CHAPITRE XVII

UN HÔTE INDISCRET. CHASSE AUX PHALÈNES. LA TERRE D’EMPIRE ET LE ROYAUME.


L’oncle Philibert s’aperçut bientôt que ce dérangement des bonnes habitudes intellectuelles avait chez son élève son complément dans l’état physique. Paul n’avait plus d’appétit aux repas ; les meilleurs mets lui répugnaient. Un jour qu’il s’en inquiétait au point de parler d’emmener Paul voir à Tournus le médecin, la grosse Marion, qui servait le dessert, se prit à rire et dit à ses maîtres :

« Ce n’est pas le cas de vous faire du tourment. Le jeune monsieur n’a pas l’estomac assez large pour y loger deux dîners, voilà tout. Il est quasiment pensionnaire chez les Lizet. Il n’y a pas de jour qu’il n’aille manger leur soupe aux choux ou aux raves, et leur petit quartier de lard (quand ils en ont). Je l’ai vu maintes fois à leur table… M. Paul est bon pour me démentir, si j’ai la berlue. »

Paul convint du fait ; il n’en eut honte que lorsque tante Catherine lui eut démontré qu’il était peu délicat de s’imposer chez des gens de cœur large et de bourse étroite.

« Tu rognais la part des petits Lizet, lui dit-elle.

— Ah ! j’en ai du chagrin, je n’avais point pensé à cela. J’y retournais parce qu’ils me recevaient toujours bien… En outre, c’était le seul moyen de voir Vittorio, puisque, le reste du temps, il est à son atelier et moi en classe.

— Voyons ! il faut en finir, dit le maître des Ravières à l’oncle Philibert et à tante Catherine, lorsque les deux enfants eurent quitté la salle à manger. C’est de la vraie amitié qu’a notre Paul pour ce garçon. Tout ce qu’on me dit de Vittorio est à sa louange. Je m’en vas moi-même aux Effossés pour lui commander de venir chez nous. S’il n’est pas sensible à cette démarche d’un homme d’âge, ce n’est pas de la fierté qu’il a, mais de l’orgueil, et alors je l’abandonnerai à son sort. Crois-tu qu’il viendra, Catherine ?

— J’en suis persuadée, répondit sa belle-fille, et je vous remercie de cette bonne pensée.

— C’est que, voyez-vous, mes enfants, j’ai bien réfléchi depuis quelques jours, et il ne faut pas trop me savoir gré de cette idée ; il y a un brin d’égoïsme dedans. L’automne s’approche, le docteur Thonnins va vouloir reprendre Paul et Alice. Le domaine, qui est si gai, depuis que cette jeunesse y court, y rit, y saute de tous côtés, va redevenir bien triste quand ils seront partis ; si nous y gardons Vittorio, nous ne nous y trouverons plus tout seuls entre nous, tous trop sérieux pour nous amuser les uns les autres des moindres choses. Puis, l’idée que leur ami est ici poussera Paul et Alice à y revenir.

— Non, mon père, dit Philibert, ne cherchez pas des raisons égoïstes de cette bonne résolution ; vous ne nous dites pas votre vrai motif, qui est de mener à bien l’œuvre qu’avait entreprise le brave Sauviac.

— Eh ! certes, il y a de cela aussi dans mon projet, répliqua le maître des Ravières. Je ne veux pas qu’il puisse être dit qu’un campagnard riche a reculé devant la continuation d’une bonne action dont un homme pauvre s’était chargé, et ce n’est pas d’aujourd’hui, et pour faire plaisir à notre Paul, que je songe à prendre chez moi Vittorio. Mais je n’aime point faire des coups de tête, et j’ai voulu peser ma décision, pour qu’elle fût vraiment bienfaisante à cet enfant. Souvent les gens qui se chargent d’orphelins pauvres sont imprudents dans leur bonté, et comblent leurs protégés de douceurs, sans s’inquiéter de ce qui peut être propre à leur faire un avenir heureux. Que Vittorio entre en apprentissage à quatorze ou quinze ans, c’est assez tôt pour qu’il devienne un fin ouvrier dans n’importe quelle partie… D’ici là, tu peux l’amuser, Philibert, à lui faire apprendre tout ce qu’il voudra puisqu’il a du goût à ton latin et à ce tas d’affaires qui sont autant de mystères pour moi. Mais, avant tout, puisque nous nous chargeons de ce garçon, il faut nous occuper de savoir qui il est. Ce qu’il en a dit, ce qu’il en sait par lui-même est trop peu de chose. Le maire me dit qu’il faut lui constituer un état civil. Ah ! tu ne te doutais pas que j’avais consulté à ce sujet. Écris donc à cette Bourbonnaise… Bah ! elle ne répondrait peut-être pas. Écris plutôt au curé de Mozat, qui, d’après ce que nous en savons, doit être un brave homme. Il nous renseignera sans doute, ayant été grand ami de Jacques Sauviac. »

