CHAPITRE XIV

RÉVÉLATION INATTENDUE. UNE DISCUSSION ORAGEUSE. — DÉPART SANS ADIEUX.


« Où est Vittorio ? demanda le maître des Ravières en entrant au logis neuf. J’ai une bonne nouvelle à lui annoncer ; sa mère est arrivée, et, bien qu’elle n’ait pas cru devoir descendre chez nous, je pense que nous ne tarderons pas à la voir.

— J’ai une bien autre nouvelle à vous apprendre, mon père, lui répondit Philibert Chardet. Vittorio ne délirait pas lorsque, dans les premiers moments, il me disait qu’il n’était pas le fils de Jacques Sauviac ; il n’est qu’un enfant d’adoption. C’est ce qu’il a raconté hier à Catherine, qui lui reprochait d’attendre sa mère avec trop peu d’empressement. Il parait que Mme Sauviac n’aime pas beaucoup ce cher garçon.

— Et lui pas davantage alors ? demanda le maître des Ravières. Ce n’est pas d’un cœur reconnaissant.

— Ce ne serait pas digne de l’élève de Sauviac, dit tante Catherine ; il est tout disposé à se dévouer à elle. Il sait ce qu’il doit à cette famille qui l’a recueilli, adopté, mais ne peut passer sans tristesse de la tutelle d’un père indulgent à celle d’une mère un peu sévère. Vous comprenez, je pense ? »

L’entrée de la servante, qui vint annoncer l’arrivée de la Bourbonnaise, mit fin à cette explication. Après avoir averti ses maîtres, la grosse Marion courut chercher Vittorio, qui était seul dans l’ancienne chambre de son père, Paul et Alice étaient, ce jour-là, en visite chez une de leurs cousines à Lugny. Il accourut et se trouva dans la salle à manger presque au moment où les maîtres des Ravières y saluaient la veuve Sauviac.

En dépit de ses préventions, Claude Chardet trouva une bonne physionomie à la Bourbonnaise. C’était une toute petite femme, dont les traits altérés par le chagrin avaient néanmoins un grand charme de franchise et de vivacité. On aurait pu reprocher tout au plus à ses sourcils d’être trop accentués, ce qui donnait de la dureté à son œil noir ; mais les premières paroles de la veuve furent si reconnaissantes, elle étendit ses deux mains vers ses hôtes par un tel mouvement d’effusion, que Claude Chardet se sentit disposé à ne pas lui en vouloir de ses précédentes démarches, avant d’en avoir appris les motifs.

Elle les donna vite, et le maître des Ravières comprit qu’il n’y avait eu qu’un scrupule de discrétion, là où il avait cru voir une inquisition blessante.

« C’est mon pauvre Jacques que je devais aller voir le premier, dit-elle en pleurant. Ah ! j’ai tout perdu en lui… me voici seule au monde.

— Non, lui dit l’oncle Philibert, il vous reste vos enfants, et en voici un que vous n’avez pas regardé depuis que vous êtes ici, car il se tenait là, dans un coin, trop timide pour oser se jeter dans vos bras, comme il le souhaitait. Ce sera votre consolation et plus tard votre soutien. Vous serez heureuse par lui, et déjà vous pouvez en être fière. »

Vittorio s’était avancé, tout tremblant, et ce qu’avait dit l’oncle Philibert se montra juste. Après un élan vite réprimé pour se jeter au cou de la Bourbonnaise, il se borna à prendre la main de Mme Sauviac et à se serrer contre elle en élevant des regards suppliants.

La veuve ne se baissa point vers le jeune garçon pour lui donner le baiser maternel qu’il implorait.

« Vittorio ne me doit rien, dit-elle, je n’attends rien de lui. Que j’aie eu tort ou raison, je ne l’ai pas aimé ; il n’est donc obligé à rien envers moi.

— Comment est-il possible que votre cœur ne vous dise rien pour lui ! s’écria tante Catherine. Il n’est avec nous que depuis un mois, et nous aurons tous du chagrin à nous séparer de lui.

— Mère, dit Vittorio, je vous aime, moi, je veux travailler pour vous et pour mes sœurs. Mon père Sauviac comptait bien que je leur consacrerais ma vie en échange de ce qu’il a fait pour moi. Il me disait souvent : « N’oublie pas qu’après moi tu es le seul homme de la famille, et que nous avons cinq filles à élever. »

— Eh bien ! madame Sauviac ? dit Claude Chardet à la Bourbonnaise qui restait muette devant ces protestations de son fils adoptif.

