CHAPITRE XXI

ENTRE PARRAIN ET FILLEUL. À MÊME CHANCE ACCUEIL DIFFÉRENT. À LA NOCE DU BÉNICHEUX.


Au mois de février 1867, la maison des Ravières était en grand émoi, dans l’attente d’un événement qui allait permettre de fêter plusieurs succès.

Cet événement était le retour de Vittorio, qu’on n’avait pas vu à Uchizy depuis trois ans. Il arrivait, heureux d’avoir récompensé par ses succès les bontés des maîtres des Ravières. L’ingénieur-mécanicien, chez lequel il avait été apprenti, puis ouvrier, ensuite collaborateur associé malgré sa jeunesse, avait reconnu en lui des qualités supérieures, qui s’étaient dévoilées par d’ingénieuses modifications apportées à des machines, et par des aperçus mécaniques très profitables à la prospérité de sa maison. Le temps que Vittorio avait donné aux cours de l’École centrale n’avait pas nui à son utilité chez son patron, pour lequel il avait été un second précieux.

S’il quittait l’usine, c’était pour venir tirer à la conscription à Uchizy même, selon le désir de son parrain qui, se faisant vieux, voulait revoir une fois de plus son filleul.

Alice disait que cette prétention de son grand-père à la vieillesse était une coquetterie. De fait, le maître des Ravières portait légèrement ses soixante-douze ans ; sa taille robuste n’était pas affaissée. Il mangeait bien, grâce à ces dents courtes et petites que les Chizerots conservent presque toutes jusqu’à la plus extrême vieillesse, et, si ses lunettes à tiges de fer avaient dû grossir leurs verres pour lui permettre de lire ses registres, il n’avait pas besoin de les placer devant ses yeux pour s’assurer que sa petite-fille Alice était la plus belle jeune fille de dix-sept ans qui pût se voir à Uchizy, des Ravières au bord de la Saône, et du Pilori aux Écuyers.

L’éducation d’Alice s’était faite entièrement à Uchizy, malgré tout le désir qu’aurait eu de la reprendre chez elle Mme Thonnins, revenue d’Afrique en bonne santé, après un an de séjour à Blidah. Mais il avait été si lucidement démontré que, pour avoir été élevée à la campagne, Alice n’en possédait moins plus de savoir que n’en peuvent prendre, dans pas les meilleures institutions, les jeunes filles de son âge, qu’il ne s’était pas trouvé de raison valable pour ôter la joie de sa présence aux grands-parents des Ravières.

Dans leurs visites, assez fréquentes en été, M. et Mme Thonnins avançaient bien quelques propos sur la nécessité de leur confier Alice à chaque saison d’hiver, afin de lui montrer le monde et de lui procurer par ce moyen un établissement convenable ; mais Claude Chardet, son fils et sa belle-fille s’entendaient, par un pacte tacite, pour ne pas sembler comprendre ces ouvertures. Quand on en laissa échapper quelque chose devant la jeune fille, elle répondit qu’elle n’était pas fatiguée de son bonheur actuel, qu’elle était, d’ailleurs, trop folle d’esprit, trop rieuse pour prendre si vite le sérieux d’une jeune madame.

Le fait est que, tout en devenant instruite, dévouée aux siens, bonne à tous, Alice était restée un peu railleuse ; Paul s’en était aperçu lorsqu’il était venu, peu de temps auparavant, à Uchizy pour fêter son succès dans l’épreuve du baccalauréat ès sciences.

« Bachelier ès lettres à seize ans, licencié idem à dix-huit, bachelier ès sciences à dix-neuf, voilà qui est fort bien, avait-elle dit. Décidément, tu poursuis ton programme, et je ferai bien de m’appliquer à la broderie au passé, si je veux que tu me confies le soin de broder les palmes de ton habit d’académicien. Les vois-tu toujours dans tes rêves ?