Vittorio ne put résister à la démarche du maître des Ravières, et l’on reprit au logis neuf l’ancienne existence, avec un changement toutefois. Vittorio ne voulut pas donner toutes ses journées à l’étude et aux récréations ; il s’arrangea de manière à employer une part de son temps au service du domaine, tantôt menant les bestiaux au pâturage, à la place du Bénicheux, tantôt faisant le marché à Tournus. Dans le premier cas, il emportait ses livres avec lui, et, pendant que ses bêtes pâturaient, il lisait, couché sur l’herbe ou adossé à une roche, dans ces landes semées de serpolet, de bruyères et de larges pierres noires que l’on nomme à Uchizy des teppes[1]. Il n’interrompait son élude que pour courir après quelque insecte jugé par lui digne de l’attention de l’oncle Philibert.

Ce fut dans le mois d’août que les enfants firent cette chasse aux phalènes dont ils se promettaient tant de plaisir. En plusieurs soirées, pendant lesquelles il ne tint qu’aux promeneurs attardés de croire que des feux follets s’allumaient sur la steppe du Roux, dans les prés de la Beleuse, et jusqu’auprès de la croix des Glaçons, les jeunes naturalistes firent de belles prises à la lueur de leurs lanternes, auxquelles les papillons de nuit venaient frôler leurs ailes.

Ils attrapèrent le grand-paon qu’ils prirent pour une petite chauve-souris, lorsqu’il toucha de ses quatre ailes ponctuées d’yeux noirs les cheveux d’Alice ; ils ne connaissaient, jusque-là, que sa chenille vert clair, aux aspérités terminées par un tubercule couleur de turquoise, pour l’avoir trouvée su un abricotier. Vittorio prit la phalène feuille-morte, dont les ailes sont festonnées, et qu’on a tant de peine à distinguer des feuilles sèches tombées à terre. Les enfants trouvaient cette proie peu intéressante ; mais l’oncle Philibert leur rappela qu’ils avaient admiré les œufs de feuille-morte, qui sont d’un bleu vif, tout cerclés de bandes brunes, comme le sont les petits barils.

Alice recueillit dans son filet le flot, phalène ainsi nommée parce que ses ailes supérieures ont trois bandes brunes ondulées, se détachant sur un fond couleur de mer houleuse ;

XVII
Un jeune garçon, allongé dans l’herbe, lisant un livre. Trois vaches derrière.
Un jeune garçon, allongé dans l’herbe, lisant un livre. Trois vaches derrière.
pendant que ses bêtes pâturaient, il lisait.


elle en préféra les longues antennes filiformes aux antennes barbues du paon de nuit. Enfin, Paul s’amusa de retrouver beaucoup de lettres de l’alphabet grec peintes, par l’adorable fantaisie de la nature, sur les ailes des phalènes omicron, double oméga, psy, lambda et iota.

Chacune de ces prises valait à l’oncle Philibert une foule de questions, auxquelles il répondait en faisant l’historique de chacune de ces phalènes, depuis sa sortie de l’œuf jusqu’à sa troisième mort après son existence d’insecte parfait, dont les derniers moments étaient occupés à assurer le sort de la génération future en logeant ses œufs sur l’arbuste propre à nourrir la petite larve.

Les enfants admiraient ce mystère de prévoyance maternelle, accompli par des êtres si frêles, qui ne devaient pas jouir de la vie de leurs enfants. Ils admiraient cette mutation d’état, et presque, pourrait-on dire, de personnalité, qui fait succéder à la larve la nymphe, et à celle-ci le papillon, trois êtres si différents l’un de l’autre, qu’on douterait de leur identité, si l’on n’avait suivi d’un œil attentif leurs transformations successives.

