CHAPITRE XIII

LA DOULEUR DE VITTORIO. — LE BON SENS DU MAÎTRE DES RAVIÈRES. UNE ENQUÊTE BLESSANTE.


Il y eut un véritable émoi dans le domaine des Ravières lorsque ce malheur y fut connu. Jacques Sauviac avait su se faire estimer de tout le monde. Chacun l’aimait pour les qualités qu’il préférait en lui : Claude Chardet pour son rare bon sens ; Philibert pour son génie inculte, supérieur à ses connaissances ; tante Catherine pour sa bonté et sa belle humeur ; les enfants pour ses gâteries, les serviteurs enfin pour ce tact qui l’empêchait de se prévaloir à leur égard de la familiarité à laquelle les maîtres des Ravières l’avaient admis.

Enfin tous l’admiraient pour l’héroïsme de sa mort. Il semblait, dans le domaine, qu’on eût perdu tout à coup un ami, un parent bien cher, en perdant ce brave homme qu’on ne connaissait pas un mois auparavant. Chacun était ému de pitié pour le pauvre orphelin, qu’on dut arracher enfin de la chambre où Sauviac dormait son dernier sommeil, et que tante Catherine fit coucher dans une chambre du logis neuf. Vittorio, loin d’être accablé par le malheur qui l’avait frappé, était en proie à une sorte de délire.

On prit des ménagements pour apprendre cette mort à Paul et à Alice ; ils en furent consternés, car ils chérissaient Jacques Sauviac.

« Pauvre Vittorio ! dit Paul le premier. Le voilà orphelin comme nous.

— Plus que nous, s’écria Alice en se jetant dans les bras de l’oncle Philibert. Nous avons deux papas ici et une maman qui m’embrasse deux fois pour une en me disant que la première est de la part de ma mère qui est au ciel. Le pauvre Vittorio est tout seul, lui !… Allons lui dire… allons pleurer avec lui. »

Mais tante Catherine, qui veillait au chevet de l’orphelin, ne leur permit pas de le voir ; il ne les aurait peut-être pas reconnus, tant son désespoir était violent. L’oncle Philibert pensa même que Vittorio n’avait pas conscience de ce qu’il répondait aux quelques questions qu’on était obligé de lui adresser.

« Je crois, vint-il dire à son père qui l’attendait au logis vieux, que le pauvre enfant n’est pas en état de nous donner les renseignements dont nous avons besoin pour avertir sa famille. Quand je lui ai demandé l’adresse de sa mère il m’a répondu : « Elle n’est pas ma mère, lui n’était pas mon père, et je suis son fils désespéré. » Et il s’est mis à crier en appelant ce pauvre Sauviac. Ce coup a été trop cruel pour la sensibilité de Vittorio. Nous ne pourrons rien savoir de lui que cet accès de fièvre ne soit calmé. Il nous faut chercher dans les papiers de ce pauvre homme. »

Les maîtres des Ravières n’eurent pas à pousser bien loin leurs investigations ; le portefeuille de Jacques Sauviac était rangé sur la table de sa chambre avec quelques menus objets. Ayant vu son adresse de Mozat près de Riom, ils consultèrent la carte des chemins de fer, afin de savoir quel temps était nécessaire à ce voyage. Philibert Chardet ne voulait pas que la veuve de l’étameur apprit trop brusquement la mort de son mari ; il se proposait donc d’aller la chercher en lui disant que Sauviac était dangereusement malade et de la préparer en route à la catastrophe qui l’attendait.

Claude Chardet, quoique disposé à faire largement son devoir dans cette triste circonstance, trouvait cette démarche inopportune. L’indicateur des chemins de fer vint lui donner en quelque sorte raison en prouvant à Philibert qu’il lui serait impossible d’aller à Mozat et d’en revenir à temps pour la cérémonie des funérailles.

« Or, si cette pauvre femme n’a pas la consolation de rendre les derniers devoirs à son mari, il vaut mieux que tu restes ici, lui dit-il, où tu peux être utile à son pauvre enfant. Les nôtres ont besoin aussi qu’on les console, et ce ne sera pas de trop d’être tous ensemble à honorer ce brave Sauviac. Écris à sa veuve une longue lettre ; dis-lui que nous gardons son fils jusqu’à ce qu’elle vienne le chercher, ainsi que tout ce qui appartient à son mari, et qu’en souvenir de Sauviac, elle trouvera de vrais amis aux Ravières.

