L’Oblat (Reybaud)/Partie 1



L’OBLAT

PREMIÈRE PARTIE.

I.

Au mois d’août, en l’année 1778, un carrosse élégant, escorté de deux laquais et traîné par quatre chevaux de poste, roulait à travers des flots de poussière sur la grande route de Paris à Marseille. Bien que ce train considérable semblât annoncer quelque personnage de distinction, la voiture ne portait pas d’écusson armorié, et un simple chiffre était tracé sur les panneaux d’un bleu d’outre-mer. Une femme sommeillait assise au fond du carrosse, dont les stores étaient soigneusement baissés. Le demi-jour qui filtrait à travers le taffetas vert jetait un reflet pâle et adouci sur cette figure naturellement haute en couleurs, et qu’une légère couche de rouge enluminait encore. La dame avait dû être belle jadis ; mais les jours fleuris de sa jeunesse étaient depuis long-temps écoulés, et de ses charmes tant admirés, il ne lui restait qu’une tournure noble, certains airs de tête imposans et les plus belles mains du monde. Le costume qu’elle portait semblerait aujourd’hui souverainement ridicule et gênant ; mais, pour cette époque, il était d’une simplicité tout-à-fait élégante et commode. Elle avait quitté ses paniers, et d’énormes poches de crin soutenaient sa jupe d’étoffe de Perse à grands ramages. Une grosse épingle à médaillon attachait son fichu, dont les plis bien empesés se gonflaient à chaque mouvement de sa poitrine, et lui donnaient quelque ressemblance avec un pigeon qui se rengorge. Ses cheveux crêpés et poudrés à frimas étaient coquettement surmontés d’une coiffure de gaze ornée de rubans violets. Toute sa personne exhalait une senteur ambrée, qui, se combinant avec l’odeur violente du tabac d’Espagne contenu dans une délicieuse boîte d’écaille, remplissait l’air de ces émanations irritantes auxquelles sans doute il faut attribuer la découverte des maladies nerveuses que nos grand’mères appelaient des vapeurs.

Sur le devant du carrosse était assise une autre femme, qu’à sa tenue, à sa physionomie discrète et prévenante, il était aisé de reconnaître pour une suivante de bonne maison. Un petit chien hargneux, tout pomponné de rubans roses, et qui répondait au nom de Mignon, dormait sur les genoux de la dame. À moitié du relais avant d’arriver à Aix, la voyageuse s’éveilla et avança la tête à la portière.

— Andrette, s’écria-t-elle, nous arrivons.

— Madame reconnaît le pays ; un beau pays, vraiment ! répondit la suivante en regardant par l’autre portière la campagne grisâtre, silencieuse et embrasée.

— Oh ! non, non, Andrette, ce pays n’est pas beau, répliqua la dame en parcourant d’un regard ému la plaine bornée par les montagnes chauves de la Trévarèse ; mais c’est ici que je suis née. Là-bas, je vois la maison de mon père, la maison que je quittai il y a trente ans passés, et où je n’étais plus revenue.

À ces mots, elle passa son mouchoir sur ses yeux mouillés de larmes, et, se penchant à la portière, elle cria au postillon en langue provençale :

— À la Tuzelle ! Coupez droit par le petit chemin à gauche, et, si les ornières sont trop profondes, prenez à travers champs.

Le postillon lança intrépidement ses chevaux dans un chemin pierreux et coupé de ravins, où le carrosse roula avec d’horribles cahots, et non sans péril de verser sur les tas de cailloux qui bordaient cette voie peu fréquentée. La campagne était déserte, de tous côtés s’étendaient à perte de vue des champs dont la végétation semblait morte comme pendant les mois d’hiver ; pourtant, de loin en loin, quelques allées de vigne égayaient de leur verdure les tons grisâtres et brûlés du paysage. Pas un oiseau ne traversait l’air enflammé ; les insectes se taisaient sous l’herbe flétrie ; les cigales seules, suspendues aux branches des amandiers, chantaient d’une voix monotone et fêlée.

La dame parcourait d’un regard attendri cette campagne aride et nue ; elle reconnaissait avec émotion chaque site, chaque accident de terrain ; elle les revoyait à travers le charme de mille souvenirs touchans et doux, des souvenirs de son enfance, de sa première jeunesse, de ses plus beaux jours. Pendant quelques momens, elle se tut, recueillie dans ses impressions ; puis, se rejetant au fond du carrosse, elle s’écria :

— Je n’aurais jamais pensé que quelque chose au monde pût me remuer ainsi le cœur. Ah ! ma pauvre Andrette, il me semble que mon ame s’est tout à coup rajeunie, que je reviens à vingt ans. Quelle faiblesse ! Moi, Mme Godefroi, une vieille femme qui a passé sa vie à raisonner sur toutes choses dans la société des plus grands philosophes de notre temps, je m’attendris, je pleure comme une petite fille, comme une pensionnaire qu’on ramène du couvent à la maison paternelle ! C’est ridicule.

— Madame va surprendre son monde, dit la suivante ; on ne l’attend pas de si bonne heure.

— Je le sais bien, répondit-elle ; c’est ce que je voulais. Andrette, vois-tu là-bas ce toit rouge surmonté d’une girouette ? Vois-tu ce grand portail au bas de la prairie ? Nous arrivons !

Andrette se pencha à la portière, et aperçut une assez grande maison au-delà d’un terrain vague qui pouvait effectivement, après les pluies d’hiver, ressembler à une prairie, mais où, pour le moment, on aurait inutilement cherché un brin d’herbe fraîche. La maison était au fond d’une cour plantée d’aliziers ; d’un côté s’élevait le colombier, de l’autre le petit clocher de la chapelle, et tout à l’entour de vieux murs crénelés, qui lui donnaient un certain aspect seigneurial.

Le carrosse entra au grand trot dans la cour, précédé par les deux laquais à cheval, et vint tourner devant le perron, où il s’arrêta. Les postillons firent claquer leur fouet en l’air, et les laquais, se hâtant de mettre pied à terre, vinrent ouvrir la portière. Cette entrée bruyante sembla réveiller les échos depuis long-temps endormis de ce séjour ; les chiens aboyèrent au fond de la bergerie, une nuée de pigeons s’envola du colombier, et quelques oisons effarouchés s’enfuirent en piaulant à travers les tas de broussailles qui embarrassaient la cour. Mais personne ne paraissait autour de la maison ; aucun visage joyeux et surpris ne se montrait aux fenêtres, dont les contrevents rouges restaient fermés.

— Personne ! il n’y a personne ! s’écria la dame d’un air triste et contrarié ; Mme de Blanquefort est à la ville sans doute.

En ce moment la porte s’ouvrit, et une femme déjà sur le retour de l’âge parut au perron. La voyageuse hésita : sa mémoire lui retraçait une figure blonde, rose, souriante ; elle ne reconnaissait pas ce visage pâle, flétri, et dont les traits étaient altérés par une effrayante maigreur.

— Ma sœur ! ma chère sœur ! s’écria la dame les larmes aux yeux.

Elles se jetèrent en pleurant dans les bras l’une de l’autre ; une joie douloureuse pénétrait leur ame. Après tant d’années d’absence, elles retrouvaient au fond de leur cœur les sentimens, les tendres affections de leur première jeunesse, et pourtant elles avaient eu peine à reconnaître sous leurs rides ces traits que toutes deux avaient gardés si jeunes et si charmans dans leur souvenir. Après ce premier instant d’effusion et d’attendrissement, Mme Godefroi retira ses mains des mains de sa sœur, et, reculant un peu pour la mieux considérer, elle lui dit avec un grand soupir : — Cécile, nous avons vieilli !

— Non, ma chère Adélaïde, vous n’êtes pas vieille, répondit Mme de Blanquefort ; à présent c’est moi qui suis votre aînée. Mon Dieu ! qui croirait le contraire en nous voyant ensemble ? qui ne me donnerait dix ans de plus qu’à vous ?

En effet, Mme Godefroi avec sa taille haute et ferme, son fard, sa poudre et son élégant déshabillé, représentait encore quelque chose de ce qu’elle fut naguère, tandis que sa sœur n’avait plus même l’ombre de sa beauté passée. D’ailleurs on voyait à l’ajustement de la marquise qu’elle négligeait complètement les ressources de la toilette, qu’elle ignorait l’art qui étaie et conserve des attraits que le temps commence à sillonner de son ongle cruel et profond. Soit dédain de la mode, soit quelque autre motif, elle ne portait point de poudre, et ses cheveux blonds, entremêlés de fils argentés, étaient relevés sous le béguin de grosse mousseline qui encadrait son front austère. Elle était vêtue d’une simple robe de fleuret violet dont les plis flasques et sans ampleur laissaient apercevoir la maigreur excessive de ses formes.

Mme Godefroi, les yeux fixés sur ce blême visage, semblait y chercher la fraîcheur, le sourire, les charmes à jamais effacés qu’elle avait laissés jadis dans toute leur splendeur ; elle semblait interroger cette physionomie triste, immobile, éteinte, avec une douloureuse surprise, car il était évident que le temps seul n’avait pu amener un si complet et si terrible changement. Mme de Blanquefort avait baissé les yeux sous ce regard ; des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues sans qu’elle songeât à les essuyer, et elle courbait la tête avec une expression humble et résignée.

— Ma pauvre Cécile, vous n’avez pas été heureuse ! dit Mme Godefroi en lui serrant tendrement les mains. Si je l’avais su, je serais venue plus tôt ; mais dans vos lettres, qui étaient si rares, si courtes, jamais un mot de vos peines : vous ne m’avez jamais rien dit.

— Vous vous trompez, ma sœur, répondit la marquise avec effort ; je ne me plains pas de la Providence, je ne murmure pas contre la position qu’elle m’a donnée ; la vie que je mène vous paraîtra triste, mais c’est la seule qui me convienne ; je l’ai choisie et non pas acceptée.

— Ma pauvre Cécile ! répéta Mme Godefroi en secouant la tête avec un sourire plein de tristesse et de doute, un sourire de vieille femme clairvoyante et expérimentée ; puis elle ajouta vivement : — Et dites-moi, M. le marquis de Blanquefort, conseiller au parlement de Provence, mon très honoré beau-frère, a-t-il été averti de ma prochaine arrivée ?

— Oui, ma sœur ; il comptait que vous seriez ici ce soir seulement, et il doit venir pour vous recevoir.

— Ah ! il me fait cet honneur ! dit Mme Godefroi avec quelque ironie ; de mon côté je serai charmée de le connaître enfin. Et vos enfans ? et mon neveu M. le comte de Blanquefort ?

— Mon fils aîné est à la ville avec son père, répondit la marquise ; à son âge on ne se plaît guère dans une solitude comme celle où je vis ; sans doute vous le verrez aussi ce soir.

— Et votre Benjamin, votre petit Estève ?

— Le voici, ma sœur, répondit Mme de Blanquefort en tournant les yeux vers un jeune garçon de quinze ou seize ans qui se tenait à l’écart et regardait de loin, d’un air curieux et effarouché, la voyageuse et sa suite. Venez, Estève, venez saluer votre tante. — Comment ! c’est là mon petit neveu ? qu’il est joli ! qu’il est beau ! s’écria Mme Godefroi en l’embrassant avec une effusion presque maternelle ; mais il ressemble à une fille avec ses cheveux cendrés, ses grands yeux bleus et son teint couleur de rose ! Il a de vos airs, ma sœur ; pourtant c’est un autre type plus régulier, plus rare. Devez-vous être fière de ce visage-là !

