Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 63--).


CHAPITRE VI

SANS ABRI PENDANT L’ORAGE. — LA CHARRETTE VOLÉE. FUNESTES SUITES D’UNE ÉQUIPÉE. LE REBOUTEUR. — SUBITE SYMPATHIE DE PAUL POUR L’ENFANT INCONNU.


Après avoir fait à ses compagnons cette annonce mystérieuse, Pétrus Courot grimpa sur un arbre voisin. Dominant de ce poste élevé tous les coudes du chemin qui descendait des hauteurs de Marna jusqu’à la grand’route, il aperçut personne, ce qui lui donna la sécurité dont il avait craint de manquer pour l’exécution de son projet.

Ce projet en lui-même n’avait rien qui ne dût plaire à ses amis, car l’orage s’était accentué plus vite que ne l’avait prévu leur bonne hôtesse de Chardonnay. Les feuillages ployaient et se tordaient sous le vent, aux sifflements duquel se mêlaient, comme la basse grave d’un chant aigu, les lointaines trépidations de la foudre. Le feu pâle des éclairs rayait de sa déchirure en zigzag les nuages amoncelés, et de larges gouttes de pluie, tombant une à une, s’étalaient avec un bruit mat sur le chapeau d’Alice, comme annonçant aux enfants qu’il était temps de chercher un, abri, s’ils ne voulaient être transpercés par l’orage.

Quand Pétrus Courot se laissa glisser de la fourche du noyer qui lui avait servi d’observatoire, sa physionomie avait repris toute son insouciance.

« Personne d’ici à la grand’route, dit-il, et personne derrière nous d’ici au haut du coteau de Marna. Je peux bien vous dire maintenant que je me suis trompé en croyant que ce chemin abrégeait. Il fait un coude et nous a mis en retard. N’importe, nous allons rattraper le temps perdu. Venez avec moi. »

À quelques pas de là, le frère et la sœur aperçurent une charrette abandonnée à la bonne foi publique et qu’on avait, pour toute précaution, accotée à la barrière qui fermait une vigne. Cette charrette, fort exiguë et basse sur roues, était pleine de paniers vides jusqu’au niveau du banc de bois auquel était fixé le premier cerceau maintenant la capote en toile goudronnée. Le mulet chargé de la trainer était dans les brancards. On lui avait seulement débarrassé la tête de son harnais pour lui permettre de tondre l’herbe fraîche. Il ne profitait guère de cette liberté ; tenant entre ses dents une branche de chèvre-feuille arrachée au buisson voisin et dont il laissait passer la fleur, à la mode des dandys de village, il semblait écouter, de ses longues oreilles dressées en l’air, la plainte du vent dans les branches et les lointains grondements du tonnerre.

Pétrus Courot rajusta les harnais avec la dextérité d’un maquignon et passa le mors dans la bouche du mulet, qui ne fit d’autre résistance que de renifler fortement et de secouer la tête ; mais ce fut une bien autre affaire de ramener la voiture au milieu du chemin. Pétrus avait beau faire claquer le fouet, tirer en avant sur la bride, l’animal protestait à sa façon contre l’autorité que s’arrogeait cet étranger en s’arc-boutant sur ses pieds de derrière pour maintenir la charrette en place.

Cependant Pétrus en vint à ses fins, après une lutte dans laquelle il vainquit le mulet en entêtement. À bout de ses signes de rébellion, l’animal, baissant les oreilles, se décida à traîner la charrette au milieu du chemin.

« Là ! voilà comment je sais me faire obéir, dit Pétrus à ses compagnons qui s’étaient tenus à l’écart pendant cette entrée en connaissance un peu accidentée. Maintenant montez vite, et partons. Voici le marchepied pour Alice. Je vais l’aider.

— Le charretier n’est pas encore revenu, dit Paul en regardant à droite et à gauche. Qui donc nous conduira ?

— Que tu es naïf ! Le cocher c’est moi donc ! J’ai mené d’autres chevaux que cette bête à-oreilles d’âne. Elle mérite bien de les porter sur sa tête, l’obstinée !

— Oui, montons vite, dit Alice, voici que la pluie mouille, et il m’est tombé sur la main comme une petite pierre qui m’a fait mal.

