s’était si victorieusement juché, et reçut en riant ce compliment inattendu.

Philibert toucha son père au bras et lui glissa ces mots dans l’oreille :

« Si vous encouragez la hardiesse de Paul, comment viendrons-nous à bout de la dompter ? Il nous faudra donc craindre pour lui à toutes les heures du jour ?

— Mais que dis-tu donc là ? lui répondit tout haut Claude Chardet. Tu parles comme si ces enfants devaient rester avec nous. Pour combien de temps êtes-vous à Uchizy ? Le sais-tu, Paul ?

— Mon oncle Thonnins a dit qu’il viendrait nous reprendre dans une quinzaine de jours, dit le petit garçon.

— Ah ! que c’est court !

— Peut-être, dit Philibert à son père, trouverions-nous moyen d’allonger l’échéance si vous consentiez à… »

Un air de danse joué par deux cornets à piston juste à l’entrée de la grande porte coupa le reste de l’explication. La troupe de vignerons s’avança vers le maître des Ravières qui dit à haute voix, dès que la sonnerie des deux pistons se fût tue :

« Allons, mes hommes, entrez vitement ; nous allons arroser le bouquet du logis neuf et y planter la crémaillère. C’est grande fête ce soir, et cela ne me fâchera pas d’entendre la musique. »

L’installation de la salle se ressentait de la hâte avec laquelle on l’avait opérée. Cette pièce, destinée, dans le plan primitif, à être la salle à manger des grands jours qui réunissent dans les riches familles villageoises un nombre considérable de convives, n’aurait été de nul emploi jusque-là si Philibert n’avait imaginé d’en faire son cabinet de travail. Elle était trop vaste pour être sensiblement rapetissée par les quatre corps de rayons en chêne qui montaient du parquet raboteux au plafond, tout garnis de livres, par la table à écrire et par quelques buffets à compartiments pleins et chargés d’objets tout à fait inconnus aux invités de Claude Chardet. Comme on n’avait pas eu le temps de ranger cette foule de bibelots, on voyait épars sur la table et les buffets des fragments de minéraux, des cloches de verre, des boîtes de toutes dimensions, des fioles contenant des liquides de couleurs diverses, des appareils en cuivre de formes bizarres, des boites d’aquarelle, d’autres ouvertes contenant des pinces et des ciseaux rangés par ordre de grandeur. Ces engins d’étude, relégués sommairement à l’une des extrémités de la salle, n’avaient pu en être enlevés, ce qui contraria un peu Claude Chardet.

Le maître des Ravières, dans son gros bon sens rustique, sentait que ses convives devaient être curieux d’inspecter le laboratoire mystérieux où Philibert s’adonnait, selon les mauvaises langues d’Uchizy, à chercher pourquoi la pluie mouille, pourquoi l’herbe est verte et comment il pousse de la plume sur les ailes des oiseaux quand c’est de la laine qui frise sur le dos des moutons, toutes questions que les gens sensés du pays résolvent sans se casser la tête, en disant que les choses sont ainsi parce qu’elles ne sont pas autrement.

En effet, si la plupart des vignerons, après une ample journée de travail, se laissèrent tomber pesamment sur les chaises disposées autour de la table, quelques autres se mirent à parcourir la salle et allèrent regarder les cadres appendus aux murs entre chaque corps de bibliothèque et qui contenaient des collections d’insectes. Joseph Courot était de ceux-là ; il se hasarda même jusqu’à aller ouvrir sur la table de travail un grand carton in-folio contenant une centaine de feuilles couvertes chacune d’un papier de soie.

Cette indiscrétion fut décelée par un cri d’admiration échappé à Paul qui l’avait suivi.

« Oh ! les belles images ! s’écria l’enfant. Est-ce toi qui as peint ces jolies fleurs, mon oncle ? Et ces papillons bleus, et ces scarabées ? »

Ce cartonnier contenait, en effet, les planches d’un ouvrage que Philibert consacrait à l’étude des insectes de Saône-et-Loire et qu’il composait patiemment, sans espérer jamais le mettre au jour, tant les dépenses de publication en auraient été fortes, car chaque planche coloriée représentait l’insecte sous toutes ses formes, de grandeur naturelle et grossi au microscope, accompagné de la plante dont il vivait et de celle où il déposait ses œufs au moment de quitter son existence éphémère d’insecte parfait. D’après les prévisions les plus ambitieuses de ce modeste adepte de la science, cet ouvrage devait être légué à l’académie de Mâcon et servir, dans ses archives, aux études de quelques fureteurs de bibliothèques.

L’exclamation de Paul attira son oncle, qui ne vit point sans appréhension ses aquarelles livrées aux mains pataudes de Joseph Courot. Il s’approcha de la table, ferma sans affectation le portefeuille, en noua les cordons et dit :

« Il s’agit d’aller diner, mon petit Paul. Tu vois que tout le monde a pris place. Demain je te montrerai tout cela, si la chose t’intéresse.

— Je le crois bien ! s’écria le petit garçon.

Ah ! dit Joseph Courot, c’est donc pour faire leurs portraits que tu cours dans les champs après les bestioles ? Philibert, mon ami, c’est une drôle d’idée. À quoi cela sert-il ? Qu’est-ce que cela te rapporte ? »

Les convives étaient déjà placés selon leur fantaisie ; seulement Claude Chardet avait réservé à ses côtés deux places pour Paul et Alice. Il en restait deux autres encore après les chaises renversées sur la table qui attendaient les deux enfants ; l’oncle Philibert s’assit auprès de sa nièce pour la servir et Joseph Courot s’installa auprès de Paul. Quant à Mme Catherine Chardet, elle était assise en face de son beau-père, prête à se lever au moindre défaut dans le service.

