CHAPITRE XV

NAÏVE LEÇON DE GÉNÉROSITÉ. — VITTORIO SUR LE GRAND CHEMIN. PAUVRES GENS S’AIDANT ENTRE EUX.


Lorsque, vers cinq heures du soir, les maîtres des Ravières arrivèrent de Tournus, ils furent accueillis, dès l’entrée de leur voiture dans la cour, par Paul et Alice, revenus de Lugny, en leur absence, et qui leur demandèrent avec anxiété ce qu’ils avaient fait de Vittorio.

« Mais n’est-il point ici ? dit avec inquiétude l’oncle Philibert. Qu’en a donc fait Mme Sauviac ? L’aurait-elle emmené ? »

Tante Catherine raconta le départ de la Bourbonnaise, et l’on se perdait en conjectures sur la disparition de l’enfant. Alice pleurait de ne pas l’avoir embrassé, Paul avait déjà couru comme un fou dans tous les coins du logis neuf, lorsque Marion, la chamballère, vint expliquer ce mystère-là.

« Je crois bien, mes maîtres, dit-elle, que ce garçon est parti tout seul de son côté.

— C’est impossible ! et pourquoi donc ? fit tante Catherine.

— Ah ! c’est que, lorsqu’il est sorti d’avec vous tous, au moment où sa mère était ici, je l’ai vu courir dans la chambre du pauvre défunt, et, comme je n’aime pas beaucoup qu’il y aille, parce qu’il en sort toujours les yeux malades à force de pleurer, je l’ai suivi, et je l’ai trouvé à genoux devant le lit de ce brave monsieur Sauviac. Quand il m’a entendue, il s’est levé et s’est mis à faire son paquet. Je lui ai dit : « Mais tu ne pars pas encore, Vittorio ; tu es donc bien pressé ? » Et il m’a fait comme cela : « Oui, je suis un embarras pour tout le monde ; je m’en vais tout seul. Embrasse-moi, Marion, car je n’oserai pas embrasser les gens des Ravières ; ils me garderaient par pitié, et cela ne se doit pas. » Et je l’ai embrassé, ce pauvre petit.

— Mais comment ne m’as-tu rien dit, Marion ? s’écria Mme Chardet.

— Dame ! maîtresse, j’ai cru que c’était une chose convenue, et on a peur, nous autres, de se mêler aux affaires du grand monde. Mais, vrai, je m’en suis prise à mes yeux tout à l’heure quand j’ai trouvé dans la chambre de M. Sauviac toutes ces petites affaires que le pauvre enfant a laissées en souvenir. Ah ! il n’a oublié personne, pas même moi. Voyez si je sais bien lire. N’y a-t-il pas écrit : « Pour Marion, » sur ce petit papier attaché à ce foulard jaune ? Et dans le coin du foulard, voici une grosse pièce de cinq francs. Est-il fier, ce petit-là ! N’aura-t-il pas besoin de ses pauvres gros sous, puisqu’il est parti tout seul ? Si je savais où le trouver, je lui courrais après, oui, à seule fin de les lui rendre. »

La Marion posa sur la table un petit panier à ouvrage, finement tressé, dont l’anse maintenait une étiquette sur laquelle il y avait écrit : « Pour Alice ; » une corbeille à fruits, en osier peint, destinée à Mme Chardet ; un béret catalan, qui avait souvent fait envie à Paul, et qui lui était laissé en souvenir ; une boite en buis, sur laquelle Vittorio avait naïvement mais fidèlement sculpté des scarabées, et qui portait l’adresse de maître Philibert. Claude Chardet avait, pour sa part, six de ces larges corbeilles dans lesquelles les pains à enfourner prennent leur forme arrondie.

Tous les objets de la confection de Vittorio, qui composaient ces humbles dons, n’étaient accompagnés d’aucune lettre d’adieu. L’enfant n’avait eu ni le temps ni peut-être le courage d’écrire à ses amis. Emporté hors de leur maison par un scrupule de délicatesse, il avait fui plutôt qu’il n’était parti.

Les maîtres des Ravières étaient si émus, et, en même temps, si surpris de cette décision de l’enfant, que, sans faire attention à la présence de Paul et d’Alice, ils se demandèrent ce qui avait pu motiver le départ de Vittorio. Ils reprirent l’un après l’autre tous les points de leur conversation avec la Bourbonnaise, et Claude Chardet eut la bonne foi de s’accuser le premier.

