L’Odyssée/Traduction Séguier/16

CHANT XVI

ULYSSE SE FAIT RECONNAÎTRE DE TÉLÉMAQUE

Ulysse et le bon pâtre, à l’aurore dispos,
Préparaient leur manger au feu de la baraque,
Tandis qu’aux champs partaient adjudants et troupeaux.
Mais, agitant la queue autour de Télémaque,
Les chiens n’aboyaient pas. Le noble souverain
Vit leur empressement, ouït des pas célères.
Alors à son pasteur il dit avec entrain :
« Eumée, il te vient là quelqu’un de tes compères,
Ou quelque homme connu ; les chiens l’ont caressé,
Au lieu de l’assaillir ; je l’entends qui s’avance. »

À peine il achevait que du porche s’élance
Son très cher fils. Surpris, le pâtre s’est dressé,
Et l’urne qui lui sert pour de vineux mélanges
S’échappe de sa main. Il vole au jouvenceau,
Baise son joli front, ses beaux yeux, les phalanges
De ses doigts, et de pleurs verse un large ruisseau.
Ainsi qu’un tendre père étreint de tout son être
L’unique enfant tardif, source de maux cuisants,

Qui d’un pays lointain lui rentre après dix ans,
De même le brave homme embrasse son doux maître,
Comme s’il réchappait de l’infernal enclos.
Il lui darde en pleurant cette phrase première :
« Te voilà, Télémaque, ô ma douce lumière ;
Je te croyais perdu, dès ta course à Pylos.
Mais viens, mon cher enfant, que mon cœur se dilate
À te bien contempler, toi, soudain visiteur.
Tu ne te rendais guère au toit de ton pasteur.
La ville te retient ; vraiment cela te flatte
De mirer des galants le perfide tournoi. »

Le sage Télémaque en ces mots le console :
« Père, sois satisfait ; je viens ici pour toi,
Pour te voir de mes yeux, jouir de ta parole,
Et savoir si ma mère est encore au palais,
Ou si, remariée, en la couche d’Ulysse
Elle laisse l’aragne ourdir ses noirs filets. »

Le vieux chef des porchers dit au prince novice :
« La reine, sans faiblir disputant le terrain,
Reste dans ton château ; mais ses nuits, ses journées
S’écoulent sombrement, aux larmes condamnées. »

Il l’allège aussitôt de sa lance d’airain,
Et Télémaque entrant passe le seuil de pierre.
Le monarque à son fils veut céder son pliant,
Mais celui-ci l’arrête, et d’un ton bienveillant :
« Étranger, rassieds-toi ; notre garde-chaumière
Saura m’improviser quelque lit de repos. »

Ulysse se rassied ; Eumée alors d’épandre

Des rameaux verdoyants qu’il recouvre de peaux.
Sur ce siège moelleux le prince va s’étendre.
Le pâtre apporte ensuite un amas copieux
De rôtis succulents, conservés de la veille.
Il entasse le pain au fond d’une corbeille
Et mêle en un cissybe un vin délicieux ;
Puis lui-même s’assoit face au divin Ulysse.
Tous trois aux mets servis s’empressent de toucher.
Quand ils ont épuisé l’assiette et le calice,
Télémaque s’adresse au céleste porcher :
« Père, d’où vient ce pauvre ? Et comment dans Ithaque
Des marins l’ont-ils mis ? De plus, quels sont ceux-là ?
Certes, il n’a point à pied franchi l’immense flaque. »

Pasteur Eumée, alors ta bouche ainsi parla :
« Mon fils, je t’instruirai de la vérité pure.
L’étranger est natif du vaste sol crétois,
Et dit avoir roulé partout à l’aventure.
Du Sort à son égard telles furent les lois.
Échappé récemment d’un navire thesprote,
Il vint dans ma cabane, et je te le remets.
Décide, il sera fier de devenir ton hôte. »