— Plus que jamais, avait-il répondu en riant de tout son cœur. Tu vois bien que la marche des choses suit le cours indiqué par moi autrefois, puisque l’oncle Philibert est membre correspondant de l’Académie des sciences, et qu’il a été décoré en janvier pour ses travaux sur la kermès, la pyrale de la vigne et le phylloxera, et pour le bon exemple que donne au pays sa ferme modèle de Gigny. Quand je pense que peu s’en est fallu, en 1858, que l’oncle Thonnins n’emportât mon mémoire sur la chrysis dorée à la place de celui de l’oncle Philibert sur les insectes aquatiques !

— Qui sait ? si ton manuscrit avait été publié à la place de celui de l’oncle, c’est peut-être toi qui serais décoré et académicien correspondant… On t’a peut-être fait là une grande injustice.

— Oh ! je la réparerai ; mais il faut le temps. Compte un peu : à vingt-deux ans, je serai docteur. À vingt-cinq ans, mon dernier grade pour les sciences. Ceci, c’est un peu plus difficile. Ensuite, je fourbis mon attirail de voyageur, je vous tire ma plus belle révérence, et me voilà parti pour courir le monde d’un continent à l’autre, observant tout, plantes, animaux, races humaines, sols, eaux, et faisant parler jusqu’aux cailloux, à chacun son langage.

— Ah ! de ce coup je ne ris plus, avait répondu la jeune fille. C’est bien la peine d’avoir deux frères, pour que l’un soit à Paris et que l’autre me menace de s’en aller à Tombouctou et en Patagonie. Grand-père, venez gronder Paul, s’il vous plait. »

Claude Chardet n’avait fait que sourire du projet de son petit-fils. Il était désormais réconcilié avec la science ; s’il n’était pas monté à son belvédère, le 3 janvier, pour annoncer avec un porte-voix à toute la commune les honneurs qu’elle avait valus à Philibert, c’est que son bon sens lui avait démontré qu’un ruban rouge est visible à une boutonnière pour les yeux les plus myopes.

L’ambition de Paul ne déplaisait donc pas à son grand-père. Il admettait la nécessité des longs voyages pour un jeune naturaliste qui ne veut pas se confiner dans une spécialité ; ses séances d’hiver à la salle d’études avaient élargi son cercle d’idées, qui, pendant longtemps, s’était renfermé dans les bornes de ses intérêts, au particulier, et, au général, dans ceux de la commune d’Uchizy, avec ceux du département comme perspective lointaine.

Les succès de Paul avaient tellement flatté Claude Chardet qu’il avait permis à son petit-fils d’aller au-devant de Vittorio jusqu’à Dijon, qu’ils devaient visiter ensemble, et c’était leur retour qu’on attendait aux Ravières avec impatience.

Toute la famille alla jusqu’à la gare d’Uchizy, inaugurée depuis peu d’années, pour y attendre le train, chacun s’obstinant à le trouver en retard, malgré les protestations du chef de gare, qui s’était empressé de permettre aux gens des Ravières l’accès de la voie.

Enfin les lanternes rouges de la locomotive apparurent, et tout aussitôt l’on aperçut, sortant d’une fenêtre de wagon, deux chapeaux vivement agités.

Le train stoppa. Paul et Vittorio se précipitèrent d’un bond

XXI
Plusieurs hommes tournés vers une femme, un deux lui tient la main.
Plusieurs hommes tournés vers une femme, un deux lui tient la main.
c’était maintenant une belle jeune fille.


sur la voie. Claude Chardet recula d’un pas, en voyant venir à lui, le premier, un grand jeune homme dont la figure un peu brunie s’accompagnait d’une barbe dorée toute frisottante. Il avait peine à reconnaître, dans ce grand jeune homme, ce Vittorio parti fluet, presque malingre, pâli par le double travail des mains et de la pensée, qui était venu passer quinze jours à Uchizy, trois ans auparavant.

« Oh ! c’est moi, c’est bien moi, mon parrain ! » s’écria Vittorio, en embrassant à plusieurs reprises le maître des Ravières.

Il se jeta ensuite, avec effusion, dans les bras de tante Catherine et de l’oncle Philibert ; puis, à son tour, il recula tout interdit lorsque Paul lui amena par la main sa sœur Alice, rougissante d’émotion.

