CHAPITRE XVIII

VENDANGES. — LA REVANCHE DE L’ONCLE PHILIBERT. — LA LETTRE DU CURÉ DE MOZAT.


Il n’est pas à Uchizy de bonnes fêtes sans danses, et le maître des Ravières suivait l’usage traditionnel des riches campagnards, qui est de payer un orchestre à leurs vendangeurs. Ces préparatifs de fête n’étaient pas en harmonie avec le deuil de Vittorio ; aussi, après avoir tenu sa rangée le premier jour dans la vigne de la Tarière, il alla demander à souper à Jean Lizet, afin de ne pas assister à ces réjouissances. Paul était assourdi par le tapage qui, dès avant qu’on se mît à table, avait retenti dans les cours, et il pria l’oncle Philibert de lui permettre d’accompagner son ami.

« Tu n’entendras pas les chansons des vendangeurs, lui dit son oncle. Tu ne les verras pas danser.

— C’est vrai ; mais, si vous vous souvenez d’avoir fait un sonnet sur un nid pour Alice, qui vous l’avait demandé, faites-en un, je vous prie, sur nos vendanges. Je l’apprendrai et je le réciterai un de ces soirs. »

L’oncle Philibert eut quelque mérite de ne pas oublier ce désir de son neveu ; en effet, la fin des vendanges fut signalée par un accident qui causa un émoi terrible et amena une péripétie bien inattendue. Un des vendangeurs, monté sans précaution dans la première cuve qu’on allait fouler, tomba demi-asphyxié sur les amas de raisins en fermentation. Maître Philibert s’élança pour le sauver, aidé de quelques braves gens, qui subirent, ainsi que lui, une asphyxie partielle. Tout en soignant ces cinq hommes, qu’on parvint heureusement à sauver tous, Claude Chardet en vint à penser de lui-même qu’une invention capable d’empêcher de tels malheurs méritait d’être essayée. Comme les charrettes chargées de la vendange de sa dernière vigne arrivaient encore dans la cour, il commanda donc qu’on allât verser le contenu dans la cuve du pressoir condamné jusque-là par lui à l’inutilité.

Trois jours après, le domaine des Ravières avait repris son aspect accoutumé. Il n’y avait plus d’autre trace des vendanges qu’un parfum de vin doux sortant des celliers entr’ouverts, autour desquels-bourdonnaient guêpes et abeilles. À la fin du repas de midi, Paul réclama l’attention et récita la petite pièce de vers suivante :

VENDANGES.

Fête sur le coteau ! l’essaim des vendangeuses
Tournoyant près des ceps chiffonne lestement
Le pampre tout rougi, et, sous chaque sarment,
Cueille du raisin mur les grappes savoureuses.

Rires et quolibets s’échangent vivement.
On aspire à longs traits mille senteurs vineuses.
Du chaud soleil, des fruits, des voix harmonieuses
S’exhale jusqu’au soir un vague enivrement.

Puis le pressoir gémit, et tous courent en foule
Pour goûter le vin doux, qui jaillit et qui coule
En flots blonds dans le verre où pétille son jus.

Et la danse, plus tard, célèbre, par sa ronde,
Du terroir mâconnais la richesse féconde
Et les feux du soleil, dans le cep descendus.

« C’est cela, c’est bien cela, dit gaiement le maître des Ravières. Buvons à la santé du poète.

— Ah ! grand-père, dit malicieusement Alice, je croyais que vous n’aimiez pas les vers !

— Et ceux-là ne sont pas bons, ajouta l’oncle Philibert en riant. Si vous croyez que l’on jouit de toutes ses facultés quand on a été asphyxié à moitié.

— Je ne sais pas s’ils sont mauvais, reprit gaiement le maître des Ravières ; mais ce qui est vraiment bon et bien fait, c’est ton pressoir, Philibert. Il faut l’exposer au comice du printemps prochain. Voilà qui te fera honneur, vrai, et qui me flatte de voir que tu inventes des choses… des choses… Tiens, je ne me serais jamais douté de quoi tu es capable. »

L’arrivée du facteur rural, qui passe à Uchizy vers une heure, fit diversion.

