CHAPITRE XX

GAIS PROPOS ET PROPOS SÉRIEUX AUX VEILLÉES DANS L’ÉTABLE. LA MÉDAILLE D’OR DU COMICE. — VITTORIO PREND UN PARTI.


L’hiver resserra les liens de la petite colonie. Ne pouvant courir la campagne par la neige ou la pluie, Claude Chardet fréquentait la salle d’étude et en sortait, disait-il à sa belle-fille, la tête grosse comme un boisseau quand le maître et les élèves avaient parlé de choses hors de sa portée. Cependant il faisait son profit des leçons d’histoire, de géographie et même de physique, et lorsque, ensuite, il se trouvait seul avec son fils, il lui disait parfois :

« N’est-ce pas singulier qu’un père aille se mettre à l’école chez son fils ? Je ne fais semblant de rien ; mais, quand Alice t’interrompt pour te faire répéter quelque chose qu’elle n’a pas compris, j’en suis aise pour ma part. N’était le respect que je veux conserver aux enfants pour mes cheveux blancs, je lèverais volontiers la main pour te prier de débrouiller ce qui est entortillé pour moi dans tes démonstrations. »

Le soir, l’on veillait dans la grand’salle ; mais, lorsqu’Alice faisait de la musique et que Claude Chardet sommeillait au coin du feu, Paul s’échappait souvent pour aller assister aux veillées dans l’étable qui réunissaient, sous la présidence du père Billot, le maître valet, les serviteurs du domaine et les voisins des Ravières. C’étaient tous de bonnes gens. Ils apportaient, selon l’usage, leur ouvrage, leur lampe et leur escabeau. Les hommes teillaient du chanvre, égrenaient du maïs ou épluchaient les haricots de leur coque séchée ; les femmes filaient, cousaient ou tricotaient. Les jeunes gens assis auprès de leurs promises s’amusaient à leur voler leurs pelotons de fil, leurs ciseaux ou leurs dés.

Les étables des Ravières étaient spacieuses, ayant été réparées selon les indications de maître Philibert. Les loges des bestiaux étaient en pente douce, et bœufs et vaches étaient assez nombreux pour entretenir une chaleur plus agréable que celle d’un calorifère. Il restait assez d’espace, de l’autre côté du ruisselet empierré par lequel s’écoulaient les eaux, pour qu’une vingtaine de personnes prissent place au-dessous des jougs appendus aux murailles. Les lampes étaient posées sur un billot ou sur l’embrasure des fenêtres basses, et tout aussitôt les fuseaux tournaient, les aiguilles mordaient dans l’étoffe, et langues de jaser à l’envi.

C’étaient justement ces contes d’hiver qui attiraient Paul dans l’étable où sa présence n’interrompait jamais les récits, car il n’y a pas de villageois moins timides que les Chizerots. Se sentant l’esprit alerte, l’imagination vive, ils se laissent peu déconcerter, et, selon leur expression, ni évêque ni roi ne leur couperait la parole au ras des lèvres.

Un soir donc que Paul, suivi par Vittorio, était allé rejoindre les veilleurs de l’étable, ils s’amusèrent tous les deux d’y entendre, pour la première fois de l’hiver, la causerie mise sur le fantastique créé par l’imagination campagnarde.

C’était une femme presque centenaire qui tenait le dé de la conversation, tout en tirant de sa quenouille chargée

XX
Une vieille femme avec un fuseaux. Une bougie sur une table devant.
Une vieille femme avec un fuseaux. Une bougie sur une table devant.
c’était une femme presque centenaire.


d’étoupes un fil gros comme une petite ficelle qu’elle tournait dans ses doigts tremblants ; mais, pour être cassée par l’âge, la mère Libette n’en avait pas moins l’élocution libre. Elle conta, de ce vieux style chizerot, dont la naïveté commence à se perdre au contact du français, la chasse que mène le chéti veneur à travers les nuées par les nuits de grand vent. Elle parla du feu follet qui hante le bief Mallet dans les soirées d’automne, et elle redit la légende du loup-garou qui rôde autour de la chapelle en ruine de Saint-Humitié pour y voler la pierre trouée dont le contact guérit la surdité, mais qui en est empêché par l’apparition du saint au moment où il pose ses pieds sur le perron brûlant de la chapelle.