Ces mots n’amenèrent pas sur les lèvres de Mme de Blanquefort le sourire d’orgueilleuse joie qui s’épanouit sur le visage des mères glorieuses de leurs enfans ; elle détourna la vue, et, passant sa main sèche et blanche sur le front du bel adolescent, elle dit d’une voix triste :

— La beauté, ma sœur, est un vain et dangereux avantage dont il ne faut féliciter personne.

— Eh ! ma chère Cécile, que dites-vous là ? interrompit Mme Godefroi en souriant ; vous ne pensiez pas ainsi jadis, vous étiez un peu vaine de votre beauté, et votre petit cœur s’épanouissait quand notre oncle le commandeur vous appelait le lis de la Provence.

— Hélas ! depuis long-temps j’ai reconnu le néant de ces vanités, le danger de ces frivoles avantages.

— Oui, depuis que vous êtes devenue dévote. Ah ! ma sœur, malgré votre réserve, vos lettres m’ont tout dit.

Mme de Blanquefort fit un mouvement, le sang remonta à ses joues et répandit sur son visage comme une lueur passagère ; elle avait intérieurement tressailli, mais elle ne répondit pas à ces paroles, qui semblaient un reproche, et elle eut l’air d’attendre que sa sœur achevât d’expliquer sa pensée.

— Ma chère Cécile, reprit affectueusement Mme Godefroi, je ne viens pas ici pour blâmer votre vie et prêcher contre vos croyances ; mais il est des choses, des affaires de famille sur lesquelles j’ai, je crois, le droit de remontrance, et dont je veux vous parler en l’absence de votre mari : c’est pour cela que je suis arrivée quelques heures plus tôt. Oh ! ma sœur, est-ce possible ce que vous m’avez écrit de l’avenir destiné à vos enfans ? Est-il possible qu’un sort si différent les attende et que l’aîné seul soit traité comme votre fils ? Est-il possible que le cadet déshérité, chassé de la maison paternelle, soit enfermé dans un cloître, enseveli vivant dans un habit de moine ? Non, non. Vous avez pour tous deux des entrailles de mère, vous n’y consentirez pas, ma sœur !

Aux premiers mots prononcés par Mme Godefroi, la marquise avait fait signe à son fils de s’éloigner ; personne n’avait pu entendre cet appel à ses sentimens de mère, pourtant elle regardait autour d’elle tremblante et comme épouvantée.

— Ma sœur, je ne puis rien, dit-elle d’une voix éteinte ; ne me parlez plus ainsi.

— Ma pauvre Cécile, vous ne pouvez, vous n’osez défendre la position, les droits de votre enfant. Je l’oserai, moi ; je parlerai au marquis.

— Non, non, interrompit la marquise avec un effroi contenu ; devant M. de Blanquefort, devant cet enfant, devant tout le monde, gardez le silence, je vous en supplie. Vos représentations ont une apparence de raison, de justice, et pourtant il serait inutile, dangereux de les renouveler.

En parlant ainsi, les deux femmes avaient monté l’escalier, et elles étaient entrées dans un salon au premier étage. Cette pièce, fort vaste et éclairée par de hautes croisées, était meublée dans un goût déjà fort ancien. Plusieurs générations avaient dû travailler à l’embellir et à l’orner ; il avait fallu bien des années pour broder ces larges fauteuils alignés contre la tapisserie de cuir doré, pour fabriquer avec l’aiguille à filet ces réseaux semés de capricieux ornemens qui servaient de rideaux à ces immenses fenêtres dont les carreaux verdâtres étaient enchâssés dans des lames de plomb. Divers petits ouvrages qui témoignaient de l’adresse, de la patience infinie et surtout des loisirs de celles qui les avaient confectionnés, étaient rangés sur les tables et sur la cheminée ; tout enfin dans ces lieux annonçait une vie calme, pleine d’ordre, incessamment occupée, la vie de la plupart des femmes d’autrefois. En entrant dans ce salon, Mme Godefroi se retrouva tout à coup en présence de mille souvenirs qui détournèrent un moment son esprit des idées dont il était préoccupé. Elle s’arrêta, et dit en jetant autour d’elle un long regard :

— Rien n’est changé ici… Voilà le fauteuil de notre mère, la place où je me mettais près d’elle. Ce tabouret est un travail de ses mains. Il me semble que toute notre famille va venir, comme aux grands jours, s’asseoir sur ces siéges vides…

Elle fit lentement le tour du salon. Quand elle fut devant le miroir qui, tant d’années auparavant, avait réfléchi sa jeune et charmante figure, elle s’arrêta triste et assaillie par ses souvenirs. — Hélas ! murmura-t-elle avec un soupir, moi aussi j’étais belle ! — Puis elle alla vers les fenêtres qui donnaient sur le jardin et regarda dehors. Là tout était changé au contraire : l’ortie et la bardane avaient envahi le terrain ; plus d’ombrage, plus de fleurs ; on eût dit un cimetière de village. Mme Godefroi fut frappée de cette désolation autant que de l’ordre minutieux, des habitudes immuables de cette maison, où rien ne semblait avoir été touché ni dérangé depuis trente ans.

— Ah ! ma sœur, ma sœur ! dit-elle en faisant asseoir la marquise auprès d’elle et en la regardant tristement, que s’est-il donc passé pendant ma longue absence ? Que signifie tout ce que je vois ? Tout ici porte comme l’empreinte d’une immobile désolation. Et vous-même vous êtes la vivante image de la souffrance, des longues douleurs qui conduisent au dégoût de toutes choses. Ma chère Cécile, votre aspect me navre. Je croyais retrouver une heureuse mère de famille dont la jeunesse devait s’être prolongée dans une vie calme et prospère, et je vois une femme délaissée, détruite par je ne sais quelles peines affreuses. Pourtant vous avez fait un grand mariage selon le monde, et je crois aussi un mariage selon votre cœur.

— Je ne me plains pas de M. de Blanquefort, répondit la marquise, dont l’austère visage trahissait les angoisses d’une ame qui réprime ses souffrances.

Mme Godefroi serra la main qui était restée entre les siennes, et après un silence elle reprit doucement : — Ma sœur, votre cœur a changé pour moi ; j’ai bien retrouvé en vous la tendre amitié de nos premières années, mais la confiance est perdue. Vous vous êtes déshabituée de me parler comme autrefois, quand nous nous disions tous nos secrets de jeunes filles : j’attendrai que cette confiance revienne.

La marquise soupira profondément et ne répondit pas.

— Ma chère Adélaïde, parlons de vous, dit-elle après un silence ; M. Godefroi a été un bon mari ; vous avez eu une vie heureuse et pleine de prospérités.

— Oui, la fortune nous a souri ; M. Godefroi est devenu immensément riche, répondit la vieille dame. Nous avons ce qu’on appelle une bonne maison, et j’en fais, je crois, assez bien les honneurs pour une parvenue.

— Comme une femme de la maison de Tuzel doit savoir faire les honneurs de chez elle, interrompit gravement la marquise.

— J’aurais pu oublier ces bonnes traditions, si la fortune n’était venue en aide à ma noblesse, répliqua en souriant la vieille dame. Par le temps où nous vivons, les gens de finance vont de pair avec tous ; M. Godefroi tout court est reçu dans le monde où vont les plus grands seigneurs du royaume, et j’y ai naturellement ma place près de lui. Nos enfans sont déjà des hommes, et leur position est toute faite ; l’un sera fermier-général comme son père, l’autre étudie les sciences naturelles : il deviendra, je l’espère, un savant. Je mène une vie calme et agréable au milieu de ma famille, dans la société des gens d’esprit, des philosophes dont je me suis entourée. J’avais débuté d’une façon plus romanesque ; mais ma première folie m’a rendue sage à tout jamais, et depuis long-temps M. Godefroi ni moi ne ressemblons plus à des personnages de roman.

La marquise avait écouté ces paroles avec une joie inquiète.

— Ma chère Adélaïde, dit-elle, la Providence a veillé sur vous ; au milieu de votre bonheur, il faut vous souvenir que vous tenez tout de la main de Dieu, il faut songer à lui…

— Ne prêchons pas, ma sœur ! interrompit Mme Godefroi avec une bonhomie tant soit peu railleuse ; si vous tentiez de me convertir, je serais obligée de me défendre par des argumens qui vous scandaliseraient. Rappelez plutôt mon neveu ; je veux que cet enfant s’habitue à voir sa tante.

Un moment après, Estève entra au salon avec un homme âgé, d’un extérieur grave, et qui portait l’habit ecclésiastique.

— Ma sœur, je vous présente M. l’abbé Girou, dit la marquise en se levant à demi pour saluer le prêtre ; nous lui avons de grandes obligations. Il a bien voulu se charger de l’éducation de mon fils, et Estève lui doit tout ce qu’il sait, tout ce qu’il est ; il lui doit d’avoir à son âge plus de sagesse et de piété que bien des jeunes gens élevés dans le monde.

Mme Godefroi salua froidement l’abbé et jeta rapidement sur lui un regard observateur, sévère, presque dédaigneux. La vieille femme philosophe professait une franche aversion pour les prêtres en général, et l’abbé Girou lui était suspect en particulier par la position qu’il semblait avoir prise dans la maison de sa sœur. Sans paraître faire plus d’attention à lui, elle attira Estève près d’elle et dit en le flattant d’un geste affectueux :

— Voyons, mon beau neveu, dites-moi si vous ne seriez pas bien aise de faire un voyage à Paris et de connaître vos cousins Godefroi ? Ne viendriez-vous pas volontiers avec moi quand je partirai ?

L’enfant regarda sa mère, puis son précepteur, et n’osa répondre. Cette soumission, cette obéissance passive, indignèrent Mme Godefroi ; selon ses idées, elle avait sous les yeux la triste victime d’une éducation dirigée d’après des préjugés odieux, des idées absurdes. Il y eut un moment de silence ; la vieille dame était près de manifester hautement son opinion. Elle se tourna vers l’abbé pour l’attaquer de quelque parole mordante ; mais ses yeux rencontrèrent les yeux pleins de mélancolie et de sérénité du vieillard. Il y avait dans la physionomie de cet homme quelque chose qui la désarma à demi ; elle passa la main sur les cheveux d’Estève, et reprit en souriant : — Allons, cher enfant, relevez votre petite tête et répondez-moi : Est-ce que vous ne seriez pas content de voir un peu le monde, de voir les grandes villes ?

— J’ai été deux fois à Aix, répondit naïvement Estève.

— Vraiment ! deux fois en votre vie vous avez fait ce voyage ? Trois grandes lieues ! Voilà ce qui s’appelle avoir vu le monde ! Et dites-moi, vous êtes-vous amusé à la ville ?

— Je suis allé à vêpres à la cathédrale, et j’ai entendu les orgues : c’était bien beau !

— Et l’on ne vous a pas mené aussi à la comédie ?

— Un oblat ne peut prendre part à des plaisirs si mondains, dit l’abbé avec une gravité qui n’avait rien de trop sévère et en regardant la marquise, dont la physionomie annonçait un secret malaise, un pénible embarras et toutes les anxiétés d’une conscience timorée en présence de certaines questions.

— Un oblat ! qu’est-ce qu’un oblat ? demanda Mme Godefroi en s’adressant cette fois à l’abbé Girou.

— Madame, répondit-il simplement, c’est celui qui a été offert au Seigneur et voué dès sa naissance à l’état religieux.

— Et cet enfant est un oblat ? dit Mme Godefroi en se tournant vers la marquise.

— Oui, répondit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre calme et assurée, mais avec un tremblement, une pâleur, qui démentaient cette apparente fermeté ; oui, avant sa naissance, j’ai fait vœu pour lui, je l’ai consacré à Dieu, j’ai promis qu’il prendrait l’habit dans l’ordre de Saint-Benoît.