Le sage Télémaque au chef de ses gorets :
« Ton discours sûrement m’attriste, cher Eumée.
Comment puis-je chez moi recevoir le passant ?
Je suis jeune, et ma main n’est pas encor formée
À repousser les traits de tel gueux menaçant.
Pour ma mère, son âme en deux sens se partage :
Doit-elle demeurer à tenir ma maison,
Par pudeur conjugale et peur du bavardage,
Ou bien suivre le Grec qui prime à la saison

Et qui, pour l’obtenir, sera le plus prodigue ?
Mais puisque le forain t’échut sur ce plateau,
Je m’en vais lui donner tunique, fin manteau,
Glaive à double tranchant, chaussures de fatigue,
Et le faire conduire où bon lui semblera.
Toi, si c’est ton plaisir, garde-le dans ta pièce ;
J’enverrai vêtements, vivres de toute espèce :
À nul de vous ainsi l’accueil ne pèsera.
Parmi les prétendants je ne veux pas qu’il vienne,
Car leur outrecuidance a secoué tout frein.
S’ils l’insultaient, mon cœur aurait trop de chagrin.
Contre un flot d’ennemis point de brave qui tienne ;
Au nombre la victoire appartient constamment. »

Le patient Ulysse à l’entretien se mêle :
« Ami, puisque je peux m’expliquer librement,
Sache que mon esprit s’indigne à la nouvelle
Des actes impudents que tous ces boute-feu
Pratiquent au palais, sans respect pour ton âge.
Dis-moi, te soumets-tu volontiers à l’outrage ?
Ton peuple te hait-il, conseillé par un dieu ?
Ou bien accuses-tu ces frères que l’on aime
À trouver près de soi pour lutter en vainqueur ?
Ah ! si j’avais ta force avec mon propre cœur,
Si j’étais fils d’Ulysse, ou ce héros lui-même
Revenu d’outre-mer (comme on peut y compter),
Que mon cou tombe au fil d’une épée homicide,
Si, forçant les salons d’Ulysse Laërtide,
Sur eux tel qu’un fléau je n’allais éclater !
Mais si, combattant seul, me terrassait leur foule,
J’aimerais mieux mourir, tué sous mes lambris,
Que de voir ces forfaits, chaque jour qui s’écoule :

Mes hôtes maltraités, les serves du pourpris
Contraintes de passer de vilain en veillaque,
Ma cave dégarnie et mes nombreux trésors
Consumés sans raison ainsi que sans remords. »

En ces termes repart le prudent Télémaque :
« Forain, je te dirai mon affaire au complet.
Mon peuple en aucun cas ne m’a voué de haine,
Et je n’accuse point ces frères qu’on se plaît
À trouver près de soi pour vaincre dans l’arène.
Sous mon toit Zeus jamais n’a mis qu’un rejeton :
Arcèse procréa Laërte seul ; Laërte
N’eut qu’Ulysse pour fils ; en sa jeunesse alerte,
Ulysse n’eut que moi, puis quitta ce canton.
C’est pourquoi contre nous un monde se déchaîne.
Car les chefs gouvernant les îles d’alentour,
Dulichium, Samé, Zacynthe la boschaine,
Et ceux qui dans Ithaque ont fixé leur séjour
Recherchent tous ma mère et pillent ma demeure.
Pénélope, sans fuir un hymen contristant,
Hésite à le conclure ; eux dévorent pourtant
Ma fortune, et bientôt ils feront que je meure.
Mais quoi ! tout cela gît sur les genoux des Dieux.
Quant à toi, bon ancien, cours dire à l’alme reine
Que des bords de Pylos j’arrive de mon mieux.
Je l’attendrai céans. Que seule elle l’apprenne,
Et reviens. Pas un mot à nul autre Grégeois ;
Car ils sont infinis, ceux qui trament ma perte. »

Pasteur de porcs Eumée, alors, ta noble voix :
« J’entends et je comprends, je suis personne experte.
Mais daigne me répondre avec sincérité.

