CHAPITRE X

LES SECRETS DE L’ONCLE PHILIBERT. LE DON DES PRÉMICES. UNE PROPOSITION INACCEPTABLE.


L’oncle Philibert n’était pas seulement un naturaliste passionné ; son activité intellectuelle embrassait tous les sujets que comporte la vie rurale. Ses travaux les plus sérieux étaient tournés vers le meilleur emploi des forces mécaniques et vers l’économie des bras humains dans l’exploitation agricole. À cet effet, il se tenait au courant des inventions nouvelles, perfectionnant, pour son compte personnel, les instruments aratoires déjà connus. Toutefois la routine qui règne encore dans le Mâconnais et qui n’y fait employer (généralement du moins) que la machine à battre le blé lui interdisait l’emploi de laboureuses mécaniques et autres engins expéditifs, sur le domaine des Ravières. Claude Chardet n’eût pas souffert que son fils introduisit ces nouveaux instruments sur ses terres.

« C’est la sueur de l’homme, disait-il, qui fertilise le sillon. La récolte ne s’obtient qu’à grand renfort de bras ; ces inventions nouvelles ne sont bonnes qu’à faire déserter les campagnes par les pauvres gens, qui ne trouveraient plus à y louer leurs services, le jour où ces machines-là travailleraient toutes seules. »

Philibert Chardet aurait eu beaucoup à répondre ; il s’abstenait, par respect pour la conviction de son père, qui, trop enracinée, ne pouvait être ébranlée par les meilleures objections. Il se bornait donc à cultiver à sa façon le bien qu’il possédait du chef de sa femme et qui était situé à Gigny, entre Tournus et Chalon-sur-Saône. C’est là qu’il usait de sa laboureuse mécanique, là qu’il allait essayer, aux vendanges prochaines, un pressoir de son invention dont il voulait montrer à Vittorio le modèle en petit.

Selon ses prévisions, Paul s’ennuya bientôt d’entendre son oncle démontrer à son jeune ami le mécanisme du pressoir. Quant à Vittorio, il prit un tel intérêt à cet exposé, il comprit si vite l’agencement de cet outil, que Philibert Chardet, oubliant qu’il parlait à un enfant, lui montra tous les dessins des machines qu’il rêvait, éclairé parfois dans ses doutes par les objections que lui posait Vittorio, qui, en effet, avait l’intuition des choses de mécanisme, à défaut de la science qui s’acquiert lentement.

« Cet enfant vous comprend donc, mon cher Philibert, tandis que, moi, je ne sais voir que vos bonnes intentions épargner la peine des pauvres gens de campagne ? dit tante Catherine qui assistait à cet entretien.

— Non, Madame, je ne comprends pas tout, dit Vittorio ; je vois seulement comme vous que, si on pouvait faire plus vite tous ces travaux, il resterait plus de temps aux campagnards pour s’instruire et être, par conséquent, plus heureux. »

Et, comme l’esprit du jeune garçon ne pouvait rester longtemps fixé sur ces considérations générales, Vittorio dit à maître Philibert qu’il se mettait sous ses ordres pour menuiser, raboter et confectionner les pièces des divers modèles que celui-ci fabriquait en bois d’abord, afin de mieux se rendre compte de ses idées que sur un dessin. Il fut donc introduit dans cette chambre du logis neuf où l’oncle Philibert serrait ses outils et qui n’était qu’une succursale de son établissement de Gigny. Là, maître Philibert était chez lui, tout à fait libéré des observations dénigrantes de son père, encouragé par l’affection de sa femme. Celle-ci, sans doute, ne saisissait pas toujours la portée des travaux de son mari ; mais elle le tenait pour l’homme le plus droit, le plus éclairé, le meilleur, et elle le dédommageait de n’être pas compris de son entourage en le chérissant avec une sorte de respect pour sa supériorité.

Paul perdit quelques heures de jeu à cette nouvelle occupation de son ami ; il les employa à distraire sa sœur, qui se rétablit assez vite. Ses promenades au jardin dans la petite voiture construite par Vittorio rendirent à ses joues, pâlies par la réclusion, leur teinte rosée d’autrefois. Aussi, peu à peu, se hasarda-t-on hors de l’enclos. Le dernier dimanche de juillet, elle alla entendre la messe à la vieille église d’Uchizy, dont le clocher roman s’élève au milieu du village sur la place de l’ancien château, et ce fut elle qui déposa au pied de l’autel de la Vierge la gerbe qu’on offre à chaque moisson.

Cette coutume de faire bénir les prémices de chaque récolte est fidèlement suivie à Uchizy ; avant les vendanges notamment, les marches de l’autel sont garnies de corbeilles pleines de raisins noirs, bleutés par la fleur, et de raisins blancs qui, près des muscats roses, ressemblent à des grappes d’opales mélangées à des grappes de clairs rubis.

