L’Oblat (Reybaud)/Partie 2



L’OBLAT

DEUXIÈME PARTIE.[1]

III.

À dix lieues de Paris, dans les riches plaines de l’ancien duché de Valois et aux environs d’Ermenonville, il existe, au milieu des bois, un vaste édifice dont la construction date du dernier siècle. À l’entour gisent d’immenses ruines, des marbres brisés, des sculptures mutilées et verdâtres ; quelques colonnes sont encore debout parmi ces décombres, dont la masse entière est dominée par une svelte tourelle. Cet édifice est le palais abbatial, et ces ruines, tout ce qui reste de l’antique monastère de Châalis.

L’abbaye de Châalis, fondée par le roi Louis-le-Gros, appartenait à des moines de l’ordre de Citeaux et de la filiation de Pontigny. Les guerres civiles, les invasions étrangères, toutes les sanglantes réactions dont le duché de Valois fut le théâtre pendant trois siècles, avaient laissé debout et dans toute sa splendeur cette maison, qui présentait des chefs-d’œuvre d’architecture de toutes les époques. Quelques années avant la révolution, elle était encore un des plus beaux monumens religieux des environs de Paris. Les bénédictins de Châalis ne pratiquaient point les mêmes austérités que les moines réformés de l’ordre de Citeaux. Ils n’observaient pas, comme les feuillans, une continuelle abstinence, un silence perpétuel ; ils ne dormaient pas sur un sac de paille et ne se levaient pas au milieu de la nuit pour dire l’office, comme les trappistes. Le travail intellectuel, les savantes études, n’étaient pas non plus d’obligation chez eux comme dans les congrégations de Saint-Maur et de Cluny. Leur vie, exempte de ces mortifications incessantes, de ces patiens labeurs, devait, selon l’esprit de la règle, s’écouler dans la simple observation des trois vœux religieux.

L’abbé Girou ne s’était pas trompé dans ses prévisions : son élève n’éprouva, en arrivant au seuil de l’abbaye de Châalis, aucune de ces défaillances qui saisissent les ames les plus ferventes au moment de quitter le monde dont elles emportent quelque souvenir. Estève n’avait pas même entrevu ce monde auquel il allait renoncer ; rien n’existait pour lui hors du cloître, rien qu’une maison solitaire où vivaient une sainte femme, un vieux prêtre, objets de sa vénération et de son amour. Son cœur se les rappelait sans cesse, mais il se résignait avec une pieuse soumission à la volonté de sa mère, qui l’avait éloigné d’elle pour le donner tout entier à Dieu. Mme Godefroi avait religieusement rempli sa promesse ; sans s’arrêter, sans se détourner un moment pour embrasser sa famille, elle avait conduit Estève à l’abbaye de Châalis. Là, au moment de le quitter, elle se souvint encore des dernières recommandations de sa sœur, et, contenant ses inquiétudes, ses funestes prévisions, elle dit simplement au pauvre oblat : — Mon cher enfant, vous voici dans la retraite que votre mère a choisie pour vous mettre à l’abri des vicissitudes qui troublent notre vie ici-bas. Sans doute, vous y trouverez la paix, un inaltérable bonheur. Si parfois, cependant, vous ressentiez quelque affliction, s’il y avait dans votre existence des jours d’amertume, de dégoût, de secrète désolation, souvenez-vous qu’il y a aussi dans la vie du monde de grandes peines, et qu’il n’est pas donné à l’homme d’être heureux sur la terre. Chaque année, mon enfant, je reviendrai vous voir, et quelque jour peut-être aurai-je le bonheur de vous amener votre mère et le bon abbé Girou.

Ces paroles tendres et calmes, ces adieux mêlés d’espérance, laissèrent dans l’ame d’Estève une joie triste, et tempérèrent l’impression d’abattement, de vague frayeur, qu’il ressentit en se trouvant seul tout à coup et abandonné à lui-même pour la première fois de sa vie. Debout à l’une des fenêtres de la maison située en avant de l’abbaye et qu’on appelait le logement des hôtes, il suivit d’un regard plein de larmes le carrosse de Mme Godefroi ; puis, se tournant vers le frère convers qui l’attendait pour l’introduire dans l’intérieur du monastère, il lui dit avec une douceur mélancolique : — Mon frère, je suis prêt à vous suivre.

Le convers l’emmena à travers une vaste cour plantée de tilleuls, et au fond de laquelle on apercevait l’entrée du grand cloître. Un silence profond régnait dans cette enceinte riante et solitaire qui précédait les édifices claustraux. Le ciel était d’un bleu tranquille ; un doux soleil de septembre brillait sur les gazons reverdis par les premières pluies d’automne ; il y avait dans l’air comme une influence radieuse et sereine qui était en harmonie avec le calme de ce séjour. En pénétrant dans le grand cloître, Estève s’arrêta saisi d’étonnement et d’admiration : les profondes voûtes étaient soutenues par des arcs en ogive dont les rinceaux élégans étaient à demi cachés sous une multitude de guirlandes naturelles ; les rameaux délicats de la grenadine, les fleurs étoilées du jasmin brodaient toutes les pierres et égayaient les tons grisâtres de ces antiques murs. Le préau était arrangé en parterre, et les fleurs les plus rares s’épanouissaient entre des bordures de buis capricieusement taillées.

— Quel beau jardin ! s’écria Estève ; c’est comme un paradis terrestre.

— Ce sont nos pères qui l’ont arrangé ainsi, dit le convers ; ils viennent s’y promener après les offices ; malheureusement l’hiver séchera bientôt toutes ces belles fleurs ; leurs révérences n’auront plus que celles de l’orangerie. Mais allons, allons, mon cher frère ; vous oubliez que sa paternité vous attend.

Estève suivit son guide avec une émotion que chaque instant augmentait, mais dans laquelle il n’y avait aucune amertume, aucune crainte ; c’était plutôt un vague attendrissement, un respect religieux. Dans l’escalier, dans les galeries qu’il dut traverser pour arriver chez le prieur, il rencontra quelques moines, devant lesquels il s’inclina en tremblant, et qui lui rendirent amicalement son salut. Le frère convers s’arrêta enfin devant une porte, au fond de la galerie, qu’on appelait le grand dortoir, et frappa un léger coup contre le panneau ; puis, se rangeant pour laisser passer Estève, il lui dit à voix basse : — N’oubliez pas, mon frère, qu’en parlant à notre prieur, vous devez toujours l’appeler votre révérence ou votre paternité.

Estève entra le regard baissé, le cœur palpitant, et resta debout près de la porte qui venait de se refermer derrière lui. Bien qu’il n’osât lever les yeux, il apercevait pourtant à l’autre extrémité de la cellule un religieux qui lisait assis dans un fauteuil profond, et les pieds commodément appuyés sur un coussin. Les rideaux blancs de la fenêtre étaient baissés, un jour paisible tombait sur cette figure immobile et remplissait la cellule, où l’on respirait comme une faible odeur d’encens. Une exquise propreté, un ordre minutieux, régnaient dans l’arrangement du mobilier, qui était simple et d’un goût ancien. Il y avait dans l’atmosphère, dans les recherches modestes de ce séjour, dans l’aspect de ce moine tranquillement occupé, un air de béatitude monacale qui aurait raffermi l’ame d’Estève, si elle eût été troublée par quelque regret, quelque hésitation ; mais le pauvre enfant n’avait pas besoin d’être soutenu dans sa vocation : il arrivait sans crainte, sans défiance, peut-être comme jamais aucun novice, quelque ferme que fût sa résolution, n’était entré dans les murs de Châalis.

— Soyez le bien-venu, mon cher fils, dit le prieur en se levant à demi pour donner à Estève sa bénédiction pastorale.

À ce geste, que les gens du monde eussent pris pour un salut, Estève fléchit les genoux et courba la tête avec une émotion profonde. La bénédiction du prieur était pour lui comme une première consécration, il accomplissait, en la recevant, le premier acte de sa vie religieuse. L’absence de tous ceux qu’il aimait, l’isolement où il était resté après le départ de Mme Godefroi, avaient disposé son ame à se réfugier promptement dans de nouvelles affections, à implorer pour ainsi dire l’amitié, l’appui de ces étrangers au milieu desquels il venait vivre. En voyant celui qu’il appelait son père spirituel, il pensa retrouver un maître indulgent, un ami comme l’abbé Girou, et par un mouvement spontané il toucha de ses lèvres la main qu’étendait sur lui le père Anselme. Le moine regarda fixement et avec une sorte de surprise cet enfant qui, incliné à ses pieds, versait des larmes d’attendrissement ; puis il dit gravement comme s’il eût voulu réprimer les manifestations auxquelles Estève se laissait aller :

— Asseyez-vous, mon fils ; quand j’aurai fini ma lecture, je vous parlerai.

Estève s’assit à l’écart, dans l’embrasure d’une fenêtre qui donnait sur le grand cloître. Heureusement il y avait en lui, comme chez la plupart des très jeunes gens, une mobilité d’idées qui atténuait la violence de ses impressions : une sérénité mélancolique succéda bientôt aux émotions qui l’avaient si profondément troublé. Il n’éprouva plus que l’espèce d’anxiété qui naît d’une attente long-temps prolongée. Tandis qu’il était là, immobile sur son siége, osant à peine lever les yeux, le prieur continuait sa lecture lentement, sans distraction, comme s’il eût été absolument seul.

Le père Anselme n’avait pas une de ces figures hâves et blêmes qui décèlent les travaux, les continuelles macérations de la vie ascétique ; mais il ne présentait pas non plus le type du moine abruti dans l’indolence et la sensualité. Il avait le léger embonpoint, le teint frais et fleuri d’un homme sur le retour de l’âge et dont la vie s’est écoulée à l’ombre du cloître, dans de sédentaires devoirs. Au premier aspect, on l’eût pris pour un bon bénédictin enseveli corps et ame dans les douces quiétudes de l’existence monacale ; cependant, lorsqu’il relevait son front haut et sévère, lorsqu’il manifestait sa pensée, ne fût-ce que par le geste ou le regard, on reconnaissait en lui l’intelligence, la fermeté d’un esprit supérieur ; on comprenait qu’il avait le sentiment intime de sa dignité et l’habitude d’un pouvoir absolu. À mesure qu’Estève l’observait, une vague frayeur succédait à sa confiance ; il commençait à craindre ce père aux mains duquel il venait se remettre. Pour se distraire de cette pénible impression, il tourna ses regards vers le cloître. Quelques moines se promenaient sous les arceaux en attendant l’heure d’aller au chœur ; d’autres moines arrivèrent successivement, et bientôt une partie de la communauté se trouva réunie.

L’entrée du grand cloître était interdite aux novices, qui, séparés des religieux profès pendant les études et les récréations, ne les voyaient qu’au réfectoire et à l’église. Les pères assemblés en ce moment dans le cloître étaient tous d’un âge mûr ; quelques-uns paraissaient avoir atteint l’extrême vieillesse. Estève regardait avec un singulier intérêt, une grande curiosité, toutes ces figures. Il remarqua avec étonnement que les religieux ne se parlaient pas ; chacun semblait demeurer dans un isolement volontaire et ne point se soucier de la présence ou de l’entretien des autres. En effet, le contact obligé et perpétuel dans tous les actes de leur vie avait éteint ou du moins fort affaibli chez eux l’instinct de la sociabilité ; sous ce rapport, ils avaient une déplorable similitude avec les pauvres insensés, qui, toujours ensemble, n’ont pourtant aucune communication de sentimens ou de pensées, chacun demeurant absorbé dans son idée fixe et sa triste individualité. La plupart des religieux marchaient lentement, les bras croisés, la tête inclinée, comme s’ils commençaient déjà à réciter mentalement les prières qu’ils allaient bientôt psalmodier dans le chœur. D’autres lisaient assis à l’écart, d’autres encore allaient et venaient dans le parterre, la bêche ou l’arrosoir à la main, et s’empressaient de donner en passant quelques soins à ces belles fleurs qu’ils semblaient cultiver avec une sorte d’amour. Mais, en se livrant à ces occupations, à ces délassemens, ils se regardaient à peine. Ceux même qu’une commune passion pour l’horticulture réunissait dans les allées étroites du parterre, autour des plantes rares, des fleurs magnifiques, objets de leur admiration, de leur continuelle sollicitude, s’adonnaient à ces soins avec une activité silencieuse.