Ces histoires n’amenèrent sur les lèvres des veilleurs que le sourire que fait éclore un conte joliment raconté ; aussi l’aïeule retrouva sa verve pour stigmatiser l’incrédulité du temps présent.

Autrefois, dit-elle, nous tremblions quand nos mères nous contaient ces histoires ; moi en sortant de l’étable, je jetais ma cape jusque sur mes yeux pour ne pas voir le follet ni le corps sans ombre qui marche au clair de lune devant les passants attardés. Maintenant on rit de tout cela ; les jeunesses lèvent le nez contre tout, et elles se moquent des gens d’âge.

— Quand j’aurai rencontré un fantôme, dit une rieuse jeune fille, soyez sûre que je croirai aux vôtres, mère Libette. En attendant, personne ne se rit de vous ; vous avez beaucoup d’esprit, et vos histoires sont bien drôles.

— En voici une qui les vaut, dit un teilleur de chanvre ; mais elle est d’un autre tonneau ; de plus, elle m’est arrivée à moi-même.

— Y a-t-il un revenant ? demandèrent plusieurs voix.

— Non ; il n’y a qu’un Bressan, et ce n’est pas la même chose. Les revenants, s’il en existe, sont des gens très malins, puisque leur seule occupation est de tourmenter le monde, et les Bressans, en fait de malice, vous savez ?… » Tout le monde éclata de rire dès ce début ; les Chizerots, de toute antiquité, assaillent de brocards moqueurs les Bressans, leurs voisins de l’autre bord de la Saône. Toute sottise dite ou faite est mise, à Uchizy, sur le compte d’un Bressan. Les Chizerots accusent leurs voisins d’être lourds d’esprit, gauches, faciles à abuser. Il est juste d’ajouter que, si l’on demandait aux Bressans l’apologie des Chizerots, ils la feraient en termes aussi peu louangeurs, bien que différents ; ils déclareraient leurs riverains trop délurés d’esprit, moqueurs à emporter la pièce, retors comme des procureurs, vifs et légers comme des pétards.

Ces aménités de voisinage ne tirent pas à conséquence et n’empêchent pas les bons rapports d’individus à individus. Tel Chizerot, qui accompagne toujours le nom de Bressan d’un lardon, a des amis en Bresse, auxquels il prêterait au besoin l’aide de ses bons offices, de ses bras et jusqu’à sa bourse.

« C’est donc un Bressan, dit le teilleur de chanvre, que j’ai rencontré à la dernière foire de Pont-de-Vaux. Il est de par là… de l’autre côté d’Arbigny, maire de sa commune… Bon ! je ne veux vous nommer ni la commune ni l’homme ! Vous n’auriez qu’à dire à mon Bressan, si vous le rencontriez, que je me suis gaussé de lui. Ça lui ferait de la peine, et je ne voudrais pas le fâcher, car il est bonhomme. Donc, je l’appellerai José.

— Cette finesse, dit une femme. Sait-on pas que tous les Bressans s’appellent José, et les Bressanes Josette ?

— Mon José, pour arroser sa nouvelle écharpe de maire, m’a donc payé à diner sur la place, en face de la statue du général Joubert, vous savez ? Un fin déjeuner, oui, et j’y ai bu à sa santé. Grand bien en fasse aux affaires de la commune. Et le voilà qui se met à me conter ce qui lui est arrivé depuis qu’il est dans les honneurs :

« J’ai été tirer ma révérence à M. le préfet. C’est un homme, tu ne le croirais pas, Chizerot ! un homme aussi plaisant que toi et moi. Il m’a reçu dans une belle salle toute dorée, et, en voyant que je n’osais pas m’y asseoir sur les fauteuils qui sont tout habillés en soie, il m’a dit : « Monsieur mon ami, il faut vous asseoir ; faites comme chez vous. » Ensuite il s’est posé droit devant moi, et il m’a dit des choses si belles que je pensais entendre un prône de notre curé. Je suais dans le dos pour savoir quoi lui répondre, et, ma foi, je disais oui chaque fois qu’il s’arrêtait pour reprendre son souffle. »

Alors, moi, j’ai dit à mon José bien sérieusement : « Comment ! est-ce que M. le préfet ne t’a pas offert de te rafraîchir ? Ça se fait dans le grand monde. »

— Ah ! ah ! fit le chœur des veilleurs.