Le premier quart d’heure du souper fut silencieux ; chacun avait faim et faisait honneur au potage et à la dinde en daube. Aussi tout le monde entendit-il Joseph Courot qui faisait l’aimable en jurant à Paul qu’il allait s’ennuyer à Uchizy.

« Vous devez trouver notre trou bien laid ? lui disait-il ; il ne ressemble guère à vos belles maisons de Lyon.

— Oh ! pas du tout, répondit Paul avec un bon rire ; mais ce n’est pas une raison pour que je m’ennuie chez mon grand-père.

– N’importe ! dans quelques jours vous en aurez assez de la campagne. Elle n’est déjà pas si belle en cette saison-ci ; il n’y a aux arbres ni une feuille, ni un fruit, et vous regretterez vos petits amis de la ville.

— Bah ! je les reverrai bientôt, repartit le jeune garçon, sans se douter que cette espérance blessait son grand-père et son oncle.

— Vous ne pourrez pas jouer avec les petits Chizerots, continua Joseph Courot ; ils sont trop rustauds pour plaire à un jeune monsieur.

— Pas du tout, je les trouve très drôles. J’ai déjà joué à la toupie avec le petit Jean-Marie au père Billot ; il ne savait pas la faire tourner, d’abord parce qu’il ne connaissait pas le jeu, et ensuite qu’au moment de la lancer, il éternuait, oh ! il éternuait à faire croire qu’il avait respiré du poivre. Alors je lui ai dit : Tu es enrhumé ? Et il m’a répondu : Non, je ne sais pas pourquoi je béniche[1]. Quel drôle de mot, n’est-ce pas, pour dire qu’on éternue ? Alors, j’ai appelé Jean-Marie le bénicheux, et il est bien sûr de garder ce nom tant que je serai aux Ravières. Ça ne le fâche pas ; il a bon caractère ; il entend la plaisanterie.

— Ah ! vous vous moquez de notre patois et de nous autres. C’est naturel, on est si simple dans nos campagnes !

— Mais non, du tout, je ne me moque pas. Je m’amuse, c’est bien différent.

— Puisqu’il vous faut des camarades, continua le maître du Pilori, je vous enverrai demain mon fils Pétrus, qui est de votre âge ; il a plus d’esprit et d’éducation que votre bénicheux, et c’est un ami qui vous convient mieux que le fils d’un simple vigneron. »

Paul ne comprit pas la vanité qui respirait dans cette dernière phrase ; mais l’oncle Philibert ne fut pas content de cette promesse, car Pétrus Courot était le plus mauvais petit drôle d’Uchizy, toujours occupé à quelque malice, et plus souvent à l’école buissonnière que sur les bancs de la classe primaire.

Peu à peu le souper s’anima, et, lorsque parurent les jattes d’œufs au lait et les flans de courges, l’on parla de « chanter chacun la sienne. » Le père Chardet tint à honneur de s’exécuter le premier ; il entonna d’une voix de basse-taille tout à fait inculte, mais juste, la chanson de circonstance, si populaire dans le pays :

    Cette côte à l’abri du vent
    Qui se chauffe au soleil levant
    Comme un vert lézard, c’est ma vigne !

Cet hymne de Pierre Dupont à la vigne est aussi célèbre dans le Mâconnais que celle des « grands bœufs blancs tachés de roux ». Aussi tous les convives entonnèrent-ils en chœur le refrain en choquant leurs verres à la ronde.

Ce bruit formidable réveilla en sursaut Alice qui commençait à s’assoupir le nez dans son assiette et surexcita, tout au contraire, Paul qui se mit à taper de son couteau contre la bouteille voisine et à crier à tue-tête des a et des o, car il ignorait les paroles de la chanson.

L’oncle Philibert fit signe à sa femme d’emmener Paul, et, prenant Alice dans ses bras, il l’emporta à demi pleurant et murmurant que ce tapage lui avait fait grand’peur. Quant à maître Paul, il n’avait guère envie de quitter une compagnie si gaie ; mais il n’osa pas résister aux instances de sa tante, surtout au signe de tête de l’oncle Philibert, car il commençait à trouver que la désobéissance à un homme si sérieux et si doux était chose difficile.

La fête dans la grande salle se prolongea jusqu’à minuit. Les derniers convives étaient déjà partis des Ravières que l’on entendait les refrains joyeux répétés par leurs groupes sur la place du grand lavoir, dans le quartier du Château et dans la direction de cette ruelle bordée de jardins qu’en souvenir de sa destination dans les temps féodaux, l’on a nommée les Fossés (les fossés, évidemment, du château d’Uchizy, dont il ne restait en 1858 pour seule trace qu’une tour massive, rasée depuis).

Claude Chardet ne rentra pas au logis vieux sans avoir visité ses petits-enfants dans leurs lits, et, après les avoir embrassés sans les réveiller, il dit à son fils :

« Tu as imaginé un moyen de les garder chez nous ? Et lequel donc ? Il me tarde de le savoir.

— Mon père, lui répondit Philibert, je vous en ferai part demain. Il me faut connaître d’abord si les enfants peuvent se plaire ici, et savoir si nous serons capables de leur donner à la fois l’éducation dont ils ont besoin et le bonheur qu’ils méritent. »

  1. Ce verbe, qui se conjugue régulièrement dans le patois d’Uchizy, dérive sans doute de la vieille expression : « Dieu vous bénisse ! » qu’on emploie à l’égard de ceux qui éternuent.