La voix du père Anselme arracha enfin Estève à ses observations. Il se leva vivement, et, reportant ses regards dans l’intérieur de la cellule, il se trouva en face de la figure imposante et grave du prieur. Alors, pour la seconde fois, il s’inclina, le cœur plein de soumission, d’humilité, de foi vive et sincère.

— Mon fils, dit le père Anselme, je savais depuis long-temps que le dessein de vos parens était de vous envoyer dans notre maison, mais je ne vous attendais pas encore. Rendons grâce à Dieu, qui vous a inspiré de venir droit à nous. Celui qui, pour arriver au cloître, veut passer par les voies du monde, risque de se perdre avant d’être au but. Une vocation tardive n’est jamais une bonne vocation, et ce n’est qu’à votre âge qu’on embrasse sans peine notre saint état. Votre intention est sans doute de prendre bientôt l’habit ?

— Je suis ici pour me soumettre en tout aux conseils, aux volontés de votre révérence, répondit Estève d’une voix timide.

— Bien. Mais, avant de revêtir l’habit de saint Benoît, savez-vous, mon cher fils, à quoi vous vous engagez ?

— Oui, mon père, je le sais.

— Vous connaissez les obligations, les devoirs de la vie religieuse ; on vous en a expliqué l’étendue et la rigueur, continua le prieur d’une voix lente et grave ; maintenant c’est à moi, votre supérieur, votre père selon Dieu, de vous les rappeler une dernière fois avant de vous admettre dans notre sainte maison. Les trois vœux que vous allez prononcer sont irrévocables. Celui qui les violerait subirait en ce monde un châtiment terrible, et serait condamné dans l’autre pour l’éternité. Comprenez-vous bien votre sacrifice et vos engagemens ?

— Je les comprends, mon père, et je m’y soumets avec joie.

— Êtes-vous prêt à accomplir rigoureusement le vœu de pauvreté ?

— Oui, mon père, répondit Estève en jetant un regard involontaire sur le comfortable ameublement de la cellule ; oui, je renonce à tous les biens de ce monde ; désormais je ne posséderai plus rien, pas même le saint habit que je dois revêtir, et qui, comme tout ce qu’on me prêtera pour mon usage, appartient à la communauté.

— Savez-vous aussi à quoi vous engage le vœu d’obéissance ?

— Je sais, mon père, qu’il m’oblige au sacrifice entier de ma volonté et à une soumission passive envers mes supérieurs.

— Et le troisième vœu, mon fils, le vœu de chasteté ? Songez qu’il suffit, pour le violer, pour perdre votre ame, d’une pensée impure, d’un seul regard, d’une tentation involontaire, et dites-moi si vous vous sentez assez de vertu pour le garder ?

À cette question, un sentiment instinctif de pudeur fit rougir le front d’Estève, et il répondit d’une voix plus basse :

— Oui, mon père, je me garderai de toute souillure.

Un léger sourire passa sur les lèvres du père Anselme ; il devina cette sainte innocence, qui n’avait trouvé qu’un sens vague à ses paroles, et il en eut quelque étonnement : c’était la première fois qu’un novice arrivait à lui sans avoir laissé en chemin quelque lambeau de sa robe baptismale.

— Mon fils, dit-il avec une satisfaction secrète, vous resterez parmi nous, puisque telle est votre ferme vocation. Dans deux jours, vous prendrez l’habit et vous entrerez au noviciat. En attendant, allez trouver le père-maître et obéissez à ses instructions.

En disant ces mots, il agita une clochette d’argent posée sur sa table. Aussitôt le convers, qui attendait dehors, entr’ouvrit discrètement la porte et montra sa béate figure. Apparemment il avait déjà reçu des ordres, car, sans explications et sur un geste du prieur, il fit sa génuflexion et emmena Estève.

Le quartier des novices était dans la partie de l’abbaye qu’on appelait le petit cloître. C’était un ancien édifice, le plus ancien peut-être de cette masse de constructions dont les passages, les escaliers, les longs corridors, formaient un labyrinthe où Estève se serait égaré sans le secours de son guide. D’abord il avait gardé le silence, comme s’il eût craint d’éveiller les échos de ces voûtes sonores sous lesquelles retentissaient ses pas. Il marchait, recueilli dans l’étonnement de sa nouvelle situation et dans l’admiration de tout ce qu’il voyait. De temps en temps, le convers l’arrêtait pour lui faire remarquer avec une vanité monacale et sournoise les splendeurs de la maison. Ils saluèrent en passant beaucoup de saintes images ; ils firent bien des génuflexions avant d’arriver à la cellule du maître des novices. Enfin le convers s’arrêta au fond d’un long corridor sur lequel s’ouvraient de chaque côté de petites portes cintrées.

— C’est ici le dortoir des novices, dit-il avec un soupir. Hélas ! mon frère, vous y trouverez beaucoup de cellules vides ; nous sommes dans un siècle de folie et d’impiété, il n’y a plus de religion. Lorsque j’entrai dans cette maison, il y aura trente ans vienne la fête de l’apôtre saint Pierre, chaque chambre de ce dortoir était occupée, il avait fallu mettre des novices dans le troisième cloître ; mais aujourd’hui on n’est pas en peine pour leur faire place, et le révérend père Bruno n’a pas besoin d’aide pour les instruire et les gouverner.

En effet, il n’y avait plus à l’abbaye de Châalis qu’un petit nombre de novices. Leur maître, le père Bruno, était un vieillard alerte et gai, dont la bonne humeur était passée en proverbe dans la maison. L’habitude de vivre avec des jeunes gens, l’espèce d’activité à laquelle ses fonctions l’obligeaient, l’avaient préservé du plus terrible fléau de la vie religieuse, de l’ennui qui dévore les moines. Il embrassa Estève après lui avoir donné sa bénédiction, et lui dit en souriant :

— Vous êtes tout ému, mon cher fils ; cela ne me surprend pas, c’est toujours ainsi. Bien qu’on soit sûr de trouver dans cette maison l’abondance de tous les biens spirituels et temporels, on n’y entre pas sans crainte ; mais cette angoisse passe vite, vous vous ferez bientôt à la vie qu’on mène parmi nous. Que vous a commandé notre prieur ?

— D’obéir aux ordres de votre révérence, répondit Estève, encouragé par cet accueil.

— Je tâcherai de répondre aux intentions de sa paternité. D’abord, mon cher fils, vous allez prendre possession de votre cellule.

En parlant ainsi, le père Bruno conduisit lui-même Estève dans une chambrette en tout semblable à la sienne et à celle du prieur. La règle ne faisait aucune distinction, et permettait les mêmes recherches aux simples novices et aux grands dignitaires de l’ordre. Estève contempla avec une satisfaction naïve cette cellule riante où il allait vivre, et, comme l’avait prévu l’abbé Girou, il ne lui vint pas à l’esprit que c’était une prison plus forte, plus terrible que celles qui sont environnées de sombres murailles et fermées d’une triple porte. Il en fit lentement le tour comme pour s’y établir, et, en jetant les yeux vers le chevet du lit, il aperçut quelque chose dont la vue le fit tressaillir : c’était la robe et le scapulaire des bénédictins, l’habit qu’il allait bientôt revêtir.

Le père Bruno prit la robe et la lui montra. — Elle est toute neuve, mon cher fils, dit-il d’un air riant ; soyez tranquille, je ne vous ordonnerai jamais de porter la défroque d’autrui ; notre vêtement est toujours propre et neuf. Les bénédictins se gardent bien d’imiter sur ce point les ordres mendians. L’habit de saint Benoît ne doit pas ressembler aux mutandes du frère Pascal, qui, après vingt ans de service, duraient encore, rapiécées sur toutes les coutures, et si épaisses, qu’elles étaient à l’épreuve du fer et de la balle comme la peau du rhinocéros. Le fait est vrai ; il s’est passé il y a environ trois cents ans ; les annales des franciscains en font foi.

Ces façons indulgentes et familières gagnèrent promptement la confiance d’Estève ; au bout d’un quart d’heure, il était tout-à-fait à son aise avec le père Bruno. Le maître des novices avait ainsi retenu bien des ames et soutenu plus d’une vocation chancelante au milieu des premières épreuves de la vie religieuse. Il agissait ainsi sans hypocrisie, sans calcul, par un instinct naturel de bienveillance et de bonté. Cette fatale douceur était au fond plus cruelle qu’une rigueur inexorable ; elle empêchait les novices de sentir tout le poids de leurs devoirs ; ils ne reculaient pas dans cette voie facile, et ils arrivaient sans abattement, sans frayeur, au moment de l’éternel sacrifice qui leur eût peut-être fait horreur s’ils en avaient connu toute l’étendue.

Le père Bruno était un répertoire vivant de toutes les histoires et anecdotes monastiques qui pouvaient se raconter sans tort et sans scandale pour le prochain. Il les répétait pour l’amusement et non pour l’édification de ceux qui l’écoutaient. Le peu de science théologique qu’il enseignait à ses disciples était comme un accessoire ; il aurait vu presque avec peine qu’ils fussent studieux ; tout leur temps se passait dans l’accomplissement de pratiques religieuses qui n’avaient rien de pénible et dans les oisives distractions que permettait la règle. Le quartier des novices était ainsi un séjour où régnaient la paix et le contentement, et les jeunes frères qu’on y rencontrait avaient une physionomie bien différente de celle des pères qu’Estève avait aperçus dans le grand cloître.

Pendant que le père Bruno installait Estève dans sa cellule, une cloche se fit entendre. À cet appel, il y eut un certain mouvement sous les voûtes de l’abbaye, dans ces galeries si vastes que, malgré la présence de tant de moines, elles semblaient encore vides et désertes.

— Nous allons descendre au chœur, mon cher fils, dit le père Bruno en poussant la porte de la cellule.

Les autres portes s’étaient déjà ouvertes, et les novices se rassemblaient dans le corridor. Ce n’était pas sans raison que le convers avait déploré l’éloignement de la génération présente pour l’état religieux ; jamais le père-maître n’avait gouverné un troupeau si peu nombreux ; il y avait à peine une douzaine de novices à l’abbaye de Châalis. Dès qu’Estève parut, il se vit entouré de cet essaim curieux et babillard. Tous lui serrèrent la main en répétant : — Soyez le bien-venu parmi nous, cher frère. — La plupart avaient tout au plus son âge, et semblaient conserver l’étourderie, l’insouciante gaieté de l’adolescence. Ils se prirent à parler tous ensemble comme des écoliers échappés de la classe ; mais un coup que le père Bruno frappa avec la main sur son bréviaire leur imposa silence.

— Mes chers fils, dit le père-maître, pour célébrer l’arrivée de ce nouveau frère, je vous donne récréation le reste du jour. Mais allons d’abord rendre grace à Dieu et dire l’office.

En entrant dans l’église, Estève se prosterna ébloui. Depuis qu’il était allé, tout enfant, entendre les orgues dans la cathédrale d’Aix, il n’avait plus assisté aux cérémonies du culte ; ses souvenirs ne lui retraçaient que la modeste chapelle où il priait chaque jour à côté de sa mère, et il n’avait aucune idée des magnificences que renfermait l’église abbatiale de Châalis. Agenouillé à la dernière place dans le chœur, il oubliait de suivre l’office, et, regardant autour de lui avec une religieuse admiration, il disait en son cœur : C’est ici le saint des saints, le tabernacle dont parle l’Écriture ! C’est ici la maison de Dieu !

En effet, le tableau était imposant. Le soleil, à son déclin, inondait de lumière la grande nef et les bas côtés de l’église, dont la porte ouverte laissait apercevoir un coin du paysage et au-delà de vaporeux lointains. Cette partie de l’édifice était déserte ; parfois cependant d’austères figures semblaient apparaître entre les piliers, au milieu des dorures éclatantes, sous le reflet des vitraux : c’étaient celles des saints et des apôtres sous l’invocation desquels étaient placés les vingt-deux autels des nefs latérales. L’enceinte où psalmodiaient en ce moment les moines était d’un style encore plus riche, plus splendidement beau : des boiseries d’un travail exquis, des tableaux, des tentures précieuses couvraient entièrement la pierre. Les murs du sanctuaire étaient pour ainsi dire à jour. Les hautes travées servaient comme de cadre aux immenses fenêtres à rosaces et à colonnettes dont les vitraux laissaient filtrer une lumière mélancolique.