Dois-je avertir aussi ton malheureux grand-père ?
Bien que pour son Ulysse il fut très affecté,
Il surveillait ses gens, auprès d’eux dans sa terre
Buvait et mangeottait, sans faire de façons.
Or, depuis ton départ vers les sables de Pyle,
L’on m’a dit qu’il repousse aliments et boissons
Et ne va plus aux champs ; tristement immobile,
Il pleure, geint ; sa chair se colle sur ses os. »

Le sage Télémaque aussitôt de répondre :
« Tant pis ! mais, malgré tout, laissons-le se morfondre.
Si nous pouvions filer nous-mêmes nos fuseaux,
Je m’offrirais d’abord le retour de mon père.
Mais vole en ville et rentre, et ne t’écarte pas
Pour visiter l’aïeul ; dis pourtant à ma mère
D’envoyer l’Intendante, en cachette et bon pas,
Annoncer la nouvelle au vieillard qui s’énerve. »

Il dit, presse le pâtre ; en ses mains, lui, d’un bond,
Prend ses souliers, les chausse, et part. Mais de Minerve
Eumée, en s’en allant, n’évite l’œil profond.
La dive alors s’avance, ayant l’air d’une femme
Grande, belle, savante aux ouvrages lustreux.
Au seuil elle fait halte et se révèle au preux.
Télémaque ne voit ce visage de flamme,
Car à tous les mortels les Dieux ne s’ouvrent point.
Mais Ulysse et les chiens l’aperçoivent ; les bêtes
Se sauvent en grondant aux porcines retraites.
Pallas meut les sourcils ; Ulysse, tout à point,
Sort du buron, franchit l’épineuse façade
Et se tient devant elle. Aussitôt Athéné :
« Célestiel Ulysse, adroit Laërtiade,

Va tout dire à ton fils d’un élan spontané,
Afin que, des rivaux préparant la ruine,
Vous marchiez vers la ville illustre ; quant à moi,
Bientôt je vous joindrai, car j’ai besoin d’émoi. »

Le touchant, à ces mots, de sa baguette orine,
Minerve d’un manteau, d’un superbe chiton
Revêt son corps plus jeune et sa taille grandie.
Sa peau reparaît brune, et sa joue arrondie ;
Une barbe bleuâtre ombrage son menton.
Après ce changement, Pallas s’éloigne ; Ulysse
Rentre au chaume : son fils le contemple étonné.
Il détourne le front, craignant qu’un dieu surgisse,
Et lui darde à l’instant ce discours empenné :
« Étranger, tu n’es pas du tout reconnaissable ;
Oui, tes traits sont changés comme ton vêtement.
Tu dois être un des dieux du vaste firmament.
Sois bon, pour que l’on t’offre un sacrifice aimable,
De l’or bien façonné ; reçois-nous à merci. »

Le célèbre monarque incontinent réplique :
« Dieu ne suis ; pourquoi donc me croire un Olympique ?
Je suis ton père aimé, l’objet de ton souci,
La cause de tes maux, de tes longues alarmes. »
Et d’embrasser son fils, de verser mille pleurs,
Lui qui précédemment cachait si bien ses larmes.

Télémaque agité, mais résistant d’ailleurs,
Au forain de nouveau tient ce vibreux langage :
« Non, tu n’es pas mon père Ulysse ; un dieu madré
Me trompe, désirant m’accabler davantage.
Nul homme ne saurait opérer à son gré

Des prodiges pareils, à moins qu’un démon même
N’en fasse brusquement un être jeune ou vieux.
Tout à l’heure on t’a vu cassé, sordide et blême ;
Maintenant tu parais un habitant des cieux. »

