CHAPITRE XI

DANS LA RIVIÈRE. — L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE DE JOSÉPHINE COUROT.
ENTRE JEUNES NATURALISTES.
LE PROVERBE DE LA LOTTE. — ALARME SUBITE.


Lorsque, du haut de la montagne des Glaçons qui domine Uchizy, l’on embrasse le large horizon environnant, l’on y retrouve partout la Saône. Ses méandres le traversent capricieusement ; aux plans lointains de l’extrême gauche, elle contourne la vieille cité de Tournus, reconnaissable aux clochers largement écartés de son ancienne abbaye. Puis, la rivière, cachée au delà de Préty par le coteau de Villars qui la surplombe, reparaît au niveau des moulins de la Truchère pour y recevoir les eaux vives de la Seille. Elle déroule ensuite son cours paisible au milieu des larges prairies de l’Ezeratza, dans cette vaste plaine dont les plans moelleux remontent vers Uchizy d’un coté, et de l’autre aux collines du territoire bressan. La Saône disparait enfin à l’extrême droite, où la levée de Pont-de-Vaux envoie vers elle sa procession de peupliers longue d’une lieue environ. Partout, dans ce paysage qu’elle anime et vivifie, la Saône est présente ; l’œil charmé la suit, soit qu’elle ne révèle son passage que par l’intensité plus verte de la végétation, soit qu’elle apparaisse dans la claire beauté de son cours tranquille.

Mais, lorsqu’on est sur ses rives, tous ses grands aspects ne subsistent que pour le souvenir. Elle ne perd rien cependant à être admirée de près. Les baigneurs revoyaient toujours avec plaisir sa nappe azurée, piquetée par le soleil d’étincelles d’or au sommet de ses petites vagues, sa plage de sable fin, sa ceinture d’ajoncs et de genêts. Les enfants aimaient aussi à regarder sur l’autre rive la troupe des grands bœufs charolais blancs et roux, vaguant dans la part de l’Ezeratza livrée au bétail. Ils étaient là enfoncés à plein ventre dans l’herbage touffu, jusqu’au moment où, le soleil s’inclinant vers Marna, les cent bœufs, suivant à la file le taureau blanc monté par le berger, devaient nager dans les eaux du fleuve pour retourner à leurs étables d’Uchizy, dessinant d’une rive à l’autre, afin de couper le courant, une ligne oblique que Paul nommait en riant le Bosphore.

Jamais l’eau n’avait paru plus agréable aux baigneurs que ce jour-là. Comme la prudence inquiète de Mme Chardet défendait à Paul de prendre des leçons de natation qu’aurait pu lui donner Jacques Sauviac, tous les baigneurs s’avancèrent ensemble dans le lit en pente douce de la rivière jusqu’à la place où, en s’asseyant, le niveau de l’eau vint caresser leur menton. Groupés en demi-cercle, ils sentirent alors le courant circuler autour d’eux et virent danser leurs images aux lignes brisées dans le clair miroir de la Saône.

Ce fut entre les enfants une lutte joyeuse à qui saisirait au passage dans ces eaux limpides les petits poissons qui y flottaient par milliers. Alice avait beau les enfermer dans sa jupe de laine, Paul avait beau rejoindre ses mains creusées en bassin, et les enlever ensuite au-dessus de l’eau pour faire admirer sa prise, goujons et ablettes, minces comme des fils, luisants comme un ruban vert glacé d’argent, leur glissaient des mains, aussi fluides, aussi insaisissables que l’élément dans lequel ils replongeaient.

À chaque espérance, c’étaient des cris de joie, à chaque déconvenue des éclats de rire. Alice, la plus légère de tous les baigneurs, était parfois soulevée, entraînée par le courant, et Paul, qui se démenait dans l’eau comme un Triton, courait rattraper sa sœur en l’appelant « petite épave ».