Estève, absorbé dans la contemplation de ces magnificences, suivait machinalement les répons qu’entonnaient les novices groupés autour de lui. Au dernier verset, il releva la tête avec un mouvement de surprise, en s’apercevant que l’office était fini. Les novices sortirent du chœur les derniers ; ils marchaient en silence, d’un air recueilli, et les mains croisées sur leur poitrine ; mais cette gravité ne dura que le temps de gagner le petit cloître. Une fois dans leur quartier, ils retrouvèrent la parole et s’abattirent autour d’Estève comme une troupe d’oiseaux jaseurs.

— Mon cher frère, dit l’un, quelle impatience j’avais de me retrouver avec vous ! Jésus ! mon doux sauveur ! l’office m’a semblé deux fois plus long que de coutume.

— C’est singulier, répondit naïvement Estève ; il m’a semblé à moi que les vêpres n’avaient duré que le temps de réciter un Ave Maria.

— Dieu vous fait bien des graces, mon cher frère, dit un autre novice, qui avait, pendant l’office, bâillé sous son capuchon.

— Mon frère, vous êtes-vous déjà présenté devant dom prieur ? demanda un troisième.

Et sur la réponse affirmative d’Estève, il ajouta :

— C’est un terrible moment que celui où l’on comparaît pour la première fois devant sa paternité. Quand je fus en sa présence et qu’il me fallut répondre à ses questions, j’eus une si grande crainte, que je fus près de m’enfuir. En entrant ici, on a toujours comme cela des frayeurs chimériques. C’est le démon qui suscite tous ces troubles quand il nous voit près de lui échapper, et qui nous fait trembler à la porte de la maison de Dieu, comme si nous étions à la porte de l’enfer.

— Je vous assure, mon cher frère, que je n’ai rien éprouvé de semblable, répondit tranquillement Estève.

L’entretien continua ainsi. Les novices exprimaient le peu d’idées qu’ils avaient dans des termes qui n’étaient guère intelligibles pour les gens étrangers au langage des couvens. Il y avait dans leur conversation le plus singulier mélange de mysticisme et de puérilité. Le pauvre Estève, accoutumé aux paroles simples et sages de l’abbé Girou, ne les entendait pas toujours. Évidemment, pas un de ces jeunes gens n’avait reçu une certaine éducation, et ils appartenaient tous aux classes inférieures de la société. Dans d’autres temps, ils n’eussent pas été admis dans l’abbaye royale de Châalis ; mais à cette époque les ordres religieux se recrutaient à grand’peine, le clergé régulier avait déjà beaucoup perdu de sa considération, de son influence ; la génération nouvelle embrassait les nouvelles idées, bien peu de fils de famille songeaient à se faire moines, et les cloîtres se dépeuplaient de jour en jour. Cette décadence, qui frappait l’abbaye de Châalis malgré sa renommée et ses richesses, était un continuel sujet de douleur pour le père Anselme. Il éprouvait une amère et secrète humiliation en donnant l’habit à ces jeunes gens dont il aurait fait naguère des frères convers. Aussi avait-il reçu avec une grande joie l’enfant d’une maison noble, son propre parent, et se félicitait-il beaucoup, dans l’orgueil de son ame, de la vocation d’Estève.

À la tombée de la nuit, on sonna le souper. Tous les moines, depuis le prieur jusqu’au dernier novice, prenaient leur repas en commun dans un somptueux réfectoire où jadis des princes de l’église et des rois de France avaient daigné s’asseoir à leur table. Les lambris, le parquet et tout l’ameublement étaient en bois de chêne ; la voûte, soutenue par des arceaux d’une hardiesse et d’une élégance incomparable, était ornée de pendentifs à l’extrémité desquels descendaient de grosses lampes d’argent. Le couvert était mis au milieu de la salle, et sur la nappe, d’un blanc de neige, reluisait une massive argenterie. Les pères s’assirent les premiers, et après eux les novices ; à la table comme au chœur, Estève eut la dernière place. Le prieur récita le Benedicite d’une voix grave et commanda ensuite de servir. Aussitôt les convers distribuèrent les plats. C’était réellement une abondance telle qu’on n’en voyait guère d’exemple autre part que chez les bénédictins ; bien des pauvres se fussent nourris des miettes de ce repas, qui pourtant était un souper maigre. Au moment où l’on s’était mis à table, un moine s’était assis dans une espèce de chaire placée en face de celle du prieur et avait ouvert un livre ; mais un signe du père Anselme l’avait dispensé de la lecture. Chaque jour, on éludait ainsi, sans le violer, ce précepte de la règle, qui d’ailleurs n’était pas d’obligation. Les religieux purent ainsi souper sans distraction, et les novices eurent la liberté de chuchoter à leur aise.

Tandis que la communauté prenait son repas, un convers apporta dans le réfectoire une petite table boiteuse et basse, sur laquelle il mit du pain, quelques légumes et une cruche pleine d’eau. Ensuite un vieux moine entra, se prosterna en faisant quelques prières, et mangea à genoux la portion qu’on venait de lui servir.

— Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quelle pénitence, et comment ce pauvre père peut-il l’avoir méritée ? murmura Estève en regardant avec compassion la tête chauve, le visage impassible et flétri du vieillard.

— Qui sait ? répondit avec indifférence le novice auquel cette question s’adressait ; on dit qu’il est possédé de l’esprit de révolte, et qu’il a eu plus d’une fois la hardiesse de résister aux volontés de dom prieur. Si cela est véritable, c’en est fait de son ame et de son salut. Dieu nous préserve de tomber dans un si grand péché ! Souvenons-nous toujours que l’obéissance est la voie royale pour arriver au ciel.

Lorsque les graces furent dites, la communauté se sépara, et le père Bruno ramena les novices dans leur dortoir. Après avoir fait le tour des cellules, il entra, avant de se retirer, dans celle d’Estève.

— Eh bien ! mon cher fils, lui dit-il, comment avez-vous passé cette journée ? Quelle impression a produite sur vous ce que vous avez vu, et que vous en reste-t-il dans l’ame ?

— Ah ! mon père, répondit Estève, je ne sens rien, qu’un étonnement mêlé de reconnaissance et de joie. Toutes les heures de cette journée ont passé pour moi comme des minutes, et pourtant, chose étrange ! il me semble qu’il y a bien long-temps que j’ai vu les choses qui sont arrivées ce matin, que des années se sont écoulées depuis que j’ai quitté ma bonne tante.

— C’est tout-à-fait ce que j’éprouvai, mon cher fils, lorsque j’entrai dans cette maison, il y a quarante ans. Loué soit Dieu ! vous avez la bonne vocation. Je le reconnais à des signes certains. Ce n’est pas vous qu’on verra retourner au siècle après quelque temps d’épreuve ; vous êtes à nous pour toujours.

À ces mots, le père-maître fit le tour de la cellule comme pour s’assurer par lui-même que tout y était dans l’ordre convenable, puis il se retira après avoir paternellement embrassé son nouveau disciple.

Lorsque Estève fut seul enfin, il se laissa tomber au pied de son lit avec une sorte d’accablement, de défaillance d’esprit et de corps qui tenait à une grande lassitude physique et morale. L’étonnement de sa nouvelle situation l’absorba d’abord ; puis des choses qu’il avait oubliées pendant cette journée lui revinrent en mémoire. Au seuil de sa vie nouvelle, il eut un retour vif et profond vers sa vie passée ; il se rappela les personnes si chères qu’il avait quittées peut-être pour toujours. Sa pensée le ramena aux lieux qu’elles habitaient ; il revit la grande chambre démeublée où il dormait naguère près de l’abbé Girou, le jardin inculte de la Tuzelle, et, saisi d’un inexprimable serrement de cœur, il pleura amèrement.

Peu à peu cependant, l’aspect calme et riant de sa cellule, le silence absolu qui régnait autour de lui, apaisèrent son imagination. Les instincts qui venaient de se révolter en lui se soumirent de nouveau, et le sentiment religieux reprit tout son empire. Il se releva et parcourut du regard ce séjour où tout semblait inviter au recueillement, à la paix, aux tranquilles extases de la vie contemplative. La lampe de cuivre posée sur une table au milieu de la cellule jetait une clarté assez vive pour qu’on pût distinguer d’un coup d’œil tous les détails de l’ameublement. Le lit blanc et douillet était entouré de rideaux de bazin pareils à ceux de la fenêtre ; au chevet, il y avait un prie-dieu, sur lequel étaient rangés quelques livres et un sablier. Un grand fauteuil de cuir et quelques chaises étaient alignés contre les murs, lambrissés de chêne dans toute leur hauteur. La cheminée, de bois sculpté et à haut chambranle, n’avait ni glaces, ni dorures ; le talent d’un jeune peintre qui, après un pèlerinage artistique en Italie, était mort novice à l’abbaye de Châalis, y avait laissé un plus magnifique ornement : c’était une copie de la Vierge à la chaise, la plus belle des madones de Raphaël. Ce simple mobilier avait un caractère particulier d’élégance, de recherche modeste. Les bois noirs et luisans contrastaient heureusement avec la blancheur éclatante des tissus qui drapaient le lit et les fenêtres ; les rameaux bénits, les chapelets, les images attachées aux murs, formaient une décoration en harmonie avec le ton austère des boiseries, et la disposition de ces pieux ornemens témoignait d’un goût naïf qui ne manquait ni de grace ni de poésie.

Estève s’était agenouillé devant le prie-Dieu ; mais, tandis que ses lèvres murmuraient les oraisons accoutumées, son esprit, tout à la fois exalté et abattu par les émotions de cette journée, était livré à d’invincibles distractions ; de vagues images passaient devant ses yeux à demi fermés, et lorsque la brise soufflait mollement contre les vitraux de la fenêtre, il tressaillait, comme si quelque voix mystérieuse eût troublé le silence de sa cellule.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. La lampe jetait une lumière plus pâle ; les faibles bruits qui de temps en temps résonnaient au dehors avaient cessé ; le vent même se taisait, et nul souffle ne troublait le calme des airs.

Au milieu de ce silence, le timbre de l’horloge frappa minuit. Un instant après, la cloche de l’église retentit dans tout le monastère. On sonnait les matines. Estève se leva vivement et prit son formulaire, pensant que c’était l’heure de descendre au chœur. Après avoir attendu un quart d’heure, il supposa que les novices avaient eu le temps de se vêtir, et il ouvrit doucement la porte pour se joindre à eux ; mais il n’y avait personne dans le corridor, qu’une lampe éclairait dans toute sa profondeur. Estève écouta, attendit encore, les cellules restèrent closes, aucun bruit n’annonça que les novices achevaient de s’habiller pour se rendre au chœur.

Alors Estève pensa qu’ils étaient descendus au premier coup de cloche, et il se décida à les aller trouver. La crainte de mériter quelque reproche l’emporta sur le vague malaise qu’il ressentait à la pensée de traverser le monastère seul au milieu de la nuit. Il fit une courte prière et commença à descendre. Dès les premiers pas, il sentit se dissiper l’espèce de frayeur qui, un moment, avait fait battre son cœur plus vite, et, sûr malgré l’obscurité de reconnaître son chemin, il avança sans hésitation.

L’escalier du dortoir des novices aboutissait à l’une des quatre portes du petit cloître ; les clartés de la lampe qui éclairait le corridor guidèrent Estève jusqu’aux dernières marches ; là il se trouva environné de ténèbres, mais, en poussant la porte, il sentit un air plus frais souffler à son visage, et il aperçut le ciel à travers les arcades du cloître. Un profond silence régnait sous ces voûtes, dont le plus léger bruit eût éveillé les sonores échos, et un faible crépuscule éclairait les dalles qui, selon la tradition, couvraient des sépulcres où dormaient depuis cinq siècles les premiers moines de Châalis.