L’industrieux héros riposte avec délice :
« Télémaque, il ne sied d’être ainsi stupéfait
Que ton père en ces lieux soit présent en effet ;
Dans notre île ne peut revenir d’autre Ulysse.
C’est bien moi ce guerrier qui, jouet du Destin,
Rentre, au bout de vingt ans, dans sa chère patrie.
Admire ici Pallas, meneuse de butin,
Qui me change à tes yeux, selon sa fantaisie,
Tantôt en mendiant tout prêt à s’affaisser,
Tantôt en beau seigneur reluisant de parure.
Il est facile aux Dieux, maîtres de la nature,
D’élever un mortel ou de le rabaisser. »

Ces mots à peine dits, il s’assied ; Télémaque
Embrasse, en sanglotant, son père hasardeux.
Le besoin de pleurer les envahit tous deux.
Ils poussent plus de cris que ces oiseaux d’attaque,
Les aigles, les vautours, à qui des laboureurs
Enlèvent leurs petits qu’un seul duvet décore.
De leurs yeux vont coulant des rivières de pleurs.
Le soir les eût trouvés pleurant, pleurant encore,
Si Télémaque enfin n’eût dit, l’air ingénu :
« Cher père, quel vaisseau t’a mis sur ton rivage ?
Et d’où procède-t-il ? Nomme aussi l’équipage.
Car je ne pense pas qu’à pied tu sois venu. »

Immédiatement le courageux monarque :

« Je te dirai, mon fils, l’exacte vérité.
Les Phéaces marins, qui ramènent en barque
Tous ceux qui vont chez eux, ici m’ont transporté.
Ils m’ont de leur bateau déposé dans Ithaque,
Pendant mon somme, et fait des cadeaux précieux,
Airain, or à foison, maintes riches casaques.
Ces trésors dans un antre attendent, grâce aux Dieux.
J’arrive d’autre part, sur l’ordre de Minerve,
Pour que de mes rivaux nous combinions la mort.
Mais allons, dépeins-moi l’insolente caterve,
Nombre ses adhérents, conte d’où chacun sort,
Afin que j’examine en mon cœur sans reproche
Si nous pouvons tout seuls nous mesurer contre eux,
Ou bien à du renfort s’il faut qu’on se raccroche. »

Télémaque en réponse au projet chaleureux :
« Ô père, j’entendis vanter ta gloire immense,
Ton aplomb au Conseil, ta vaillance aux combats ;
Mais tu t’avances trop ; j’en frémis : quatre bras
Ne sauraient dominer le nombre et la démence.
Ces fous ne sont pas dix, ni même deux fois dix,
Mais bien plus ; dénombrons leurs files maléfiques.
D’abord cinquante-deux jeunes gens magnifiques,
La fleur de Dulichie, et dont les gens sont six.
Puis vingt-quatre garçons, de Samé troupe leste.
Et de Zacynthe aussi vingt nobles Achéens.
Enfin douze héros des bords ithacéens,
Le céryce Médon, un aède céleste ;
Avec eux deux laquais, habiles découpeurs.
Si nous les attaquons trétous dans notre enceinte,
Je crains pour ton assaut amertume et malheurs.
Vois plutôt si tu peux trouver quelque âme sainte

Qui vienne nous prêter un appui véhément. »

À son fils aussitôt le guerrier calme et juste :
« Eh bien ! écoute-moi religieusement.
Est-ce assez de Pallas, de Zeus, le père auguste,
Ou dois-je recourir à quelque autre soutien ? »

L’adolescent frappé de ces paroles claires :
« Tu viens de nommer là deux grands auxiliaires.
Quoiqu’ils siègent bien haut, leur sceptre aérien
Régit la tourbe humaine et la cour éternelle. »