À cette déclaration, Mme Godefroi se leva avec un geste d’indignation concentrée. Sa première parole allait être un blâme énergique, une protestation contre le fanatisme aveugle et téméraire qui avait dicté ce vœu terrible ; mais un mouvement de l’abbé Girou l’arrêta : il lui montrait silencieusement Mme de Blanquefort. La marquise était à deux pas d’Estève qui, assis sur un tabouret devant elle, ne pouvait la voir, et, la tête inclinée, les mains jointes, immobile et comme raidie par quelque horrible contraction intérieure, elle arrêtait sur son fils ses yeux fixes et brûlans, des yeux où, malgré elle, éclatait un morne et muet désespoir. Mme Godefroi comprit cette révélation tacite ; elle comprit que ce n’était pas le zèle d’une dévotion exagérée qui avait décidé du sort d’Estève, mais elle ne pénétra pas le secret d’une si étrange et si cruelle situation. Inquiète, étonnée, elle gardait le silence et interrogeait du regard l’abbé Girou. Le vieillard s’était rapproché de la marquise ; on voyait, à sa manière de lui parler, qu’il avait l’habitude de venir en aide à cette ame souffrante.

— Madame la marquise, voulez-vous me permettre d’emmener mon élève ? dit-il doucement ; nous avons encore à travailler aujourd’hui, et voici l’heure de la méditation.

— Oui, oui, monsieur l’abbé ; ne violons pas la règle, répondit Mme de Blanquefort, d’une voix faible et avec une expression déjà plus calme.

Estève salua sa tante et se retira lentement ; mais quand il eut passé l’antichambre, il se mit à sauter les degrés quatre à quatre comme un franc écolier. Mme Godefroi était allée avec l’abbé jusqu’à la porte du salon.

— Le travail, puis la méditation à la chapelle sans doute, dit-elle gravement, mais sans aucune nuance de raillerie ou de blâme. Ah ! monsieur l’abbé, vous élevez ce pauvre enfant de manière à n’en faire jamais un homme.

— Puisqu’il doit être moine, répondit l’abbé Girou à demi-voix et sans lever les yeux.

— Il a raison, murmura Mme Godefroi en revenant près de la marquise.

Un moment après, elle se retira dans son ancienne chambre, sa chambre de demoiselle, où l’attendait Andrette. Là aussi tout était resté dans le même ordre, et la vieille femme retrouva des vestiges d’une époque de sa vie dont les souvenirs même s’étaient graduellement effacés de son cœur. Elle sourit et soupira en reconnaissant un nœud de rubans roses qui ornait jadis un bouquet offert furtivement par M. Godefroi, et qu’elle avait attaché au chevet de son lit.

— Je sonnerai si j’ai besoin de toi, dit-elle en congédiant du geste Andrette, qui attendait ses ordres.

Puis elle ferma sa porte, et vint s’asseoir devant une petite table sur laquelle autrefois elle avait écrit en secret bien des lettres, des lettres d’amour, adressées à M. Godefroi. Mais ce souvenir ne se réveilla pas vif et profond comme celui de ses affections de famille, des joies innocentes de sa première jeunesse. Il lui semblait que l’histoire dont ces lieux furent témoins n’était pas la sienne, et que les personnages dont ils lui retraçaient la mémoire étaient morts depuis long-temps. En effet, la figure carrée du fermier-général Godefroi ne ressemblait guère à celle que se rappelait en ce moment la bonne dame : une figure vive, svelte, élégante, le vrai type d’un héros de roman. Et ç’avait été, du reste, tout un roman que les amours de Mlle de Tuzel avec Sébastien Godefroi. Mlle Adélaïde de Tuzel était la fille aînée d’un gentilhomme qui vivait à la campagne fort honorablement, mais qui passait pour avoir moins de fortune que de noblesse. Sa terre était un arrière-fief, dont les droits et les honneurs féodaux se réduisaient à quelques redevances pour les bonnes fêtes et à la prérogative de forcer les manans à tirer leur chapeau quand ils passaient devant l’écusson sculpté au-dessus du portail de la grande cour. Ce domaine, assez vaste, était d’une stérilité passée en proverbe dans le pays ; on disait d’un champ qui ne produisait rien : Il est comme les terres de la Tuzelle. Cependant la famille de Tuzel s’était soutenue avec son mince revenu grace à une circonstance singulière : pendant quatre générations, il n’y avait eu dans cette maison que des fils uniques, et aucune parcelle, si minime qu’elle fût, n’avait été détournée de la succession en ligne droite. La maison qu’on appelait le château avait toujours été convenablement réparée, le colombier ne tombait pas en ruine, et même on avait fait quelques embellissemens à la chapelle. Les Tuzel avaient vécu de père en fils avec une religieuse économie pour subvenir à l’entretien de toutes ces constructions, qui sans doute dataient d’une époque plus prospère. Les femmes de la famille avaient aussi concouru à l’œuvre et travaillé pour orner leur manoir. La plupart des meubles qu’on y voyait étaient l’ouvrage de leurs mains. Ce fut un grand étonnement et une grande douleur pour le dernier des Tuzel lorsqu’après quelques années de mariage il se trouva père de deux filles. Dès-lors son parti fut pris ; il résolut de marier l’aînée, en lui substituant ses biens et son nom, et de mettre la cadette en religion chez les bénédictines d’Aix. Pourtant les deux sœurs restèrent à la Tuzelle et furent élevées ensemble. À la vérité, il n’y avait pas grande différence entre ce séjour et celui du couvent. Mme de Tuzel mourut jeune, et les deux sœurs demeurèrent seules sous la garde et tutelle de leur père, un bon gentilhomme campagnard qui chassait tout le jour, s’endormait aussitôt après souper, et dans l’esprit duquel ne s’élevait aucune inquiétude à l’aspect de ces deux charmantes filles qui rêvaient, s’ennuyaient et faisaient dans leur tête des romans dont elles ne lui disaient jamais un mot. Elles allaient rarement à la ville, et leur solitude n’était égayée que par les visites d’un vieux parent de leur mère, commandeur de Malte, lequel leur faisait de grands récits du beau monde, où il avait vécu jadis sans se mettre en peine d’observer rigoureusement les trois vœux de son ordre. Les années s’écoulaient, et M. de Tuzel n’expliquait pas encore ses volontés ; pourtant les deux sœurs s’attendaient d’un jour à l’autre à entendre parler de mariage et de couvent. L’aînée avait en perspective un mari choisi par son père et qu’il faudrait accepter, fût-il peu agréable ; la cadette, le voile noir et la clôture chez les bénédictines. Parfois, considérant le sort qui les attendait, elles se désolaient et formaient, pour s’y soustraire, des projets extravagans. La belle Adélaïde surtout ne pouvait se faire à l’idée de devenir la femme de quelqu’un de ces gentilshommes campagnards qui demeuraient aux environs de la Tuzelle. Sur ces entrefaites, le plus simple hasard commença l’histoire romanesque qui revenait maintenant à l’esprit de Mme Godefroi. Un soir qu’il faisait mauvais temps, on entendit frapper au grand portail : c’était un homme à cheval, qui, surpris par l’orage aux environs de la Tuzelle, demandait un gîte pour la nuit. Quelques instans après, un grand jeune homme de très bonne mine entrait dans le salon où les deux sœurs veillaient avec leur père. L’étranger déclina son nom ; il s’appelait Sébastien Godefroi, et il était commis aux gabelles. M. de Tuzel était plus qu’aucun gentilhomme infatué de sa noblesse ; mais il ne mettait aucune morgue dans ses relations, et souvent, le dimanche, il faisait la partie de boule avec ses paysans. Il introduisit le commis aux gabelles dans le salon, et ces demoiselles eurent la condescendance de faire la conversation avec lui. Quand Sébastien Godefroi partit le lendemain matin, il était déjà amoureux de Mlle Adélaïde. Le vieux gentilhomme avait bien pu recevoir une fois sans conséquence et faire asseoir à sa table un commis aux gabelles ; mais de telles relations devaient nécessairement s’arrêter là. Godefroi se garda bien de risquer une visite, mais il se permit secrètement mille galanteries ; il envoya des vers, des bouquets, qu’on n’accepta pas d’abord ; il se déguisa en colporteur pour revoir l’objet de sa flamme ; enfin il fit des folies qui finirent par toucher le cœur d’Adélaïde. Une correspondance s’établit ; on expliqua par lettres les sentimens de son cœur. C’était, d’une part, l’amour le plus humble et le plus désespéré ; de l’autre, un commerce de tendresse entremêlé de résistance et de remords. Toute cette belle passion aurait fini sans doute par s’user d’elle-même, si une circonstance décisive n’était venue l’entraver. Un jour, M. de Tuzel fit venir ses filles, et annonça sans préambule, à l’une, qu’elle épouserait le marquis de Blanquefort, conseiller au parlement de Provence ; à l’autre, qu’elle entrerait au couvent le surlendemain. Le parti qui se présentait pour Adélaïde était bien au-dessus de ce que son père avait espéré pour elle ; il ne s’agissait plus de ces gentilshommes campagnards dont l’alliance l’avait épouvantée. Le marquis avait une belle fortune, une belle position dans le monde, et, comme on disait dans ce temps-là, c’était un cavalier accompli. M. de Blanquefort n’était jamais venu à la Tuzelle, et les paroles ne devaient être données qu’après la première entrevue ; mais M. de Tuzel avait voulu éloigner d’abord sa seconde fille, dans la crainte des comparaisons. Adélaïde avait pourtant une beauté régulière, des yeux noirs, fiers et charmans. C’était la plus belle créature qu’on pût voir ; mais Cécile avait des cheveux blonds, des yeux d’un bleu mourant, et ressemblait à un ange.

Les deux sœurs n’eurent pas même la pensée de résister aux volontés de leur père ; elles allèrent s’enfermer dans leur chambre pour pleurer tout à leur aise. — Que je suis à plaindre ! dit Adélaïde ; quel malheur d’épouser un homme qu’on ne saurait aimer ! — Cela vaut encore mieux que d’entrer au couvent, s’écria Cécile tout en larmes. Ah ! ma sœur, que vous êtes heureuse d’être l’aînée !

Le surlendemain, M. de Tuzel conduisit ses filles à la ville. Adélaïde accompagna sa sœur jusqu’à la porte du couvent. Quand il fallut se séparer, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre ; Cécile, suffoquée par ses sanglots, était près de s’évanouir.

— Oh ! ma sœur ! ma sœur ! répétait-elle tout bas, j’en mourrai !

Alors une pensée soudaine vint à l’esprit d’Adélaïde, elle considéra le désespoir de Cécile et sa propre situation ; elle songea à Sébastien Godefroi, et sa résolution fut prise.

— Allez, allez sans crainte, ma sœur, dit-elle en étreignant Cécile avec un mouvement indicible de tendresse, de douleur et d’énergique volonté ; vous ne resterez pas long-temps dans cette maison : demain, c’est vous qui serez l’aînée.

En effet, la même nuit, Adélaïde de Tuzel partit avec Sébastien Godefroi.

Les deux amans arrivèrent le lendemain à Avignon. Une fois en terre papale, ils étaient à l’abri de toute poursuite. Quelques jours plus tard ils se marièrent. Godefroi était intelligent, ambitieux ; il alla tenter fortune à Paris, et devint en peu d’années un des plus riches financiers de l’époque. Cécile épousa l’homme auquel sa sœur avait été destinée. Ce mariage consola M. de Tuzel de ce qu’il appelait la honteuse mésalliance de sa fille aînée. Le vieux gentilhomme ne pardonna jamais à Mme Godefroi, qui demeura brouillée avec toute sa famille. La marquise seule lui écrivait en secret. Cela dura ainsi trente ans. Pendant ce laps de temps, la première indignation s’était un peu apaisée, et, quelques années après la mort de M. de Tuzel, le marquis de Blanquefort avait permis à sa femme de recevoir Mme Godefroi, lui-même avait annoncé qu’il viendrait à la Tuzelle saluer sa belle-sœur.

