CHAPITRE XIX

LE PARRAIN TIRE AU SORT. PROJETS D’AVENIR. — LES SCRUPULES DE CLAUDE CHARDET.


Claude Chardet et son fils se disputaient, en effet, l’honneur, la charge de ce parrainage inattendu. Comme ils ne pouvaient s’entendre, aucun d’eux ne voulant céder à l’autre les droits qu’il se croyait à cette parenté morale qu’établit un tel lien, et Philibert, malgré son respect pour son père, maintenant ses prétentions, le maître des Ravières dit à Vittorio :

« Mais, puisque le futur filleul est en âge de faire un choix, qu’il parle donc un peu à son tour ; le moyen de contenter tout le monde, c’est de s’en rapporter à lui. »

Vittorio fut très embarrassé ; s’il n’eût consulté que ses sympathies, il eût désigné l’oncle Philibert ; mais il avait peur de se montrer ingrat envers le maître des Ravières. Il se tenait donc muet entre eux deux, car cette scène se passait dans la salle d’étude, lorsqu’Alice vint au secours de son ami en disant :

« Eh bien ! puisqu’un choix est si difficile, il faut tirer au sort qui sera parrain ; je connais une manière plus jolie que la courte paille. J’ai souvent joué ce jeu-là avec Paul, pour des choses pas si sérieuses. On prend un livre, d’abord, bon ! Ensuite, il y a vingt-cinq lettres dans l’alphabet, n’est-ce pas ? On ôte la dernière, le z, qui ferait un partage impair. On a donc vingt-quatre lettres. On donne les douze premières à l’un de ceux qui se disputent quelque chose, on laisse les douze dernières à l’autre. On ferme les yeux, on ouvre le livre, on pique au hasard son crayon sur une lettre, et celui à qui elle appartient a gagné. C’est bien simple. »

Amusé par le gentil babil de sa petite-fille, Claude Chardet annonça qu’il se soumettait à ces conditions hasardeuses. Alice alla prendre dans la bibliothèque le premier livre qui lui tomba sous la main. C’était la Bible appartenant à Vittorio et que l’oncle Philibert avait demandée pour la lire.

Le livre s’ouvrit de lui-même au frontispice jauni, et le plat de la reliure retomba lourdement sur la table.

« Tiens ! dit Paul à son ami, la robe de ton livre n’est pas seulement cousue, mais collée sur la reliure. On dirait qu’il y a plusieurs étoffes l’une sur l’autre.

— Oui, dit Vittorio, mais n’essaye pas de les décoller. Mon père Sauviac m’a recommandé de respecter ce livre et de ne point lui enlever sa couverture d’étoffe qui a été cousue et collée par ma pauvre mère. C’est le seul souvenir que j’ai de mes parents.

— Mais je voudrais voir la reliure qui est peut-être jolie, dit Paul.

— Non, je ne l’ai jamais regardée, moi ; je ne voulais pas désobéir à mon père pour un aussi petit motif de curiosité. D’ailleurs, tu la vois un peu en tête du dos. Le livre est relié tout simplement en basane marbrée, et c’est parce que le dos était cassé que ma pauvre mère a solidement cousu dessus cette robe de velours et de toile, car il y a de la toile dessous, on le sent bien.

— Et de la toile très raide, dit l’oncle Philibert. On reliait solidement dans ce temps-là. Les plats de ce livre ont un centimètre d’épaisseur.

— Vous vous amusez à des bagatelles, s’écria Alice en s’emparant de la Bible, et vous ne pensez plus à ce que nous avons à faire. Grand-père, prends-tu les douze premières ou les douze dernières de l’alphabet ?

— Les dernières, dit Claude Chardet, parce qu’il est dit justement dans ce livre : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers.

— Oh ! ne t’y fie pas, grand-père ! » répondit Alice en bandant les yeux de Vittorio avec son mouchoir.