« Fais donner à boire au piéton, dit Claude Chardet à sa belle-fille qui lui apportait une lettre ; il l’a bien gagné, car il m’apporte enfin la réponse du curé de Mozat. Je vois bien que Vittorio ne se croira ici tout à fait chez lui que lorsque nous en aurons fini avec toutes ces affaires-là. Voyons ce qu’il nous dit. »

Et le maître des Ravières alla s’enfermer avec son fils et tante Catherine pour lire cette lettre, qui était conçue en ces termes :

Monsieur,

« Si j’ai mis aussi longtemps à vous répondre, ce n’est ni par oubli ni par négligence. J’ai trop aimé le fils adoptif de Jacques Sauviac pour cesser de m’intéresser à lui, et j’apprécie trop la bonne action que vous accomplissez à son égard pour ne pas m’être empressé de remplir la mission dont votre confiance m’a honoré. Mais j’ai été obligé à bien des démarches ; elles m’ont pris un temps qui n’a pu être plus court que le délai de cette réponse.

« Tout d’abord, j’ai cru pouvoir contenter facilement votre désir d’avoir l’acte de naissance de Vittorio, sans lequel il ne pourrait accomplir aucun des actes de la vie civile ; car, l’hiver dernier, j’avais préparé cet enfant à sa première communion, qu’il devait faire tout seul l’hiver prochain, n’étant pas au pays à l’époque habituelle. J’avais donc prié Sauviac de s’occuper des papiers nécessaires, afin qu’ils arrivassent en temps opportun ; précaution bonne à prendre d’avance, puisque l’enfant vient d’un pays assez lointain. Il m’avait répondu qu’il possédait ces papiers.

« Sur cette indication, au reçu de votre lettre, monsieur, je suis allé chez la veuve Sauviac, qui m’a ouvert tous ses tiroirs et m’a prié de faire moi-même des recherches dans les papiers qu’elle gardait par respect pour la mémoire de son mari, car cette femme ne sait pas lire. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais. La veuve, qui, entre parenthèses, vous demande pardon de sa conduite chez vous, a tout bouleversé dans sa maison, coins et recoins, mais en vain, pour retrouver ce qu’il vous faut. Elle me charge de vous remercier de la bonne pensée que vous avez eue à ce sujet ; si ses investigations n’ont rien amené d’utile à votre protégé, elles lui ont fait découvrir, cachée dans le creux d’une poutre de son grenier, une bourse contenant trois mille francs en cinq rouleaux, dont chacun portait une étiquette indiquant que c’était la dot réservée par Sauviac à ses filles.

« Pour en revenir au sujet qui vous intéresse, monsieur, je dois vous apprendre que la veuve Sauviac est bien revenue de son injuste aversion contre votre protégé. Aussi vous prié-je d’éloigner de votre esprit le soupçon qu’elle aurait pu lacérer et détruire les pièces constatant l’état civil de Vittorio, si par hasard ce soupçon le traversait. Elle a mis beaucoup de bonne volonté à rassembler dans sa mémoire les souvenirs ayant trait à l’époque où Vittorio fut amené à Mozat, et voici ce qui en ressort :

« Vittorio appartient à une famille honnête, mais très pauvre, qui a tout entière péri dans un incendie ; lui-même, à demi brûlé, comme vous pouvez vous en assurer en examinant sur son épaule gauche une large cicatrice, fut recueilli par son oncle, dont la maison avait été également détruite dans cet incendie, qui avait fait des décombres de tout le village. Les villageois survivants, déjà à demi ruinés avant cet incendie par un autre cataclysme, — la grêle ou de mauvaises récoltes, ce point n’a pu m’être expliqué, — étaient désespérés, sur le point de périr tous de misère, lorsqu’ils furent sollicités par des recruteurs d’émigrants pour aller coloniser une pampa de l’Amérique du Sud. Ils étaient prêts à s’embarquer, lorsque Jacques Sauviac arriva dans ce pays, où il connaissait de longue date le père de Vittorio. L’oncle de celui-ci, déjà chargé d’enfants, presque élevés toutefois, se désolait d’être obligé d’exposer aux risques de la mer un enfant de six ans, mal guéri de ses brûlures, car un médecin prétendait qu’il ne supporterait pas la traversée. Jacques Sauviac fut ému de pitié ; il offrit de se charger du petit garçon ; ce qui fut accepté, vu qu’il était connu dans le pays comme un honnête homme.

« Maintenant, monsieur, dans quelle partie de la France se sont passés ces faits, c’est ce que la veuve de Sauviac ignore. Évidemment, son mari le lui a dit autrefois ; mais elle me nomme tantôt les Pyrénées, tantôt le Jura ; les tournées de l’étameur s’embrouillent dans son souvenir. La seule affirmation dans laquelle elle ne varie pas est celle d’une contrée montagneuse. Vous voyez que nos recherches s’égarent dans un dédale d’où elles ne peuvent sortir sans l’aide d’un fil conducteur qui nous manque.