Lors du dernier séjour de Vittorio aux Ravières, Alice n’était qu’une adolescente de quatorze ans, et ils avaient repris sans effort, l’un avec l’autre, l’ancien ton fraternel qui s’était maintenu dans leur correspondance ; mais c’était maintenant une belle jeune fille que Paul présentait à son ami, et il sembla à Vittorio qu’il faisait en elle une nouvelle connaissance. Lorsqu’on s’étonna qu’il ne l’embrassât point, il le fit avec timidité et ne sut pas dire un seul mot à Alice. De son côté, elle ne trouva pas plus d’aisance ; elle resta muette, elle qui, le matin même, ne tarissait pas, dans ses conversations avec ses parents, sur tout ce qu’elle voulait demander et faire conter à son ami.

Cette disposition se maintint pendant les quelques jours qui s’écoulèrent entre l’arrivée des deux jeunes gens et le tirage au sort. D’un accord tacite, ils se disaient : vous, eux qui s’étaient tutoyés jusque-là, et ils n’osaient guère se parler que devant la famille réunie. Alors seulement, ils retrouvaient un peu de leur ancienne familiarité ; encore n’était-ce guère. Alice criblait de fausses notes les morceaux de musique qu’on la priait de jouer, elle dont ses professeurs louaient la sureté de doigts et la précision de jeu. De plus elle avait fait trêve à son penchant pour la raillerie. Paul aurait eu bonne envie de taquiner sa sœur au sujet de ces singularités ; mais l’oncle Philibert imposait silence à son neveu d’un certain air entendu, qui, mieux que cette défense, coupait la verve du frère moqueur, en lui arrachant, toutefois, un sourire.

Claude Chardet n’observait pas ces menus détails. Il s’abandonnait au bonheur d’être de cette belle jeunesse qui lui redonnait quelque chose de la sienne ; mais, comme rien au monde n’était capable de lui faire oublier les affaires sérieuses, la veille du tirage au sort, il appela son filleul et s’enferma avec lui dans la salle basse du vieux logis, afin de pouvoir conférer en toute liberté.

« Je ne pense pas, lui dit-il, que tu aies l’intention de consacrer sept ans de ta vie aux manœuvres militaires : « Par le flanc droit, par file à gauche, marche ! » Tout cela n’a rien d’intéressant à t’apprendre, et tu considérerais tes sept ans comme perdus. Comment se fait-il que tu ne m’aies pas demandé si j’ai l’intention de t’acheter un remplaçant ?… car enfin, tu peux tirer un mauvais numéro.

— C’est que j’ai fait des économies, répondit Vittorio en tirant un portefeuille dans lequel le maître des Ravières compta deux mille trois cents francs en billets de banque. Ceci est ma part, que j’ai faite un peu grosse malgré moi, car ma mère Sauviac s’est fâchée parce que je voulais lui envoyer de l’argent en surplus de la petite rente que je lui ai servie depuis que je gagne quelque chose. Je n’ai plus à penser à elle au point de vue matériel ; sa sœur est morte en lui laissant un petit héritage qui dépasse ses ambitions de fortune. Voilà comment il se fait, mon parrain, que je suis assez riche pour n’avoir qu’à vous remercier de vos bonnes intentions, sans les accepter.

— Ah ! je te reconnais bien là, orgueilleux ! s’écria Claude Chardet en tapotant l’épaule du jeune homme. N’importe, je suis content que tu aies eu assez d’ordre pour mettre de l’argent de côté… Te voilà donc en mesure de te libérer du service militaire. Voyons ! que comptes-tu faire après le tirage ?

— Mais faire un petit tour en Suisse et dans le nord de l’Italie, pour tâcher de retrouver mon village natal ; vous savez, mon parrain, que c’est mon idée fixe. Je voudrais pouvoir porter le nom que mes parents m’ont laissé. Ensuite, je retournerai à Paris, où mon patron est assez bon pour me faire une situation inespérée à mon âge.