Puis elle ouvrit le livre par le milieu, à une page qui se trouva appartenir aux Psaumes de David ; Vittorio, tâtonnant de son doigt armé d’un crayon, piqua d’un trait léger la première lettre du verset suivant, qu’Alice lut tout haut :

« Votre esprit de bonté me conduira vers le sentier le plus droit, et pour la gloire de votre nom, Seigneur, vous me ferez vivre dans la justice. »

— Mon filleul, dit Claude Chardet à Vittorio en l’embrassant, voilà un verset de bon augure pour ton avenir. J’espère bien que tu vivras dans la justice, et je tâcherai de te montrer toujours le chemin le plus droit… Console-toi, Philibert, je donnerai ton nom à Vittorio, il le joindra à celui qu’il porte déjà, et ta femme Catherine sera ma commère. »

Le maître des Ravières était enchanté à plus d’un titre de cette faveur du sort, sa réelle affection pour Vittorio mise à part. Les devoirs du parrainage sont très étroits à Uchizy ; ils y ont gardé l’ancienne acception chrétienne d’une seconde paternité. On va demander à son parrain comme à son père des conseils pour le choix d’un état, pour son mariage, et il n’y a pas d’exemple qu’un parrain riche ait négligé dans son testament d’assigner des legs à ses filleuls, parfois nombreux. Or, Claude Chardet avait craint que l’affection de Philibert pour son élève portât son fils à exagérer ce legs, au détriment de l’héritage dû à ses neveux.

Ces calculs peuvent être taxés de petitesse ; mais il ne faut pas oublier que c’est grâce à cette prudence méticuleuse que se constituent les fortunes territoriales des cultivateurs aisés. Certes, Claude Chardet entendait si peu esquiver ses devoirs de parrainage, il les acceptait même si largement que, avant la cérémonie, bien alla chez son notaire de Tournus ajouter à son testament un codicille par lequel il léguait la somme de 10,000 francs à son filleul Philibert Vittorio.

La constitution de l’état civil avait fait à l’enfant sans famille un nom de son ancien prénom, et toute cette affaire d’adoption et de parrainage tourna au grand honneur et même au profit de la famille Chardet, car, lorsque le docteur Thonnins vint chercher Alice et Paul à la fin d’octobre pour les ramener, l’un au collège, l’autre en pension à Lyon, ainsi qu’il avait été convenu, il n’eut pas de bon argument à opposer au désir qu’avaient les gens des Ravières de garder les deux enfants.

« Certes, dit-il, Paul n’aurait pas autant travaillé au lycée ; Alice en a appris plus qu’elle n’eût pu le faire en pension, et, puisque Mm Chardet est là pour lui montrer ces ouvrages de femme que la plus sérieuse éducation ne doit pas faire négliger dans l’instruction d’une jeune fille, j’avoue qu’il me serait impossible de faire aussi bien. Je ne craignais qu’une chose, c’est que Paul s’ennuyât sans ami de son âge. Puisqu’il en a trouvé un qui, par une chance rare, peut lui servir de modèle, je ne vois qu’un perfectionnement à donner à l’œuvre que vous menez si bien, mon cher monsieur Philibert, ce sera de ne pas séparer ces jeunes gens, lorsqu’ils devront vous quitter, d’ici à deux ou trois ans, pour

XIX
Deux adultes et deux enfants regardent un troisième enfant assis sur une chaise, les yeux bandés et tenant un livre dans les mains.
Deux adultes et deux enfants regardent un troisième enfant assis sur une chaise, les yeux bandés et tenant un livre dans les mains.
Alice banda les yeux de Vittorio


compléter leur instruction dans les hautes classes du lycée et subir leurs examens de baccalauréat. J’obtiendrai facilement une bourse pour un garçon aussi remarquable que l’est votre Vittorio. »

Paul souscrivit avec enthousiasme à ce projet, qu’avec plus de franchise que de civilité son grand-père trouva absurde.

« Vittorio n’a rien au monde, dit-il, et le travail de ses mains est seul capable de lui donner tout de suite le pain quotidien. Les carrières qu’on suit en sortant du collège exigent de la fortune et ne nourrissent leur homme qu’à trente ans. Mon filleul aurait donc tous les ans de grands mercis à ceux qui le soutiendraient. Je connais ce garçon, allez ! Ce pain d’aumône lui passerait par le gosier comme une poignée d’épingles. Il vaut mieux qu’il soit un ouvrier instruit ; pour savoir raisonner, il n’en sera que plus habile dans sa partie, et ses livres le détourneront du cabaret. Voyez s’il ne trouve pas que j’ai raison. Il rit en dessous, le sournois ! »

Vittorio dit alors que son parrain avait deviné sa pensée ; mais, lorsque le docteur lui demanda s’il ne se sentait aucune vocation, il répondit :

« Il n’y a pas encore d’état que je préfère. Cela viendra sans doute. Mais je ne regrette pas de ne pouvoir être avocat. — J’aurais honte de parler devant beaucoup de monde, — ni d’être médecin, car je ne puis voir souffrir. — Quand mon père Sauviac voulait m’apprendre à rebouter, je fermais les yeux dès le premier cri du malade. Je crois, monsieur le docteur, que je ne suis pas fait pour les carrières des gens riches. Ce qu’il me faut, mon parrain l’a très bien dit, c’est un métier qui permette à ma tête de penser aux cent choses qui l’occupent, et qui me donne mon indépendance.