« Le nom de Vittorio semblerait indiquer pourtant le voisinage de l’Italie, si Jacques Sauviac n’avait eu l’innocente manie de rapporter de chacune de ses tournées des idées nouvelles qu’il incarnait, soit dans des sobriquets donnés par lui aux êtres et aux choses, soit jusque dans les noms qu’il choisissait pour ses filles ; la troisième, née après son retour de Picardie, s’appelle Machovie, et sa cinquième, baptisée à son retour d’Alsace, se nomme Odile, prénoms tout à fait inusités dans notre Auvergne.

« Loin de renoncer à tout espoir après cette première déconvenue, j’ai ouvert, parmi les anciens amis de Sauviac, une sorte d’enquête dont je vous envoie ci-joint le procès-verbal. Il ne contient rien de plus que les faits que j’ai résumés plus haut ; mais cette pièce pourra vous servir pour faire constituer l’état civil d’office à votre protégé. J’insère également sous ce pli une lettre que vous remettrez à mon digne collègue d’Uchizy, si vous le jugez à propos dans l’intérêt de Vittorio. J’y confirme le fait, facile à constater, de la bonne instruction religieuse dont jouit mon ancien petit élève. »

Le curé de Mozat finissait en louant M. Chardet de sa bonne œuvre ; mais le maître des Ravières resta peu satisfait de l’obscurité qui planait sur les premières années de son protégé.

« Il est pénible pour ce pauvre garçon, disait-il, de n’avoir qu’un nom de baptême ; dans la vie, il ne manquera pas de trouver de méchantes gens qui, ne sachant comment se venger de sa supériorité sur eux, lui reprocheront d’être sans famille. »

Vittorio, pour subir ce chagrin, n’eut pas besoin

XVIII
Trois enfants devant un mu qui se disputent, celui du milieu semble les séparer.
Trois enfants devant un mu qui se disputent, celui du milieu semble les séparer.
Vittorio intervint vite.


d’attendre bien longtemps. Pétrus Courot, outre ses anciens motifs de haine contre le pupille de l’étameur, lui en voulait de lui avoir enlevé l’amitié de Paul Thonnins ; aussi il ne manquait jamais une occasion de l’invectiver lorsqu’ils se rencontraient dans les rues d’Uchizy. Sa plus douce plaisanterie était d’appeler Vittorio : « Monsieur je ne sais pas qui. » Quant aux injures plus graves, elles étaient si blessantes que Paul se jeta un jour sur Pétrus Courot pour le corriger d’importance. Vittorio, qui ne faisait que hausser les épaules à ces propos insultants, intervint vite et empêcha son ami de se commettre dans un combat à coups de poing ; mais, pour être dédaignée, une insulte n’est pas moins sensible, et Vittorio disait souvent à son ami :

« Tu vois comme c’est triste d’être seul au monde !

— Seul ! Et nous donc, est-ce que nous ne sommes pas de ta famille ! » répondait Paul.

Vittorio eut bien vite occasion de voir que ce n’était pas là un mot en l’air, mais tout à fait le sentiment des braves gens qui l’avaient adopté. Tante Catherine, qui était allée le présenter au curé d’Uchizy pour l’affaire de sa première communion, revint de cette visite toute préoccupée.

« Voici un embarras, dit-elle à son beau-père ; M. le curé a été fort satisfait de l’instruction religieuse de Vittorio ; mais, comme celui-ci n’a aucun papier, il devra être baptisé sous condition, la veille de sa première communion, car rien ne prouve qu’il le soit. Il parait que c’est une formalité indispensable.

— Il faudra baptiser ce grand garçon ? s’écria Alice. Oh ! quel bonheur, je pourrai être sa marraine !

— Et moi son parrain, naturellement, dit Paul.

Voilà des gens bien sérieux pour répondre de la conduite de leur filleul, repartit tante Catherine. Vous êtes tous les deux plus jeunes que lui. Non, ce serait le renversement de toute hiérarchie que d’exposer parrain et marraine à recevoir des leçons de leur filleul.

— Oh ! tante Catherine, tu parles pour toi ! dit Alice. Tu vois, Vittorio, si nous ne t’aimons pas. Tout à l’heure on va se quereller à cause de toi. »

Alice ne savait point parler si juste.