— Bon ! Mais de quoi je me plains, c’est que tous ces beaux projets t’éloignent d’ici. Écoute, mon filleul, et tâche de me comprendre, car les jeunes ne sont guère aptes à se plier aux idées des vieux : Voilà Paul dont l’intention est de voyager. Il veut aller en Océanie, en Sénégambie, que sais-je ? Il partirait pour la lune si l’on avait trouvé le moyen d’y parvenir. Voici Alice qui se mariera un jour ou l’autre. Le docteur Thonnins, chaque fois qu’il vient, me compte sur ses doigts les beaux partis qu’il veut lui présenter. Je resterai donc seul ici avec Philibert et sa famille. Nous allons être bien tristes tous les trois. Eh bien ! cela me fâche qu’un bon garçon de filleul, qui pourrait désennuyer mes vieux jours, s’en aille au loin sans songer que, sur trois enfants, je mérite peut-être qu’il m’en reste un… Attends, ne m’interromps pas… laisse-moi parler. Tu penses en toi-même sans doute que les vieux sont des égoïstes et que je veux sacrifier ton avenir au contentement de mes dernières années ? Point du tout. Je ne te parle pas de venir demeurer aux Ravières, d’en partir le matin à ma place, un râteau sur l’épaule, pour aller surveiller mes journaliers, et revenir le soir t’ennuyer près de nous. Mais tu pourrais monter près d’ici, à Tournus, par exemple, un atelier de mécanique… une usine, comment appelles-tu cela ? Je te prêterais les fonds nécessaires ; tu es mon filleul, mon devoir est de t’aider. Je te trouverais (tiens ! elle est trouvée d’avance, à Montbellet) une jolie et aimable femme qui t’apporterait de l’argent comptant, qui égayerait ta maison et te donnerait des enfants dont je me croirais quasiment le grand-père… Tu as l’air tout embarrassé… Je n’attends pas une réponse de toi aujourd’hui, mon garçon. Réfléchis à ce que je te propose. Prends ton temps, c’est assez sérieux pour cela. »

Vittorio amena le numéro sept. Jean-Louis, le fils du sabotier Jean Lizet, tira le numéro huit. Ce fut d’une émotion bien différente que ces deux jeunes gens subirent leur malechance commune : Vittorio sourit en dépliant son billet ; Jean-Louis devint tout pâle après avoir regardé le sien. Il n’y a pas de bonheur pour les pauvres gens, dit-il à Vittorio. Tu es venu nous voir dès ton retour à Uchizy ; tu n’es pas de ceux qui oublient leurs anciens amis, toi. Tu as vu comme le père est perclus de douleurs, son travail n’est plus de grand profit ; moi seul soutenais la maison et nourrissais la chère marmaille, et il va falloir que je prête mes bras au gouvernement quand ils feront tant faute aux gens de chez nous. Tiens ! le sort n’est pas juste !

— N’accuse donc pas le sort, lui répondit Vittorio en souriant ; c’est au moment où l’on se croit le plus malheureux qu’on est aidé et consolé. J’en suis un bon exemple. J’espère que le chagrin que tu as ne t’empêchera pas de danser après-demain aux noces de ta sœur. Je ne t’ai pas fait mon compliment de ce mariage. Je suis content qu’elle épouse le Bénicheux, qui est un brave et bon garçon.

— Ah ! il est heureux, lui ! d’être un peu boiteux, s’écria Jean-Louis, en regardant de travers ses deux pieds qui battaient rageusement la place du Château. Ne crois pas, Vittorio, que je sois lâche, et que je regrette de servir mon pays ; mais c’est si cruel de laisser derrière moi, aux Effossés, tout ce jeune monde pas élevé à la charge d’un père quasi infirme.

— Bah ! bah ! cela s’arrangera », dit légèrement Vittorio, qui souriait toujours, et qui quitta la troupe des conscrits pour retourner tranquillement aux Ravières.