— C’est de la grêle, dit Pétrus. Tout à l’heure elle va tomber dru ; le ciel est jaune sale.

— Mais, fit Paul indécis, quand le charretier reviendra, il ne trouvera plus sa voiture. Que dira-t-il ?

— Bon ! pourquoi la laisse-t-il toute seule par les chemins ?

— Non, décidément, Alice et moi nous ne partirons pas dans cette charrette, dit Paul. S’en aller dedans, c’est emporter le bien d’autrui, c’est faire comme les voleurs. Je vais chercher un arbre bien touffu pour cacher Alice dessous… Ah ! mon Dieu ! l’oncle Philibert m’a appris que les arbres attirent la foudre, et voilà le tonnerre qui gronde. Attends, Alice, je vais te jeter ma veste sur le dos, nous nous mettrons à courir jusqu’à Uchizy.

— Bah ! jusque-là ? c’est trop loin, répondit Pétrus. Tu as des scrupules bêtes. Il y a quatre chevaux dans l’écurie de mon père et des charrettes sous tous nos hangars ; est-ce qu’on peut m’accuser d’avoir volé une laide brouette comme celle-ci ? Je la rendrai ce soir à son propriétaire qui sera trop content d’avoir obligé le fils à Joseph Courot.

— Mais tu as dit que c’était un colporteur. Ces gens-là ne sont pas du pays. Comment devinerait-il que sa charrette est à Uchizy ?

— J’ai dit un colporteur, reprit Pétrus qui s’entendait à modifier ses explications selon les besoins de sa cause. Oui, cet homme en est un ; mais il a sa famille à Uchizy. Je le connais bien. Il est à Chardonnay en ce moment ; il nous a vus passer, et, quand il reviendra par ici, il devinera bien que c’est moi qui ai pris sa charrette. »

Pétrus ajouta mille fables qui ne réussirent pas à vaincre la répugnance de Paul. Si celui-ci refusa absolument de décamper, suivant l’expression de son camarade, il ne put résister au chagrin qu’il éprouvait en voyant la robe de toile de sa sœur toute mouillée. La pluie avait tourné en averse ; elle était mêlée de grêlons qui déchiraient les feuilles des arbres et rebondissaient comme de petites balles sur la capote goudronnée de la charrette. Alice, épouvantée de se trouver si loin du logis par un tel temps et sans une grande personne pour la protéger, pleurait tout bas.

« Que les petites filles sont une engeance ennuyeuse ! grommelait Pétrus mécontent.

— Montons dans la charrette, dit tout à coup Paul. Ce n’est pas nuire au colporteur que de nous mettre à l’abri chez lui. Nous lui expliquerons cela quand il viendra, et peut-être il nous conduira à Uchizy.

— Enfin ! » s’écria Pétrus qui installa la petite fille sur le banc, sans oublier de prendre la droite.

Comme la pluie, poussée par le vent, rayait transversalement l’espace, les enfants n’étaient pas mouillés du tout sur ce siège ; seul exposé aux intempéries, le mulet donnait des signes d’impatience auxquels Pétrus fit diversion par un coup d’État.

Avant que ses camarades pussent s’aviser de son intention, il rassembla les rênes et cingla sur le dos du mulet un coup de fouet si magistral que la charrette tressauta en se mettant en marche. Paul querella Pétrus de ce manque de parole et lui enjoignit de faire arrêter ; celui-ci n’en pressa que plus l’attelage. Le mulet, excité par le mauvais temps, par ce traitement inaccoutumé et peut-être par le dépit de ne pas reconnaître un ami dans celui qui le conduisait, se mit à dévaler rapidement le chemin. Heureusement Pétrus avait le poignet solide ; mais cette vitesse de grand trot ne lui parut plus suffisante lorsque, après avoir débouché sur la grand’route, il entendit deux cris partant, l’un du côté de Chardonnay, l’autre du chemin qu’ils venaient de quitter.

« Arrêtez, brigand ! Attendez-moi ! ou gare à vous ! disait l’un.

— Asicot, disait l’autre, mon mignon Asicot, arrête-toi ! »

Ces cris étaient poussés par des voix haletantes appartenant à coup sûr à des gens qui couraient après la charrette.