Le ciel était calme, une légère brume baignait l’atmosphère, et la lune voilée ne laissait tomber qu’un pâle rayon sur cette enceinte, dont chaque pierre était un tombeau. Les carrés de gazon du préau ressortaient entre les allées droites et couvertes d’un sable blanchâtre, comme de vastes linceuls noirs bordés d’argent. C’était un tableau plein d’un charme mélancolique, d’une sombre poésie, et qui eût frappé quiconque avait l’ame assez ferme pour se trouver sans vaines terreurs en pareil lieu à une pareille heure. Estève l’éprouva ; il s’arrêta, en proie à une émotion indéfinissable, et se recueillit un moment dans cette impression qui n’était pas sans douceur ; ensuite, traversant le préau, il se trouva de l’autre côté du cloître, à l’entrée d’une longue galerie dont la porte donnait dans l’église. En approchant de cette porte, Estève s’étonna de ne pas entendre la psalmodie des moines. Il l’entr’ouvrit cependant, et passa le seuil. Alors, à la lueur de la lampe qui veillait dans le sanctuaire, il vit que les stalles étaient vides et l’église déserte : évidemment ni les novices ni les religieux n’avaient quitté leurs cellules, et le frère sacristain seul s’était levé pour sonner matines.

Après une courte pause, Estève revint sur ses pas, presque confus de son excès de zèle. Telle était sa soumission, sa pieuse indulgence, qu’il s’accusait, au lieu de blâmer la dévotion commode de ces moines, qui laissaient sonner les cloches pour l’édification du prochain et disaient l’office de la nuit en songe. Tandis qu’il retournait lentement au quartier des novices, un bruit étrange retentit tout à coup dans l’éloignement ; c’était comme une clameur, une plainte prolongée, quelque chose de semblable aux gémissemens furieux d’une voix humaine, ou au cri d’une bête fauve. Ces lugubres accens paraissaient s’élever d’un corps-de-logis enclavé dans les cours intérieures et séparé du reste de l’édifice par l’enceinte qu’on appelait le troisième cloître. Estève s’arrêta surpris, frappé peut-être de quelque crainte. En ce moment, une forme humaine, longue, élancée, vêtue de blanc, entra dans le cloître par le côté opposé à celui où était Estève et descendit dans le préau. Les portes restèrent ouvertes derrière elle, et alors les cris sauvages qui s’élevaient par-delà le troisième cloître se firent entendre plus distinctement. Estève demeura immobile, sans haleine et le regard fixe ; il eut un instant de stupéfaction, mais non de frayeur. C’était la première épreuve à laquelle se trouvait son courage, et il la soutint vaillamment. Des instincts inconnus s’éveillèrent tout à coup dans cette ame si douce, si humble, qu’on aurait pu la croire faible. Le sang d’une noble race bouillonna dans le cœur d’Estève, et, par un naïf mouvement d’intrépidité, il porta sa main sur sa poitrine comme pour chercher une arme ; mais, revenant aussitôt à des sentimens plus pacifiques, il demeura tranquille, et se borna à observer le spectre qui se promenait lentement dans le préau.

Cette figure étrange portait la coule des bénédictins, sans aumusse ni scapulaire ; le capuce, avancé sur son front, cachait ses traits et sa chevelure, mais ses deux longues mains décharnées sortaient des manches de la coule dont les plis traînaient sur ses pieds entièrement nus. Sa démarche était lente et son pas silencieux ; de temps en temps, elle se baissait comme pour respirer le parfum de quelques fleurs tardivement écloses dans les gazons du préau. Estève comprit que ce n’était pas là un fantôme, une apparition surnaturelle, mais une créature vivante, un religieux sans doute, et, s’en approchant avec précaution, il dit doucement : — Mon frère !

À cette voix, le spectre jeta un cri de terreur et prit la fuite ; son vêtement blanc le rendait visible au milieu des ténèbres, Estève put le suivre du regard ; il traversa rapidement le quartier des novices et disparut à l’entrée du troisième cloître. Un sentiment de curiosité, de courage instinctif, fut près d’entraîner Estève à sa poursuite ; mais, réprimant aussitôt ce mouvement, qu’il se reprochait comme une folle audace, il regagna à la hâte sa cellule et se jeta sur son lit, où il passa dans un pénible sommeil le reste de la nuit.

Il faisait jour lorsque la cloche de l’église fit entendre de nouveau ses sons graves et prolongés ; cette fois un caquetage confus annonça que chacun s’éveillait dans le dortoir des novices. Un moment après, le père-maître entrouvrit la porte d’Estève.

— Dieu soit avec vous, mon cher fils ! dit le moine d’un ton amical. Avez-vous entendu la cloche ? Elle a sonné le premier coup de la messe ; vous avez encore une demi-heure devant vous avant de descendre au chœur.

— Me voici déjà prêt, mon père, répondit Estève en s’inclinant ; mais, avant la messe, je voudrais entretenir un instant votre révérence ; qu’elle daigne m’écouter avec bonté. Ce que je vais lui déclarer sera peut-être considéré par elle comme une vision, une erreur de mes sens.

— Parlez, mon fils, dit le père Bruno en souriant, parlez ; nous serons indulgens pour vos faiblesses d’esprit.

Alors Estève raconta comment il s’était levé à minuit pour aller au chœur, et l’étrange rencontre qu’il avait faite dans le petit cloître. À mesure qu’il parlait, le maître des novices devenait sérieux ; sa physionomie, ordinairement si ouverte et si gaie, n’exprimait plus qu’une attention soucieuse. Il laissa Estève achever son récit sans l’interrompre par aucune marque d’étonnement ou de désapprobation, puis il lui dit gravement :

— Vous avez bien agi, mon cher fils, en me révélant ce que vous avez vu. Toutes les fois que votre esprit sera frappé de quelque frayeur, de quelque doute, il faudra venir me trouver ainsi, et bientôt je vous aurai rassuré et convaincu. L’apparition que vous avez eue n’a rien de surnaturel ; c’est un homme et non un esprit que vous avez aperçu dans le petit cloître. Il est heureux pour lui, et peut-être pour vous, qu’une dangereuse curiosité ne vous ait pas entraîné à sa poursuite, ou que, saisi de terreur à son aspect, vous n’ayez pas jeté des cris qui eussent éveillé tout le monastère. À l’avenir, ce fantôme ne se montrera plus, soyez-en bien assuré. Maintenant, tout est dit à ce sujet, et moi, votre supérieur, je vous défends de parler à qui que ce soit au monde de ce que vous avez vu cette nuit ; je vous le défends sous peine de désobéissance et de péché mortel.

— Je ne l’oublierai pas, mon père, répondit Estève avec soumission.

Il garda le silence en effet ; jamais il n’essaya de savoir s’il y avait au-delà du troisième cloître quelque endroit habité par des religieux auxquels l’entrée des autres bâtimens claustraux était interdite. Il ne se permit aucune question, même indirecte, sur les clameurs effrayantes qu’il avait entendues. Pourtant ce souvenir lui laissa un vague sentiment de curiosité et une secrète compassion pour la triste créature qu’il avait vue errer au milieu de la nuit, comme une ame échappée du purgatoire.

C’était le père Anselme qui disait la messe conventuelle, et aucun des religieux n’était dispensé d’assister à cette solennité de chaque jour. Le plus léger prétexte suffisait pour ne pas paraître aux offices ; mais chaque matin, quand le prieur montait à l’autel, il fallait que la communauté tout entière fût agenouillée dans le sanctuaire. Les religieux infirmes, les malades même, accomplissaient ce devoir tant qu’ils avaient la force de se traîner jusqu’à l’église, et lorsqu’une des soixante stalles du chœur demeurait vide, on faisait des prières pour celui qui l’occupait ordinairement, car il devait être en danger de mort.

Estève avait repris sa place entre les novices ; mais, sur un signe du père-maître, il se rapprocha de l’autel et vint se mettre à genoux devant un prie-dieu sur la tablette duquel il y avait un livre fermé.

— Mon cher fils, lui dit à voix basse le père Bruno, sa paternité va dire la messe à votre intention, afin que Dieu vous donne une bonne vocation et la grace de faire votre salut sous l’habit de saint Benoit.

Ce pieux témoignage d’affection et de sollicitude toucha vivement Estève ; la vague impression d’abattement et de tristesse que lui avaient laissée les émotions de la nuit se dissipa entièrement, et il retrouva au fond de son cœur la foi, les saintes espérances qui l’animaient la veille, lorsqu’il avait fléchi le genou pour recevoir la bénédiction pastorale du prieur de Châalis.

Les cérémonies du culte avaient dans les monastères un caractère particulier de solennité et de grandeur. Celles même qu’on y pratiquait journellement étaient imposantes. La messe conventuelle, quoiqu’elle ne durât guère qu’une demi-heure, ne ressemblait pas à une de ces messes basses qu’un pauvre prêtre dit à la hâte au fond d’une église déserte ; peut-être, chez les moines, n’y avait-il pas au fond plus de ferveur, mais l’habitude des exercices religieux leur donnait du moins l’apparence du recueillement, d’une pieuse gravité. Les splendeurs qui rayonnaient autour de l’autel ajoutaient encore à la pompe du sacrifice, et même pour une ame frivole, livrée à toutes les préoccupations mondaines, c’eût été un grand spectacle que celui qui frappa les regards d’Estève lorsque le prieur de Châalis monta les degrés de l’autel. Le soleil levant inondait le chœur d’une tranquille lumière ; les tentures, les bannières suspendues aux piliers tremblaient sous le souffle matinal qui apportait jusqu’au fond du sanctuaire le sauvage parfum des bois. Aucun bruit ne se faisait entendre au dehors ni dans l’intérieur de l’église ; la voix seule du père Anselme s’élevait avec des accens mystiques et profonds au milieu de ce silence. Les moines, en habit de chœur et la tête couverte de leur capuchon blanc, étaient agenouillés et immobiles dans leurs stalles, comme ces morts qui attendent le jour de la résurrection dans les caveaux du couvent des cordeliers de Toulouse.

Après la messe, tous les moines défilèrent devant le grand-autel en faisant une profonde génuflexion, et se retirèrent à pas lents. Le maître des novices dit en passant à Estève :

— Mon cher fils, restez pour faire vos actions de grace ; dans un quart d’heure, vous viendrez nous retrouver au réfectoire.

Estève baissa la tête sur ses mains jointes et demeura plongé dans un recueillement mélancolique. En ce moment, son esprit pouvait à peine formuler une prière ; mais toute son ame s’élevait vers le ciel avec des élans de désir et d’amour. Le sentiment mystique s’était exalté en lui ; il commençait à éprouver ces mouvemens d’une chaste passion, ces emportemens d’une foi ardente qui mettaient sainte Thérèse aux pieds même du Dieu qu’elle adorait. Tandis qu’il était absorbé dans cette sorte d’extase, quelqu’un le toucha au bras, et une voix jeune lui dit tout bas : — Mon frère, est-ce que vous n’ouvrez pas le livre des psaumes ?

Estève releva vivement la tête. Celui qui venait de parler était un enfant de seize ans, dévot et simple d’esprit ; la veille, ils avaient été placés l’un près de l’autre au réfectoire, et ils avaient lié conversation. — Mon cher frère, répondit-il, j’ai manqué peut-être sans le savoir à quelque obligation ; je vous prie de m’expliquer ce que je dois faire.

— Ceci n’est pas une chose d’obligation, cher frère, dit le novice ; c’est seulement une pratique de dévotion bonne pour les ames qui viennent ici se donner à Dieu. Après la messe que sa paternité dit à notre intention le jour de notre arrivée, nous avons tous ouvert le livre des psaumes : le premier verset sur lequel s’arrêtèrent nos yeux fut comme une prophétie de notre vie future, une marque certaine que le Seigneur nous rejette ou nous ouvre ses bras.

Après ces avertissemens, le novice se hâta de s’éloigner, car il ne lui était pas permis de rester au chœur après les autres, et sa bonne intention, l’esprit de dévotion et de charité qui l’avaient fait agir, n’eussent pas excusé sa désobéissance.