Jean-Louis resta un peu étonné de voir son ancien ami traiter si lestement une situation qui lui déchirait le cœur, à lui. Comme c’était un bon garçon sans rancune, il n’eut aucune amertume contre Vittorio, et il alla rejoindre la troupe des conscrits, accrue d’une foule de jeunes gens qu’un an ou deux séparaient encore du tirage au sort, mais qui ne cherchaient qu’à en fêter la cérémonie dans les cabarets. De ce nombre était Pétrus Courot, qui, après avoir passé cinq ans dans une petite pension de Pont-de-Vaux, sans y parvenir à débrouiller même les mystères de l’orthographe, était revenu au Pilori, où il commençait à désoler son père par ses frasques et ses folles dépenses. Il rejoignit les conscrits juste au moment où Vittorio se séparait d’eux.

« Fait-il le fier, cet enfant trouvé ! dit-il, depuis qu’il a rapporté de Paris ses airs pédants ! Il a beau se sangler dans un bel habit, il n’en est pas moins arrivé la première fois à Uchizy avec un étameur de casseroles.

— Tiens ! fit Jean-Louis, si cet étameur ne nous avait pas repêchés, toi et moi, dans la Saône, tu ne serais pas là à cette heure pour parler mal de son fils. Et, si Vittorio pouvait t’entendre, tu baisserais de ton ; il est quatre pouces plus haut que toi, et il a bon courage et bonne conscience par-dessus le marché. Mais tu as la prudence des roquets. Tu aboies de loin, et c’est heureux pour toi.

— On verra si je n’ose pas lui dire son fait à lui-même, » s’écria Pétrus, vexé de l’hilarité générale qui avait suivi cette riposte. Puis, pour la première fois de sa vie, Pétrus pensa que la coutume chizerote qui fait se tutoyer les gens de même génération, quelque différence de fortune qui existe entre eux, est une fort sotte coutume.

Il fit bien voir, d’ailleurs, qu’il ne craignait pas de dire son fait à Vittorio, et qu’il s’entendait même fort bien en méchancetés impossibles à réprimer.

À Uchizy, comme dans toutes les villes où l’on apprécie le prix du temps, c’est l’hiver, la saison du repos, qui est l’époque des mariages. Or, deux jours après le tirage au sort, le père Billot mariait son fils le Bénicheux, qu’on savait d’avance dispensé du service militaire, vu qu’il boitait légèrement. Cette infirmité, assez fréquente à Uchizy, n’empêchait pas d’ailleurs le Bénicheux d’être un fin laboureur ; sauf un peu plus de fatigue dans la jambe droite que dans la gauche, il se tirait de ses journées de travail rustique aussi gaillardement que personne.

À eux deux, les fiancés avaient trente-sept ans, et pour toute fortune leurs bras, car le Bénicheux épousait la fille de Jean le sabotier, avec laquelle il était en amitié depuis le catéchisme. Le père Billot avait bien commencé par dire que les filles d’artisans n’ont pas l’outil aussi aisé en main pour travailler à la terre que les filles de cultivateurs ; mais la Jeanne-Marie avait prouvé qu’à défaut d’habileté, elle ne manquait pas de courage. Le père Billot avait donc cédé, désireux d’ailleurs qu’une ménagère vint tenir aux Ravières la maison nette et claire, comme l’avait su faire sa femme, morte l’année précédente.

Selon l’habitude en pareil cas, la Jeanne-Marie et le Bénicheux allaient être gagés à l’année chez le père de celui-ci, qu’on soupçonnait de placer ses économies chez son maître, vu qu’il n’achetait point de terre et ne parlait jamais de ses profits.

