CHAPITRE XII

LE DRAME DU SAUVETAGE. — LA RECONNAISSANCE DU SABOTIER. — LE PRIX D’UN ACTE DE DÉVOUEMENT.


Les dernières recommandations de Jacques Sauviac n’étaient pas superflues. Vittorio voulait absolument s’élancer sur les traces de son père, et Paul, consultant plus son bon cœur que ses forces, s’écriait déjà : « Allons ! » pendant que la pauvre Alice, saisie de terreur, s’accrochait de toute la force de ses petites mains aux habits de son frère et de son jeune ami. Tante Catherine, en qui la douceur de caractère n’excluait pas la fermeté de résolution, arrêta Vittorio comme il descendait le premier degré de la terrasse, et elle sut trouver du premier mot le seul argument qui pût entraver la résolution de l’enfant.

« J’ai besoin de toi, lui dit-elle. Si tu pars, tu exposes Paul qui voudra te suivre ; il ne sait pas nager. De plus, tu sais qu’Alice est encore très faible ; sa fièvre la reprendra si vous lui causez tous les deux cette angoisse.

— Mais, Madame, dit Vittorio hésitant, c’est donc la première fois que je laisserai mon père tout seul dans un danger ?

— Ton père est brave, il est prudent ; il nage très bien, il me l’a dit vingt fois, lui qui ne se vante jamais ; d’ailleurs, il n’est pas seul. Ensuite, souviens-toi qu’il t’a défendu de le suivre. J’exécute ses ordres formels en te retenant près de nous. »

Vittorio se résigna. Quand Mme Chardet eut enfermé les trois enfants dans une chambre donnant sur le jardin clos de murs, afin qu’ils ne vissent rien du triste spectacle d’un sauvetage, elle revint dans la cuisine du passeur, où elle put constater que l’âpreté au gain de la mère Boullud ne la rendait pas avare quand il s’agissait d’obliger son prochain.

L’âtre, qui ne contenait que des cendres un quart d’heure auparavant, s’illuminait d’une claire flambée ; des draps tirés d’un cabinet entr’ouvert chauffaient étendus sur des chaises devant ce foyer ; un des deux lits qui s’allongeaient au fond de la cuisine était déjà défait, et sa paillasse gisait sur les dalles. De grosses couvertures de laine bise jetées çà et là attendaient leur emploi, et quelques pintes de vin mélangé de sucre et de cannelle allaient bientôt bouillir dans le grand pot à tisane posé près des bûches enflammées.

Oui, madame Chardet, dit la vieille après avoir complété ces préparatifs, il n’y a pas d’année que ces drôles ne nous fassent faire de ces cérémonies. Ah ! c’est pénible d’être mère, de nourrir, de bichonner, de veiller nuit et jour ces garnements-là, pour qu’à peine envolés du nid, ils aillent se noyer. Si ce n’est pas un désespoir !… Ça veut faire l’homme, ça veut nager, et ça va au fond de l’eau comme des pierres… Tenez ! ces garçons d’Uchizy, c’est tous des péchés mortels !

— Mais, dit Mme Chardet, est-ce que nous ne pourrions pas voir quelque chose de votre terrasse ? J’ai peur pour cet enfant, et j’ai encore plus de crainte au sujet de ce pauvre père de famille qui va s’exposer pour le sauver… Et, enfin, votre fils se risque aussi !

— Pas de danger pour celui-là, répliqua la vieille Boullud en conduisant Mme Chardet sur la terrasse. Il en remontrerait aux poissons de la rivière. C’est né comme dans l’eau ; voyez-vous, nous sommes si près ! Ça marchait à peine que ça barbotait parmi mes canards et mes oies. Défunt mon mari l’a élevé ainsi. Mais on est mère, madame Chardet ; à ne vous rien cacher, quand je le vois jeter sa veste à terre et prendre la gaffe, je me sens le cœur tout barbouillé, et je n’ose pas regarder vers la rivière. Regardez, vous, tout votre content ; maintenant que j’ai tout préparé, je m’en vais prier la bonne Vierge pour qu’il n’arrive de mal à personne. »

Lorsque Mme Chardet se pencha au bord de la terrasse, elle s’aperçut que le drame n’était pas encore terminé. Elle vit au loin, sur le bord de la rivière, la troupe d’enfants qui gesticulait avec effroi ; quelques-uns, vite rhabillés, se sauvaient lâchement par les sentiers des prés ; mais la plupart d’entre eux hélaient le bateau qui arrivait, poussé par le courant et activé par les rames du passeur qui était seul à bord, Sauviac ayant couru à pied le long de la rive.