La vieille dame, assise au milieu de sa chambre de demoiselle, revenait avec une sorte d’étonnement sur ces souvenirs : il y avait si loin des illusions tumultueuses de sa jeunesse aux froides réalités du présent ! Il s’était opéré en elle une si complète métamorphose ! Après avoir été une jeune fille exaltée et romanesque, elle était devenue, presque sans transition, une femme philosophe et raisonneuse. Au milieu de toutes ces réflexions, la bonne dame s’était insensiblement assoupie. Un léger bruit la réveilla au bout de deux heures : c’était la marquise qui entrait ; elle était agitée et tremblante.

— Qu’avez-vous, ma sœur ? Que se passe-t-il ? dit Mme Godefroi en se levant vivement ; vous êtes toute troublée.

— J’entends une voiture, répondit-elle, c’est M. de Blanquefort… Il arrive.

— Et voilà l’effet que produit sur vous sa présence ! s’écria Mme Godefroi en la regardant avec inquiétude.

Mme Blanquefort détourna les yeux en serrant le bras de sa sœur ; elle lui dit d’une voix plus basse, et comme si quelque crainte qu’elle n’osait avouer l’eût préoccupée :

— Je vous en prie, Adélaïde, gardez le silence sur certaines questions en présence de M. de Blanquefort ; il serait inutile, dangereux, de vous expliquer devant lui…

— Il ne faut pas lui parler d’Estève ? interrompit Mme Godefroi.

— Ne prononcez pas même le nom de cet enfant devant le marquis, répondit Mme de Blanquefort, dont les traits décomposés annonçaient quelque secrète et terrible angoisse qu’elle essayait vainement de dominer.

— Il y a long-temps que vous n’avez vu votre mari ? dit Mme Godefroi après un moment de silence.

La marquise fit un signe affirmatif : elle était défaillante.

— Des années peut-être ? reprit Mme Godefroi.

— Plusieurs années, répondit Mme de Blanquefort en levant les yeux au ciel, comme pour demander à Dieu la force de supporter cette entrevue.

— Ma pauvre sœur, est-il possible que vous ayez été si malheureuse ! s’écria Mme Godefroi surprise et consternée.

En ce moment, l’arrivée d’une voiture ébranla le pavé de la cour. À ce bruit, Mme Godefroi releva la marquise, qui était tombée sans force sur un siége.

— Venez, ma sœur, reprit-elle avec énergie, venez ; que pouvez-vous craindre ? Ce n’est pas devant moi, dans la maison de votre père, que M. de Blanquefort oserait manquer aux égards qu’il vous doit.

Elles descendirent. Le marquis et son fils aîné étaient déjà au bas de l’escalier. Mme Godefroi s’avança avec une politesse froide et fière : elle s’attendait à quelque scène embarrassante ; mais le marquis démentit sur-le-champ ses prévisions. Il baisa la main de sa belle-sœur, salua sa femme comme s’il l’eût vue la veille, et dit à Mme Godefroi, en lui présentant son fils aîné : — Madame, voici votre neveu, le comte Armand de Blanquefort. Il était aussi impatient que moi de vous rendre ses devoirs.

— Monsieur le marquis, je vous remercie de me l’avoir amené, répondit la vieille dame ; c’est un charmant cavalier. — Et se tournant vers la marquise, elle ajouta : — Vous avez le droit, ma sœur, d’être une orgueilleuse mère !

Mme de Blanquefort entendit à peine ces paroles ; elle s’était rapprochée de son fils aîné, et le considérait, absorbée dans un secret attendrissement. Sans doute elle avait été bien long-temps privée de sa présence, car, en le revoyant, elle avait tressailli, l’ame saisie d’une émotion qui dominait l’impression terrible que lui avait causée l’arrivée de son mari. Le comte Armand allait baiser la main qu’elle lui tendait ; mais elle s’arrêta en disant, avec l’accent d’un doux reproche : — Vous ne m’embrassez pas, mon cher fils ?

— Ma mère ! répondit le jeune homme en baissant la voix comme s’il eût craint d’être entendu, ma bonne mère, que je suis heureux de vous revoir !

Il fallait que Mme de Blanquefort eût été bien long-temps et bien cruellement délaissée de sa famille ; il fallait qu’elle eût craint de perdre jusqu’à l’affection de son fils, car, à ce mot, elle devint pâle de joie, et, se tournant vers M. de Blanquefort avec un élan de reconnaissance, elle s’écria : — Ah ! monsieur, que de graces je vous dois ! Qu’il y a long-temps que Dieu ne m’avait donné un jour heureux comme celui-ci !

En ce moment, Estève, conduit par l’abbé Girou, descendit pour saluer son père. À son aspect, la marquise se tut ; l’expression de joie qui avait éclairé ses traits s’effaça subitement ; un frisson intérieur parcourut tout son être ; on eût dit que le poids de ses douleurs, un instant soulevé, retombait plus pesant sur son cœur. En apercevant Estève, le marquis avait aussi changé de visage. Quelque chose de sombre et de violent éclatait dans le regard qu’il arrêta sur lui ; mais, se remettant aussitôt, il salua le précepteur, et lui dit, en manière d’observation : — Cet enfant a beaucoup grandi, monsieur l’abbé.

Ce fut là toute l’attention qu’il accorda au pauvre Estève, qui, tout interdit et troublé, s’était instinctivement rapproché de sa mère. Le marquis passa devant lui sans le regarder, et offrit la main à Mme Godefroi pour remonter au salon.

Le marquis de Blanquefort était alors un homme d’environ soixante ans. Aucune infirmité n’avait frappé sa vigoureuse vieillesse, et sa figure présentait encore un type frappant. Ses traits étaient fortement accusés, et son profil offrait ces grandes lignes auxquelles on reconnaît les portraits de Louis XIV ; c’était une beauté de race qui caractérisait les Blanquefort, et se transmettait avec le sang. Le marquis avait les façons élégantes et polies d’un homme du monde, mais tempérées par une austère gravité. Comme tous les membres des anciennes cours souveraines, il était justement pénétré de la dignité de ses fonctions, et l’on sentait en lui à un haut degré la religion d’honneur d’un gentilhomme et la sévère intégrité d’un magistrat. Pourtant, à travers ces grandes manières, qui véritablement imposaient le respect, perçaient parfois certains traits de caractère, et ceux qui approchaient de près le marquis, savaient qu’il était d’un naturel violent, despotique et inflexible.

Le comte Armand avait tous les traits de son père ; c’était une de ces ressemblances frappantes qui caractérisent l’individu et font connaître au premier aspect de quelle race il sort. En voyant les traits du comte Armand, on reconnaissait qu’il était un Blanquefort aussi bien que s’il eût, comme au temps passé, porté son écusson armorié sur la poitrine ; mais sa physionomie annonçait, entre son père et lui, une dissemblance morale non moins complète que la ressemblance physique : le jeune comte avait l’air doux, timide et mélancolique de sa mère.

Mme Godefroi avait été rassurée à demi par l’accueil de son beau-frère. Elle jugea sur-le-champ que c’était un homme d’un esprit élevé, d’un noble caractère, et il lui sembla que le bonheur de cette famille qu’elle venait de trouver si désunie n’était pas entièrement perdu. Elle résolut d’observer en silence cette situation qu’elle ne comprenait pas encore entièrement et d’agir ensuite d’une manière directe auprès du marquis.

On s’était assis dans le salon, et entre ces quatre personnes, dont l’esprit devait cependant être préoccupé d’intérêts vifs et présens, il n’était question que des choses les plus indifférentes. Pendant une heure, la conversation roula sur la guerre avec l’Angleterre et sur l’arrêt du conseil qui venait récemment de casser l’arrêt du parlement contre le malheureux Lally. Au milieu de cet entretien, le marquis se tourna vers sa femme et lui dit :

— Je soupe ici et m’en retournerai ensuite à la ville.

— Si tard, monsieur, et par un chemin si désert ? s’écria Mme Godefroi.

— Dans deux heures, la lune éclairera notre route ; d’ailleurs, Saint-Jean suit à cheval ; il a toujours ses pistolets dans les fontes ; nous nous défendrions en cas de mauvaise rencontre, répondit le marquis en regardant sa femme.

À ce mot si simple, Mme de Blanquefort frémit et se leva brusquement. Un moment après, elle quitta le salon comme pour aller donner quelques ordres. Le marquis la suivit des yeux.

— Comme elle est changée ! dit-il ; certainement elle pratique des austérités au-dessus de ses forces.

— Mais, monsieur, c’est à vous de le lui remontrer, interrompit vivement Mme Godefroi ; c’est à vous d’empêcher votre femme de mourir martyre de sa dévotion.

— Elle a l’ambition de devenir une sainte, et je ne saurais l’en blâmer, répondit le marquis avec tranquillité.

Et comme Mme Godefroi avait fait un mouvement de surprise et de désapprobation il ajouta :

— Vous n’êtes pas dévote, vous, madame ?

— Je crois en Dieu, et je nie la religion révélée, répliqua-t-elle intrépidement.

À cette manifestation de principes, le marquis ne témoigna ni étonnement ni indignation.

— Vous êtes philosophe et de l’école des encyclopédistes, dit-il ; je suis assez au courant de ces nouvelles doctrines, et je conçois qu’elles aient des adeptes fervens.

— Ainsi, monsieur, vous ne partagez pas les idées de ma sœur ? s’écria Mme Godefroi avec satisfaction ; vous blâmez cette dévotion exaltée, farouche, toujours prête aux plus douloureux, aux plus absurdes sacrifices ?

Le marquis saisit la vague allusion que renfermaient ces derniers mots ; un sourire singulier plissa sa lèvre dédaigneuse et fut près de trahir quelque arrière-pensée, quelque emportement secret, mais presqu’aussitôt il s’apaisa et répondit avec calme :

— Oui, madame, je suis essentiellement tolérant et ne me fais pas juge des cas de conscience. À chacun sa religion. Je puis entendre, sans me scandaliser, la profession de foi d’un déiste et même l’exposé des doctrines d’un athée ; mais, dans mon respect pour toutes les convictions, je tolère aussi la ferveur, le zèle des ames dévotes ; et à Dieu ne plaise que je m’oppose jamais à aucun de ces sacrifices contre lesquels votre raison se révolte !

Mme Godefroi fut sur le point de provoquer une réponse plus explicite ; mais elle se souvint des recommandations de sa sœur, et une vague appréhension l’arrêta.

On annonça le souper. En entrant dans la salle à manger, Mme Godefroi ne vit point Estève ; comme elle le cherchait des yeux, Mme de Blanquefort s’approcha, et lui dit rapidement à voix basse :

— Ne demandez pas Estève, je vous en prie ; il se couche de bonne heure ordinairement ; je n’ai pas voulu qu’il changeât ses habitudes ; il est déjà monté dans sa chambre avec M. l’abbé.

Le souper fut triste. Chacun des convives semblait être sous l’influence de quelque préoccupation pénible. La marquise surtout était en proie à une souffrance que trahissaient son extrême pâleur et l’altération de sa voix. Assise en face de son mari, elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer ce regard sévère et froid toujours arrêté sur elle. Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, servait, debout derrière le fauteuil de son maître. Une fois Mme de Blanquefort leva les yeux jusque sur cette figure droite et silencieuse : quiconque l’eût observée en ce moment aurait vu ses lèvres frémir et une sueur froide mouiller ses tempes, comme si le choc répété de quelque horrible souvenir l’eût intérieurement bouleversée. Le comte Armand, placé à côté de sa mère, paraissait profondément triste. Soit qu’il ne pût dominer ses impressions, soit qu’il n’essayât pas de les dissimuler, on devinait qu’il assistait à cette réunion de famille avec un attendrissement douloureux, et qu’il observait son père avec une sorte de crainte. Le marquis avait l’air violent, la parole brève d’un homme tourmenté par quelque irritation trop long-temps contenue.