C’était là un joli mariage pour la fille du sabotier ; mais, en l’état de gêne et de tristesse où était la maison de son père, les noces n’eussent pas été brillantes, si le maître des Ravières n’avait fait aux deux familles la faveur de s’en charger. Comme Alice avait désiré être demoiselle d’honneur, afin de faire un beau cadeau au jeune ménage, il avait été convenu qu’on lui donnerait son frère pour chevalier. Cela pour éviter qu’elle endurât pendant toute la fête la compagnie d’un jeune homme peu en rapport avec elle par son éducation et son langage, car, à Uchizy, les gens invités à une noce vont par couples, liés si intimement par l’usage qu’ils ne doivent pas se séparer pour danser avec d’autres, sauf le cas d’un consentement mutuel. Encore doit-il être donné à de rares intervalles ; dans le cas contraire, un chevalier serait taxé d’impolitesse envers sa chevalière, et celle-ci de dédain à l’égard de son chevalier.

Vittorio se trouvant à Uchizy tout à point pour ces noces, Paul se fit un plaisir de céder à son ami un droit que celui-ci n’aurait certes pas osé réclamer. Il prit lui-même pour chevalière la sœur cadette de la mariée, une brunette de quinze ans, mutine, espiègle, dansant mieux que pas une, ce qui n’est pas un petit éloge à Uchizy.

On y est, en effet, si passionné pour la danse, que ce serait faire insulte à la jeunesse non invitée à une noce que d’en donner le bal dans une maison particulière, au lieu de le célébrer dans la salle publique, où les danses de chaque dimanche font tournoyer leurs quadrilles et leurs valses sous les yeux des grands-parents.

La noce du Bénicheux fut joyeuse, et pour nul autre autant que pour Alice et Vittorio, qui, après le premier embarras d’une intimité forcée, perdirent leur timidité mutuelle. Ils ne pouvaient guère causer ensemble dans cette foule du bal, accrue de toute la jeunesse du pays, au milieu de ces groupes dansant et tournoyant coude à coude ; mais un regard, un sourire, une pression de mains leur prouvaient qu’ils s’entendaient et s’aimaient mieux que jamais.

Dans l’intervalle de deux danses, les invités à la noce montèrent l’escalier intérieur qui relie la salle du bal au café, afin d’y aller prendre des sirops et de la bière. Comme il ne se trouva point de place pour lui à la table où Alice s’assit près de son grand’père et des nouveaux mariés, Vittorio alla rejoindre l’oncle Philibert qui s’amusait, auprès de Paul, d’entendre la Jeannette Lizet racontant la chronique d’Uchizy. Il allait s’asseoir auprès d’eux, lorsque Pétrus Courot, harnaché en don Juan de village, l’œil insolent, la bouche moqueuse, vint lui demander la permission de danser un quadrille avec sa checalière.

Prévoyant la possibilité de ce cas, Alice avait prié Vittorio de lui en épargner le désagrément. Bien qu’un chevalier ne doive à personne d’explications ni d’excuses pour un refus à ce sujet, Vittorio voulut accommoder les choses de son mieux en les tournant en plaisanterie et il répondit à Pétrus :

« Depuis trois ans que je suis absent, tu as pu faire danser Alice à toutes les noces. Moi, je vais repartir si tôt, que je compte garder pour moi seul le droit de la faire danser ce soir. J’en demande pardon à ceux que cela prive. »

Pétrus ricana méchamment et repartit en regardant Vittorio entre les deux yeux :

« Pour que tu te retranches si bien sur tes droits, il faut que tu sois fiancé avec Alice. Le père Chardet est donc décidé à ce que sa petite-fille s’appelle madame Vittorio ? »

Vittorio devint blême. S’il ne se fût agi que de lui, il eût fait payer cher cette insulte à Pétrus Courot ; mais il ne voulut pas se lancer dans une querelle qui aurait été, dès le soir même, la fable d’Uchizy. Tremblant de l’effort fait sur lui-même pour se contenir, il haussa les épaules, tourna le dos à l’insolent et s’assit auprès de Paul et de Jeannette, qui jasaient comme un couple de pies nouvellement dénichées.