Ce ne fut là que le spectacle d’une minute. Vers le milieu de la rivière, les eaux décrivirent un large rond, et la tête brune de Jacques Sauviac en émergea. Le bateau vint tout proche, puis son avant pencha dans l’eau sous la forte pression de la main de Sauviac, qui hissa à bord avec peine un corps d’enfant raidi.

« Ah ! grâce à Dieu, c’est fini ! » s’écria tout haut Mme Chardet, dont l’angoisse redevint plus vive lorsqu’elle vit Sauviac plonger encore, pendant que le passeur frictionnait le noyé tout en observant la rivière.

Le second sauvetage fut plus long, et, dans ces moments, les minutes paraissent des années. Il fut aussi plus difficile ; lorsque Sauviac reparut sur l’eau, une lutte s’engagea entre lui et le noyé qu’il soulevait de son bras droit en nageant de la main gauche et des pieds ; ce fut sur la surface de la rivière une mêlée de bras et de jambes au milieu d’un clapotement d’eau.

Alourdi par ses derniers vêtements qu’il n’avait pas pris le temps de quitter, Sauviac allait disparaitre à fond, entraîné par les efforts inconscients de l’enfant, lorsque le passeur donna un coup de gaffe sur l’épaule du noyé pour achever de l’étourdir, puis tendit cette perche à Sauviac qui s’en servit comme d’un point d’appui. Bientôt le bateau remontait le courant ; mais Mme Chardet s’inquiéta en voyant que Sauviac, étendu dans le fond de l’embarcation, ne donnait guère plus de signe de vie que les enfants sauvés de la rivière.

Une demi-heure après, les deux enfants, dont l’un était Pétrus, inondaient les dalles de la cuisine de l’eau qu’ils avaient bien involontairement ingurgitée, et ils étaient fourrés côte à côte par la vieille Boullud dans le lit qui n’avait pas été défait. Elle les y bordait, en grommelant, à l’adresse des gamins imprudents, des gronderies qu’ils entendaient à peine. Leur teint était encore verdi par l’angoisse, et leurs dents claquaient dans leur bouche aux lèvres violettes.

Au même moment, Sauviac rentra dans la cuisine, vêtu d’habits appartenant au passeur, qui lui dit :

« Il s’agit maintenant de vous réchauffer, mon brave, car vous en êtes un, j’en réponds. Beaucoup auraient lâché ce chéti Pétrus pendant qu’il mordait et vous donnait le croc-en-jambe ; mais le coup qu’il aurait bu alors eût été le dernier… Voyons, prenez ce verre de vin chaud et trinquons… À votre courage ! mon ami. Vous avez l’air encore tout transi ; ça vous remettra. »

Sauviac voulut faire raison à cette santé si cordialement

Un homme rame dans une barque, un autre à l’eau se tient à la barque d’une main et de l’autre tient un enfant la tête renversée.
Un homme rame dans une barque, un autre à l’eau se tient à la barque d’une main et de l’autre tient un enfant la tête renversée.
et la tête de Jacques Sauviac émergea…


portée ; mais il dut poser la tasse après l’avoir effleurée à peine de ses lèvres.

« Je ne puis pas, dit-il j’ai quelque chose qui me tourne dans la tête et dans l’estomac.

— C’est que vous vous êtes donné grand chaud en courant sur la rive avant d’aller piquer une tête dans la Saône. Raison de plus pour faire revenir, en vous réchauffant, cette sueur que vous avez coupée.

— Non, je crois plutôt que c’est parce que je venais de manger solidement avant de me mettre à l’eau. »

Le passeur ôta son chapeau de paille et salua l’étameur avec les marques d’un jovial respect.