Estève prit le livre posé sur l’appui du prie-Dieu et l’ouvrit avec quelque émotion. Les premiers mots qui frappèrent ses regards furent ceux qui commencent le LXXXVIIe psaume : « Seigneur Dieu, mon Sauveur, je crie vers vous nuit et jour.

« Car mon ame est accablée de tristesse, et je suis près de descendre au tombeau.

« Déjà l’on me considère comme ceux que vous avez éloignés de votre mémoire et que votre main a retranchés du nombre des vivans.

« Mes ennemis m’ont précipité au fond de l’abîme : ils m’ont enseveli dans les ombres de la mort. Seigneur, écoutez mes cris ! »

Ces paroles sinistres, ce cri de détresse, troublèrent Estève. Il referma le livre avec un mouvement d’effroi ; mais cette impression s’effaça promptement. Cette fois la raison vint en aide à la foi ; l’élève de l’abbé Girou, loin de s’abandonner à une crainte superstitieuse, se repentit de la vaine et dangereuse curiosité qui l’avait poussé à chercher dans les livres saints une sorte de présage, et, après avoir achevé ses actions de graces, il sortit du chœur, tranquille et recueilli dans de pieuses pensées.

Ce fut ainsi qu’Estève entra dans la vie religieuse. Deux jours plus tard, il reçut l’habit des mains du prieur, et commença ses deux années de noviciat.

IV.

La vie que menaient les novices sous l’autorité immédiate du père-maître était douce et monotone. Les exercices religieux et de longues récréations prenaient tout leur temps ; les études étaient nulles chez eux ; la science théologique même n’y était pas en grand honneur. L’entrée de la bibliothèque leur était interdite, et ils ne lisaient guère d’autre livre que le formulaire, qu’ils savaient par cœur.

Dans les commencemens de son noviciat, Estève éprouva, malgré sa ferveur, un secret ennui ; ses heures d’oisiveté lui pesaient ; il regrettait le travail aride auquel l’avait accoutumé l’abbé Girou. Mais lorsqu’il s’adressa au père-maître pour lui demander des livres et la permission d’étudier pendant les récréations, celui-ci lui répondit :

— Ah ! mon cher enfant, la vraie sagesse n’est pas dans ces gros livres ; laissez le troupeau noir des moines de Cluny fouiller les vieux in-folios et déchiffrer des parchemins moisis ; nous autres, qui avons le bonheur de porter l’habit blanc de saint Benoît, nous n’avons pas besoin de toute cette science pour bien vivre et pour bien mourir.

— Je le crois, mon père, dit docilement Estève ; mais, si votre révérence le permettait, j’emploierais le temps des récréations à quelque autre travail qu’elle-même me choisirait.

— Point du tout, mon cher fils, s’écria gaiement le père-maître ; il faudra vous amuser par esprit de pénitence ; les récréations de Noël approchent, ce sera une belle occasion de vous mortifier. En attendant, faites comme les autres novices, jouez aux échecs et au tric-trac dans le chauffoir, et promenez-vous au soleil dans le préau les jours de beau temps.

Les moines n’étaient point cloîtrés comme les religieuses ; ils pouvaient, avec la permission de l’abbé ou du prieur, sortir du monastère pour des journées entières, et même s’en éloigner pendant quelque temps. Les bénédictins de Châalis obtenaient rarement cette dernière faveur depuis que le père Anselme gouvernait la communauté ; mais ils sortaient souvent pour faire de longues promenades aux environs, le père-maître accordait volontiers cette récréation à ses disciples, et chaque dimanche ils visitaient quelqu’un des admirables sites au milieu desquels s’élevait l’abbaye de Châalis. Ces promenades furent pour Estève un plaisir vif et nouveau. On était aux premiers jours d’automne quand il entra dans le monastère, et bientôt les vents glacés dépouillèrent les arbres et séchèrent l’herbe des prés ; les bruits qui égaient la solitude des bois cessèrent de se faire entendre ; il n’y eut plus dans l’air ni chants ni murmures, mais il y avait encore d’austères beautés dans l’aspect de ces campagnes nues et muettes. Lorsque la neige couvrait la terre et que les branches des grands arbres se détachaient comme de sombres arabesques sur la teinte blafarde du ciel, lorsque les novices frileux, enveloppés de leur large manteau et la tête ensevelie dans leur capuchon, hâtaient le pas dans les chemins déserts, Estève aimait à rester en arrière et à se recueillir un moment en présence de ce deuil universel. Debout sur quelque tertre isolé, il suivait du regard les novices qui s’en allaient comme une procession de fantômes, tandis qu’au-dessus de leurs têtes tourbillonnait une bande de corneilles aux ailes noires. Il écoutait les sons clairs et pressés de la cloche du petit cloître qui semblait rappeler les frères dans le bercail bien clos où ils ne sentiraient plus la fatigue ni le froid ; puis, à la voix du père-maître, il sortait de sa rêverie et regagnait avec les autres le chemin du couvent.

L’hiver s’écoula ; un souffle humide et tiède se répandit dans toute la nature, et fit éclore les germes cachés dans le sein de la terre. Estève salua le retour du printemps avec un indicible sentiment de joie ; pour ceux dont le cœur vit de peu et qui n’ont que des élémens de bonheur insuffisans, il y a, dans le spectacle de la nature, des influences bénies, des émotions inconnues aux ames dont la vie est plus puissante, mieux remplie, et dont les forces égalent à peine l’activité. Le cœur du novice se réjouit, comme au retour d’un ami, quand reparut le beau soleil de mai. Toute la saison rigoureuse s’était écoulée pour lui avec la rapidité que donnent au temps des habitudes uniformes : il n’avait pas senti passer les jours, et, hormis quelques momens de ferveur intérieure et de vague exaltation, il avait végété comme les autres moines. Mais lorsque l’haleine du doux printemps eut fait remonter le sang à son front pâli, il lui sembla qu’une nouvelle vie circulait dans ses veines et débordait de son cœur ; il se sentit tout à la fois plus heureux et plus triste. Le père-maître, auquel il déclarait ingénument toutes ses impressions, connaissait ces dangereux symptômes ; il savait ce que présageaient ordinairement ces langueurs d’ame, ces alternatives de contentement et de souffrance, et il se hâta d’y porter remède. L’expérience lui avait appris comment il fallait combattre cette activité fatale qu’augmentaient la prière, la solitude et l’oisiveté forcée du cloître. En pareil cas, il avait recours à toutes les distractions que permettait la règle, et à d’incessantes et matérielles occupations. — La mesure fut générale : les novices ne firent plus de méditation ; le matin ils quittèrent leur cellule une heure plus tôt, le soir ils y rentrèrent deux heures plus tard, et ils sortirent chaque jour pour de longues promenades.

Estève eut alors des jours de placide allégresse. Le spectacle de la nature lui causait de tendres et religieuses admirations. Ses yeux, accoutumés aux teintes grisâtres, à la végétation chétive et brûlée des environs de la Tuzelle, se reposaient charmés sur les vastes ombrages de la forêt d’Ermenonville et sur les fraîches prairies que baigne la Launette. Il aimait les plaines verdoyantes, les lignes onduleuses et estompées par de légers brouillards, les vaporeux horizons des paysages du Valois. La sérénité mélancolique et comme voilée de cette nature sur laquelle le soleil jette de plus pâles rayons parlait davantage à son imagination que les splendeurs du ciel méridional. Le silence et la fraîcheur des bois, les harmonies du vent, les parfums de la végétation naissante, lui causaient une sorte d’attendrissement, de mélancolie qui pénétrait son ame sans l’accabler. Ces influences donnèrent le change aux besoins qui commençaient à le tourmenter ; elles s’accordèrent avec son genre de vie pour arrêter l’essor de son esprit, de ses instincts, de ses passions, de toutes les facultés qui devaient se révéler plus tard. Privé de tout élément d’activité, forcé de réprimer les élans de sa pensée, les vagues besoins de son intelligence, les goûts confus qui parfois s’éveillaient en lui, il s’abandonna aux secrètes exaltations de la vie contemplative, il chercha les voies mystiques où marchèrent les saints, et, dans la pureté, la naïve dévotion de son cœur, il crut les avoir trouvées. Son imagination n’entrevoyait encore rien au-delà de l’horizon borné ouvert à ses regards, et il demeura persuadé que celui qui se vouait à Dieu était destiné à l’existence la plus heureuse et à la meilleure fin que l’homme puisse avoir ici-bas.

Le père-maître secondait puissamment cette vocation par sa continuelle sollicitude. Estève était devenu promptement son disciple bien-aimé, son enfant de prédilection, et, comme il le disait souvent, l’agneau le mieux soigné du troupeau dont il était le pasteur. Sa gaieté d’esprit, son inaltérable sérénité, ranimaient le jeune novice, qui accourait auprès de lui dans ses heures d’abattement et se soumettait à ses conseils avec une tendre confiance, un amour presque filial.

De loin en loin Estève recevait des mains du père-maître une lettre décachetée dont il reconnaissait l’écriture avec une indicible émotion : c’étaient sa mère ou l’abbé Girou qui lui écrivaient. La marquise imposait, par un sublime effort, silence à sa tendresse, à ses douleurs, et n’adressait à son fils que des paroles graves et pieuses. Cette femme, brisée par de si grandes souffrances, par de si terribles sacrifices, cette mère séparée à jamais de son fils et réduite au plus affreux isolement ne laissait déborder aucune larme de ses yeux, aucune plainte de son cœur, de crainte d’éveiller une angoisse, un regret dans l’ame de cet enfant si cher dont l’absence la faisait lentement mourir.

L’abbé Girou avait moins de force ; il laissait voir sa tristesse, et le style de ses lettres était comme trempé de pleurs. Le vieux prêtre pleurait en effet, quand il parlait à Estève de Mme de Blanquefort. Son dévouement s’était continué ; après avoir consacré au fils dix années de sa vie, il était resté près de la mère, non pour la consoler, mais pour l’aider à mourir, et il assistait d’un cœur navré à cette longue agonie de l’ame qui devait enfin tuer le corps. Jamais Estève ne trouva dans cette correspondance un mot relatif au marquis de Blanquefort ; l’abbé lui parla seulement une ou deux fois du comte Armand, qui depuis plusieurs mois voyageait à l’étranger.

Un matin le père-maître fit appeler Estève, et lui dit mystérieusement :

— Mon fils, quelqu’un vous fait demander ; allez bien vite au logis des hôtes.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui donc vient me voir ? s’écria Estève tout tremblant.

— Allez, et vous le saurez, mon cher fils ; faites bien les honneurs de notre maison surtout, et offrez au nom de notre prieur l’hospitalité que peuvent donner de pauvres religieux tels que nous. Si c’est un de vos parens ou un de vos amis qui arrive, vous pouvez l’introduire dans le monastère et lui faire visiter les cloîtres, la bibliothèque, tout ce qui est digne ici de quelque curiosité. Si c’est une dame, elle ne peut entrer dans les bâtimens claustraux sous peine d’excommunication ; mais vous la prierez de visiter notre église, où il y a des tableaux qui méritent quelque attention. — Allez, allez promptement, mon cher fils.

Estève courut au logis des hôtes : c’était Mme Godefroi qui l’attendait. Selon sa promesse, elle venait le voir après l’année révolue. La bonne dame ne put retenir ses larmes en apercevant Estève vêtu de la coule blanche et de l’aumusse, ses beaux cheveux blonds à moitié rasés et formant autour de sa tête une couronne chatoyante et dorée. Elle lui tendit la main et dit avec un soupir :

— Eh bien ! mon enfant, comment avez-vous passé cette année ? Êtes-vous aussi heureux que votre mère l’avait espéré en vous envoyant ici ? Persévérez-vous dans votre vocation ?

— Dieu me fait cette grace, répondit Estève ; il a adouci pour moi les amertumes d’une séparation à laquelle mon ame ne s’était pas soumise sans révolte. En me séparant de tout ce que j’aimais dans le monde, auquel j’ai renoncé pour lui, il m’a donné une nouvelle famille.

— Vous avez trouvé ici des frères, des amis selon votre cœur ? dit Mme Godefroi avec une satisfaction mêlée d’incrédulité ; il y a donc dans ce couvent des hommes qui vous valent ?