Le mulet, qui trottait les oreilles jetées en arrière, à la malcontent, entendit ce double appel et se planta sur ses pieds comme sur quatre piquets rivés au sol. Pétrus, hasardant sa tête hors de la capote de toile, aperçut à deux cents pas en arrière, sur la grand’route, un homme robuste qui accourait en faisant les grands bras et en lui montrant le poing, puis, sur le chemin de Marna, un jeune garçon de tournure dégagée qui agitait dans sa main une forte gaule de coudrier.

La situation était critique et offrait une perspective peu agréable au cocher improvisé. Attendre les propriétaires de la charrette et leur présenter des excuses, Pétrus n’y songeait pas ; l’idée de faire courir après lui sous la grêle et la pluie ces pauvres gens lui parut fort bouffonne, outre que c’était le seul moyen d’esquiver le coup de gaule dont leur colère le menaçait.

En dépit de Paul, qui lui ordonnait d’attendre les charretiers, sans pitié pour la pauvre Alice, qui se bouchait les oreilles pour ne pas entendre le coup de tonnerre que venait d’annoncer un éclair aveuglant, Pétrus fit tomber sur le corps du mulet une kyrielle de coups de fouet dont les cuisantes atteintes affolèrent l’animal. La charrette repartit aussitôt, aussi secouée qu’un peloton de laine attaché à la queue d’un chat, et, à la suite de bonds désordonnés qui la promenèrent d’un côté à l’autre de la route, elle vint s’abattre dans un fossé par un choc qui cassa les deux brancards et fit sauter les enfants par-dessus la haie.

Le mulet, qui ne s’était fait aucun mal, se dépêtra en quelques ruades. Dès qu’il se sentit libre, il se mit à courir vers ses maîtres, en traînant après lui tout son harnais et les deux pièces de bois détachées des brancards. Il hennissait, fier de la façon dont il s’était débarrassé de ses tyrans de rencontre, étonné toutefois de se sentir si léger et de n’être pas lesté du poids accoutumé de la charrette.

« Te voilà, mon pauvre Asicot, lui dit, en le flattant par la main, son maître, qui était un homme d’environ cinquante ans, vêtu d’un costume de velours de coton noir rayé. Qu’est-ce que c’est que cette aventure ?… les brancards cassés ! la charrette sur le flanc !

— Ah ! père, c’est ma faute, lui dit, en le rejoignant à ce moment-là le jeune garçon, qui venait du côté de Marna.

Un chemin bordé d'arbres sous une pluie battante. Au centre une charrette dont la bête qui la tire est au galop.
Un chemin bordé d'arbres sous une pluie battante. Au centre une charrette dont la bête qui la tire est au galop.
La Charrette repartit aussitôt.


Vous m’aviez permis de me promener un peu pendant qu’Asicot était attaché là-bas, et je suis resté trop longtemps sur ce coteau. Je m’amusais à regarder venir l’orage ; je ne le sentais pas si près.

— Et moi aussi j’ai été attardé au village, répondit l’homme, en montrant cinq ou six ustensiles de cuisine attachés ensemble et qui faisaient un bruit de ferraille sur son épaule. Je croyais que tu allais venir au-devant de moi. J’avais trouvé une écurie pour notre brave Asicot, une grange pour la charrette. Qui aurait cru qu’il y avait des voleurs dans ce pays-ci ?… Mais où sont-ils passés ? Rien ne bouge. Les as-tu vus tomber, Vittorio ? Moi, j’avais la vue troublée en courant.

— Ils ont sauté de l’autre côté de la haie, oh ! bien malgré eux, répondit le jeune garçon. Il faut voir s’ils ne se sont pas fait du mal dans cette culbute.