« Et vous voilà sorti de la rivière ? merci du peu ! dit-il. Je tire la révérence ; à votre place, j’aurais eu peur d’être étouffé dès mon premier plongeon. Vous avez couru un fier risque ; mais, croyez-moi, ce vin chaud vous rétablira, car vous voilà mal en point : vos yeux sont tout rouges, vos lèvres toutes blanches et votre nez un peu pincé. Buvez, notre homme. »

Jacques Sauviac ne put vaincre une répugnance qu’il ne s’expliquait pas ; mais il fit effort pour cacher qu’il souffrait, afin de ne pas alarmer ses amis. Il fut décidé qu’on avertirait Joseph Courot et le père de l’autre enfant, parce qu’il était trop tôt pour ramener Pétrus et son camarade à Uchizy ; ils avaient besoin de se refaire dans la chaude atmosphère où ils se reprenaient à la vie.

Vittorio embrassait son père avec des larmes de joie. Paul et Alice, que l’on hissa sur le char à bancs enfin arrivé, sans leur permettre de visiter les petits chizerots sauvés des eaux, assaillirent Sauviac de questions pendant le trajet de la Saône à Uchizy ; mais il répondait peu, et parfois de travers ; il était absorbé et tremblait sous la grosse couverture de laine dont on l’avait enveloppé par-dessus ses vêtements secs.

Le char à bancs fit un détour vers le Pilori pour aller annoncer l’accident à Joseph Courot, qui se trouva tout à point sur le pas de sa porte. Il se prit à jurer comme un païen sans songer à offrir un remerciement à Sauviac, ingratitude qui fut rendue plus sensible par le contraste des transports reconnaissants du père de l’autre noyé.

C’était cependant un homme inculte, un simple sabotier ; mais, après avoir écouté la nouvelle d’un air effaré, il sauta sur le marchepied du char à bancs, et frotta sa figure barbue contre les joues de Sauviac, en lui disant :

« Tant pis, il faut que je vous embrasse… encore… et encore donc !… Mon gredin de Jean-Louis ! vous l’avez repêché ! Ah ! ces diables d’enfants !… Et vous savez, si vous avez jamais besoin de moi, Jean le sabotier n’est pas riche, mais il vendrait son dernier tronc de charme ou de chêne pour vous obliger… Et encore donc un baiser ! Je n’en ai jamais donné de si bon cœur, et, si je pleure malgré moi, ne me prenez pas pour un sot… Vous avez des enfants, pas vrai ? »

À peine fut-on rentré aux Ravières que Sauviac s’alla coucher ; il avait des éblouissements, et ses jambes fléchissaient sous lui. Si Vittorio l’avait osé, il aurait renouvelé son exploit du premier jour de son séjour à Uchizy et serait parti à Tournus pour en ramener le docteur ; mais l’état de Sauviac ne paraissait dangereux à personne. On croyait à une simple indisposition qu’une nuit de sommeil suffirait à dissiper.

Par malheur, Philibert Chardet, si expert en sciences naturelles, n’avait rien étudié qui eût trait à la médecine ; on se borna donc à tenir Jacques Sauviac chaudement, à lui offrir des boissons de tout genre, qu’il refusait d’un geste saccadé. Il se renfermait dans un silence presque absolu, réunissant ses forces pour lutter contre les spasmes qui tordaient son estomac et le mal de tête qui cerclait son front d’un casque de plomb. Par malheur aussi, afin de ne pas nuire à son repos en laissant son fils avec lui, Mme Chardet exigea que Vittorio passât la nuit dans la chambre de Paul.

Au petit jour, Vittorio se réveilla sous l’impression d’un cauchemar pénible ; sa première pensée fut pour son père malade. Il s’habilla sans faire de bruit, quitta la chambre en ayant soin de garder ses souliers à la main tant qu’il marcha sur les parquets craquants du logis neuf ; il entra en hâte dans la chambre de Sauviac pour lui demander comment il avait passé la nuit. Tout à coup l’enfant jeta un grand cri et tomba la figure enfouie dans la pente des rideaux… la main qu’il avait touchée était glacée. Son pauvre père était mort !