— Oh ! il fera ce qu’il voudra, s’écria Paul. Je lui connais trente-deux métiers, à Vittorio !

— Tant que cela ? fit le docteur.

— Oui. Comptez un peu : sabotier, étameur, vannier…

— On n’y devient pas millionnaire, interrompit en riant le docteur Thonnins.

— Vous avez rompu le fil de ma série, mon oncle, continua Paul, je ne retrouve plus les vingt-neuf autres métiers de Vittorio. Mais il deviendra tout ce qu’il voudra être, parce qu’il a de la volonté. À son exemple, cette vertu commence à me venir ; mais j’ai un avantage sur lui, je sais ce que je veux être.

— Et quoi donc ? demandèrent en même temps ses deux oncles, car c’était la première fois que le jeune garçon avait une idée d’avenir.

— Moi ! répondit Paul avec un accent de ferme conviction, je serai académicien.

— Rien que cela ?

— Et pourquoi pas ? Tous les livres sur l’histoire naturelle sont faits par des académiciens. Mon oncle le sera avant moi, c’est sur ; mais je viendrai après, parce que je travaillerai avec lui, et je ferai aussi des ouvrages à moi tout seul. J’ai déjà écrit onze pages d’observations sur la Chrysis dorée (Chrysis ignita). »

Le docteur Thonnins reprit avec une gravité admirable :

« Ah ! vraiment ; est-ce que tu ne songes pas à me les offrir pour que je les porte à la Revue lyonnaise à laquelle je vais présenter un travail de ton oncle Philibert sur les insectes aquatiques ? »

Cette demande fit sentir à Paul le ridicule enfantin de sa prétention ; il éclata de rire, ce qui permit à tout le monde d’en faire autant, et il répondit au docteur :

« Vous vous moquez de moi. Je sais bien que je suis un petit bonhomme encore ignorant. Mais que je sois ou non académicien plus tard, je me vouerai aux sciences naturelles, pour le seul plaisir que je trouve à m’en occuper.

— Et toi, ma chère Alice, nous feras-tu aussi le de ton avenir ? demanda le docteur Thonnins à sa nièce, qui répondit avec un peu de malice et beaucoup de sensibilité :

— Oh ! mon programme est bien simple. Je broderai l’habit de Paul, car je sais que les académiciens sont brodés, et je resterai près de grand-père pendant que les garçons courront le monde. L’ouvrier et l’académicien viendront nous programme voir de temps en temps, j’espère. En leur absence, je parlerai d’eux aux gens des Ravières. »

Ce n’était pas sans peine que le docteur Thonnins avait obtenu de la modestie de l’oncle Philibert la communication des travaux scientifiques poursuivis par celui-ci dans le calme de sa vie campagnarde dont ils faisaient le charme. Il s’était, en effet, offert à lui ouvrir les voies de la publicité en l’introduisant à titre de collaborateur dans la Revue lyonnaise, une des meilleures publications provinciales, ensuite en le mettant en rapport avec un éditeur parisien dont la spécialité était justement les ouvrages d’histoire naturelle. Philibert Chardet avait hésité à accepter cette offre cordiale ; mais, sur les instances du docteur, qu’avaient émerveillé l’ingéniosité de vues, la patience d’observations des quelques fragments soumis à sa critique, il venait en effet de lui confier une étude complète sur les insectes aquatiques, lorsque Claude Chardet survint et prit part vivement à la causerie en déclarant tout net que jamais le nom des Chardet n’avait paru dans les gazettes et qu’il ne souffrirait pas qu’on l’y mit.

« Honneur tant que vous voudrez, dit-il au docteur, qui alléguait en vain la réputation que son fils acquerrait ainsi, c’est un honneur dont tous les Chardet se sont passés. La réputation qui leur convient, c’est d’être salués d’un coup de chapeau par tous les honnêtes gens à dix lieues à la ronde. Ils n’ont pas besoin de se mettre dans les livres où ils se feraient sans doute moquer d’eux plus loin que cela. Quelle figure y aurais-je, moi, dans un livre, dites voir un peu ?