Ces sorties firent tant de bien à la convalescente que tante Catherine songea à se faire accompagner par elle jusqu’à la Saône deux fois par semaine. C’est une tradition, à Uchizy, que les bains froids dans la rivière sont particulièrement sains au mois de juillet ; par une bizarrerie imposée et que n’expliquent pas les anciens dictons, l’on prétend que ses eaux n’ont une action bienfaisante que durant ce mois-là. Aussi les bords de la Saône sont-ils très fréquentés entre juin et août.

On part dans l’après-midi, par groupes de voisins et de voisines ; on franchit en causant les deux kilomètres de la route qui descend à la Saône, et, après le bain, au soleil couchant, on dîne sur l’herbe du rivage pour retourner ensuite, le corps rafraichi, l’estomac restauré, vers le village. Ces parties n’étant pas tant considérées comme un plaisir que comme un traitement, il n’y a pas de Chizerote, depuis la femme du riche propriétaire jusqu’à l’artisane et à la fille de ferme, qui n’aille prendre sa série de bains. Mme Chardet, n’ayant pas été élevée à Uchizy, n’avait pas de préventions contre les bains d’août ; son pays natal, le joli village de Gigny, côtoie la Saône au point de mirer dans ses eaux bleues les maisons d’un de ses hameaux. Les habitants y vivent donc en plus grande familiarité avec la rivière que ceux d’Uchizy. La Saône est à leurs pieds et parfois même elle vient voisiner jusque dans leurs logis quand elle s’étale dans les crues. Ce petit dommage est compensé par le bienfaisant limon qu’elle dépose sur leurs prairies, et les Gignerots vivent aussi paisibles dans leurs maisons que les martins-pêcheurs dans leurs nids cachés au bord d’un rivage.

Tante Catherine aimait donc la Saône. Comme elle n’avait pu se résoudre à quitter la maison pendant la maladie de sa nièce, elle avait remis à la convalescence d’Alice le plaisir des bains froids. Vers la fin de juillet, la fillette pouvait sortir en voiture ; Jacques Sauviac lui permettait même de marcher un peu, le joli petit pied étant sorti sain et ferme de sa gaine de bandages ; il ne fallait plus qu’éviter de le fatiguer outre mesure.

C’étaient là les derniers plaisirs que les enfants des Ravières devaient prendre en commun avec leur cher Vittorio ; Jacques Sauviac parlait de partir aussitôt après la Saint-Pierre, la fête patronale, et, à cette époque, l’oncle Philibert devait emmener tante Catherine et les enfants dans sa propriété de Gigny, où il passait toujours une quinzaine après les moissons. Il était même content, cette année-là, de pouvoir distraire, en les dépaysant, Paul et Alice du chagrin qu’allait leur causer le départ de leur jeune ami. Lui-même il sentait qu’il était temps que cette intimité cessât, car il s’attachait de jour en jour à Vittorio au point d’avoir le cœur serré en songeant qu’il perdait un élève si intelligent, et ses neveux un camarade d’un si droit et si heureux caractère.

Tante Catherine, qui s’entendait mieux que personne à l’aménagement de ces petites parties de plaisir, les avait rendues fort agréables. On emportait des provisions dans le char à bancs ; une fois arrivés sur la rive, à droite de la maison du passeur, là où se trouve ce qu’on peut appeler la plage d’Uchizy, on montait une tente de coutil jetée sur quatre piquets fichés dans le sable. C’était le cabinet de toilette de Mme Chardet et d’Alice. L’oncle Philibert, remplacé quelquefois par Jacques Sauviac, était le chef de l’expédition ; c’était lui qui prenait Alice dans ses bras et qui la trempait dans la Saône, malgré ses petits cris, plutôt de surprise que de froid ; la rivière, en effet, est plus que tiède en cette saison.

Un jour, Alice eut la fantaisie d’aller à la Saône dans sa petite voiture. Tante Catherine se prêta à ce désir en commandant au père Billot d’amener le char à bancs près de la maison du passeur vers le coucher du soleil. On partit donc à pied, Jacques Sauviac portant le panier de provisions et les peignoirs de bain, Paul armé des piquets de la tente, et Vittorio poussant la voiture d’Alice.

Il faisait chaud, à cette heure-là, sur cette route bordée de haies, embaumée de clématites, que l’on appelle la Vic des Fourches, sans doute parce qu’elle offre plusieurs carrefours de chemins se croisant dans des directions divergentes ; aussi pendant longtemps, les enfants, qui avaient une vingtaine de pas d’avance sur les grandes personnes, cheminèrent sans rien dire. Enfin Alice suivit de l’œil un vol d’hirondelles qui dessinaient dans l’azur ardent les fourches noires de leurs ailes, et elle dit :

« Qu’ils sont heureux, ces oiseaux ! ils volent si vite, si loin, et moi, on me défend de courir !