Ces études n’étaient pas considérées comme telles par les enfants, car elles les récréaient ; elles leur inspiraient un grand respect pour les moindres êtres de la création, et ils eurent beau voir les feux du lampyre (ver luisant) étinceler dans l’herbe, aucun d’eux n’eut la cruauté d’arracher cet insecte à son asile verdoyant, pour éteindre son phosphore à la lueur des lampes du logis neuf.

Ces chasses aux papillons furent interrompues par le voyage annuel à Gigny, dont tous les enfants voulurent être ; tante Catherine y accompagna son mari. Claude Chardet demeura donc seul aux Ravières, pendant que le reste de la colonie, remontant le cours de la Saône, s’établissait, pour une quinzaine, dans la maison patrimoniale de Mme Chardet.

Elle était située dans ce hameau qu’on nomme la Colonne, parce qu’on a trouvé dans la Saône même, en face, une colonne romaine délimitant les anciennes provinces conquises par César. L’oncle Philibert expliqua à ses élèves que Gigny était sur la limite de l’ancien royaume de Bourgogne, en dépit des prétentions rivales de Tournus, qui firent noircir bien des parchemins au moyen âge contre les seigneurs de Chalon-sur-Saône qui réclamaient le fief de Gigny. Encore maintenant, après tant de siècles écoulés, on s’aperçoit que l’on n’est pas encore en Mâconnais dans la petite commune de Gigny. Paul s’amusait des différences qu’il y remarquait entre le patois qu’on y parle et celui d’Uchizy, et, jusque dans les toits pointus, à la bourguignonne, l’oncle Philibert faisait remarquer la diversité de type, d’habitudes, de vie.

Tout est enseignement pour qui raisonne sur ce qui l’entoure. Ainsi, les enfants, auxquels on faisait un cours d’histoire de France très complet, ne s’étaient jamais avisés du sort divers, dans les anciens temps, des deux rives de la Saône qu’ils avaient journellement sous les yeux, lorsque, dans une promenade en bateau, Alice s’étonna d’entendre le batelier dire à tante Catherine qui lui commandait d’aborder à la rive bressanne :

« Vous allez donc sur la terre d’empire ?

— Oui, lui répondit Mme Chardet, vous viendrez nous prendre à quatre heures pour nous repasser sur le réaume.

Réaume ? Est-ce que ce n’est pas le mot patois pour dire royaume, ma tante ? demanda Paul.

— Certainement.

— Royaume ici, empire en face, est-ce que tu comprends, Vittorio ?

— C’est toi quine réfléchis point, dit Vittorio en souriant ; je gage qu’Alice va t’expliquer cette énigme, car la voilà qui rit.

— La Bresse, dit Alice, qui s’amusait en effet d’avoir plus de mémoire que son frère, la Bresse, ancienne terre d’empire, acquise par Henri IV sur la Savoie. N’avons-nous pas appris cela il y a huit jours ?

— Tiens ! c’est vrai, je suis un étourdi, s’écria Paul, mais je trouve singulier qu’après si longtemps les paysans gardent ces dénominations.

— C’est ainsi, dit tante Catherine qui s’effaçait toujours par modestie lorsque la voix autorisée de son mari pouvait se faire entendre, mais qui était pleine de sens, que se transmettent les vieilles traditions, à l’aide desquelles, lorsque, l’histoire n’existait pas, se reconstituait le passé dans la mémoire des peuples. Elles sont toutes intéressantes, et, avant de se moquer de ce qu’on ne comprend pas dans le langage des gens de campagne, il faut savoir si un sens n’est pas caché dans les propos que l’on trouve absurdes. Ainsi, tout à l’heure, Paul, tu marchais en avant de nous pour héler le batelier, et, quand nous t’avons eu rejoint, tu as voulu nous faire railler avec toi la vieille femme qui t’avait rencontré pendant que tu marchais seul, parce qu’elle t’avait dit : « Bonjour, monsieur, à vous et à votre compagnie. »

— Mais puisque j’étais seul ! objecta Paul, qui se remit à rire de souvenir.