Dans ces mouvements brusques, il battait l’eau de ses bras, la faisait jaillir en pluie sur les chapeaux de paille et sur le nez des autres baigneurs, qui, machinalement, s’essuyaient de leurs doigts mouillés, et de rire encore.

Ces scènes de folle gaieté furent troublées par l’arrivée d’une troupe de jeunes garçons d’Uchizy, qui avaient déserté l’école communale pour se livrer en cachette au plaisir du bain. Pétrus Courot était à leur tête, et, bien que les enfants des Ravières l’eussent évité depuis l’accident du Chardonnay, il fut poussé à interpeller les baigneurs par la réflexion maligne qu’avait faite un de ses camarades d’école buissonnière.

« Ah ! voilà les gens des Ravières ! s’était écrié le gamin avec cet accent moqueur qui est natif du territoire chizerot ; Pétrus, veux-tu te cacher derrière nous pour passer auprès d’eux sans qu’ils te voient, puisqu’il n’y a point par ici de chemin des affronteux[1] ? »

Pétrus paya d’une bourrade cette obligeance intempestive, et, autant pour narguer cette raillerie que pour ne pas déchoir dans l’estime de ses compagnons par un accès de timidité, il alla droit à la cabine de toile plantée à quelques pas de la Saône, et, de là, il salua effrontément les baigneurs pas en leur demandant si l’eau était bonne.

Paul gardait rancune à Pétrus, car l’on aime rarement les gens qui vous ont induit en sottises, et, s’il n’eût tenu qu’à lui, personne n’aurait répondu à cette interrogation. Mais Mme Chardet faisait passer avant ses ressentiments le devoir d’un bon avis ; elle dit donc à Pétrus Courot qu’il avait tort de venir se baigner sans une personne de sa famille, et elle lui conseilla de s’en retourner à Uchizy.

« Nous ne venons que pour nous promener, répondit Pétrus qui fit filer sa bande en aval de la Saône afin d’esquiver une plus longue admonestation.

Pétrus, reprit Mme Chardet, passé les genêts il y a de grands trous dans la rivière, du côté où tu vas. On perd pied tout de suite. Je te recommande de t’en retourner, m’entends-tu ?

Mais puisque nous ne nous baignerons pas ! Nous voulons seulement chercher des nids de martins-pêcheurs dans les fourrés, » s’écria-t-il en allongeant le pas pour rattraper ses camarades qui riaient entre eux des alarmes de Mme Chardet, la plupart nageant comme de petits brochets.

« Ce garçon-là est incorrigible ; il fera bien du mal à lui et aux autres, » fit observer Jacques Sauviac.

Hélas ! il ne savait pas être si bon prophète.

La sortie du bain fit oublier cet incident, et l’on s’installa pour faire honneur au goûter, qu’on appelle à Uchizy la marande. Tous mangèrent avec appétit les viandes froides, le fromage de chèvre et les fruits, surtout Jacques Sauviac, qui avait dans les jambes une course à Plottes faite le matin pour le service des Ravières. Il goûta, il maranda de façon à faire tort au souper, selon son expression.

Heureusement le panier aux provisions était bien garni.

XI
Cinq personnes, deux adultes, trois enfants assis par terre au pied d’un arbre autour d’un picnic.
Cinq personnes, deux adultes, trois enfants assis par terre au pied d’un arbre autour d’un picnic.
tous mangèrent avec appétit.


Son contenu s’était même accru en route, car, au moment où Mme Chardet y cherchait les fruits du dessert, quelque chose lui sauta au nez, ce qui lui fit pousser un petit cri de surprise.

« Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle, ayant, sans rien voir, senti un choc et un contact désagréables.

— C’est un gourmand, un voleur pris sur le fait, » dit Paul en posant à terre la soucoupe dans laquelle il mangeait.

Puis il se leva, armé de sa serviette, afin de donner la chasse à cet intrus.

Après une course accidentée qui le mena jusqu’à la pointe du demi-cercle de genêts qui ferme la plage d’Uchizy, il revint glorieux de ses prises, car il portait dans sa boite à insectes deux prisonniers d’espèces bien différentes.