— Écoutez-moi, dit-elle enfin ; j’ai peut-être très grand tort ; mais je n’ai jamais pu aimer chrétiennement cet enfant-là, parce qu’il me semblait qu’il volait à mes filles l’affection de leur père, et que mon pauvre défunt s’était attaché à un étranger par dépit de n’avoir que des filles à la maison. Notre curé m’en grondait, mais c’était plus fort que ses raisonnements.

— Ce n’était pas fort sensé de votre part, répliqua le maître des Ravières ; il était bien naturel que votre mari s’attachât à un pupille qui lui faisait honneur. Puisque vous n’avez que des filles (qui sont la plupart du temps une charge et non un soutien pour les gens peu aisés), vous devez vous féliciter maintenant d’avoir en Vittorio un fils de grand courage, qui vous aidera dans vos vieux jours.

— Ah ! monsieur Chardet, dit la veuve, puisque vous louez tant Vittorio, vous êtes bien libre de le garder chez vous. Je suis active, mes filles aussi, et il ne sera pas dit que la veuve de Jacques Sauviac n’est point capable de gagner son pain. »

Garder Vittorio, c’était la seconde fois que cette proposition était faite à Claude Chardet. Certes, de lui-même le maître des Ravières aurait eu le cœur assez généreux pour recueillir l’orphelin dans sa maison, si celui-ci y avait été abandonné ; mais le caractère impérieux de Claude Chardet ne supportait pas d’avoir l’air de céder à l’impulsion d’autrui. D’ailleurs, toutes les objections qu’il avait faites, quelques jours auparavant, à tante Catherine subsistaient dans son esprit. À quel titre garder Vittorio ? comme cultivateur attaché au domaine ? Mais, malgré son instruction assez courte, Claude Chardet sentait que l’intelligence de l’enfant était déjà trop ornée pour n’être pas supérieure à cet emploi. À titre de camarade de Paul ?… Mais c’était s’engager moralement à faire à l’orphelin une situation pécuniaire en rapport avec son éducation, sous peine de devenir un déclassé, et, de toutes les situations sociales, celle que le simple bon sens de Claude Chardet déplorait le plus, c’était la misérable position des êtres sortis de leur sphère naturelle, c’est-à-dire dont le savoir est supérieur à la fortune et qui n’ont aucun moyen pratique de subsister. Or, le maître des Ravières ne se croyait pas le droit de traiter un étranger sur le pied d’égalité avec ses petits-enfants. Sa générosité n’allait pas jusque-là. Il croyait même travailler au bonheur de Vittorio en refusant de s’engager à son égard, comme la veuve Sauviac l’y invitait.

« Je ne pense pas, lui dit-il, que Vittorio préfère des étrangers à la famille dans laquelle on a pris soin de son enfance. C’est à toi de parler, Vittorio. »

Le jeune garçon avait observé le visage soucieux du maître des Ravières, qui avait quelque temps pesé sa réponse. Par un mouvement simultané, l’oncle Philibert et tante Catherine avaient mis la main sur son épaule, comme pour prendre possession de l’enfant qu’ils chérissaient déjà. Il fallut donc une grande vertu à Vittorio, ou plutôt il fallut que les enseignements de Sauviac eussent été évoqués par pour qu’il eût le courage de répondre :

« Mon devoir est de partir avec ma mère.

— Adieu donc, mon cher enfant, » lui dit tante Catherine, qui s’esquiva pour cacher son chagrin, et aussi pour aller préparer le paquet de Vittorio, qu’elle avait grossi d’un joli présent de linge et d’habits.

Mais à peine fut-elle partie que la Bourbonnaise, mise en possession de tout ce que son mari avait laissé aux Ravières, prétendit atteler tout de suite Asicot et s’en retourner sans faire un plus long séjour.

« J’ai laissé mes filles seules au logis, dit-elle ; l’aînée est fort raisonnable, mais la plus jeune n’a que huit ans, et il me tarde de les retrouver. Ce voyage en voiture sera plus long que l’aller, bien que j’aie mis longtemps à venir, car j’ai fait la route moitié à pied et moitié en chemin de fer.

— Mais Vittorio n’a pas dit adieu à ses petits amis, dit l’oncle Philibert.

— Vittorio ! s’écria la veuve ; n’est-il pas convenu qu’il reste avec vous ?