C’était en vain que Mme Godefroi s’efforçait de ramener une apparence de sérénité sur ces visages tristes, soucieux et sombres ; ses discours n’obtenaient que des réponses courtes et distraites ; son esprit, sa finesse et ses bonnes intentions échouèrent contre la contrainte et l’embarras toujours croissant de cette situation. Les pas des valets résonnaient seuls dans la salle ; on eût dit le festin silencieux auquel présidait la statue du commandeur.

Enfin la marquise se leva. Son fils lui offrit cérémonieusement la main, et ils restèrent un peu en arrière, parlant à voix basse. Mme Godefroi prêta l’oreille à cet entretien, et elle entendit le comte Armand dire avec émotion : — Ma mère, je reviendrai vous voir. Je ne veux plus passer ainsi des années loin de vous. Si mon père s’oppose à un désir si juste, je lui désobéirai. — Non, mon cher enfant ; non, je vous en prie, répondit Mme de Blanquefort ; respectez la volonté de votre père. Je m’y soumets sans murmure, et pourtant c’est une grande joie pour moi que votre présence, la plus grande joie que Dieu puisse m’accorder !

— Ce qui se passe ici est inconcevable, pensa Mme Godefroi en regardant furtivement le fils et la mère, qui tous deux avaient les larmes aux yeux.

Un quart d’heure après, le marquis et le comte Armand remontèrent en voiture. Quand les deux femmes furent seules. Mme Godefroi vint droit à sa sœur et lui dit : — Cécile, il faut que vous ayez confiance en moi. Vous êtes la meilleure des femmes, et votre mari me paraît un fort galant homme ; pourtant vous vivez désunis, malheureux. Quelque déplorable malentendu vous a sans doute séparés, mais vous me direz tout, et nous réparerons le mal produit par des sentimens exagérés, par une fausse appréciation des choses ou peut-être par le hasard des évènemens. Allons, ma chère Cécile, un peu de confiance et d’abandon ; après avoir versé tant de larmes dans la solitude et l’isolement, pleurez sans contrainte devant votre sœur qui pleure avec vous.

En achevant ces mots, Mme Godefroi chercha la main de la marquise, qui, penchée à la fenêtre, semblait regarder la voiture déjà près de disparaître au fond du chemin.

— Ma chère Cécile, venez, reprit la vieille dame ; venez, il faut que nous parlions de vous, de vos enfans.

Mme de Blanquefort se releva et fit quelques pas en chancelant ; puis, se retenant au bras de sa sœur, elle murmura : — Mon Dieu ! les forces me manquent. Je me sens mourir, ma sœur !

Elle n’acheva pas, ses genoux faiblirent, et elle tomba inanimée sur le parquet. Mme Godefroi, effrayée, appela au secours et se hâta de dénouer les cordons qui serraient la robe de Mme de Blanquefort ; mais ce qu’elle aperçut alors lui fit détourner les yeux avec une exclamation d’horreur : la marquise portait sur la poitrine nue un cilice dont le rude tissu de crin, parsemé de clous, meurtrissait ses chairs et lui infligeait une torture continuelle.

— Elle est folle, tout-à-fait folle ! s’écria Mme Godefroi en lui arrachant le cilice avec une pitié mêlée d’indignation. Oh ! triste victime ! déplorables erreurs ! funestes infirmités de l’ame humaine ! voilà les fruits d’une religion aveugle et des stupides vertus qu’elle enseigne !

En déclamant ainsi, Mme Godefroi relevait sa sœur et la serrait dans ses bras avec un transport de douleur qui montrait bien que chez elle l’habitude de raisonner à propos de tout n’avait pas éteint la tendresse et la sensibilité du cœur.

Toute la maison était accourue ; l’abbé Girou lui-même, qui veillait encore près de son élève endormi, était descendu au salon. Mme Godefroi l’aperçut au moment où l’on transportait la marquise, toujours évanouie, dans sa chambre. — Monsieur l’abbé, vous assistez au supplice d’une martyre, lui dit-elle amèrement ; sans doute, vos exhortations la soutiennent au milieu des supplices qu’elle s’inflige. Soyez fier et satisfait de votre ouvrage. Bientôt elle mourra comme une sainte, et quelque jour peut-être elle sera béatifiée en cour de Rome.

— Je ne suis pas le directeur de Mme la marquise, répondit l’abbé avec douceur ; elle ne me consulte point relativement à ses pratiques de dévotion. Cependant, tout exagérées qu’elles paraissent, je les lui conseillerais peut-être si j’étais appelé à la diriger : ceux qui comme vous, madame, ont toujours vécu dans la paix et la prospérité, ne comprendront pas le but de ces mortifications ; mais ceux qui ont éprouvé les agitations, les longs désespoirs auxquels notre vie ici-bas est sujette, savent que les souffrances du corps sont bonnes contre celles de l’ame. Ce ne serait pas en vue de son salut éternel que j’exhorterais Mme la marquise à la prière, aux austérités, à toutes les pratiques d’une dévotion excessive, ce serait pour son repos, pour sa consolation en ce monde.

— Ceci a un sens raisonnable, murmura Mme Godefroi pensive ; et, saluant l’abbé d’un air radouci, elle entra dans la chambre de sa sœur.

La marquise avait repris connaissance, mais elle était d’une faiblesse extrême. Couchée sur son lit, la tête renversée en arrière et les yeux fixés au ciel, elle semblait prier dans les terreurs et les défaillances de la dernière agonie. Au milieu de ses angoisses, elle fit signe à sa sœur de congédier tout le monde et de fermer la porte de la chambre. Cette pièce, où Mme Godefroi n’était pas encore entrée depuis son arrivée, était la chambre de demoiselle de la marquise, et rien non plus n’y avait été changé. Mais la vieille dame s’aperçut, avec un serrement de cœur inexprimable, que cette apparence d’ordre et même de recherche dissimulait l’absence volontaire des commodités les plus simples. Le lit, qui semblait au premier coup d’œil blanc et douillet, était plus misérable que celui d’une carmélite : la courte-pointe brodée masquait des planches nues, et un sac de paille tenait lieu d’oreiller. La toilette, depuis long-temps fermée, était recouverte d’un tapis à franges et servait de prie-dieu ; sous le tapis étaient cachés un sablier, une discipline et une tête de mort. D’abord la marquise parut faire un effort pour adresser à sa sœur quelque révélation, quelque recommandation suprême ; mais, arrêtée aussitôt par ses scrupules ou ses craintes, elle murmura seulement en joignant les mains avec un élan de tendresse ardente et désespérée : — Estève, oh ! pauvre enfant innocent ! Mon Dieu ! appelez-le, gardez-le, donnez-lui la force, la vocation d’être à vous ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi, souvenez-vous que je suis responsable de son bonheur dans cette vie, de son salut dans l’autre !

Mme Godefroi, penchée sur le grabat de la marquise, écouta ces paroles avec une sorte d’espoir, car elle crut entrevoir un moyen de calmer la conscience de sa sœur, et de la soulager de cette responsabilité terrible qu’elle semblait redouter comme un remords.

— Ma chère Cécile, lui dit-elle, reprenez courage, il y a un moyen de changer le sort d’Estève, qui ne répugnera pas à votre religion. Il ne s’agit au fond que d’un cas de conscience ; eh bien ! nous enverrons l’abbé Girou à Rome, il fera les démarches nécessaires, et le pape vous relèvera de votre vœu.

— Non, non, jamais ! c’est impossible, interrompit la marquise en s’agitant comme si elle eût été sous l’obsession d’une pensée qu’elle voulait repousser ; j’ai fait à Dieu un sacrifice volontaire, il faut l’accomplir…

L’abattement qui succède toujours aux crises violentes empêcha la marquise de continuer ; ses facultés morales s’affaiblissaient, les forces lui manquaient pour souffrir. Elle tomba dans une lourde somnolence, et ne manifesta plus ses douleurs que par quelques plaintes.

Mme Godefroi veilla toute la nuit près de sa sœur. Vers le matin, comme elle traversait le salon pour rentrer dans sa chambre, elle vit l’abbé Girou qui, debout devant la fenêtre, lisait son bréviaire aux premières clartés du jour : lui aussi avait veillé, sans qu’on le sût, pour être prêt dans le cas où sa présence serait nécessaire, et, après cette nuit de fatigue et d’insomnie, il allait se retirer sans bruit.

Mme Godefroi fut touchée de ce dévouement silencieux, et, s’avançant vers l’abbé, elle lui dit : — Ma pauvre sœur est dans une situation qui me navre, elle a des peines qui la tuent. Monsieur l’abbé, j’espère en vos bons conseils pour la sauver.

II.

Mme de Blanquefort revint de cette crise qui, un moment, avait mis sa vie en péril ; mais elle resta si épuisée, si languissante, que sa sœur la jugea hors d’état de supporter la plus légère commotion morale. Mme Godefroi tremblait à l’idée d’une nouvelle visite du marquis ; heureusement il s’excusa auprès d’elle dans un billet fort poli, et prétexta les devoirs de sa charge pour se dispenser de revenir à la Tuzelle.

Mme Godefroi ne devait passer qu’une quinzaine de jours près de sa sœur, et cet espace de temps lui semblait bien court pour la mission qu’elle avait résolu d’accomplir. La bonne dame, accoutumée au luxe de sa maison, à la société des beaux-esprits et aux amusemens du monde, se serait fort ennuyée dans cette campagne solitaire, en compagnie d’un prêtre, d’un écolier et d’une pauvre femme malade, si elle n’eût été distraite par une continuelle attention à observer cet enfant dont le sort la préoccupait si vivement, et peut-être aussi poussée par un certain goût de réforme, un besoin d’exercer son esprit à combattre ce qu’elle appelait des abus et des préjugés.

Dès le lendemain de son arrivée, Mme Godefroi était familièrement montée chez son neveu pour le surprendre au milieu de ses occupations. Estève et l’abbé Girou habitaient au second étage une grande chambre, la plus triste et la plus nue de la maison. Deux lits sans rideaux, une table, quelques chaises et quelques planches servant d’étagères, formaient tout l’ameublement ; quelques vieux livres étaient posés sur la table, à côté d’une écritoire et d’un sablier pareils à ceux dont se servaient les moines pour mesurer les heures qu’ils passaient dans leurs cellules. Un ordre exact, mais sans grace, régnait dans l’arrangement de ce chétif mobilier, où l’on aurait vainement cherché quelqu’une de ces élégances que la pauvreté la plus dénuée peut se procurer. Une fleur épanouie dans un pot de terre, un lambeau suspendu devant la fenêtre et à travers lequel le jour filtre adouci, suffisent pour égayer le plus misérable réduit ; mais ici, ces humbles recherches avaient été oubliées ou dédaignées. Le soleil, qui dardait sur les contrevents fermés, projetait une réverbération rougeâtre sur le carreau poudreux ; les étagères étaient couvertes d’échantillons de minéralogie dont les couleurs terreuses formaient une assez laide mosaïque ; quelques fleurs étaient arrangées sur une encognure, mais c’étaient des fleurs artificielles fabriquées avec des coquillages : bouquets bizarres, sans parfum, sans fraîcheur et sans grace.