« Tenez, ma tante, dit-il, voilà le petit diable qui vous a sauté à la figure. Je regrette de l’avoir mis en trop belle compagnie ; il va peut-être me gâter la jolie libellule que j’ai attrapée de raccroc. Enfin donc ! cela m’aura servi à quelque chose d’avoir feuilleté, depuis que nous nous baignons, toutes les planches d’insectes aquatiques. Je n’avais encore rien trouvé par ici.

— Parce que je ne t’ai jamais permis de t’échauffer après ton bain comme tu viens de le faire, répondit tante Catherine. Mais fais-nous donc les honneurs de cet indiscret qui a voulu goûter avec nous sans y être invité.

— Voyez ! c’est cette grosse mouche velue comme un bourdon.

— Mais c’en est un, dit Vittorio qui, lui aussi, avait pris goût à l’histoire naturelle.

— Eh bien ! reprit Paul en riant, mais sans la moindre vanité, si l’oncle Philibert était là, il serait étonné que j’en sache plus que toi, une fois par hasard. Cet insecte est une volucelle ; vois ses antennes en plumet, la tache noire sur ses ailes à nervures, et les poils de sa tête, qui paraissent dorés quand on les regarde dans ce sens-ci.

— Ce n’est qu’une grosse vilaine mouche, dit Alice d’un air peu ragoûté. Nous l’aurons apportée d’Uchizy. Comme c’est agréable de penser que nous avons mangé ses restes !

— Oh ! Alice, s’écria Paul, pour la nièce d’un naturaliste, tu as bien des préjugés. N’aie pas tant de dégoût de cette jolie bête. La volucelle vit sur les fleurs qui poussent près des rivages ; elle vit de leur suc, rien n’est plus propre. N’aimes-tu pas le miel, toi ?… En faisant son tour de promenade, elle aura vu le panier plein et elle aura voulu en faire l’inspection. Il n’y a pas de crime à cela. »

Cette apologie de la volucelle ne réconcilia pas Alice avec l’insecte indiscret.

« J’aime bien mieux, dit-elle, cette jolie demoiselle que tu as prise avec elle. Comme elle se met dans un coin, de peur que ta mouche barbue ne la touche ! Fais donc envoler ta volucelle et donne-moi l’autre pour que je regarde ses jolies ailes, veux-tu ?

— Si j’ouvre la boite, toutes deux prendront leur volée. » répondit Paul.

Mme Chardet et Jacques Sauviac écoutaient en souriant ces petits débats, et l’étameur, qui était fier de voir que son fils apprenait chaque jour de nouvelles choses, lui demanda s’il pourrait cette fois savoir le vrai nom du second insecte que Paul avait pris. Sans attendre la réponse de Vittorio, il dit à tante Catherine :

« Est-il possible, Madame, qu’on se soit amusé comme qui dirait à baptiser les moindres bestioles ! Il parait aussi que messieurs les savants savent à quoi servent les moindres herbes, et de quoi sont faits les cailloux, le sable, le feu, l’eau, enfin tout ce qu’on voit entre terre et ciel. Rien que de penser à ce que l’on peut apprendre, la cervelle m’en saute dans la tête. Que c’est donc beau de n’ignorer rien !… Eh bien, mon Torio ? »

Le jeune garçon répondit en souriant :

« Paul en sait plus que moi sur ce chapitre ; mais je crois que c’est la libellule qu’on nomme vulgairement la Françoise. Est-ce bien elle, Paul ?

— Non, répliqua celui-ci, c’est l’Éléonore. La Françoise a des ailes jaunâtres bordées de brun, et les ailes de celle-ci sont transparentes. De plus elle n’a pas de poils gris à son corselet, ni de taches vertes à la tête comme la Françoise.

— Voilà que nos petits savants vont se quereller, dit en riant Mme Chardet. J’ai entendu dire à mon mari que c’est un peu l’habitude des grands de discuter entre eux sur chaque question.