— Oh ! c’est bien le cadet de mes soucis, repartit l’homme, en prenant des mains de Vittorio la gaule que celui-ci avait coupée sur les hauteurs de Marna. Foi de Jacques Sauviac, je jure bien que j’étrennerai cette houssine sur leur dos. »

Vittorio sourit. Il savait sans doute à quoi s’en tenir sur les corrections que son père était capable d’infliger. En effet, lorsque Jacques Sauviac, après avoir constaté le dommage causé à son équipage, trouva, de l’autre côté de la haie, Pétrus Courot, relevé le premier, et qui lui présentait sa figure déchirée par les chaumes du blé coupé quelques jours auparavant, il se borna à le prendre par l’oreille et à lui dire :

« Méchant cocher de deux sous, c’est dans les fossés que tu veux faire trotter les charrettes ? Tu es bien heureux de n’être qu’un brimborion d’homme. Si tu avais six pouces de plus, je te ferais valser comme une toupie à la musique de cette bonne gaule. Tu en seras quitte pour me remplacer mes brancards cassés, car je vois à tes habits que tu n’es pas un vagabond, et ce n’est sans doute pas la première fois que ton père payera tes sottises. En attendant, viens m’aider à relever ma charrette et à ficeler mes brancards. Vittorio, ohé ! Vittorio, donne-nous donc un coup de main. »

Cet appel ne fut pas entendu. Vittorio avait de l’autre côté de la haie une occupation qui l’absorbait. Paul, après l’étourdissement causé par sa chute, s’était tout de suite inquiété de sa sœur, et l’avait trouvée à dix pas de lui, tombée si malheureusement qu’elle ne pouvait plus se relever. Son pied gauche se refusait à se poser à terre et à la soutenir. Elle le sentait « gros et mort », disait-elle avec un effroi qui s’accrut d’une nouvelle crainte quand elle vit sauter, par-dessus la haie, les deux charretiers coiffés de leurs chapeaux de feutre à larges ailes. Elle se cacha la figure dans la poitrine de Paul, qu’elle entendit bientôt faisant à un de ces étrangers le récit de son équipée, dont sa fierté dédaigna d’esquiver la responsabilité.

C’était à Vittorio que Paul faisait cette confession.

« Je comprends ; vous avez voulu nous jouer un tour, dit Vittorio. Puisque vous dites que vos parents payeront les dégâts, c’est que vous êtes riche. Mais vous ne savez peut-être pas, mon petit monsieur, que l’argent ne paye pas tout. Si notre pauvre Asicot s’était tué en tombant, ni or ni argent n’auraient remplacé pour nous ce vieil ami. Mais voilà ! vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres. Vous avez des tas de gens qui vous chérissent, et il ne vous reste pas assez de cœur pour vous attacher aux bêtes et craindre de leur faire du mal. »

S’adressant à Paul, ce reproche tombait bien à faux ; mais il était prononcé avec un sérieux qui ne manquait pas de douceur, et d’une voix si mélancolique, si fraîche cependant, si jeune, qu’Alice reprit courage et se hasarda à regarder celui qu’elle nommait tout bas le vilain homme noir. Quelle fut sa surprise ! Elle avait devant elle un jeune garçon de treize ans environ, plus grand que Paul de toute la tête, et dont les yeux bleus étaient fixés sur elle avec bienveillance.

Cette figure sympathique, encadrée dans des cheveux très frisés, blonds comme de l’or, sous les ailes du large chapeau, inspira à la petite fille le courage qui manquait à Paul pour s’excuser.

« Vous vous trompez, lui dit-elle, mon frère Paul n’est pas méchant du tout ; c’est Pétrus qui a tout fait. » Et elle conta par le menu tout ce qui s’était passé, s’interrompant de temps en temps pour porter la main à son pied blessé.

Ce mouvement et l’expression de douleur qui était répandue sur sa figure portèrent Vittorio à l’interroger, et quand Paul, éperdu dans une situation si critique, lui eut dit en pleurant que sa sœur croyait s’être cassé le pied, Vittorio, sans autre explication, prit Alice dans ses bras et la porta jusque dans la voiture, déjà remontée sur la route. Elle eut bien quelque appréhension en se sentant saisie ainsi par un inconnu ; mais le sourire du jeune garçon, qui laissait entrevoir deux rangées de dents blanches, était si bon qu’elle se gronda de sa frayeur.