— Ne vous dérangez pas, mon cher enfant, dit Mme Godefroi en forçant Estève à se rasseoir devant la table ; je viens, si M. l’abbé le permet, assister à une de vos leçons ; faites comme si je n’étais pas là, et continuez votre lecture.

— Mais cela va vous ennuyer beaucoup, observa naïvement Estève.

— Eh ! pourquoi ? Cette étude vous ennuie donc vous-même ?

— Moi, c’est bien différent.

— Vraiment, mon neveu ! s’écria Mme Godefroi, en souriant de la vanité ingénue qu’elle croyait découvrir dans cette réponse.

— Madame votre tante ne vous comprend pas bien, mon cher Estève, dit doucement l’abbé Girou ; achevez d’expliquer votre pensée.

Estève baissa les yeux, et dit en reprenant un cahier manuscrit qu’il avait posé sur le gros in-folio ouvert devant lui : — Ce travail est d’obligation ; si je le faisais avec ennui, je commettrais une faute.

— J’entends, dit Mme Godefroi, touchée de ce naïf effort de conscience, vous prenez goût à vos occupations par devoir, n’est-ce pas ? C’est bien, mon enfant ! Et dites-moi quel est ce livre que vous lisiez quand je suis entrée ?

— C’est, répondit Estève, le trentième volume des Acta sanctorum.

— Nous en avons traduit une partie, ajouta l’abbé ; c’est cette traduction que nous allions revoir.

— Voyons, j’écoute, dit Mme Godefroi en s’asseyant.

Estève reprit ses cahiers et lut à haute voix la légende qu’il venait de mettre en français ; c’était la vie de deux sœurs, de deux nobles dames syriennes, sainte Marane et sainte Cyre, qui avaient quitté leur palais pour habiter une cellule murée, et dont la pénitence avait duré quarante ans. Leur histoire n’était que la lugubre énumération des austérités inouies, des supplices étranges qu’elles avaient volontairement supportés. Mme Godefroi écoutait cette sinistre histoire sans en être révoltée ni surprise ; cela lui faisait l’effet de quelque récit des temps fabuleux. Distraite et l’esprit occupé d’autres pensées, elle regardait Estève, qui, penché sur ses livres, lisait avec une application entière et soutenue, comme pour accomplir consciencieusement sa tâche. Mme Godefroi considéra un moment cette jeune tête ainsi courbée, ces in-folios poudreux, ces épais manuscrits, témoignages d’un labeur patient et assidu ; puis ses yeux se reportèrent sur le sablier qui avait mesuré tant de jours monotones, tant d’heures perdues dans d’inutiles travaux, et, le touchant du doigt, elle le secoua avec une sorte d’impatience. L’abbé Girou comprit ce geste, et, répondant à la pensée de Mme Godefroi, il lui dit : — On ne sent guère la marche du temps quand tous les jours de la vie se ressemblent ; les années s’écoulent ainsi sans désirs, sans regrets, sans souvenirs.

— C’est être déjà mort, murmura Mme Godefroi.

— C’est n’avoir pas encore vécu, reprit l’abbé Girou en tournant sur Estève un regard plein d’affection et de mélancolie.

Les derniers grains de sable tombaient au fond du clepsydre ; les heures consacrées à l’étude venaient de finir. Sur un signe de l’abbé, Estève referma son cahier et se leva.

— Et à présent, qu’allons-nous faire ? demanda Mme Godefroi.

— C’est l’heure de la récréation, répondit l’abbé ; Estève la passe dans le jardin. — Allons, mon enfant, saluez madame votre tante et descendez ; vous me retrouverez à la chapelle.

— Il n’est pas malheureux encore, dit Mme Godefroi en suivant du regard Estève qui s’éloignait d’un air posé ; il supporte le présent sans effort, sans ennui ; il est sans crainte, sans prévision pour l’avenir.

— C’est un esprit simple, une ame innocente, telle encore qu’elle est sortie des mains de Dieu, dit l’abbé Girou avec un soupir ; veuille le ciel qu’elle reste toujours dans sa sainte ignorance !

— Vous avez tout fait, monsieur, pour qu’elle n’en sorte jamais, s’écria Mme Godefroi d’un ton qui exprimait plutôt un regret qu’un reproche.

— Il est vrai, répondit tristement le vieux prêtre ; j’ai caché la lampe sous le boisseau ; j’ai éloigné des yeux de cet enfant la lumière qui lui eût montré des abîmes ; je l’ai garanti de la science qui mène au doute, car l’ignorance et la foi peuvent seules le sauver.

— Vous pensez donc, monsieur, que son sort est irrévocablement fixé ? Vous croyez qu’il ne sortira d’ici que pour entrer au couvent et se faire moine ?

— Si j’en eusse douté, madame, l’aurais-je élevé ainsi, répliqua vivement l’abbé Girou.

— Vous avez aussi prévu, monsieur l’abbé, les privations matérielles que l’état religieux impose, reprit Mme Godefroi en jetant un regard autour d’elle ; Estève ne s’est sans doute jamais aperçu qu’il est né d’une famille riche.

— Jamais. Il fera vœu de pauvreté sans savoir ce que c’est que la richesse ; ainsi, loin de la regretter, il croira avoir trouvé dans son couvent tout le bien-être qu’elle donne. L’ordre a des revenus considérables, certaines recherches sont permises chez les bénédictins : en entrant dans la cellule où il doit passer sa vie, Estève s’apercevra qu’elle est mieux ornée et d’un aspect plus gai que cette chambre ; il ne lui viendra pas à l’esprit de la considérer comme une prison, et tout d’abord il s’y plaira. Ce nouveau séjour lui offrira d’ailleurs bien des distractions innocentes dont je le prive. Il sera sensible aux petites jouissances de la vie monastique, car ici il n’aura connu que le travail et les privations.

— Ainsi votre but a constamment été de rendre son existence dans le monde plus monotone, plus pénible, plus dure que celle qui l’attend dans le cloître ?

— Oui, madame ; telle est la triste tâche que je me suis imposée ; si je m’étais trompé, que Dieu me pardonne en faveur de ma bonne intention !

— Et pour rendre moins affreux le sacrifice de cet enfant, vous avez, vous-même sacrifié plusieurs années de votre vie ! s’écria Mme Godefroi, frappée de tant d’abnégation ; vous avez partagé cette existence bornée, cet esclavage de l’ame et du corps, vous qui savez qu’il y a hors d’ici le monde, la liberté ! Ah ! monsieur, c’est un sublime dévouement !

— Je n’ai fait que mon devoir de chrétien et de prêtre, dit humblement l’abbé Girou.

Cette réponse refoula momentanément les sympathies qui commençaient à gagner la vieille dame ; les mots de prêtre et de chrétien réveillaient toujours dans son esprit certaines rancunes et comme un instinct de controverse. Cependant elle garda le silence, et, saluant l’abbé d’un geste amical, elle descendit pour chercher Estève.

Le soleil disparaissait à l’horizon au sein des nuages enflammés ; des clartés plus douces inondaient les cieux et la terre. La végétation souffrante et dévorée par les feux du jour semblait reverdir et aspirer les vagues fraîcheurs qui circulaient dans l’air. De faibles gazouillemens commençaient à s’élever des arbres où la cigale avait répété son aigre chanson, tant qu’un rayon de soleil avait dardé sur son corselet gris. Déjà les vers luisans brillaient comme de pâles émeraudes dans les herbes du jardin, et les oiseaux nocturnes ouvraient leurs lourdes ailes sur la crête des vieux murs.

Le jardin de la Tuzelle était un terrain vague qui depuis nombre d’années n’avait reçu aucune culture. On y aurait vainement cherché les masses de lauriers-roses, les buissons de myrte, les fleurs rares que le vieux M. de Tuzel montrait avec tant d’orgueil, et dont ses deux charmantes filles faisaient jadis de si beaux bouquets. Les arbres indigènes avaient étouffé les arbustes exotiques ; de tous côtés, le figuier étendait ses vigoureux rejets, et, à l’ombre de ses feuilles larges et dures, les plantes délicates avaient toutes péri. Les rameaux vivaces de la vigne rampaient sur le sol, au lieu de s’élever en treilles et de mêler comme autrefois leurs pampres aux tiges élégantes du jasmin d’Espagne. Le jet d’eau était à jamais tari, et les figures en terre cuite des quatre Saisons, tombées de leurs piédestaux, n’étaient plus que d’informes débris épars entre les ronces. Mme Godefroi marchait silencieusement dans ce vaste jardin ; elle cherchait Estève et pensait le surprendre au milieu de sa récréation, tout rouge, tout essoufflé par quelqu’un de ces exercices violens auxquels se livrent volontiers les jeunes gens contraints à de longues heures de travail et d’immobilité ; pourtant aucun joyeux éclat de voix, aucun bruit de pas ne se faisait entendre, et la vieille dame allait au hasard, à travers ces sentiers qu’elle ne reconnaissait plus. Enfin elle aperçut Estève assis au fond du jardin. Il n’était pas seul ; une vieille servante attachée à la famille de Tuzel depuis un demi-siècle, et qui avait vu naître les deux sœurs, marmottait à côté de lui son chapelet. Estève, les coudes sur les genoux, le front dans ses mains, semblait absorbé dans quelque pensée triste.

— Mon cher neveu, que faites-vous donc là ? s’écria Mme Godefroi ; est-ce que vous récitez le rosaire avec Babeau ?

— Non, ma tante, répondit-il en rougissant comme s’il se fut surpris à commettre une faute, hélas ! non ; tandis que Babeau disait son chapelet à l’intention de ma mère, moi, j’oubliais de faire les répons.

— Et à quoi pensiez-vous donc, mon enfant ?

— Je n’ose presque le dire, murmura-t-il d’une voix mêlée de larmes qui tout à coup débordaient de son cœur. Il m’est venu une pensée que je ne puis envisager : ma mère est malade ; aujourd’hui je ne l’ai pas vue, et subitement j’ai ressenti au fond de mon cœur comme un grand effroi. Pour la première fois de ma vie j’ai pensé à la mort.

— Taisez-vous donc, monsieur, s’écria la Babeau, que les larmes gagnaient aussi ; Mme la marquise est jeune, elle n’a pas cinquante ans : est-ce qu’on meurt à cet âge-là ? J’ai trente ans de plus qu’elle, et je compte que Dieu ne me prendra pas encore.

— Elle a raison ; vous vous affligez sans motif, ajouta Mme Godefroi en affectant une sécurité qu’elle n’avait peut-être pas ; votre mère est souffrante, mais il n’y a pas le moindre danger à craindre. Allons, enfant, séchez vos yeux et n’ayez plus de chagrin.

Ces paroles rassurèrent complètement Estève. Comme tous ceux qui en sont à leurs premiers chagrins, il pouvait être aisément consolé. Un instant encore il demeura silencieux, agité, tremblant, sous le coup des impressions violentes qui venaient de l’assaillir. Son ame avait passé d’une douleur excessive à un vif sentiment d’espoir et de joie, et on voyait encore en lui comme les oscillations d’un ébranlement intérieur tel qu’il n’en avait jamais éprouvé ; mais enfin tous ces troubles s’apaisèrent, et la tranquillité revint dans son cœur soulagé.

— Oh ! mon Dieu, dit-il avec un profond soupir, mon Dieu ! que je suis heureux d’être délivré de ces angoisses ! C’est le mauvais esprit qui me les avait envoyées pour m’abattre et me tenter.

— Vous tenter ! s’écria Mme Godefroi d’un air d’indulgente raillerie ; mais c’est absurde, ce que vous dites là, mon enfant ! À quelle faute, à quelle tentation le démon peut-il vous induire en vous désespérant par la prévision d’un si grand malheur ?