— Je ne la prendrai pas cette fois ; c’est moi qui ai tort, reprit Vittorio. »

Comme, pendant cette conversation, Jacques Sauviac avait tout mis en ordre, la petite troupe se dirigea vers la maison du passeur, devant laquelle le père Billot devait amener le char à bancs pour le retour à Uchizy.

Soit qu’on eût vite expédié le bain, soit que le père Billot manquât d’exactitude, l’équipage n’était pas encore arrivé à son poste. En l’attendant, Mme Chardet entra chez le passeur et demanda à lui acheter du poisson, car, outre les profits du passage entre le territoire chizerot et la rive bressane, celui-ci possédait le droit de pêche, qui constituait même le plus clair de son revenu.

Alice dut rester avec sa tante chez le passeur à recevoir les compliments obséquieux de sa vieille mère, pendant que celui-ci emmenait les jeunes garçons dans son bateau amarré tout auprès. Il plongea plusieurs fois un petit filet à main dans le double fond percé de trous imperceptibles, où le poisson attendait acheteur sans souffrir trop de sa prison que le courant pénétrait comme un crible.

Ils revinrent apportant, outre un brochet et des tanches, un vrai morceau de roi, une lotte superbe. Ce poisson est le Gadus lota des naturalistes. Quoiqu’elle n’ait pas, comme la lotte de Hongrie, une réputation européenne et le mérite de venir de loin, la lotte de la Saône n’en a pas une chair moins exquise.

Comme tout amuse au jeune âge, les enfants rirent entre eux, mais des yeux seulement, lorsqu’un débat sur le prix de ce poisson s’établit entre Mme Chardet et la vieille mère du passeur. Les formes respectueuses dont celle-ci accompagnait ses prétentions empruntaient une saveur comique à son accent traînant, qui faisait des longues de toutes les voyelles, et, bien qu’ils se mordissent les lèvres pour ne pas éclater, les enfants saluèrent d’une explosion de gaieté ce dernier argument de la vieille femme :

« Non, dame Chardet, y me fâche, mais y ne se peut au prix que vous voulez. Connaissez-vous pas le dicton : « Vends ta cotte pour acheter une lotte » ? Et pour payer celle-ci ce qu’elle vaut, vous n’en n’êtes pas réduite là, merci à Dieu ! »

Si cet accès d’hilarité fut franc, l’impression qui lui succéda fut moins agréable. Le marché une fois conclu, la mère du passeur posa la lotte sur un billot et l’ouvrit toute palpitante, après l’avoir assommée de quelques coups du manche de son couteau. La lotte, dont le système vertébral est très puissant, se débattait et lançait des coups de sa forte queue. Alice détourna les yeux de ce spectacle cruel qui lui ôta l’envie de goûter à ce « mets de roi ».

Cette impression pénible servit de transition à une scène plus émouvante. Le passeur, qui regardait en rêvant le cours de la rivière du haut de sa terrasse feuillée de pampres, rentra dans la maison précipitamment, se dépouilla de sa veste qu’il jeta sur une chaise et saisit une longue gaffe…

Au même instant, des cris lointains se firent entendre.

« Encore ces brigands d’enfants dans la rivière ! dit à sa mère le passeur qui sortit en courant.

— Attendez-moi ! un homme de plus ne sera pas de trop, » s’écria Jacques Sauviac en jetant à terre veste et chapeau.

Vittorio en faisait autant, résolu à suivre son père.

« Mme Chardet, dit Sauviac, gardez-moi bien ce garçon-là. Fermez les portes, fermez les fenêtres, mettez-le sous clef. Sa présence me ferait perdre la tête. »

  1. À Uchizy, et probablement dans beaucoup d’autres villages, on appelle ainsi les petites ruelles que l’on suppose devoir être hantées par les gens mal famés, de préférence aux grandes rues où chacun pourrait les toiser avec mépris.