— Comment donc ? s’écria vivement le maître des Ravières. N’êtes-vous donc pas touchée de la situation de cet enfant que vous vouliez l’abandonner ainsi, malgré ses bonnes dispositions à votre égard ? Ne serait-ce pas mal agir que de le laisser ainsi sans savoir si nous sommes disposés à… »

Vittorio n’en voulut pas entendre davantage. Il ne comprit point que le maître des Ravières faisait un dernier appel à la conscience de la veuve Sauviac ; il ne vit qu’une chose, c’est qu’on se rejetait la responsabilité de prendre soin de lui, c’est qu’on trouvait sa tutelle lourde des deux côtés. Pour la première fois, il se sentit seul au monde, seul avec les instructions de Jacques Sauviac, qui lui avait appris la dignité ; il résolut tout à coup de n’être à charge à personne et de mettre fin à ce cruel débat.

Par malheur, l’oncle Philibert ne remarqua pas que Vittorio se glissait hors de la salle à manger, et il se décidait tout à coup à finir la discussion au risque de blesser son père en déclarant qu’il se chargeait de l’orphelin, lorsque Claude Chardet continua ainsi :

« C’est donc entendu, madame Sauviac, vous êtes, sauf votre respect, vive et têtue comme une Bourbonnaise, et vous ne voulez pas de Vittorio. Je crois que c’est tant pis pour vous et tant mieux pour les Chardet. Nous le gardons, votre fils, et bien volontiers. N’est-ce pas, Philibert ?

— Merci, mon père, répondit celui-ci, tout heureux de se voir deviné.

— Seulement, continua le maître des Ravières, il vous faudra rester un peu ici, vu que je ne suis pas ferré sur le code quant à ce qui regarde les enfants recueillis, adoptés, et, lorsqu’on fait les choses, encore faut-il que ce soit en règle. Vous n’aurez que peu de patience à prendre ; mon fils et moi nous allons nous rendre tout de suite à Tournus pour consulter mon notaire à ce sujet. À mon retour, vous mettrez les indications nécessaires sur la minute de l’acte que nous

Un enfant marche seul, avec un baluchon, un chapeau, sa main devant le visage. Il sort d’une cours dont il vient de passer le porche. Sous le porche, on voit une charrette, une maison et une tour surmontée d’un vol d’oiseaux.
Un enfant marche seul, avec un baluchon, un chapeau, sa main devant le visage. Il sort d’une cours dont il vient de passer le porche. Sous le porche, on voit une charrette, une maison et une tour surmontée d’un vol d’oiseaux.
il marchait la tête baissée et la main sur la figure.


rapporterons. Je parlerai en même temps au notaire de cet argent que Joseph Courot m’a laissé pour vous, et il me dira comment je dois m’y prendre pour que cet avare vous donne davantage.

— Ne sonnez mot de ceci, monsieur Chardet, s’écria la veuve. Il ne sera pas dit que la perte de mon pauvre mari me vaudra des rentes. J’aurais honte de vivre sur cet argent-là. Vous donnerez ces cent francs à votre curé pour des messes, puisque vous n’avez pas voulu que je paye un sou des tristes frais que nous vous avons occasionnés. Je ne veux pas seulement toucher à cet argent-là. »

Le cabriolet fut vite attelé, et le père et le fils partirent pour Tournus sans même prendre le temps d’apprendre à la tante Catherine la solution dont elle devait être si satisfaite ; ils en laissèrent le soin à la Bourbonnaise, qui eut d’autres soucis dès que leur départ lui eut rendu la liberté.

Elle courut au hangar, en tira sa charrette, alla chercher Asicot à l’écurie et se mit en devoir de l’atteler. Mme Chardet la surprit dans cette occupation.

« Vous partez donc si vite ? lui dit-elle, en lui tendant le paquet plein de ses dons.

Gardez cela, ma bonne dame, répondit la veuve. Vittorio demeure aux Ravières ; les messieurs Chardet se chargent de lui.

Comment donc ! Mais il n’y a pas une demi-heure que je viens de le voir sortir par le grand portail ; il avait un paquet sur l’épaule au bout d’un bâton, comme quelqu’un qui s’en va. Il marchait la tête baissée et la main sur sa figure. Je l’ai appelé, j’étais au deuxième étage, dans les greniers… il a fait semblant de ne pas m’entendre. Je me suis figuré qu’il s’en allait à l’auberge où vous êtes descendue et qu’il avait trop gros cœur de nous quitter pour pouvoir me parler.

— Il sera sans doute parti en avant pour me conduire un bout de chemin, » dit la Bourbonnaise, qui crut en effet que Vittorio avait pris les devants pour tâcher de la rejoindre en route, et de l’attendrir. Puis, elle quitta Mme Chardet en lui adressant mille remerciements, et, dès que sa charrette eut tourné dans la cour, elle fouetta résolument Asicot. Le mulet, plein d’une vigueur inaccoutumée, se prit à courir sur la route de Mâcon, à l’opposite du chemin de Tournus, qu’avaient pris les maîtres des Ravières.