« Il a pu croire, dit-il, que je reculais devant la dépense de son éducation, quand je ne voulais que montrer à la veuve qu’il n’était pas honnête d’abandonner aussi légèrement ce pauvre garçon. Eh bien ! je paye cher ma mauvaise pensée, une pensée d’avarice. Je te l’avoue, Philibert, si j’ai hésité à prendre à ma charge cet enfant, c’est que, dans le premier moment, je me suis dit que cela me coûterait bon. Et je donnerais… je ne sais quoi pour qu’il fût là, ce Vittorio. Voilà un remords pour la vie, si nous ne le revoyons plus. Je me rappellerai que, si j’avais dit tout d’abord à la veuve ce que je lui ai dit ensuite, ce garçon ne courrait pas seul les chemins, exposé à tourner mal. Voilà ce que c’est que de barguigner ; on s’ôte tout le mérite du bien qu’on veut faire ensuite. »

Le maître des Ravières s’accusait trop hautement pour que sa belle-fille et son fils insistassent sur ce point douloureux ; mais les enfants avaient interprété à leur manière cet aveu de leur grand-père. Chacun d’eux, à part soi, rumina là-dessus un projet qui se trouva le même, par une coïncidence naturelle de sentiments.

Le souper fut des plus tristes ; ce fut au dessert que Paul, le premier, fit à son grand-père cette singulière question :

« Grand-père, est-ce que je suis riche, moi ? est-ce que j’ai quelque chose qui m’appartient ?

— Qu’est-ce que ça te fait ? » lui répondit Claude Chardet, qui, sans apprendre à Paul le chiffre de sa fortune future, lui expliqua que son pain était assuré, mais qu’il n’aurait la libre disposition de son bien qu’à sa majorité, ajoutant qu’en tout cas, un peu d’aisance ne devait pas être pour lui un brevet de paresseux.

— Oh ! c’est bien entendu, cela, répliqua Paul. Est-ce que vous ne travaillez pas, vous autres qui êtes riches ? Et moi aussi je veux m’occuper, ne fût-ce que pour ne pas m’ennuyer. Mais que c’est donc contrariant de n’avoir rien à moi !… Alors qu’est-ce que je puis avoir dans ma tirelire ? Tiens ! je vais la casser. »

Lorsqu’un coup de marteau appliqué sur le petit tonneau eut dispersé sur la table des fragments de terre vernissée, Paul trouva, tant en pièces d’or et d’argent qu’en gros sous, un peu plus de cent francs.

« Voilà une somme ! dit-il avec orgueil. Oncle Philibert, prends-la. Il y a bien assez, là, pour qu’on fasse tambouriner, dans tous les villages de Saône-et-Loire, qu’on demande Vittorio dans la famille Chardet. Vittorio entendra cette annonce dans un hameau ou dans l’autre, et alors il reviendra. Puis, s’il reste de l’argent, je te payerai sa pension, grand-père.

— Attends ; il n’en restera peut-être pas. Ce doit être très cher de payer les crieurs publics de tout un département, dit Alice. Moi aussi, je vais casser ma tirelire… Je n’achète ni toupies, ni billes, ni fouets. Je gage que je serai la plus riche des deux. »

Aussitôt dit que fait. Il se trouva que la seconde tirelire contenait cent quarante-six francs. Elle prit dans ses deux mains les pièces d’argent toutes terreuses des débris de la tirelire, et les mit en tas devant Claude Chardet en lui disant :

« Tiens, grand-père, voilà pour la pension de Vittorio. Comme je serai très sage, on m’en donnera d’autres ; je te les remettrai à mesure. Puis, je ne déchirerai plus mes robes, et l’argent qu’on dépenserait pour m’en acheter de neuves, tante Catherine te le donnera, toujours pour la pension de Vittorio.

— Sans compter le mien, ajouta Paul. Avec Vittorio ici, je ne serai jamais puni, non, et je ne dépenserai plus rien en niaiseries… Tu me l’as dit toi-même, oncle Philibert, c’est aux riches d’aider les pauvres, et garder Vittorio avec nous, c’est mieux que de donner un petit sou par ci par là à quelque mendiant.

— Oui, mon enfant, répondit l’oncle Philibert, donner un petit sou, c’est faire l’aumône ; aider son prochain de son argent et de son affection, c’est pratiquer la vraie charité. »

Le maître des Ravières repoussa de la main le petit tas d’argent que Paul et Alice avaient mis devant lui, et il sortit tout pensif. L’élan de ses petits-enfants le rendait fier ; mais leur naïve compréhension du motif d’intérêt qui l’avait fait hésiter un instant à garder leur ami lui était pénible. Il souffrait de mériter la leçon de bienfaisance que lui donnaient leurs bons petits cœurs.