— À la plus grande de toutes les fautes, répondit Estève ; au murmure, à la révolte contre la volonté de Dieu, qui m’aurait envoyé une telle affliction.

Mme Godefroi hocha la tête et considéra en silence cet enfant, dans la voix duquel vibrait encore une sourde émotion. Elle était effrayée de ce qu’elle venait de découvrir en lui de puissance pour aimer et d’énergie pour souffrir.

— Ah ! pauvre petit, pensa-t-elle, l’abbé Girou a beau faire, tu as trop de cœur pour être jamais un bon moine.

Un moment après, le premier coup de l’Angélus avertit Estève que l’abbé l’attendait à la chapelle. Il s’éloigna. Mme Godefroi retint la Babeau, qui s’en allait aussi.

— Ma bonne Babeau, lui dit-elle en la faisant asseoir à son côté, sais-tu que tu dois avoir bien des choses à me raconter ? Il s’est passé tant d’évènemens dans la famille depuis que nous ne nous sommes vues !

La Babeau fit tristement un signe affirmatif.

— Il s’est passé peut-être bien des malheurs, des malheurs que j’ai ignorés, reprit Mme Godefroi. Ma sœur n’a pas été heureuse avec M. de Blanquefort ; il l’a bien délaissée ; depuis long-temps il ne l’aime plus.

— Il la hait et il voudrait la voir morte, répondit sourdement la Babeau.

— Ceci dépasse tout ce que j’avais soupçonné, murmura Mme Godefroi consternée. Comment une femme si douce, si vertueuse, si parfaite, a-t-elle pu inspirer de tels ressentimens ? Peut-être est-ce une injuste jalousie qui a animé contre elle son mari ?

— Non, madame, non. Eh ! de qui donc aurait-il pu être jaloux, bonne sainte Vierge ? De son ombre ? Mme la marquise est une de ces femmes sur lesquelles il ne peut pas y avoir un soupçon.

— Mais alors quelle est la cause de cette haine ?

— La cause ! qui le croirait, qui oserait le penser sans l’avoir vu de ses yeux ? s’écria la vieille servante avec une indignation qui, long-temps comprimée, éclatait tout à coup et comme malgré elle. La cause ! c’est ce pauvre innocent que Mme la marquise a mis au monde pour son malheur ! Dieu me garde de manquer au respect que je dois à mon maître ; mais, puisque vous me demandez la vérité, il faut la dire : M. le marquis est un mauvais père. Il ne voulait qu’un héritier, et, quand cet enfant est venu au monde, il l’a maudit ; j’en suis sûre, je l’ai entendu.

— Est-il possible qu’un sordide et misérable orgueil ait ainsi étouffé en lui tous les sentimens de tendresse et de justice ! Est-il possible qu’il ait osé manifester cette haine abominable contre son propre sang !

— Non, non, madame, il n’a rien manifesté aux yeux du monde : le respect humain, qui est toute sa loi, l’a retenu ; mais, quand les portes étaient fermées, dans la chambre de Mme la marquise, où j’étais seule avec elle, quels emportemens ! quelles malédictions ! que de pleurs ! que d’angoisses ! À force de mauvais traitemens, de secrètes injures, d’horribles menaces, il a chassé de chez lui la mère et l’enfant. Mme la marquise est venue se réfugier ici, et alors elle a été tranquille.

M. de Blanquefort ne venait donc jamais la voir ?

— Jamais. Pendant bien des années, Mme la marquise a vécu ainsi abandonnée, sans voir d’autres personnes que M. l’abbé et le révérend père Damase, son confesseur. La consolation de voir son fils aîné lui a même été refusée. Elle s’est soumise à tout sans murmure ; elle a mis ses peines au pied de la croix et tout son espoir en Dieu. Dans le monde, on croit qu’elle a quitté sa famille par un excès de dévotion, et M. le marquis en a répandu partout le bruit, en disant qu’elle avait tout abandonné pour ne plus songer qu’à son salut. Il feint de se conformer à sa volonté en la laissant ici, et il assure qu’elle se trouve la plus heureuse créature qu’il y ait ici-bas ; mais cela n’est pas vrai : elle se meurt de chagrin, vous le voyez.

— Je comprends à présent, s’écria Mme Godefroi ; ma pauvre sœur a offert et voué son enfant à Dieu pour le soustraire à la haine de son père. Mon beau-frère a fait tous ces abominables calculs, tous ces mensonges, pour donner un prétexte à sa conduite, pour déguiser les sentimens dénaturés qui lui ont fait commettre déjà tant d’iniquités, et il a pensé que ma sœur ne le démentirait pas, qu’elle n’oserait dire la vérité, même devant moi. En effet, elle est capable de cet absurde et sublime effort de vertu ; elle m’a tout caché, et sans doute elle persistera jusqu’au bout à se taire.

— Certainement elle n’accusera jamais M. le marquis devant vous, dit la Babeau ; elle ne l’accuserait pas quand même il s’agirait de sa vie.

— Elle le craint donc plus que la mort ?

— C’est plutôt la crainte de Dieu qui la retient ; elle regarderait la moindre plainte comme un péché.

— Mais qui donc a réussi à lui persuader tout cela ? s’écria Mme Godefroi ; qui s’est emparé ainsi de son esprit et lui a donné des convictions si aveugles et si fermes ? qui l’a sermonnée et prêchée avec tant de succès ?

— Personne, répliqua Babeau ; non, en vérité, personne. Mme la marquise est devenue tout à coup dévote.

— Comment ! du jour au lendemain, pour ainsi dire ?

— Oui, madame, à la suite d’un malheur dont elle a été témoin, répondit la Babeau en se rapprochant de la vieille dame comme si quelque souvenir effrayant revenait à son esprit. Mme la marquise a toujours eu de la religion ; pourtant elle ne passait pas sa vie à l’église, elle allait au bal, enfin elle était comme tout le monde. À cette époque, il n’y avait encore qu’un enfant dans la maison, et M. le marquis n’était pas ce qu’il a été depuis. Madame était jeune, jolie, partout fêtée ; elle ne songeait guère à son salut : tout à coup ses idées changèrent ; elle tomba dans la dévotion à la suite d’un évènement terrible qui s’est passé ici, sous ses yeux… il y aura dix-sept ans à la Saint-Lazare.

— Ma sœur ne m’en a rien écrit, je n’en ai rien su ! dit Mme Godefroi étonnée ; il y a long-temps de cela ; mais tu dois t’en souvenir ; tu étais là sans doute ?

— Sainte Vierge ! il me semble que j’y suis encore, répondit la Babeau en regardant la lune dont le disque argenté se levait à l’horizon. C’était par une soirée comme celle-ci, une belle soirée claire comme le jour ; Mme la marquise était à la campagne depuis une semaine ; monsieur devait la venir trouver pour les vacances, qui commençaient au 1er septembre. Donc le jour de Saint-Lazare, qui est le dernier du mois d’août, Mme la marquise était seule ici avec ses gens et le petit comte, M. Armand, qui avait alors dix ans. Il pouvait être environ minuit ; les gens étaient déjà couchés ; Mme la marquise m’avait dispensée de l’attendre pour la déshabiller ; je l’avais laissée lisant dans le salon, et j’étais montée à ma chambre. Je faisais mes prières, lorsque j’entendis dans le chemin un coup de fusil, et presque aussitôt deux autres coups, puis le bruit d’une voiture qui arrivait. Nous n’attendions monsieur que le lendemain ; pourtant j’eus l’idée que c’était lui, car les chiens n’aboyèrent pas. Je descendis, et dans l’escalier je rencontrai madame ; elle était pâle comme une trépassée, et si tremblante qu’elle fut obligée de s’asseoir sur les marches. — Babeau, me dit-elle, as-tu entendu ? Je suis sûre qu’il est arrivé un malheur. — Au même moment on frappa au grand portail. Madame se releva ; l’inquiétude où elle était par rapport à M. le marquis lui donna subitement une force extraordinaire ; ce fut elle qui ouvrit le portail. En reconnaissant la voiture de monsieur, elle jeta un cri et s’appuya sur moi, sans oser s’assurer par elle-même de ce qui était arrivé ; ce fut moi qui, regardant au fond du carrosse, aperçus la première un corps étendu sur les coussins. M. le marquis était assis sur le devant, et il avait fait monter Saint-Jean à côté de lui.

Madame ne comprit pas d’abord ce qui venait d’arriver ; elle avait un si grand effroi, qu’elle était comme égarée et poussait des gémissemens pitoyables. M. le marquis descendit de carrosse ; il était tout couvert de sang, et, sans prendre garde à cela, il vint vers sa femme : — Rassurez-vous, lui dit-il, je ne suis pas blessé ; mais il y a là quelqu’un de mort… le vicomte Gabriel d’Entrevaux.

Madame fit un cri étouffé et cacha son visage ; la vue du sang et ce corps mort à deux pas d’elle lui donnaient le vertige. Monsieur reprit avec une tranquillité qui montrait bien sa dureté d’ame : — Comme je venais vous surprendre ce soir, j’ai rencontré le vicomte qui, de son côté, allait à la campagne pour un rendez-vous de chasse. Nous avons fait route ensemble ; à cent pas d’ici, nous avons été attaqués par des hommes postés en embuscade au bord du chemin. J’étais sans armes, mais Saint-Jean, qui suivait à cheval, avait des pistolets dans les fontes ; il a tiré ses deux coups, les voleurs ont riposté, et d’Entrevaux est tombé raide mort avec une balle dans la tête.

— Ah ! je vois maintenant, interrompit Mme Godefroi contristée par ce récit, je vois pourquoi ma sœur a changé de visage hier soir quand son mari a dit qu’il ne craignait pas les mauvaises rencontres, pourquoi elle semblait éprouver une si pénible impression chaque fois que ses yeux s’arrêtaient sur ce vieux Saint-Jean. Mais, dis-moi, qui était M. d’Entrevaux ? Quelque parent du marquis, je suppose ? quoique ami de la famille ?

— Point du tout, répondit la Babeau ; madame ne l’avait pas vu quatre fois en sa vie peut-être. C’était un beau cavalier, pimpant et galant, la fleur de la jeune noblesse du pays. M. le marquis ne recevait pas des gens comme cela chez lui.

— Mais alors comment se peut-il que ma sœur ait pris tant à cœur sa triste fin ?

— Ce n’est pas le chagrin qu’elle en a conçu qui a subitement tourné son ame vers la religion, c’est le tableau qu’elle a eu toute une nuit sous les yeux. Figurez-vous, madame, qu’elle tomba sur le perron à moitié morte de saisissement lorsqu’elle aperçut ce pauvre corps que Saint-Jean et le cocher tiraient du carrosse par les pieds. Jésus ! le cœur me manqua aussi quand je vis tout sanglant et raide mort ce beau jeune homme qui, un moment auparavant, était plein de vie et ne songeait guère qu’il allait paraître devant Dieu. M. le marquis le fit transporter dans la maison ; on l’étendit sur le canapé du salon d’en bas et on jeta sur lui un drap de lit. Quelle nuit nous passâmes ! Tous les domestiques veillaient dans l’antichambre. Les portes et les fenêtres du salon étaient ouvertes. On avait allumé un cierge devant le canapé. M. le marquis n’avait pas voulu se retirer, il veillait aussi dans le salon, un livre de prières à la main.

— Mais ma sœur n’était pas restée là, son mari l’avait sans doute éloignée ?