L’imperturbable Ulysse ajoute gravement :
« Ceux-ci ne faudront pas à l’heure solennelle
Du sanglant cliquetis, lorsque, au palais fumant,
D’Arès entre eux et nous décidera la force.
Dès l’aurore, au logis, toi, rentre pour ta part,
Et te mêle à ces gueux tout fiers de leur écorce.
En ville le porcher me conduira plus tard,
Sous les traits d’un drilleux à caduque dégaine.
S’ils m’outragent chez moi, que ton cœur résigné
Assiste au traitement sans paraître indigné.
Que même par les pieds au dehors l’on me traîne,
Qu’on m’accable de coups, regarde et contiens-toi.
Essaie uniquement d’arrêter l’infamie
Par des mots de pitié ; mais ils n’entendront mie,
Car pour eux vient le jour du complet désarroi.
Ouvre à présent l’oreille, et retiens la consigne.
Quand la sage Athéné m’inspirera dûment,
J’inclinerai la tête : en hâte sur ce signe,
Ramasse du palais le total armement
Et cours le remiser dans la chambre du faîte.

Lorsque les prétendants te le réclameront,
Tu leur diras, feignant une aisance parfaite :
« De l’âtre j’éloignai ces armes, qui ne sont
Ce que les fit Ulysse en partant pour Pergame.
À la vapeur du feu leurs tas s’étaient rouillés.
Kronide a mis en outre une idée en mon âme :
J’ai peur qu’ayant trop bu vous ne vous querelliez,
Et que dans ce conflit ne se souillent vos tables,
Votre pourchas ; le fer attire les humains. »
Mais garde seulement deux glaives redoutables,
Deux dards, deux boucliers, pour les saisir des mains
Quand sur eux nous fondrons ; après, Pallas-Minerve
Et le soigneux Jupin les prendront tous en flanc.
Encore un autre avis, que ton cœur le conserve.
Es-tu vraiment mon fils ? Proviens-tu de mon sang ?
À nul ne dis comment ici je m’enveloppe ;
Que Laërte l’ignore, ainsi que le gardien,
Ainsi que les valets et même Pénélope.
Des femmes scrutons seuls l’esprit quotidien ;
Ensuite recherchons qui de la valetaille
Sait nous glorifier, nous craindre intimement,
Et qui te méconnaît, puis sans pudeur te raille. »

À ces instructions, le jeune homme charmant :
« Va, tu m’apprécieras à la longue, ô mon père.
Mon cœur n’est disposé nullement à gauchir.
Mais ce dernier parti, je ne le considère
Avantageux pour nous : veuille y bien réfléchir.
Tu marcheras longtemps pour voir toute culture,
Sonder tout serviteur, et toujours les pervers
Mangeront notre avoir ; ils le font sans mesure.
Sur les femmes pourtant tenant les yeux ouverts,

De la folle à propos distingue la rigide.
Vers les étables, moi, je ne voudrais aller ;
Tous ces pâtres, plus tard nous les ferons parler,
S’il t’arrive un signal du Maître de l’égide. »

Tels étaient les discours qu’échangeait leur transport.
Cependant l’ample nef qui ramena de Pyle
Télémaque et les siens abordait à la Ville.
Sitôt que ces derniers furent au bout du port,
À terre l’on tira la carène d’élite,
Puis leurs hommes zélés ôtèrent le grément
Et portèrent en chœur les beaux présents chez Clyte.
Un céryce au palais s’en alla rondement
Annoncer de leur part à l’alme Pénélope
Qu’aux champs restait son fils, mais qu’il rendait tout droit
La barque à la cité, de peur qu’à son endroit
Sa mère ne gémît, ne tombât en syncope.
Le rapide envoyé, le pasteur diligent
Se rencontrent, porteurs des deux mêmes nouvelles.
Dans les salles du roi les voilà s’engageant,
Et le héraut s’écrie, au milieu des ancelles :
« Reine, ton cher enfant est déjà de retour. »
Quant au pâtre, approchant la noble souveraine,
Du prince il lui redit les phrases tour à tour.
Après avoir rempli sa mission sereine,
Quittant le noble seuil, il rejoint son bétail.