— Oui, dit Vittorio, je n’ai jamais vu des hirondelles fendre l’air sans envier leurs ailes. Que ce doit être bon de voir du pays, de suivre le printemps, de courir le monde à son gré ! »

Cette réflexion déplut à Paul ; il crut y voir un manque d’amitié de la part de Vittorio.

« Voilà comment tu es, toi ! lui dit-il avec humeur. Quand tu as passé trois semaines quelque part, tu te dis : Maintenant, je connais cet endroit, j’en ai assez. Allons en voir d’autres. Je sais ce que ces gens peuvent me dire. D’ici à leur mort, ce serait la même chose ; allons faire de nouvelles connaissances.

— Non, Vittorio n’est pas si méchant, dit Alice qui s’agita dans sa voiture pour pouvoir tendre la main à leur ami. Celui-ci fut frappé de l’amertume avec laquelle Paul avait parlé.

— C’est bien mal interpréter, dit-il, une idée qui peut passer dans la tête de n’importe qui. Est-ce que tu n’aimerais pas, toi aussi, à voyager ?

— Ce n’est pas la question ! s’écria Paul en frappant du

Un homme traverse une rivière portant un enfant dans ses bras. En fond, une tente et trois personnages.
Un homme traverse une rivière portant un enfant dans ses bras. En fond, une tente et trois personnages.
Jacques Sauviac prenait Alice dans ses bras.


pied. Il ne s’agit pas de ce que j’aimerais à faire quand je serai grand. Tu sais que ton père veut partir quatre jours après la Saint-Pierre et tu envies devant nous les ailes de ces oiseaux. Est-ce que tu trouves qu’il te reste trop de temps à demeurer avec nous ? »

Vittorio regarda son ami avec des yeux où tremblait l’humidité d’une larme.

« Je serais donc bien ingrat ! murmura-t-il.

— Alors, si tu nous aimes, si tu regrettes de nous quitter, demande à ton père de te laisser à Uchizy. Si j’en parle à l’oncle Philibert, il y consentira volontiers, va ! Il sait bien que je travaille mieux depuis que tu es là, et je crois, oui, je crois que je ne ferai plus rien de bon quand je n’aurai plus à penser qu’il faut que je travaille aussi bien que toi pour contenter mon oncle. Ton père ne refusera pas, j’en suis sûr. Tu apprendras plus vite et mieux avec nous qu’en courant les chemins. Voyons, dis, veux-tu ? Je vais voir si tu nous aimes.

— Sois-en sûr tout de suite, malgré mon refus, dit Vittorio en posant sa main sur l’épaule de son ami ; et ne dis rien à mon père, je t’en prie, il serait capable de se sacrifier pour moi… Pourtant non, il a de la fierté, et ne voudrait pas me laisser à la charge d’un étranger.

— Nous ne sommes pas des étrangers, Vittorio ! s’écria Alice que son frère alla embrasser pour cette réplique.

Et puis, continua le jeune garçon, je mènerais donc avec vous une vie de riche, pendant que mon père s’en irait tout seul de ville en ville, par le gros soleil, par le vent, par la pluie, couchant ce soir dans une grange, demain dans sa charrette, et, aux bons jours, dans quelque mauvais lit d’auberge. Il aurait à faire seul toute sa besogne, et il serait triste de me savoir si loin de lui… Non, je n’aurais pas de cœur si j’acceptais cela. Mais je te promets que je me souviendrai de vous tous. Je t’écrirai, Paul, je te l’assure, et, quand je serai grand, je viendrai vous voir.

— Si tu ne nous as pas oubliés, dit Paul.

— Comment veux-tu que je vous oublie ? Alice a été pour moi aussi bonne, aussi affectueuse que mes cinq sœurs de Mozat ; toi, tu m’as traité en frère, et j’aurai toujours le cœur d’un frère pour toi. Je suis si sûr du tien que, lorsque nous serons grands, moi qui sans doute serai pauvre, obligé de gagner ma vie, je suis persuadé que toi, qui seras riche, tu n’auras pas changé à mon égard ; tu me traiteras comme aujourd’hui. Quant à ton oncle Philibert, il m’a ouvert les yeux sur des choses au milieu desquelles je vivais sans les comprendre. Maintenant, j’aimerai la campagne une fois de plus, parce que je sais que, dans ses moindres coins, on trouve une quantité de plantes et d’êtres intéressants à étudier. Je ne m’en étais jamais avisé. Comme tu me le reprochais très bien, j’avais toujours le nez dans les livres, et je n’aurais pas appris à lire dans ce grand beau livre que ton oncle nomme si justement le livre du bon Dieu. Tu vois donc que j’emporterai d’Uchizy des trésors de souvenirs pour mon cœur, des trésors pour mon intelligence, et tu crains que je vous oublie !…

— Ah ! tu sais parler, tu sais raisonner, toi ! dit Paul en serrant la main de son ami. Mais moi, quel autre camarade supporterai-je après t’avoir perdu ? »