— Tous me surpassent en sagesse, en piété, répondit humblement Estève.

— Et vos supérieurs, mon enfant, sont-ils justes et indulgens ? L’autorité du prieur ne vous a-t-elle jamais paru trop sévère, trop absolue ?

— Je n’ai pas encore eu à m’y soumettre, répondit Estève ; depuis le jour de mon arrivée ici, il ne m’a plus adressé la parole. Sa paternité en use ainsi à l’égard de tous les novices, et les abandonne entièrement à la direction de notre révérend père-maître.

— Il est sûr de les retrouver plus tard, pensa Mme Godefroi, qui avait gardé dans sa mémoire l’éloge que M. de Blanquefort avait fait devant elle du zèle inflexible et des sévères vertus du père Anselme. Elle continua d’interroger Estève sur tous les détails de la vie monacale, l’écoutant sans manifester ni approbation ni blâme, et réfléchissant à cette destinée dont le néant lui faisait horreur, à l’avenir de cet enfant qu’elle eût voulu sauver d’une existence qui, dans ses idées, était le dernier terme de la misère humaine. Depuis longtemps, une pensée, un généreux projet préoccupait son esprit ; la fortune du fermier-général Sébastien Godefroi était immense ; sa femme avait pu, dans une seule année, amasser une somme considérable, et dont elle pouvait disposer à son gré. C’était une fortune suffisante pour faire vivre en quelque endroit du monde que ce fût celui qui la posséderait : en prélevant cette part sur ses richesses, Mme Godefroi avait songé à Estève. Mais il était dangereux, presque impossible, de le lui dire ouvertement ; une question directe eût épouvanté sa conscience et peut-être jeté son esprit dans une perplexité inutile. Elle se hasarda seulement à l’interroger d’une façon détournée. Quand il lui eut raconté les occupations, les amusemens des novices ; quand il lui eut parlé longuement de la piété indulgente, de la douceur d’ame et de la sagesse aimable du père Bruno, elle lui dit en le regardant en-dessous pour observer l’effet de ses paroles : — Vous auriez donc un bien grand regret, mon cher enfant, s’il fallait quitter ce bon père et l’abbaye de Châalis ?

— Pour retourner à la Tuzelle, près de ma mère et de M. l’abbé ! s’écria Estève en pâlissant d’émotion à cette question imprévue, et qui lui sembla renfermer quelque intention.

— Mais, non, non, cher enfant, dit Mme Godefroi en affectant un air tranquille ; ceci est une supposition. Je vous demandais simplement si, après cette première année d’épreuve, vous ne ressentiez ni regret ni dégoût, si vous n’aviez aucun retour vers le monde ?

— Aucun, répondit Estève sans hésiter.

— Ainsi vous ne voudriez pas connaître ce monde dont vous n’avez guère d’idée ? Vous êtes sans désirs, sans curiosité ? La liberté ne vous fait pas envie ? Pour me répondre, il faudrait vous figurer un moment que vous ne portez plus cet habit, que vous êtes hors du couvent, que vous demeurez loin d’ici, dans une grande ville ou bien dans quelque jolie maison de campagne, au milieu d’un beau pays ; il faut vous figurer que vous y êtes maître de votre temps, de vos actions, libre enfin.

— Et seul ? demanda Estève.

— Oui, pour long-temps du moins.

— Eh bien ! alors, j’aimerais mieux rester ici, répondit-il vivement ; oui, quand même je n’aurais pas en vue la crainte de Dieu et mon salut éternel, je resterais. Ici j’ai trouvé un père indulgent et tendre, des frères unis par la charité, par le saint amour ; ici j’ai une nouvelle famille selon Dieu, dont il ne faudra pas me séparer.

À ces mots, au souvenir des déchiremens qu’il avait éprouvés naguère dans une autre séparation plus cruelle, ses yeux s’emplirent de larmes. Après un moment de silence, il ajouta : — Du moins je ne serai pas obligé de quitter cette nouvelle famille, comme j’ai quitté ma pauvre mère ; je pourrai vivre près de ceux que je me suis habitué à aimer et qui m’aiment aussi.

— Pauvre ame abusée ! pensa Mme Godefroi.

Elle n’osa poursuivre l’hypothèse devant laquelle Estève venait de reculer presque avec effroi. Ses intentions restèrent les mêmes, mais elle résolut d’attendre, pour les faire connaître, que la seconde année d’épreuve fût écoulée, et qu’Estève fût près de prononcer ses vœux. Selon la recommandation du père-maître, le jeune novice s’empressa de faire visiter l’église à Mme Godefroi ; ils y entrèrent par la porte de la grande nef, après une promenade autour de l’abbaye. La vieille dame eut grand’peine à fléchir le genou sur les parvis sacrés ; pour rien au monde, elle n’eût fait acte de dévotion, car elle se le serait reproché comme une faiblesse, une manifestation hypocrite ; elle se borna donc à une espèce de génuflexion, et, tirant bravement ses lunettes, elle se mit à regarder les tableaux qui ornaient la nef principale, tandis qu’Estève, prosterné devant la grille du chœur, faisait une courte oraison.

L’esprit d’examen et de critique, le scepticisme amer de l’école philosophique du dernier siècle, n’avaient point altéré la bonté d’ame, les généreuses qualités de Mme Godefroi, mais ils avaient complètement détruit en elle le sentiment poétique. Elle ne se recueillit pas, saisie d’une mélancolique admiration, en entrant dans la vieille église de Châalis ; elle n’éprouva aucune émotion à l’aspect de ces bannières, de ces trophées saints ou guerriers, de ces tombeaux, de toute cette poussière des temps passés éparse sous ses yeux ; au lieu de s’abandonner à une religieuse contemplation, elle se prit à raisonner en elle-même sur l’orgueilleuse opulence du clergé régulier, et sur la vie fainéante et inutile des moines. Tandis qu’absorbée dans ses réflexions, elle remontait lentement la nef, un religieux entra par une des portes latérales et traversa l’église ; quand il fut à quelques pas de Mme Godefroi, il s’arrêta, lui donna gravement sa bénédiction, et dit ensuite avec une politesse pleine d’onction et de pieuse gravité : — Que Dieu soit avec vous, ma très chère sœur !

La vieille dame resta un moment interdite ; elle n’avait de sa vie hanté les dévots ni les moines, et elle ne savait comment répondre à ce salut mystique. Elle se remit bientôt cependant, et ses antipathies de vieille femme philosophe reprenant le dessus, elle fit une profonde révérence au moine, en attachant sur lui de grands yeux encore vifs, et qui en ce moment avaient une expression indéfinissable d’étonnement, d’ironie, de froide curiosité. Le religieux comprit ce regard ; il se retourna vers l’autel, s’inclina profondément et sortit le front baissé, les mains jointes sous son scapulaire. Cette petite scène avait duré une minute.

— Ah ! ma chère tante, c’est dom prieur qui vient de vous donner sa bénédiction, dit Estève en se rapprochant de Mme Godefroi ; comme il ne portait aucune marque de sa dignité, vous n’avez pu le reconnaître. C’est singulier que vous l’ayez rencontré ici à cette heure de la journée ; sa paternité ne descend ordinairement qu’à l’heure de vêpres, et jamais je ne l’avais aperçue dans l’église.

— Apparemment le révérend père a eu la curiosité de me voir, murmura la vieille dame en souriant ; une femme de mon âge, il n’y a pas de péché à cela.

Une heure plus tard, elle remonta en carrosse en promettant à Estève de revenir l’année suivante à pareil jour.

Tandis que ceci se passait dans le logis des hôtes, le prieur, rentré chez lui, avait mandé le maître des novices. Il faudrait avoir vécu parmi des moines pour comprendre l’importance qu’ils attachent à des faits qui paraissent insignifians aux yeux du monde, pour savoir quelle finesse, quelle pénétration, ils apportent dans les petites choses, dans les incidens mesquins de la vie monacale. Le père Anselme avait jugé d’un coup d’œil l’effet de sa présence sur Mme Godefroi ; il avait deviné ses dispositions hostiles, sa dédaigneuse aversion pour tout homme qui portait le froc, et il songeait avec un sourd ressentiment à la rencontre qu’il avait faite dans l’église. C’était par suite de cette rencontre qu’il avait mandé le maître des novices.

— Je me rends aux ordres de votre paternité, dit le vieux moine en s’inclinant avec le respect que lui commandait le rang du père Anselme dans la hiérarchie monastique.

— Que l’esprit du Seigneur soit avec nous, mon père ! répondit le prieur ; ce que j’ai à vous dire est d’un grave intérêt pour l’honneur de notre maison en général et pour le salut d’un de nos frères en particulier. Depuis dix ans que, par la grace de Dieu, je gouverne l’abbaye, je m’en suis entièrement remis à votre sagesse pour la conduite des novices, et vos œuvres ont toujours répondu à ma confiance. Aujourd’hui, cependant, je crains que vous n’ayez manqué de prudence et de prévision. Vous avez autorisé le frère Estève à recevoir une visite, la visite d’une femme !

— Ah ! mon révérend père, il n’y avait pas ombre de danger, la moindre occasion de péché, répliqua le père Bruno en souriant ; cette dame est la proche parente du frère Estève, c’est une personne respectable par son âge.

— Et non par ses vertus peut-être, interrompit le prieur ; mais ne médisons pas sans nécessité du prochain. Dites-moi, mon père, cette dame, cette parente a-t-elle parfois écrit à votre jeune novice ?

— Jamais, mon révérend père.

— Vient-elle le visiter souvent ?

— C’est la première fois, mon révérend père, que le frère Estève est appelé au parloir.

— Alors le mal n’est pas si grand que je l’avais craint, murmura le prieur. Et après un moment de réflexion, il ajouta : — Et cette dame, a-t-elle annoncé qu’elle reviendrait ?

— Oui, mon révérend père, l’année prochaine, à pareil jour, avant la profession de son neveu ; elle l’a promis en le quittant.

— Ah ! père Bruno, père Bruno ! dit le prieur avec un soupir, combien d’influences maudites nous disputent ces pauvres ames entrées à peine dans les voies du salut ! combien de vocations perdues lorsque nous les croyions si sûres ! Nous vivons dans un siècle d’abomination et d’impiété ; l’esprit de révolte pénètre jusque dans les cloîtres ; c’est à nous de veiller au maintien des saintes doctrines, d’arrêter la décadence qui menace les ordres monastiques. Des temps meilleurs viendront, sans doute ; ce n’est pas la première fois que la religion est attaquée ; elle a triomphé déjà de l’hérésie, elle triomphera encore de la philosophie, de l’athéisme, de toutes les sectes impies que ce siècle a enfantées. Dieu nous a choisis pour lutter pendant ces jours d’épreuve ; que sa volonté soit faite ! Je sens que mes forces ne sont pas au-dessous de la tâche qu’il m’a imposée.

Pendant cette sortie, le père-maître hochait la tête en signe d’assentiment. Ses idées étaient les mêmes au fond, mais il ne les formulait pas avec tant de passion, et même dans ces questions irritantes il apportait la tolérance et la modération de son caractère.

— Mon révérend père, dit-il, ce n’est pas la vocation du frère Estève qui doit vous donner de l’inquiétude ; cet enfant sera pour la communauté un exemple d’édification ; il n’a pas chancelé un seul instant pendant cette première année d’épreuve. Je reconnais en lui des signes qui ne m’ont jamais trompé : il est à nous pour toujours.

— Dieu le veuille pour son salut et pour l’édification du prochain ! Mais vous savez, mon père, que jusqu’au dernier moment la vocation des novices est en péril. Parfois un seul mot a changé les meilleures dispositions et rejeté dans les voies du monde des ames que nous avions cru sauvées. Il ne faudrait peut-être, pour perdre celle de notre jeune novice, qu’une seconde visite de cette femme, de cette parente qui m’a tout l’air d’un esprit fort, d’une personne sans dévotion et sans foi.

— Lorsqu’elle reviendra, mon révérend père, le frère Estève sera près de prononcer ses vœux, elle n’attendrait pas ainsi le dernier moment pour le détourner de sa vocation, pour tenter de le ramener au monde.