Tout à coup les intrus, la face consternée,
Vont traversant la cour par de grands murs bornée,
Et s’asseyent dehors en avant du portail.
L’héritier de Polybe, Eurymaque, de dire :
« Chers, il a réussi, ce beau plan, ce trajet

De Télémaque ; en vain nous rîmes du projet.
Allons vite, lançons notre meilleur navire ;
Couvrons-le de marins, pour que rapidement
Nos pairs soient avisés de rentrer de leur chasse. »

Comme il parle, Amphinome, en pivotant sur place,
Dans le port spacieux découvre un bâtiment,
Des voiles que l’on tord, des rames qu’on enlève.
Avec un doux sourire, alors aux conjurés :
« N’envoyons plus d’avis, car les voilà rentrés.
Quelque dieu les prévint, ou bien, eux, de leur grève
Ont vu passer la nau, sans pouvoir la saisir. »

Il dit ; tous, se levant, descendent au rivage.
Sur le sable bientôt la quille va gésir,
Et d’actifs mariniers emportent le gréage.

Cela fait, les rivaux se forment en conseil,
N’admettant auprès d’eux ni garçon ni géronte.
Antine, fils d’Eupithe, élève une voix prompte :
« Ah ! les dieux l’ont sauvé d’un terrible appareil !
Le jour, de bons guetteurs sur les venteuses cimes
Montaient, se relayant, et, le soleil fini,
Loin de dormir à terre, on croisait les abîmes,
Fatiguant le bateau jusqu’au matin béni,
Pour trouver Télémaque, et le prendre et l’occire
D’un coup ; mais un démon l’a ramené gaîment.
Or, méditons ici la fin du jeune sire.
Gardons qu’il ne réchappe ; aujourd’hui, sûrement
Sa vie est un obstacle à notre réussite.
Télémaque est prudent, énergique à la fois,
Et le peuple envers nous déjà même s’irrite.

Eh bien, n’attendons point qu’il cite les Grégeois
À l’agore ; en effet il ne voudra se taire,
Mais, ferme en son courroux, dira, s’étant levé,
Que nous voulions l’abattre et n’avons pu le faire.
Ce complot ne sera de la foule approuvé.
Peut-être, conspués et bannis de chaque île,
Il nous faudra soudain voguer vers d’autres bords.
Tuons-le donc d’emblée aux champs, loin de la ville,
Ou sur la route ; ayons son bien, ses coffres-forts,
Et partageons le tout en règle ; mais qu’on laisse
Le palais à sa mère, à son élu joyeux.
Si mon discours vous choque et si vous aimez mieux
Qu’il vive, en retenant sa paterne richesse,
Cessons de nous unir pour achever d’accord
Cet héritage exquis ; que chacun, de sa terre,
S’évertue en cadeaux : la veuve solitaire
Prendra le plus offrant, le favori du Sort. »

L’orateur a conclu, l’assemblée est muette.
Amphinome, lui seul, répond sans embarras.
Fils brillant du roi Nise et petit-fils d’Arète,
Venu de Dulichie au terroir vert et gras,
Puis chef des Prétendants, plus qu’aucun pour sa langue
À Pénélope il plaît, car noble est son esprit.
Il fait, conciliant, cette brève harangue :
« Frères, je ne voudrais, quant à moi, que pérît
Télémaque ; il est dur de faucher une tête
Royale. Interrogeons d’abord le veuil des Dieux.
Si de par Jupiter son trépas se décrète,
Je le frappe moi-même, exemple impérieux.
Mais si le ciel dit non, que rien ne s’accomplisse ! »

Ainsi parle Amphinome, et son dire est goûté.
On se lève, on retourne aux demeures d’Ulysse ;
Là, chacun se remet sur son siège sculpté.