« Paul, dit-il tout bas à son ami, veux-tu me rendre un service ? Changeons de chevalière pour tout le reste de la soirée. »

Paul se récria. La petite Jeannette le faisait rire aux éclats par son babil, car elle était à cet âge où la jeune fille n’a encore ni les grâces ni la retenue de la femme. C’était un être tout pétillant de drôlerie, une petite sauterelle brune, unique dans le bal pour sa laideur éveillée, la prestesse de ses entrechats et de son esprit. Elle était occupée, suivant son expression, « à prouver au jeune monsieur que les Chizerotes ne sont point sottes, dà ! » Et Paul s’amusait trop de sa verve pour renoncer facilement au plaisir de sa soirée.

« Comment, dit-il à Vittorio, la compagnie d’Alice t’ennuie déjà ! Ce n’est pas aimable de ta part.

— Paul, dit l’oncle Philibert, je te prie de faire ce que ton ami te demande. »

Cette intervention fut si gravement exprimée que Paul alla rejoindre sa sœur. Vittorio, devinant que l’oncle Philibert avait tout entendu, voulut lui parler de cet incident désagréable et lui expliquer sa conduite ; mais il ne sut comment exprimer sa pensée. Après avoir balbutié quelques syllabes inintelligibles, il en fut réduit à se taire.

La Jeannette Lizet trouva qu’on ne gagne pas toujours aux échanges ; Vittorio demeura préoccupé à ses côtés pendant le reste de la soirée. Dès le lendemain, elle publiait partout la grand fierté de ce Vittorio, qui avait été trop heureux autrefois de partager avec elle ses tartines de beurre fondu ; mais elle dut bientôt faire amende honorable, une nouvelle étonnante s’étant répandue le lendemain dans le pays. Vittorio partait soldat, et ce n’était pas faute d’argent, car il avait payé un homme au fils du sabotier, qui avait donc tous les bonheurs, ayant dans la même semaine marié sa heureux fille aînée et conservé son fils, le soutien de sa nombreuse famille.

« Ah ! il ne compte pas serré, ce garçon ! s’écria Claude Chardet, quand l’oncle Philibert vint lui annoncer cette nouvelle au logis vieux. Tu me diras qu’il paye de cette façon l’hospitalité que le sabotier lui a donnée quand il se croyait rejeté sur les chemins… Oui, on ne peut pas dire qu’il manque d’âme, mon filleul ! Voilà qui va bien, c’est à mon tour maintenant ; je vas lui acheter un homme à lui aussi.

— Non, mon père, n’en faites rien, répondit Philibert ; Vittorio est décidé pour l’état militaire, et je crois comprendre quel motif délicat l’empêche d’accepter l’offre que vous lui faisiez de se rapprocher de nous. »

Et il lui raconta la scène du bal, en lui rappelant que Vittorio et Alice s’aimaient dès l’enfance, et que le jeune homme agissait selon son devoir en s’éloignant tant qu’elle ne serait pas mariée, afin de ne pas se préparer des regrets en demeurant près d’elle.

« Il aurait certes accepté votre générosité, ajouta maître Philibert, s’il avait eu de bonnes raisons à vous donner pour rester à Paris malgré vos prières. Et puis, il faut que je vous le dise, Vittorio attache une superstition délicate à partir pour l’armée à la place de Jean-Louis. Il lui semble mieux payer sa dette ainsi au sabotier.

— N’importe, j’ai le cœur gros, disait le maître des Ravières, gros et lourd comme une pierre. Voir partir ce garçon que j’espérais garder !… Enfin, on ne peut pas le détourner de cette idée, s’il croit qu’il y va de son devoir. D’ailleurs, il se fera remarquer à l’armée comme partout, et, si jamais il revenait officier, il pourrait bien rester simplement Vittorio toute sa vie, que… ma foi ! s’il ne tient qu’à moi… Mais chut ! avec les enfants. Ces jeunes cervelles partent trop vite. Imitons la prudence de mon filleul, nous qui sommes les vieux, »

Ce fut donc ainsi que Vittorio s’engagea dans l’artillerie, qu’il choisit comme étant l’arme dans laquelle ses connaissances mathématiques pouvaient davantage le servir. Il partit, au grand désespoir de Paul, qui ne comprenait rien à la conduite de son ami, dont, pour la première fois, il n’eut pas ses confidences.