— À ce dernier moment qui sait ce qu’elle oserait ? murmura le prieur poursuivi par un vague sentiment de défiance. Enfin laissons aller les choses, il n’y a pas de péril à présent ; quand il en sera temps, j’aviserai.

Cette seconde année d’épreuve s’écoula pour Estève encore plus rapidement que la première. Son esprit et son ame s’étaient comme assoupis dans l’éternelle monotonie de la vie claustrale. Sa piété était plus calme, des rêveries moins ardentes préoccupaient son imagination ; il était tombé dans une quiétude mélancolique, dans une sorte d’apathie sereine et douce. À mesure que ses facultés morales s’engourdissaient ainsi, un développement physique très remarquable s’opérait en lui ; le frêle adolescent devenait un homme, un homme qui fut bientôt dans tout l’éclat de la force, de la grace, de la beauté virile. Dans le monde, de tels avantages eussent peut-être inspiré à Estève quelque vanité ; mais dans le cloître il dut ne pas s’en apercevoir, personne n’eut la vaine et frivole pensée de l’y faire songer ; seulement les novices, frappés de l’élégance, de la fierté de ses traits, le surnommèrent l’archange saint Michel.

Les jours s’étaient accumulés semblables à un seul jour ; la seconde année allait finir ; on était à la veille de Notre-Dame de septembre. Un matin, à l’issue de la messe, le prieur fit dire au maître des novices de se rendre dans la sacristie avec le frère Estève. À cet ordre, le père Bruno baissa la tête d’un air attristé, sa figure joviale et débonnaire s’assombrit, et, prenant à partie le jeune novice, il lui dit :

— Mon cher fils, le message de sa paternité m’annonce que vous devez bientôt me quitter ; ce n’est plus sous mon autorité que vous allez vivre ; après votre profession, vous ne devrez plus obéissance qu’à Dieu et à notre révérend père prieur. Je me sépare de vous à regret, mon enfant, car cette séparation est réelle, bien que nous restions tous deux aux mêmes lieux. Le grand et le petit cloître communiquent par une galerie dont les portes ne se ferment jamais, et pourtant il y a là comme une barrière que personne n’oserait franchir : nous nous verrons chaque jour, mais nous ne serons plus ensemble.

— Mon père, il me semblait que je ne devais jamais vous quitter, s’écria douloureusement Estève. Eh quoi ! même ici, je dois me séparer de ceux que j’aime et que je vénère du fond de mon cœur !

— Il faut se soumettre à la volonté de Dieu, mon cher fils, dit le vieux moine avec une expression amère d’abnégation et en serrant les mains d’Estève dans ses mains froides et ridées ; allons !

Ils marchèrent silencieusement jusqu’à la porte de la sacristie. Le père Bruno serrait le bras d’Estève avec une sorte de crainte et de pénible agitation. Quand ils furent près de la porte, il s’arrêta par un brusque mouvement ; il tremblait et hésitait, comme troublé par quelque combat intérieur ; enfin, se rapprochant encore davantage d’Estève, qui le regardait inquiet et agité aussi, il lui dit à voix basse : — Mon fils, les vœux que tu dois faire sont terribles, irrévovocables… songes-y tandis qu’il est temps encore… Il y a de mauvais moines… des hommes qui gardent l’habit malgré leur volonté… il y en a ici… Mon fils, recueille-toi, descends en ton ame, y trouves-tu une ferme et sincère vocation ?

Estève était tombé à genoux, il appuyait son front sur les mains du père Bruno, et les pressait de ses lèvres avec un élan de tendresse et de gratitude ; car il comprenait le sentiment de profonde affection, d’extrême sollicitude qui suggérait ces paroles, ces questions au bon vieux moine.

— Oui, mon père, lui répondit-il avec calme, ma vocation est ferme et sincère ; ma mère m’a voué à Dieu dès ma naissance, et je veux être à lui, je le veux de toutes les forces de mon ame et de ma volonté.

— Viens alors, murmura le vieux moine en le relevant et en le serrant contre sa poitrine avec une joie triste.

Ils entrèrent dans la sacristie, où le prieur les attendait. Le maître des novices ne s’était pas trompé dans ses prévisions : déjà le jour de la cérémonie était fixé.

— Mon cher fils, dit le prieur, mettez-vous à genoux, et rendez grace à Dieu. Le moment est enfin venu où vous serez à lui sans partage et sans retour. Aujourd’hui même vous entrerez en retraite. C’est demain la fête de la nativité de la glorieuse Vierge Marie ; le dernier jour de l’octave, vous prononcerez vos vœux.

Estève reçut cette nouvelle sans trouble. Prosterné devant le crucifix, il priait humblement, et demandait à Dieu les secours de la grace pour s’élever au sentiment de son bonheur, car il était effrayé en lui-même de la tiédeur de sa reconnaissance et de sa joie à cette heure solennelle. Tandis qu’il se recueillait et s’exhortait ainsi à une vocation plus fervente, le prieur donnait à mi-voix ses instructions au père-maître pour le temps de la retraite.

— Mon père, lui dit-il en finissant, il est inutile d’inviter des étrangers à la cérémonie, le novice n’ayant pas de famille qui doive y assister. J’écrirai de ma main à M. le marquis et à Mme la marquise de Blanquefort pour leur annoncer la profession du frère Estève, afin qu’ils s’unissent d’intention à nos prières et à tous les actes de ce grand jour.

— Et la parente de notre jeune novice, Mme Godefroi, sera-t-elle aussi prévenue ? demanda le père-maître ; votre paternité sait qu’elle doit venir sous peu de jours, selon sa promesse, revoir le frère Estève.

— Je ne l’ai pas oublié, répondit le prieur avec un sourire qui eût dévoilé toute sa pensée au père-maître, s’il ne l’eût depuis longtemps devinée ; la veille de la cérémonie, la veille seulement, vous écrirez à cette dame.

Chez les bénédictins de Châalis, le novice qui allait faire profession était obligé à des austérités qu’il n’avait point pratiquées pendant ses deux années d’épreuve, et qui ne devaient jamais se renouveler. Il passait huit jours en retraite dans une cellule plus triste et plus nue que celle d’un moine de l’étroite Observance. Ses regards, habitués à l’élégance modeste, à l’aspect riant d’un autre séjour, ne s’arrêtaient plus que sur des objets lugubres. Deux tréteaux recouverts d’une natte lui servaient de lit. À côté du sablier, il y avait une tête de mort, et sur les murailles blanches on avait écrit en lettres noires de funèbres paroles, des allégories menaçantes, des sentences qui rappelaient le jour du jugement, les tortures du purgatoire, et les tourmens éternels de l’enfer. La fenêtre de cette cellule donnait sur le cimetière, et celui qui l’habitait temporairement se trouvait, pour ainsi dire, placé sur un terrain neutre entre les vivans et les morts. Le novice, une fois en retraite, ne pouvait parler qu’au père-maître, qui était son confesseur, et au prieur, si celui-ci jugeait convenable de venir le visiter. Il ne sortait de sa cellule que pour descendre au chœur, où il avait une place à part. Au milieu de la nuit, il devait se lever, et aller dire l’office seul dans l’église. Après quelques jours d’une telle vie, lorsque le jeûne, la méditation, les longues prières, et surtout le sombre isolement où il s’était trouvé, avaient agi sur les sens et sur l’imagination du novice, il désirait ardemment le jour de sa profession, qui était aussi celui de sa délivrance, de son retour à une existence dont il venait d’apprécier par comparaison la douceur et les tranquilles félicités.

Le père-maître conduisit Estève à cette fatale cellule. Il avait si souvent accompli le même devoir envers d’autres novices, qu’il s’était accoutumé à l’aspect de ce lieu sinistre. Il était d’ailleurs si peu porté aux idées mélancoliques, il y avait en lui une si grande disposition au contentement d’esprit, qu’aucune influence ne pouvait l’attrister et l’abattre long-temps.

— Mon cher fils, dit-il à Estève, cette cellule n’est pas si riante et si bien ornée que celle que vous quittez, mais le dénuement de cette chambre n’affligera pas long-temps vos yeux. Allons, point de faiblesse, point d’abattement. Priez Dieu, lisez votre formulaire, et songez que bientôt vous serez hors d’ici.

— Mon père, répondit Estève, je ne sens ni frayeur ni regrets ; mais mon ame est triste jusqu’à la mort.

— Cela passera, mon cher fils ; c’est l’horreur de la solitude où vous allez rester qui vous trouble ainsi. Rassurez-vous, je ne vous abandonnerai pas, je serai près de vous souvent.

— Combien de graces je vous dois, mon père ! dit Estève avec attendrissement ; après Dieu, vous êtes mon soutien, mon refuge, mon espoir. Quand je souffre, vous avez des paroles qui guérissent mon ame ; votre voix seule me ranime et me console. Oui, je suis calme à présent ; cette angoisse qui me serrait le cœur est passée.

— Bien, mon fils ; voici la nuit, allumez votre lampe et tâchez de vous arranger ici. Dans une heure, vous ferez collation avec ce que vous apportera un frère convers, puis vous vous coucherez, car à minuit il faudra descendre au chœur pour les matines. Que Dieu reste avec vous, mon fils !

Selon l’usage, le père-maître ferma la porte en dehors et emporta la clé, mais une seconde clé resta entre les mains d’Estève ; de cette manière, il était libre de sortir à l’heure des offices, et personne ne pouvait entrer dans sa cellule ni communiquer avec lui, si ce n’était par un vasistas pratiqué dans la porte.

Il alluma la lampe de terre posée sur le prie-dieu, entre un sablier et une tête de mort : une faible lumière éclaira la cellule, et lutta contre les derniers rayons du jour qui s’éteignait. La fenêtre ouverte laissait apercevoir, à travers un nébuleux crépuscule, l’enceinte du cimetière, et au-delà les cimes touffues de la forêt de Perthe. Estève s’assit au pied du lit et demeura plongé dans de tristes méditations. Jamais il n’avait compris comme en ce moment la brièveté de notre vie ici-bas et le néant de sa propre existence. Les mystères terribles que la pensée humaine ne saurait pénétrer, le commencement et la fin des jours que la main de Dieu nous mesure, épouvantaient son imagination. Il regardait d’un œil fixe ce sablier dont la poussière s’écoulait avec un bruit presque insensible, cette tête où l’intelligence et la vie avaient régné naguère, et, frappé de la marche rapide du temps, du pouvoir souverain de la mort, il sentait s’élever dans son ame un désir âpre et confus, le besoin de vivre avant de mourir. Il oubliait les promesses de la religion, les récompenses éternelles, les supplices de l’enfer, toutes ses croyances, toutes ses résolutions ; il oubliait Dieu même, dans cet élan involontaire vers des voies inconnues.

Bientôt, cependant, il s’éveilla saisi de remords, au milieu de ces songes funestes ; son ame revint à Dieu par un vif et prompt retour, et, prosterné sur les dalles humides de la cellule, il répandit des larmes amères.

Pendant qu’il priait ainsi, un léger bruit annonça que quelqu’un s’arrêtait à la porte et ouvrait le vasistas. C’était le père Bruno qui revenait, poussé par une secrète inquiétude. En apercevant Estève agenouillé, le visage couvert de larmes et comme abîmé dans un affreux désespoir, il ouvrit la porte et entra brusquement.

— Qu’est-ce donc, mon cher fils, et comment vous trouvé-je ! s’écria-t-il. Pourquoi ces terreurs, ces défaillances ? Revenez à vous, mon enfant, et regardez de sang-froid tout ce qui vous environne. Pour un esprit comme le vôtre, il n’y a rien ici d’effrayant ou de terrible.

— Oh ! mon père ! murmura Estève en montrant d’un geste énergique la tête de mort et les lugubres emblèmes qui décoraient la cellule.

— N’est-ce que cela ? reprit le père-maître avec une douceur indulgente ; mon cher fils, je ne pensais pas que vous y prissiez garde : quoi ! vous avez eu peur !

— Peur de la mort ? non, mon père, répondit Estève avec une sourde exaltation ; au contraire, j’ai eu peur de la vie, de la vie telle qu’elle s’écoule dans cette cellule. Toute mon ame s’est révoltée contre les mortifications que je dois pratiquer pendant ma retraite. Ah ! pour supporter l’isolement, la solitude, il faut être un saint.