Voici qu’au même instant la Reine se décide
À paraître au milieu des Poursuivants hautains.
Elle a su pleinement le projet régicide
Par le héraut Médon qui surprit leurs desseins.
De sa chambre elle sort avec son entourage.
Quand la divine femme approche des félons,
Elle s’arrête au seuil de ses riches salons.
Un voile étincelant recouvre son visage.
Mirant Antinoüs, elle éclate en ces mots :
« Antine, homme effronté, machinateur de crimes,
Dans Ithaque on prétend que sur ceux-ci tu primes
Par le tact, la raison ; menteur est le propos.
Monstre, pourquoi tramer la mort de Télémaque ?
Tu ris des suppliants dont Zeus est le vengeur.
Certe, il est odieux que l’un l’autre on se traque.
Ne sais-tu que ton père, en pâle voyageur,
Vint fuir son peuple ici ? Tous étaient gonflés d’ire,
Parce que, soutenant des bandits taphiens,
Du Thesprote, à nous cher, il ravagea les biens.
Ils voulaient l’accabler, en poudre le réduire,
Ensuite dévorer son vivre exubérant.
Ulysse réprima leur audace jalouse.
Et tu pilles son toit, tu brigues son épouse,
Tu massacres son fils et vas me torturant !
Cesse, je te l’ordonne, et fais cesser les autres. »

Le surgeon de Polybe, Eurymaque, aussitôt :
« Fille d’Icarius, qu’estiment tous les nôtres,

Espère, et rends le calme à ton cœur en sursaut.
Il n’est pas, il ne fut, il ne sera point d’homme
Qui sur ton Télémaque ose porter la main,
Moi vif et de mes yeux voyant l’astre ignivome.
J’en atteste le ciel, ce serment n’est pas vain,
Son sang coulerait vite à l’entour de ma lance.
Car Ulysse souvent, le fameux belliqueur,
Me tint sur ses genoux, m’offrit en abondance
Et la viande rôtie et la rouge liqueur.
Aussi j’aime ton fils par-dessus toute chose.
Qu’il ne craigne donc pas la mort, du moins par nous,
Car on ne saurait fuir celle que Zeus impose. »

Il la rassure ainsi, mais complote en dessous.
Pénélope remonte à son splendide étage ;
Longuement elle y pleure un époux adoré,
Jusqu’à ce que Pallas l’endorme et la soulage.

À la nuit reparaît le pasteur vénéré,
Comme Ulysse et son fils cuisent la chair sapide
D’un porc de douze mois. La dive au clair regard
Se rapproche avant lui d’Ulysse Laërtide,
De sa verge l’effleure, en refait un vieillard,
Et lui rend ses haillons, de peur que le rustique,
Reconnaissant son roi, n’évente le secret,
N’avise Pénélope en un zèle indiscret.
Télémaque d’abord au divin domestique :
« Hé ! bonsoir, cher Eumée. En ville que dit-on ?
Les fiers galants ont-ils rallié nos arcades,
Ou suis-je encor le but des mêmes embuscades ? »

Pasteur Eumée, alors tu repars de ce ton :


« Ma foi ! je n’ai songé, durant mon court passage,
À m’en inquiéter ; mon cœur me stimulait
Au plus prompt des retours, après un tel message.
Mais j’ai trouvé des tiens le célère valet
Qui le premier a dit la nouvelle à ta mère.
Pourtant sache un détail, il est des plus précis :
Du coteau de Mercure, au delà des glacis,
J’ai vu dans notre rade entrer une galère
Véloce ; elle portait du monde en quantité,
Des boucliers luisants, des lances amphistomes.
C’étaient peut-être bien les gaillards que tu nommes. »

Il dit ; l’enfant royal, plein de virilité,
Sourit, l’œil sur son père, en se cachant du pâtre.

Enfin la table est mise, et l’on ne tarde pas
À faire honneur ensemble au nocturne repas.
Lorsqu’on n’a plus de faim ni de soif à combattre,
Chacun, pris de sommeil, foule un lit plein d’appas.