— Et même il peut lui annoncer, n’est-ce pas, mon père, dit tante Catherine qui avait entendu cette décision, que, si elle y consent, nous garderons Vittorio avec nous. D’après ce que j’en sais, la veuve Sauviac n’est point riche ; ses cinq filles, qui sont plus âgées que son fils, peuvent l’aider à vivre ; tandis que Vittorio, qui n’est pas d’âge à courir la France tout seul, serait une charge pour elle. Nous pouvons bien faire son éducation et le mettre à même de soutenir sa mère plus tard. C’est cette bonne œuvre qui honorerait le mieux la mémoire du pauvre Sauviac. »

Philibert embrassa tante Catherine pour cette idée qui était la sienne, mais qu’il n’aurait pas osé exprimer si vite, de peur de froisser l’autorité ombrageuse de son père. Il s’était réservé de l’amener peu à peu à admettre ce parti généreux et peut-être en effet cette façon d’agir eût-elle eu plus de chances de recevoir l’approbation du maître des Ravières ; mais présentée tout net, au moment où il était sous le coup d’autres préoccupations, cette proposition le choqua.

« Aucune mère, dit-il, ne voudrait laisser son enfant à des étrangers ; c’est détruire l’esprit de famille. Vittorio souffrirait en retrouvant la pauvreté à Mozat après avoir quitté notre maison ; cela pourrait fausser son caractère et même son cœur. Ce n’est pas là ce qu’aurait voulu Jacques Sauviac. Votre bonté vous égare, Catherine, ou plutôt le désir de laisser aux enfants un camarade qui leur plait. Eh bien ! je trouve, moi, qu’il ne faut pas sacrifier le bonheur futur de Vittorio aux plaisirs de nos enfants. Ils se sont aimés ; ils s’estimeront bien mieux quand ils se retrouveront plus tard, chacun à sa place dans la société, faisant le devoir qui leur était commandé par la destinée. Je ne veux pas, moi, que Vittorio, élevé avec eux, ait à les envier plus tard ; mais il n’est pas temps de discuter cela. D’ailleurs je pense que vous comprendrez tout ce que je viens de vous dire. Retournez près de ce pauvre enfant qui n’a qu’un désir, croyez-le bien, c’est d’embrasser sa mère. »

Claude Chardet avait calculé juste en disant que la veuve de Jacques Sauviac ne pourrait pas arriver pour la triste cérémonie. Quand les cloches de l’église tintèrent le grand glas, sonné seulement pour les riches, l’étrangère n’avait pas encore paru à Uchizy.

Le maître des Ravières, vêtu de noir, prenait la tête du cortège en soutenant Vittorio qui était revenu enfin à lui et qui avait voulu se lever, lorsque Jean le sabotier se présenta, accompagné de son fils, et réclama le droit de marcher au premier rang avec eux.

« Ce n’est à titre de parents, dit-il à Claude Chardet ; mais ce brave homme est mort pour mon Jean-Louis, et je lui suis redevable. Jean-Louis doit l’honorer et le pleurer comme son propre père. Il voit maintenant ce que coûte une sottise… La vie d’un père de famille. Vois, Jean-Louis, et tâche de t’en souvenir. J’ai conservé mon fils, et, à cause de pas toi, ce garçon-là est orphelin. »

Jean-Louis, qui suffoquait, alla se jeter dans les bras de Vittorio en lui criant : « Pardon ! » Puis, les deux enfants, se prenant par la main, marchèrent en avant de la longue file de l’assistance, qui se déroulait en deux rangs, portant des cierges allumés. Alice et Paul, conduits par tante Catherine qui pleurait à chaudes larmes, marchaient derrière comme étant de la famille.

On a conservé à Uchizy l’ancien usage de porter le cercueil à bras ; ce sont les parents, les amis auxquels revient ce triste devoir. La belle action de Sauviac lui avait fait des admirateurs de ceux mêmes qui l’avaient à peine entrevu ; aussi, à chaque station du convoi, les porteurs se présentaient en nombre double de ceux qui étaient exigés.

La moitié de la population avait abandonné, ce jour-là, ses travaux champêtres, afin de suivre à sa dernière demeure l’étranger qui s’était dévoué pour deux enfants du pays. S’il est une vertu qu’on ne puisse dénier aux Chizerots, c’est la spontanéité des mouvements généreux du cœur.

Chacun y sent vivement une belle action. Chacun y blâme avec énergie un manque de sensibilité ; aussi personne ne se paya de l’excuse donnée par les proches de Joseph Courot de son absence au convoi. Ils disaient Pétrus trop malade, et son père trop inquiet de lui pour assister à cette cérémonie.

« Jean le sabotier y est bien, murmurait-on de porte en porte. Le petit Jean-Louis aussi, lui dont les jambes flageolent, et qui est aussi malade que Pétrus. Il n’y a qu’un devoir au monde dans toute occasion : les uns le remplissent coûte que coûte ; les autres trouvent toujours des raisons pour s’en dispenser. Mais ces raisons-là sont mauvaises. »

Sans doute Joseph Courot eut vent de ces propos, dont le bruit alla crescendo selon la coutume des villages, car il envoya cent francs aux Ravières pour l’orphelin. Claude Chardet trouva la somme mesquine, peu en rapport avec la fortune des Courot et surtout avec le service rendu ; mais il ne crut pas avoir le droit de la refuser sans l’assentiment de la veuve.