Pendant qu’on s’occupait ainsi de Vittorio dans le domaine des Ravières, le pauvre enfant cheminait par les sentiers des vignes dans la direction de Tournus. Qu’allait-il devenir ? il l’ignorait lui-même. Il marchait assez vite, ayant hâte de fuir le village dont un mot cruel l’avait chassé. Pourtant il n’avait pas de rancune contre le maître des Ravières, qui était bien dans son droit, après tout, en refusant de se charger d’un enfant inconnu ; mais sa décision avait frappé Vittorio en plein cœur.

Après avoir perdu son seul protecteur au monde, Vittorio, en effet, n’avait pas entrevu d’autre solution au problème de sa destinée que celle de demeurer aux Ravières, parmi ces gens qui l’aimaient. Il s’y serait rendu utile aux travaux des champs pendant le jour, se retrouvant le soir auprès de Paul et d’Alice, et travaillant à son instruction le dimanche, avec l’aide bienveillante de Philibert Chardet, car il n’avait pas douté un instant de la répugnance qu’aurait la Bourbonnaise à le reprendre chez elle.

À la place de cette solution tant désirée, l’enfant avait devant lui la perspective d’un complet abandon. Il devait errer seul, désormais, par ces chemins d’où il sortait autrefois pour lui une chanson de chaque buisson, une gaie remarque de chaque rencontre, un plaisir des fatigues partagées avec Sauviac, et des gains journaliers dus au travail commun.

Il fallait ne plus compter que sur soi désormais, renoncer à tout rêve impossible d’amitié, de soutien. Bien plus, il fallait affronter bientôt l’étonnement, la défiance, les questions des étrangers auxquels il demanderait du travail. Cette nécessité s’imposait à Vittorio, et il s’effraya de se savoir ainsi lancé tout seul dans ce vaste monde, où chaque individu se sent appuyé sur un cercle de parents et d’amis. Lui était isolé, absolument isolé, rejeté de tous ceux qui le connaissaient. À cette pensée les larmes jaillirent de ses yeux. Il ne fallut rien moins, pour les sécher sur son visage, que le souvenir de ces paroles de Jacques Sauviac, cent fois répétées par au jeune garçon :

« Vittorio, on se fait à soi-même sa destinée. Ne crois jamais les gens qui se plaignent du mauvais sort. Ce sont des esprits mal faits, ou des gens qui ont des défauts, des vices. Certes, l’on peut subir des malheurs, trouver des difficultés ; mais celui qui a ferme volonté de tout tirer de soi et d’être utile aux autres, celui-là vit, sinon content, du moins satisfait de la destinée qu’il s’est faite. »

En se rappelant ces instructions fortifiantes, le jeune garçon se sentit ranimé. Ayant redressé, sur son épaule déjà lasse, son paquet, plus lourd de livres que de vêtements, il se crut assez réconforté pour se tourner une dernière fois du côté d’Uchizy, et dire un dernier adieu à ce village où il laissait ses affections les plus regrettées.

Du territoire de Farges, sur lequel il cheminait, sa vue prenait en biais la montagne des Glaçons ; aussi l’enfant embrassa d’un seul regard le clocher carré de l’église, le belvédère vitré des Ravières, les maisons confusément groupées dans le feuillage, et, tout en bas du paysage, la ligne bleue de cette Saône, paisible et terrible à la fois, que la grande croix du cimetière semblait désigner de ses bras étendus.

Le cœur de l’enfant se brisa, et, se laissant tomber dans le fossé du chemin, il se prit à sangloter, à crier, en arrachant l’herbe de ses deux mains crispées.

« Qu’y a-t-il là ? demanda au bout d’un quart d’heure la voix d’un passant. Es-tu blessé, mon petit, ou renvoyé de chez tes maîtres pour quelque sottise, que te voilà chargé de ton paquet ?… Tu n’oses pas rentrer chez tes parents, hein !… lui Voyons ! parle et montre-moi ton visage ; je ne peux pas te laisser en grande angoisse comme je te trouve, sans t’assister d’un conseil de bon chrétien. »

À demi pâmé, Vittorio entendit ces paroles comme à travers un rêve et n’y répondit pas ; alors l’homme, posant à terre les bras d’une charrette dans laquelle il traînait lui-même deux grosses souches de chêne, descendit dans le fossé et releva Vittorio qu’il reconnut tout de suite, car il poussa cette exclamation : « Tiens ! le petit au rebouteur. »

Vittorio frotta ses yeux, et reconnut à son tour Jean le sabotier ; pressé de questions, il dut lui raconter quels regrets, quelles appréhensions l’avaient jeté sans courage au fond de ce fossé.