— Ou un moine abruti par l’oisiveté d’esprit et de corps, murmura le père Bruno ; allez, mon fils, je conçois vos répugnances, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous soulager pendant cette dernière épreuve. D’abord, je vais reculer les limites de votre séjour ; vous serez libre de sortir, de descendre et de vous promener, pourvu que vous ne dépassiez pas l’entrée du troisième cloître ; toute cette partie du monastère est inhabitée, et je puis rigoureusement en concéder la jouissance aux novices en retraite. Quand vous aurez plus d’espace autour de vous, votre réclusion vous paraîtra moins pénible. Ensuite je vous donnerai des livres.

— Ah ! mon père, avec des livres, il me semblera que je ne suis plus seul, s’écria Estève consolé.

— J’oublie près de vous le reste de mon troupeau, reprit gaiement le père-maître. Voilà la cloche du réfectoire qui sonne ; mes pauvres agneaux sont déjà réunis dans le petit cloître, et les yeux tournés vers la porte ils attendent impatiemment, car c’était aujourd’hui jour de jeûne pour toute la communauté. Il faut que je vous laisse, mon fils ; restez en paix !

Quelques instans après, un frère convers entra et déposa silencieusement sur la table des légumes cuits à l’eau, une belle assiette de fruits et un de ces pains bien blancs et à croûte dorée qu’on ne voyait guère alors que sur la table des moines et des gens riches. Estève toucha à peine à cette légère collation, et se mit tout habillé sur son lit d’anachorète pour attendre l’heure des matines.

À minuit, il se leva et descendit au chœur. Tandis qu’il traversait les bâtimens claustraux, il se souvint du trajet qu’il avait fait deux ans auparavant, par une nuit semblable, et du spectre qu’il avait rencontré dans le petit cloître. Personne ne lui avait donné l’explication de ce fait étrange, et il en était venu à penser que quelque père, par esprit de mortification, avait eu l’idée bizarre de rôder ainsi la nuit, vêtu d’une mauvaise coule, les pieds nus et la face voilée. Il songeait encore à cette apparition lorsque les mêmes accens plaintifs et furieux qui l’avaient frappé naguère s’élevèrent des profondeurs du troisième cloître. Estève se retourna vivement ; il était près de revenir sur ses pas, mais un scrupule le retint, il ne voulut point céder à une vaine curiosité et gagna rapidement le chœur.

La grande nef et les bas-côtés de l’église étaient dans les ténèbres ; mais la lampe suspendue devant l’autel baignait le sanctuaire d’une blanche et vive clarté. Le chœur était paré pour la fête du lendemain ; les moines avaient dépouillé leur riche parterre pour cette solennité, et les fleurs qui environnaient l’image de la Vierge répandaient des parfums ravissans.

Ces douces odeurs, ces clartés, l’aspect de ces saintes splendeurs, ramenèrent l’ame d’Estève dans les régions sereines de l’espérance et de la foi ; il ouvrit son formulaire et commença l’office de la Nativité de la Vierge. La leçon qui suit le premier nocturne est un chapitre du Cantique des Cantiques. La poésie religieuse emprunte, dans ce morceau, les accens passionnés de la lyre profane, et le sens mystique s’y cache sous des images tendres et gracieuses. Estève frémissait, saisi d’un trouble inconnu, en répétant à demi-voix ces paroles ardentes ; une exaltation étrange succédait à son abattement et à ses angoisses ; les images de la mort et du néant, les froides ténèbres de sa cellule, ne l’épouvantaient plus ; il lui semblait qu’il venait de découvrir en son ame un foyer lumineux dont les rayons éclairaient et vivifiaient tout ce qui l’environnait. Ce fut sous l’impression puissante de cette réaction qu’il rentra dans sa cellule, et le lendemain matin, lorsqu’au premier coup de l’angélus le père Bruno ouvrit sa porte, il dormait encore d’un sommeil calme et traversé par des rêves heureux.

— Eh bien ! mon fils, dit le père-maître en ouvrant la fenêtre, il paraît que vous n’avez pas trop mal dormi sur cette couche aussi dure que celle du bienheureux saint Jean de Dieu, qui réservait pour se faire des matelas tous les vieux balais du couvent. Comment avez-vous passé le commencement de la nuit ? vous êtes-vous éveillé à temps pour descendre au premier coup de matines ?

Estève confessa sincèrement au père-maître toutes ses impressions. — Ah ! mon père, dit-il, hier j’ai été faible jusqu’à la lâcheté ; mais aujourd’hui je suis tranquille et fort. Ces funèbres emblèmes ne m’attristent plus ; je puis voir sans horreur l’image de la destruction et du néant, car je sens en moi une ame puissante et immortelle.

— Je vous avais prédit tout cela, mon cher fils, répondit le père-maître ; je savais que vous ne resteriez pas sous cette première impression de tristesse et d’effroi, parce que vous n’êtes pas accessible aux imbéciles terreurs de ces pauvres novices, qui croient voir des fantômes passer devant la fenêtre, et entendre des voix dans le cimetière.

— Mais moi, mon père, j’ai réellement entendu une voix cette nuit, une voix lamentable, dit Estève. — Et il raconta cette circonstance de sa course nocturne à travers le monastère.

— Mon cher fils, ceci n’a rien de surnaturel, pas plus que le fantôme qui se promenait, il y a deux ans, dans le cloître des novices, répondit le père Bruno. — Après un silence, il ajouta d’un ton plus bas : — Il y a ici de tristes créatures dont vous ignorez l’existence, et qui sont ensevelies pour le reste de leurs jours dans ce vieux bâtiment, qu’une cour toujours fermée sépare du troisième cloître.

— Quoi ! mon père, s’écria Estève, des religieux ?

— Non, répondit le père Bruno d’une voix encore plus basse, des prisonniers, des fous…

— Est-il possible, grand Dieu ! murmura le novice consterné.

— Hélas ! mon cher fils, reprit le vieux moine, dans nos maisons comme dans le monde, il y a des crimes. La justice ecclésiastique punit le coupable sans scandale et sans bruit, au lieu de le livrer à la justice séculière. Les novices et la plupart des religieux ignorent le sort de ces malheureux ; peu de personnes ici savent quels habitans renferme l’enceinte du troisième cloître. Gardez, mon fils, un silence absolu sur ce que je viens de vous dire. J’ai pu vous apprendre ceci sans pécher contre Dieu ni contre le prochain, mais non sans danger pour moi, car sa paternité pourrait considérer cette révélation comme une faute.

— Ah ! mon père, s’écria Estève, j’aimerais mieux mourir que d’attirer sur vous, par mon indiscrétion, le plus léger châtiment. Le même soir, Estève eut des livres choisis dans la bibliothèque ; c’étaient le Guide des pécheurs, le Chemin de la perfection chrétienne, et d’autres ouvrages mystiques que l’abbé Girou n’avait jamais mis entre ses mains.

Les jours suivans s’écoulèrent plus paisiblement. Estève s’était créé un ordre d’occupations qui semblait abréger le temps ; les lectures pieuses succédaient à la prière, et le soir, après les offices, il se promenait un moment dans la cour étroite et sombre qui précédait le cimetière. Cette partie du monastère était depuis long-temps abandonnée, le toit menaçait ruine, et il pleuvait dans l’escalier qui conduisait à la cellule. Au rez-de-chaussée, il y avait une salle dont le mur, percé d’une porte à vantaux sculptés, s’étendait sur toute la longueur de la cour. Une fois Estève osa pousser cette porte et franchir le seuil. Un air humide et frais frappa son visage comme s’il se fût placé à l’entrée d’un souterrain, et il distingua dans l’obscurité les murailles et la voûte d’une vaste salle entièrement démeublée ; les croisées à colonnettes étaient fermées par de lourds contrevens, le jour pénétrait à travers les ais disjoints et sillonnait les ténèbres de lumineux filets.

Estève comprit, par la disposition des lieux, que ces croisées s’ouvraient sur la fatale enceinte d’où s’élevaient, la nuit, les lamentables voix qu’il avait deux fois entendues. Poussé par un sentiment douloureux de compassion et de curiosité, il avança encore, et, s’appuyant à la croisée, il colla son visage contre les fentes ; son regard plongea dans une cour environnée de hautes murailles et où croissaient, parmi les pierres, de grandes touffes d’herbes d’un vert obscur, mais il n’aperçut aucune créature vivante dans ces lieux désolés. Seulement, il lui sembla qu’une forme humaine se levait derrière le grillage d’une fenêtre qui était presque au niveau du sol.

— Grand Dieu ! murmura-t-il en se retirant, voilà donc le dernier terme de la misère humaine !

Enfin, la veille de l’Octave arriva. Le père-maître connaissait trop bien la discipline monastique pour manquer aux ordres du prieur : il avait attendu le dernier jour pour annoncer à Mme Godefroi qu’Estève allait prononcer ses vœux ; mais ce jour-là, dès le matin, il écrivit. Cette lettre arriva le même soir à Paris ; Mme Godefroi n’était point chez elle ; un souper chez Mme d’Épinay la retint jusqu’à quatre heures avec Grimm, Dudos, et quelques autres personnages célèbres de l’époque. En rentrant, elle trouva la lettre du père Bruno sur sa toilette, parmi plusieurs autres lettres, et, tandis qu’on la coiffait pour la nuit, elle se mit à parcourir sa correspondance.

— Andrette, des chevaux ! une chaise de poste ! s’écria-t-elle tout à coup en repoussant la soubrette et en se levant impétueusement ; il faut que j’arrive à temps !… Il faut que je parle à cet enfant avant qu’il ait prononcé ses vœux… et c’est demain, demain, grand Dieu !… Ah ! j’ai trop tardé !… j’ai trop attendu !…

Ces ordres précipités mirent tout l’hôtel en rumeur. Le bruit en vint jusque dans la chambre du fermier-général. Au moment où il s’éveillait, sa femme entra et lui remit la lettre du père-maître.

— Ces moines ont deviné votre opposition, dit Sébastien Godefroi en refermant la lettre ; vous ne vous êtes pas assez méfiée d’eux. À présent, vous n’avez plus rien à ménager ; partez, et cet enfant fût-il déjà devant l’autel, dussiez-vous l’aller chercher jusque là, tentez sa délivrance ; je double la somme que vous lui destinez.

Avant cinq heures, Mme Godefroi monta dans sa chaise de poste ; les chemins étaient affreux ; neuf heures sonnaient quand elle arriva à Châalis. — Les cloches carillonnaient et remplissaient l’air de joyeuses volées, l’orgue mêlait ses sons graves et puissans aux voix qui s’élevaient dans l’église. C’était un chant universel de triomphe et d’allégresse.

Mme Godefroi était descendue à la porte même de l’église. En pénétrant dans la grande nef, elle se trouva au milieu d’un groupe de villageois qu’avait attirés la solennité de ce jour. Les moines étaient dans le chœur ; un nuage d’encens voilait l’autel ; la flamme légère des cierges vacillait à travers la fumée blanche des encensoirs d’argent. Mme Godefroi regarda sans rien voir.

— Ma bonne mère, dit-elle en tremblant à une vieille femme agenouillée à l’écart, où en est-on de la cérémonie ? Que fait-on là-bas dans le chœur ?

— C’est fini, vous arrivez trop tard, répondit la vieille femme sans se déranger et sans tourner la tête.

Mme Godefroi pâlit sous son rouge, et les larmes lui vinrent aux yeux. En ce moment, elle aperçut Estève debout au milieu du chœur, le front calme et rayonnant, le regard tourné vers le ciel, et comme perdu dans les espaces infinis où sa foi cherchait le Dieu auquel il venait de donner sa vie.

— Oh ! triste victime, ton sort s’est accompli ! murmura Mme Godefroi en s’éloignant ; maintenant ne t’éveille pas à la lumière, à la vérité : reste à jamais enseveli dans les ténèbres de ton ignorance, meurs sans avoir vécu ; c’est le seul vœu que puissent désormais faire pour toi ceux qui t’aiment !


Mme Ch. Reybaud.
  1. Voyez la livraison du 1er avril.