Vittorio n’était plus ce garçon vif, aimable qui animait le domaine de sa gaieté ; il parlait à peine à ses jeunes amis, comme s’il eût craint de les attrister en leur dévoilant l’étendue de sa douleur. Il passait tout son temps sur la tombe de son père ou dans la chambre de Sauviac, à toucher les objets qui lui avaient appartenu, ou bien encore auprès du fidèle compagnon de leurs voyages à travers la France, auprès d’Asicot qui s’était refait à l’écurie des Ravières, mais qui était las peut-être de ce bien-être inaccoutumé. Il frappait du pied avec impatience et tirait sur sa longe toutes les fois que Vittorio venait l’embrasser sur sa tête busquée et flatter ce pelage rude que Sauviac avait tant de fois caressé après les longues étapes de la journée.

Le reste du temps, Vittorio s’attachait aux pas de Mme Chardet, mais sans lui parler et peut-être afin de sentir le muet bienfait d’une présence sympathique. Pour consoler le jeune garçon, celle-ci faisait allusion le plus souvent à la prochaine arrivée de sa mère ; pourtant elle finit par s’apercevoir que ce sujet de causerie rembrunissait la physionomie de l’orphelin au lieu de l’éclaircir. Elle se demanda si ce jeune garçon, si bien doué du côté de l’intelligence, manquait de cœur ;

Un homme debout, cane à la main, regarde vers une femme assise sur un seuil.
Un homme debout, cane à la main, regarde vers une femme assise sur un seuil.
« c’est bon ! c’est bon ! je m’en vais la voir. »


mais elle se reprocha cette idée. L’abattement de Vittorio témoignait, en effet, d’une tendresse extrême pour le père qu’il venait de perdre.

Afin d’expliquer cette singulière disposition, tante Catherine se dit qu’ayant toujours vécu foin de sa mère, Vittorio ne l’appréciait pas autant qu’il le devait. Quand elle lui en fit doucement l’observation, l’enfant resta muet ; mais sa figure ne prit pas l’expression de repentir que devait produire cette gronderie amicale.

Le surlendemain de l’enterrement, Claude Chardet revenait vers midi de son bien de la Beleuze. En traversant la place du Château, il fut interpellé par une des belles parleuses de ce quartier qui, tout en cousant du linge sur le pas de leur porte, devinent où vont et d’où viennent les passants, poussent la perspicacité jusqu’à savoir ce qu’ils pensent, et la finesse d’ouïe jusqu’à entendre ce qu’ils disent dans les maisons où ils entrent.

« Eh bien, maître Chardet, lui dit la Reine Michelon en posant son aiguille, vous voilà bientôt hors d’embarras. Elle est arrivée, votre Bourbonnaise.

— Ma Bourbonnaise ! répéta Claude Chardet si étonné qu’il s’arrêta, lui qui faisait profession de ne jamais écouter celles qu’il appelait avec plus de dédain que d’injustice les bavardes de la place du Château.

— Eh ! oui, la mère de ce petit garçon que vous avez chez vous et qui n’a pas un nom chrétien.

— Ah ! ah ! c’est donc une Bourbonnaise ? j’aurais cru plutôt une Auvergnate.

— Le drap est si près de la lisière… mais elle a bien un chapeau bourbonnais tout drôle, levé par derrière, baissé ici, perché sur sa tête comme un cabriolet bossu.

— C’est bon, c’est bon, je m’en vais la voir, dit le maître des Ravières, peu soucieux d’une description de toilette. Et il reprit sa marche du côté de son domaine.

— Bah ! fit la Reine Michelon, vous croyez donc qu’elle est descendue chez vous ?

— Et où donc ? demanda Claude Chardet dont la figure hâlée s’empourpra de dépit, tant il fut vexé de ce manque de convenances qui lui parut une insulte à son hospitalité.

— À l’auberge donc, reprit l’impitoyable jaseuse, à l’auberge où elle a fait toutes sortes de questions sur la façon dont son homme a été traité chez vous. Sans doute elle n’a pas cru sur parole les gens d’ici, vu qu’elle a demandé le presbytère. Elle a passé dix minutes chez M. le curé, une demi-heure à l’église ; puis elle a repassé par ici avec le bedeau qui portait la clef du cimetière.

— Eh bien ! dit Claude Chardet avec la dignité d’un homme qui a conscience d’avoir rempli son devoir, puisqu’elle a vu M. le curé et qu’elle a parlé aux gens d’ici, cette Bourbonnaise, je m’en vais chez moi attendre ses remerciements. »

Il partit la tête haute, mais le cœur froissé, et en dispositions peu favorables à la veuve de Jacques Sauviac.