« Voici bien une autre histoire ! s’écria Jacques Sauviac lorsqu’Alice eut été étendue sur le banc de la charrette. Ces enfants riches, élevés dans du coton, doivent y rester, sous peine de démancher leurs ressorts. Si encore le mal était arrivé à ce petit scélérat, continua-t-il en montrant le poing à Pétrus ; mais non, il faut que ce soit cette petite belle qui l’ait attrapé. Attention ! mon chou, il faut que je visite ce pied-là. Ça me connait. »

Après avoir déchaussé Alice, qui jeta des cris involontaires pendant qu’il coupait sa bottine et enveloppait, après l’avoir regardé, son pied contourné dans une limousine rayée, Jacques Sauviac donna un ordre à Vittorio, qui courut dans le pré voisin ; lui-même il pénétra dans l’intérieur de sa voiture, où il défit des paquets, et se mit à couper par bandes une assez bonne chemise de toile.

Pendant ce temps, l’orage allait toujours son train ; la pluie, la grêle, le tonnerre faisaient rage. Paul, accroupi sur le devant de la charrette, tenant la main de sa sœur, se demandait ce que cet étranger allait faire pour soulager le mal de la pauvre Alice. Tous deux pensaient à l’inquiétude que leur absence devait causer aux Ravières et au chagrin encore plus grand qu’on y éprouverait en les voyant revenir dans cet état. Paul, qui avait lu bien des histoires d’enfants volés, se demandait si cet homme vêtu de noir n’était pas quelque saltimbanque qui allait les emmener bien loin et les forcer à faire des tours dans les foires. Il gardait toutefois cette terreur pour lui ; Alice avait bien assez de son mal.

Pétrus, sur les épaules duquel le charretier avait jeté une limousine, se tenait, pour toute punition, près du mulet déjà attelé, afin de le maintenir en repos. Le fidèle animal, protégé par une bâche de grosse toile doublée en quatre sur son dos, se tenait coi et envoyait de petits hennissements joyeux à l’adresse de Vittorio. Celui-ci herborisait dans le pré, à l’abri d’un parapluie en coton rouge, luisant sous la pluie comme un gros coquelicot baigné de rosée. Quand la corbeille qu’il portait fut pleine de certaines herbes, il revint vers la charrette, mit les herbes dans un bassin de fer battu et les broya avec une grosse pierre ; puis il étendit ce cataplasme vert et juteux sur le morceau de toile que son père avait déchiré.

Celui-ci le laissait faire sans mot dire. Il paraissait rêveur, et son gros sourcil noir était hérissé sur ses yeux enfoncés.

« Tout est prêt, » lui dit Vittorio.

Alors Jacques Sauviac poussa un soupir, sauta hors de la charrette, en fit descendre Paul, qu’il conduisit près de Pétrus, et là il lui dit :

« Écoutez, il s’agit d’être raisonnable. Vous allez rester là… Tout à l’heure votre sœur va crier, mais n’ayez crainte. Je suis rebouteur, je ne lui ferai du mal que pour la guérir.

— Je ne veux pas ! je ne veux pas ! s’écria Paul.

— Il le faut, dit l’homme d’un ton impératif. Vais-je pas vous prier pour vous rendre service ? Est-ce moi qui suis allé vous chercher ? N’êtes-vous pas encore trop heureux d’être tombés chez un honnête homme capable de guérir cette enfant du mal que votre sottise lui a causé ? Je vous commande de vous tenir tranquille, et vous allez m’obéir. Voilà ce que c’est que de courir les chemins et de s’emparer de la maison des autres, car ma charrette c’est ma maison ; il faut ensuite obéir aux maîtres du logis. D’ailleurs, n’aie pas peur, mon garçon, ajouta Jacques Sauviac d’un ton radouci. Je ne voudrais faire du mal à ta sœur, car moi aussi j’ai de jolies pas petites filles dans mon pays. »

Après cette admonestation mi-bourrue, mi-paternelle, le charretier revint vers Alice, laissant Paul partagé entre l’envie d’aller défendre sa sœur contre cet homme qui allait la faire souffrir, et le désir instinctif de s’enfuir pour ne pas entendre les plaintes de la pauvre Alice.

Tout à coup, un cri déchirant domina le bruit de l’orage. Paul sentait ses jambes fléchir sous lui, lorsqu’il fut soutenu par une étreinte vigoureuse. C’était Vittorio qui l’embrassait en sanglotant, lui aussi, et il rendit à cet étranger un baiser aussi affectueux que s’il l’eût toujours connu et aimé.