— Mais une excellente, répondit le docteur, si vous y parliez de ce que vous savez, c’est-à-dire de l’agriculture.

— Ceux qui veulent l’apprendre n’ont qu’à peser la lourdeur d’un soc de charrue ; c’est comme cela que cette science vient et non pas autrement. Les grands liseurs ne font pas les grands travailleurs, monsieur Thonnins. Tant il y a que je trouve votre conseil mauvais. S’il fallait qu’on appelât mon fils « maniaque avec les bêtes », hors d’Uchizy, où on lui pardonne ses lubies à cause de son bon cœur…, je ne sais pas de quoi je serais capable. Je piétinerais sur leurs gazettes, je… non, je ne peux pas vous dire ce que je ferais, » s’écria le bonhomme hors de lui.

Le docteur Thonnins fut obligé de se livrer à une longue exposition de principes pour remettre dans un juste équilibre les idées faussées du maître des Ravières. Comme il le racontait plus tard en plaisantant, il dut improviser un discours entier et prendre son premier point presque avant le déluge, à l’instar de Petit-Jean, afin de démontrer au riche cultivateur la nécessité de la science et les bienfaits dont elle comble l’humanité.

Claude Chardet avait une instruction courte, peu d’imagination, mais un rare bon sens ; aussi suivit-il avec intérêt l’enchainement de cette idée, si bien que, à la fin de cette longue conférence, il tendit la main à son fils et lui dit en riant :

« Il parait que je t’ai fait du tort dans mon esprit, sur le mérite de tes écritures, comme pour ton pressoir qu’on vient voir de Tournus et de Mâcon. Il paraît que ces morceaux de bois que tu ajustes pour en faire des outils, et ces bêtes que tu regardes avec de grosses lunettes peuvent te valoir de l’honneur. Je ne demande pas mieux que de l’espérer. Si ces messieurs, dont l’état est de faire marcher le monde (comme dit le docteur), trouvent que tu as tant de mérite que cela, je l’irai crier du haut de mon belvédère aux quatre coins de la commune, afin que personne à Uchizy n’en ignore. »

Le docteur, qui ne savait ce que voulait dire cette allusion au pressoir construit par l’oncle Philibert, demanda une explication. On lui montra non seulement cet outil qui faisait désormais l’honneur des caves du domaine, mais encore les divers modèles dessinés, rêvés, cherchés par le patient novateur, et auxquels Vittorio travaillait sous ses ordres.

« Tout ceci ne vaut sans doute pas la peine d’être examiné, lui disait Philibert Chardet. Je suis si loin des centres industriels où l’on invente chaque jour de nouveaux engins que je me donne peut-être beaucoup de peine pour trouver ce qui a déjà été réalisé ailleurs ; mais ces recherches m’intéressent. Elles donnent, d’ailleurs, un aliment à l’activité de Vittorio, qui se porte volontiers du côté des inventions mécaniques.

— Tout ceci est au contraire si digne d’intérêt, répondit le docteur, que je veux en écrire à un mien ami, ingénieur distingué et mécanicien hors ligne, dont l’usine est en pleine prospérité à Paris. Peut-être vous achètera-t-il quelqu’une de vos idées.

— Quoi ! les idées valent de l’argent ! s’écria le maître des Ravières dont les yeux s’ouvrirent bien larges.

— Et, de plus, puisque Vittorio aime la mécanique, c’est à cet ingénieur que vous pourrez le confier plus tard.

— Eh ! quoi, répétait Claude Chardet, mon Philibert serait donc en train de passer grand homme ! Qui l’aurait jamais cru ! T’en serais-lu avisée, Catherine ?

— Certes, oui, répondit sa bru ; je ne dis pas comme vous qu’il sera un grand homme. Non, c’est trop avancer. Ne l’est pas qui veut, et même ce n’est pas l’ambition de Philibert ; il sera un homme utile, bienfaisant aux autres, s’il trouve moyen de diminuer la peine des travaux, d’augmenter le bien-être de la plupart, et c’est une gloire modeste qui a sa récompense dans le sentiment du devoir accompli.

— Oui, oui… tu l’as toujours défendu contre moi, ton mari, quand je ne comprenais goutte à ce qu’il faisait. Je veux bien croire les promesses du docteur ; mais, avant de se réjouir, il faut voir, il faut voir, Catherine. Rien n’arrive si droit dans ce monde qu’on voudrait s’en flatter. »