— Et voilà mon José tout interdit, continua le teilleur de chanvre ; mais il ne voulait pas que je pusse croire que le préfet n’avait pas tout à fait bien reçu Monsieur mon ami. Il a pensé un bout de temps, et il m’a répondu :

« – Oh ! que si, dà, je n’ai point à me plaindre de sa politesse ; il a fait venir de la bière, mais de la bière comme tu n’en as jamais bu, Chizerot ! de la bière comme tu n’en boiras jamais… elle avait au moins vingt ans de cruche ! »

L’étable retentit de tels éclats de rire que les bœufs tournèrent leurs têtes placides, s’associant par des bâillements sonores au bruit qui interrompait leur repos.

« C’est inventé, c’est inventé ! cria-t-on de toutes parts. Il n’y a pas de Bressan assez sot pour ignorer que la bière se gâte vite.

— Si vous ne croyez pas mon histoire, allez-y voir, répondit le teilleur de chanvre. D’ailleurs, est-ce qu’on a besoin d’inventer sur le compte des Bressans ? Sait-on pas bien le dicton : Il faut de tout pour faire un monde. Les Bressans étaient donc nécessaires, puisqu’ils existent.

— Ils ont toujours été utiles à nous faire rire ce soir », s’écria Paul.

Une voix s’éleva tout à coup de la partie peu éclairée qui avoisinait la grande porte :

« De l’autre côté de la Saône, mes amis, on doit veiller dans les étables bressanes. Si par hasard on y fait des contes sur la malice des Chizerots, ils sont peut-être plus justifiés que ceux qui vous amusent en raillant la simplicité de vos voisins. Et, puisque vous aimez les dictons, en voici un autre qui ne fut jamais appliqué : Chaque pays fournit son monde. Ce qui revient à dire que partout l’on trouve des sots, des gens d’esprit, et que partout, heureusement, l’on rencontre des gens de cœur. »

C’était l’oncle Philibert, qui avait suivi ses deux élèves pour se rendre compte de l’attrait qui les entraînait aux veillées de l’étable. Il savait bien qu’ils n’y pouvaient rien entendre de nuisible ; mais, par principe, il n’aimait pas qu’on se dissipât dans des entretiens oiseux, et il s’était dit que sa présence seule modifierait ce que pouvaient avoir de trop vulgaire ces propos de village. En effet, la voix populaire approuva le jeune maître des Ravières lorsque, après ces considérations générales, il rappela les bons rapports qu’avaient les gens de la commune avec les Bressans, et lorsque, remontant vers le passé, il leur fit en quelques phrases l’histoire d’Uchizy, que pas un, à coup sûr, ne connaissait.

Il avait à peine fini que vingt voix s’élevèrent dans l’étable pour lui dire :

« Encore, notre monsieur, encore ! c’est meilleur à savoir que des balivernes pour rire ou des histoires de l’autre monde. Que c’est donc beau de n’ignorer de rien !

— Que voulez-vous que je vous conte ?

— Tout ce que vous voudrez, notre maître, sur notre pays, sur l’histoire du temps passé, sur les anciennes guerres, enfin tout ce qu’apprennent ces jeunes messieurs et qui les fait savants, répondit le teilleur de chanvre tout le premier. Il nous restera toujours un peu dans nos têtes, si dures qu’elles soient, de ce qui nous entrera par les oreilles.

— Très volontiers, » répondit Philibert Chardet, qui fut ainsi conduit à faire chaque soir une sorte de conférence aux veilleurs. Il s’adjoignit ses deux élèves comme collaborateurs, et la nécessité de parler tour à tour à ces braves gens élucida dans la tête de Paul et de Vittorio les connaissances qu’ils acquéraient, en même temps que ces veillées furent profitables à l’instruction, au plaisir des voisins du domaine.