— Je t’ai laissé dire sans te rien répondre, poursuivit tante Catherine, parce que je ne voulais pas m’expliquer devant le batelier. Sais-tu qui cette bonne femme saluait avec toi par une politesse poétique et traditionnelle ? Ton ange gardien, que sa foi chrétienne voyait veillant à tes côtés. Voyez-vous, mes enfants, le paysan est simple, court d’instruction tant que vous voudrez ; mais c’est en lui que résident la force, la vitalité de chaque pays. Il ne faut jamais le dédaigner, lors même qu’on ne sortirait pas, comme nous, d’une race campagnarde, et bien des gens qui le méprisent ne le valent pas en vigueur de sens, en honnêteté. Il y a bien longtemps qu’une grande dame, dont tu vas me dire le nom après ma citation, mon cher Paul, écrivait : « Il y a des âmes de paysan droites comme une ligne, et qui pratiquent la vertu comme naturellement les chevaux trottent. »

— C’est Mme de Sévigné, dit Paul. Mon oncle m’a déjà cité cette phrase, un jour où j’étais tombé dans le péché de moquerie. Allons ! c’est fait. Je ne serai plus railleur. ».

Malgré la distraction de longues promenades dans les bois de Gigny, en Bresse, à Sennecy-le-Grand, et jusqu’à la montagne de Laives, pour y visiter la vieille église qui domine le large paysage, les enfants suivirent le cours de leurs études, et Vittorio fut très utile à l’oncle Philibert, pour la mise en place du nouveau modèle de pressoir qu’il établissait. Malheureusement il ne pouvait fonctionner à Gigny que dans de petites proportions. Cette vaste plaine n’est guère propre à la vigne, et l’on y cultive surtout les céréales. Néanmoins, Philibert Chardet ne quitta point Gigny pour retourner à Uchizy, où l’appelait l’époque des vendanges, sans expérimenter sa nouvelle invention sur le petit coin de vigne qui était enclos dans ses champs de blé et ses prairies. L’épreuve fut si satisfaisante, qu’il brûla ses vaisseaux, c’est-à-dire s’exposa à mécontenter son père en démontant pièce à pièce son nouveau pressoir, et en le faisant partir pour Uchizy à petites journées.

C’était un coup d’État à tenter que de vouloir installer cette machine dans les dépendances des Ravières, car, malgré le bon accueil que Claude Chardet fit à sa famille, il s’inquiéta vite de voir son fils prendre des mesures dans les celliers, faire venir le charpentier, et enfin déballer, dès qu’il arriva, le lourd attirail du pressoir amené par une longue charrette, traînée par quatre chevaux, et conduite par son maître valet de Gigny.

« Je n’ai déjà pas trop de place pour ma vendange, dit-il à son fils en lui montrant les cours pleines de futailles vides superposées, les celliers où les grosses cuves s’arrondissaient ; que veux-tu bricoler par ici ? »

Il s’emporta tout à fait, lorsque l’oncle Philibert voulut lui démontrer la supériorité de son pressoir sur le système primitif de pressage dont on usait encore aux Ravières.

« Passe pour tes livres, pour tes inventions qui ne sortent pas de la salle d’étude, lui dit-il. Mais tout Uchizy vendange chez moi, et je ne veux pas qu’on puisse jaser sur cette machine qui ne sera pas capable de fonctionner seulement. Je ne me mêle pas de ton latin, laisse-moi faire mon vin selon l’ancienne coutume, qui est la seule bonne.

— Mais puisque le pressoir a fonctionné à Gigny ? dit doucement la tante Catherine. Voyez, mon père, vous faites de la peine à Philibert.

— Tiens ! c’est vrai, dit Claude Chardet, et aux enfants aussi, puisque c’est pour eux une fête que cette installation. Voilà Paul qui se rabote les doigts en menuisant, Vittorio qui plante des clous, et jusqu’à ma petite Alice qui tient la lanterne pour qu’on y voie clair dans ce coin du cellier. Bah ! Catherine, dites à Philibert qu’il pose ce fameux pressoir, puisqu’il en a la fantaisie, mais quant à le faire servir, non, je n’y consentirai pas. »

  1. Ce mot est évidemment le mot steppe, qui nous vient par la Russie des langues orientales. Il désigne, à Uchizy, comme partout ailleurs, une terre non défrichée, et il est une réminiscence lointaine de la langue oubliée des Sarrasins, premiers colons du territoire chiserot.