« Mais c’était un enfantillage, dit-il ; maintenant j’aurai plus d’énergie… Ce qui me désolait, c’était d’avoir été obligé de partir comme un voleur, sans serrer la main à personne, sans qu’on me souhaitât du bonheur sur ma route. Mais vous voilà ! Embrassez-moi, voulez-vous ? et je m’en irai consolé. »

Jean le sabotier commença par embrasser Vittorio à pleines lèvres.

« Non, tu ne t’en iras pas ! s’écria-t-il ensuite. Est-il possible qu’on t’ait laissé partir tout seul ?… C’est bien dur… Enfin, chacun est maître de sa conduite ; mais ma cervelle me grésille dans la tête à l’idée du tourment que j’aurais si je savais mon Jean-Louis tout seul sur les chemins, comme un malheureux chien perdu. Et c’est parce que ton père est mort que tu en es réduit là, toi !… Tu vas venir chez moi… Oh ! tu n’as pas le droit de me refuser. Je te le commande, entends-tu ?

— Non, je ne veux être à charge à personne, répondit Vittorio.

XV
Un homme se penche vers un enfant allongé dans l’herbe son balluchon posé à son côté.
Un homme se penche vers un enfant allongé dans l’herbe son balluchon posé à son côté.
« tiens ! le petit rebouteur. »


— Qu’est-ce que tu comptais donc faire ?

— M’offrir n’importe où pour m’occuper à n’importe quoi, enfin chercher de l’ouvrage pour gagner mon pain.

— Eh bien donc ! tu le gagneras chez moi. Tu n’es pas gauche de tes mains ni emprunté dans ton esprit, et ce n’est pas déjà tant difficile de creuser un sabot. Quant aux dernières façons, je ne dis pas, il y faut main de fin ouvrier ; mais Jean-Louis se tire de la grosse besogne, lui qui a toujours le nez en l’air et l’idée fourrée à autre chose qu’à son ouvrage. Ton apprentissage sera vite fait. Allons ! pose-moi vitement ton paquet sur ma charrette et aide-moi à la tirer, car elle est lourde. Cela fera que tu n’auras pas de honte, étant fier, de manger notre soupe ce soir ; tu l’auras bien gagnée. »

Jean le sabotier avait agi d’inspiration ; mais, bien qu’il ne se repentît pas de son bon mouvement, lorsque la charrette roula dans la rue des Effossés, où était sa demeure, il craignit les reproches de sa femme.

Sa ménagère avait fort à faire pour entretenir proprement ses six enfants. Son mari ayant fait cinq mois de maladie l’année précédente, on était en arrière pour le loyer de la maison, et c’était à crédit que le sabotier venait d’acheter, à Farges, ses deux souches de chêne. Jean se remémorait toutes ces choses, et il faisait d’avance, dans sa pensée, le plan et l’enchaînement du discours par lequel sa femme lui reprocherait son coup de tête. Il y répondait en lui-même victorieusement, cela va sans dire ; mais il n’entra pas dans sa maison sans éprouver quelque appréhension au sujet de l’accueil que la Reine Lizet allait faire au nouveau venu. Les refus de Vittorio avaient prouvé sa fierté ; sûrement l’enfant ne resterait pas sous un toit où les cœurs ne seraient pas franchement hospitaliers.

Toutes ces réflexions amenèrent Jean Lizet à imiter ces faux peureux, qui se jettent au milieu du danger du premier bond. En entrant dans la maison, il vit sur la table la soupière fumante et les huit assiettes rangées autour, accompagnées de leurs couverts d’étain.

« Femme, serre les rangs, dit-il à la Reine Lizet qui installait sa petite dernière sur une chaise haute. Depuis tout à l’heure, il nous est né un septième enfant. Dis donc, Jean-Louis, tu veux bien de ce frère-là, pas vrai ?

À la grande satisfaction de son mari, la Reine Lizet ne fit pas mauvaise figure à Vittorio ; elle lui servit tout de suite une grosse assiettée de soupe en disant :

« Je n’ai pas eu la peine de le bercer, celui-là, et c’est un vrai bien d’héritage qu’un beau garçon quasiment élevé. »