Ce fut au printemps suivant et à l’occasion du comice agricole de Tournus que Vittorio sentit bien déterminée sa vocation pour la mécanique. Il avait demandé d’y être le gardien du pressoir de l’oncle Philibert, et des autres instruments agricoles qu’il y avait exposés. Le Bénicheux, qui grandissait, en profitant par échappées des leçons du maître des Ravières, y gardait pour sa part les trois belles vaches de race charolaise que Claude Chardet envoyait au concours, et le lot de coqs et poules bressanes et de pigeons paons et romains qui provenaient de la basse-cour modèle de tante Catherine.

Tous ces produits furent primés, au grand honneur du domaine. De plus, les instruments aratoires de l’oncle Philibert lui valurent une médaille d’or et un traité profitable avec l’ingénieur-mécanicien de Paris, qui se chargeait de vulgariser ces inventions et d’en tirer parti.

Pendant que Vittorio remplissait son office de gardien, il n’était guère astreint à demeurer auprès de ses instruments aratoires ; tout le personnel des Ravières était à Tournus, et, jusqu’aux moindres serviteurs, chacun se faisait une fête d’écouter les louanges données par les vignerons à ces modèles nouveaux.

Il eut donc la liberté de se promener tout le long du cours où les parcs avaient été aménagés et étaient suivis d’une collection de machines propres à l’agriculture. La plupart d’entre elles étaient mues, à l’aide des transmissions, par une énorme machine à vapeur, soufflant, criant parfois comme une locomotive gigantesque, lorsque le chauffeur, levant la soupape, livrait passage à un flot de fumée qui montait en panaches gris, déchirés, cardés par l’armature à peine feuillée des arbres.

Ce fut devant cette machine que Vittorio tomba en admiration. Il examina les tours rapides de la grande roue, le balancement du régulateur ; il regarda flamboyer la bouche du foyer dans laquelle le chauffeur lançait des pelletées de charbon de terre vite dévorées. Puis, il se rejeta en arrière, et un coup d’œil d’ensemble lui permit d’apercevoir la transmission, de ses longues bandes de cuir tendues, faisant mouvoir les batteuses, les moissonneuses, les faucheuses et tous ces engins nouvellement inventés pour épargner dans les campagnes la fatigue des bras humains, faisant en une heure le travail de vingt journées de cultivateurs.

« Il n’y aurait plus d’hommes-machines, se dit Vittorio, le jour où les machines feraient le rude ouvrage qui ôte le temps de penser. Quel bel état que celui qui combine, sous l’action de la vapeur, les mécanismes propres à économiser le temps de l’homme ! Que ce doit être curieux de savoir comment jouent tous ces ressorts d’acier qui ne se lassent jamais, et que c’est beau de commander ainsi aux forces aveugles de la matière ! »

Le jeune garçon revint auprès du moteur qui donnait le branle du mouvement à toute cette série d’engins. Il se prit à le regarder avec une curiosité si soutenue que le chauffeur s’amusa à lui démontrer le mécanisme de sa machine à vapeur.

Vittorio savait assez de physique pour comprendre le principe du mouvement imprimé à ce vaste appareil par la tension de la vapeur d’eau ; mais les noms des diverses parties de la machine lui étaient inconnus, et il n’en saisit pas les rapports respectifs du premier coup. Néanmoins, l’impression qu’il reçut ce jour-là fut si profonde que, peu de temps après le comice, il pria l’oncle Philibert de rappeler au docteur Thonnins la recommandation qu’il avait promise pour lui auprès de l’ingénieur de Paris.

« Il est bien temps, lui dit-il, que je me mette à travailler ; je manierai les métaux dans cette usine jusqu’au moment où je suivrai les cours de l’École centrale, puisque ce monsieur me permettra de rester chez lui en les suivant. Il faut bien que je me rende un peu utile chez lui d’abord, afin qu’il me supporte quand je ne lui serai, pour ainsi dire, qu’une charge. »

Tante Catherine était fort opposée à ce projet, Alice assurait qu’elle ne souffrirait pas que Vittorio prit un métier aussi noir et aussi sale. Mais Claude Chardet approuva son filleul, et, peu de temps après, les Ravières, autrefois si animées par ce gai trio d’enfants, ne gardèrent plus qu’Alice. Vittorio partit pour Paris, où il devait passer plusieurs années, et Paul alla compléter son éducation au lycée de Lyon.