— Au contraire ; dès qu’elle fut un peu revenue de son saisissement, il la fit entrer dans le salon pour qu’elle lui tînt compagnie pendant cette triste veillée. Mme la marquise obéit. Elle se mit à genoux devant un fauteuil, son livre de prières à la main. Elle ne lisait pas ; elle avait les yeux fixés sur le mort, et cette vue lui donnait des frissons qui lui faisaient dresser les cheveux sur le front. De temps en temps M. le marquis lui parlait, mais elle ne répondait pas. Toute la nuit se passa ainsi. Le lendemain matin les gens de justice arrivèrent, et, après qu’ils eurent fait leur procès-verbal, on mit le corps dans la chapelle. Le même jour les parens et tout le clergé d’Aix vinrent pour les funérailles. Le vicomte fut enterré le lendemain. Mme la marquise avait passé toute cette journée en prières. Le père Damase, son confesseur, vint la voir, et dès-lors elle manifesta ses nouveaux sentimens. Elle ne pensait plus qu’à la mort, et elle s’y préparait comme si sa fin eût été proche. C’était une idée, une sorte de terreur qui s’était emparée de son esprit. Quelquefois, je puis vous le dire à vous, j’avais peur qu’elle ne devînt folle. La naissance de son second fils la détourna de ces imaginations. Elle ne parla plus de la mort quand elle eut cet enfant ; mais sa dévotion n’a fait qu’augmenter au milieu de ses chagrins, et véritablement c’est sa confiance en Dieu qui l’a soutenue dans une si triste vie.

— C’est une ame pleine de douceur et de faiblesse, dit tristement Mme Godefroi ; elle a succombé sans aucune résistance, sans tenter un effort contre les autres ou sur elle-même. Et, dis-moi, les meurtriers du vicomte ont-ils été reconnus et pendus ?

— Malheureusement non. Ils firent du chemin pendant la nuit, et, le lendemain, quand la maréchaussée se mit à leur poursuite, ils avaient peut-être quinze lieues d’avance. M. le marquis ne s’épargna pas dans cette affaire ; mais toutes ses diligences n’aboutirent à rien.

— Voilà une lugubre histoire, dit la vieille dame en se rapprochant instinctivement de la Babeau. Malgré sa force d’ame, elle ressentait une vague terreur, et les faibles bruits que le moindre souffle de vent éveillait dans le feuillage des figuiers la faisaient frissonner.

— Viens, Babeau, reprit-elle en se levant vivement comme pour s’enfuir, viens, rentrons.

Plusieurs jours s’écoulèrent dans la monotone uniformité de cette vie solitaire, inaccessible aux bruits extérieurs, dont les habitans de la Tuzelle avaient depuis si long-temps l’habitude. La présence de Mme Godefroi et de sa suite n’avait pu animer et remplir cette maison vide et muette. On y parlait à voix basse, on n’y riait jamais, on s’y pétrifiait en quelque sorte dans la scrupuleuse observation des commandemens de Dieu et de l’église. Les deux laquais de Mme Godefroi passaient leur temps, dans une salle basse, à dormir ou à jouer aux cartes en cachette. Andrette, la suivante parisienne, pleurait d’ennui tout le jour. Mme Godefroi ne quittait guère la marquise, que son état d’épuisement et de maladie retenait dans la chambre. Les deux femmes se parlaient peu ; il n’y avait entre elles aucun échange d’idées ; tout se bornait à de tendres soins d’un côté, et de l’autre aux témoignages d’une affection reconnaissante. Pourtant, malgré le silence qu’elles gardèrent sur certaines questions, les deux sœurs s’entendirent et se laissèrent aller, presque à leur insu, à de mutuelles concessions. Mme Godefroi vit sans se courroucer la vénération qu’un vieux moine, le père Damase, inspirait à la marquise, dont il était depuis bien des années le directeur. Elle toléra parfaitement des pratiques de dévotion qu’au premier abord elle avait trouvées absurdes, et dont elle s’était intérieurement moquée. Le père Damase lui inspira, en dépit de ses préjugés philosophiques, les mêmes sympathies que l’abbé Girou. Elle ne put, dans la sagacité de son esprit et la justice de son ame, méconnaître la vertu de ces deux hommes, réellement vénérables et saints par leurs œuvres. Elle ne fut pas tentée de se convertir à leur exemple, mais elle respecta leurs convictions au point de ne rechercher avec eux aucune controverse. D’autre part, Mme de Blanquefort se relâcha un peu de ses austérités. Elle consentit à quitter son horrible cilice et à coucher sur un meilleur lit. Le dimanche qui suivit l’arrivée de sa sœur, elle fit une plus grande concession : comme elle voulait se lever malgré sa faiblesse, afin de remplir ses devoirs religieux, Mme Godefroi la supplia de s’en dispenser pour cette seule fois ; elle céda sans résistance, et assista d’intention à la messe que le père Damase célébrait dans la chapelle.

Mme Godefroi ne tarda pas à s’apercevoir que sa sœur était une de ces femmes chez lesquelles l’instinct maternel va jusqu’à la passion. Elle ne pouvait entendre le nom de son fils aîné sans un attendrissement mêlé de larmes, et la douleur d’être séparée de lui était continuelle dans son cœur. La présence d’Estève était sa consolation, son bonheur, toute sa joie : joie amère et troublée par la prévision d’une séparation inévitable et peut-être prochaine. Sa physionomie, habituellement mélancolique et morne, avait une expression plus sereine quand cet enfant était près d’elle ; il semblait, quand elle arrêtait sur lui ses grands yeux tristes, que son ame soulagée se reposait un moment dans la satisfaction suprême d’une si chère contemplation ; mais la religion, qui défend tout témoignage excessif, même lorsqu’il s’agit de l’attachement le plus naturel et le plus légitime, retenait chez la marquise l’expression de ses sentimens. Elle s’interdisait ces caresses, ces douces paroles, dont les mères sont si prodigues, et réprimait continuellement tous les élans de son amour. Estève répondait à cette affection sérieuse et calme en apparence par une tendresse infinie, une profonde vénération. Il y avait encore dans les témoignages de cette tendresse quelque chose d’enfantin et de charmant qui faisait parfois sourire la triste mère. Estève n’avait pas perdu l’habitude de se reposer à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux, et toujours prêt à écouter quelque récit, l’histoire de quelque enfant prédestiné devenu un saint, ou bien celle de quelque image miraculeuse. C’était encore près de sa mère qu’il se réfugiait dans ses jours de trouble et de chagrin, lorsque l’abbé Girou l’avait regardé presque sévèrement pour une légère faute, ou bien lorsque une vague inquiétude s’emparait de son esprit, lorsque des idées qu’il ne pouvait pas formuler naissaient dans son cerveau semblables à ces germes qui, cachés trop profondément dans le sein de la terre, ne peuvent se faire jour, et périssent faute d’air et de soleil. Mais ces momens d’affliction étaient rares. Ordinairement Estève accourait calme et content près de sa mère ; il restait avec elle pendant tout le temps de sa récréation ; puis, l’heure du travail venue, il allait sans impatience et sans ennui recommencer la tâche accoutumée. La présence de Mme Godefroi l’avait d’abord effarouché ; mais bientôt il l’aima de tout son cœur. Pourtant il ne put jamais s’enhardir jusqu’à une certaine familiarité, et il ne lui témoignait en retour de ses bontés qu’un timide respect. Dans les conversations que la vieille dame provoquait, il montrait habituellement un esprit droit, mais simple et paresseux ; nul rayon ne traversait les ténèbres de son intelligence, nulle corde ne vibrait dans son ame endormie. Cependant, lorsque sa sensibilité était excitée, lorsque les seules facultés qui avaient pu se développer en lui recevaient une vive impulsion, il trouvait, pour exprimer ses sentimens, des mots qui plus d’une fois étonnèrent Mme Godefroi, en trahissant les trésors cachés de son intelligence. Alors la vieille dame arrêtait sur lui des regards inquiets, et disait en son ame : — Fasse le ciel que je le sauve du froc et du couvent !

Quinze jours s’écoulèrent ainsi, et telle était l’influence de cette vie monotone et murée, qu’elle commençait à agir sur le caractère de Mme Godefroi et à calmer son activité d’esprit. La vieille dame s’assoupissait aussi dans le cercle éternel de ces mornes habitudes où roulaient depuis si long-temps les habitans de la Tuzelle. L’époque de son départ approchait ; elle n’avait plus qu’une semaine à passer près de sa sœur, et pourtant elle n’avait encore rien fait, rien tenté pour rendre à cet enfant, dont le sort la touchait si vivement, sa liberté, ses droits, sa place dans la maison paternelle. Elle y songeait pourtant, et en parlait quelquefois à l’abbé Girou, qui, sans se permettre aucun conseil, lui laissait entrevoir peu d’espoir de succès, et semblait presque effrayé à l’idée de cette tentative.

Une après-midi, les deux sœurs étaient ensemble dans la chambre de la marquise, qui était encore plus faible et plus souffrante que d’habitude. L’atmosphère était lourde et suffocante ; une chaleur intense se faisait sentir jusqu’au fond des habitations, et l’air qui pénétrait à travers les joints des persiennes était brûlant comme s’il eût soufflé à travers une fournaise. Mme de Blanquefort avait voulu descendre à la chapelle, où le père Damase était venu de grand matin dire une messe de mort, et elle y était restée long-temps en prières. Sa sœur n’avait pas tenté de la détourner de ce redoublement de ferveur ; elle ne s’était pas étonnée non plus du service funèbre, car la Babeau l’avait prévenue la veille en lui disant : — C’est demain Saint-Lazare, un triste anniversaire. Mme la marquise passera la journée en prières pour que Dieu sauve l’ame de ce pauvre M. d’Entrevaux, qui mourut sans confession.

Mme de Blanquefort avait un moment fait trêve à ses exercices de piété ; elle se reposait près de sa sœur, la tête inclinée, les yeux à demi fermés, les mains jointes sur ses genoux. Au premier abord, on aurait cru qu’elle priait encore au milieu d’une involontaire somnolence ; mais, en la regardant mieux, on s’apercevait, au contraire, qu’elle était en proie à une souffrance intérieure, à une sombre agitation, contre laquelle son ame luttait désespérée et vaincue. Mme Godefroi la considérait tristement, et n’osait troubler cette funeste apparence de repos ; elle n’avait point de paroles pour calmer ce cœur affligé ; les ressources de sa philosophie, la grace de son esprit, l’autorité de sa raison, eussent été impuissantes auprès de cette pauvre femme, qui souffrait, croyait et ne raisonnait pas ; sa tendresse seule pouvait lui apporter de muettes consolations. Elle prit affectueusement la main sèche et brûlante de la marquise, et lui dit doucement :

— Allons, Cécile ; à quoi pensez-vous ? Voici l’heure de la récréation ; Estève attend peut-être déjà là dehors que nous lui disions d’entrer.

Comme elle disait ces mots, le bruit d’une voiture se fit entendre dans le lointain ; les deux femmes écoutèrent un moment sans parler et en se regardant avec effroi ; puis la marquise dit d’une voix éteinte :

— C’est M. de Blanquefort ; ah ! j’avais pensé qu’il viendrait. J’ai comme le pressentiment de quelque malheur ; mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous !

— Eh ! que pouvez-vous craindre, ma sœur ? dit Mme Godefroi avec fermeté, pourquoi tremblez-vous devant votre mari ? Parce qu’il a été injuste, violent, parce qu’il vous a méconnue et foulée aux pieds ? Mais le moment est venu de protester enfin contre la conduite odieuse, inique de cet homme. Pendant seize ans, vous avez gardé le silence, vous avez subi sans vous plaindre tant de douleurs et d’outrages, vous avez plié à deux genoux sous la main qui vous frappait ; mais aujourd’hui, ma sœur, vous vous relèverez, et, si la force vous manque, je serai là pour vous soutenir.

— Au nom du ciel ! ne parlez pas ainsi, Adélaïde, s’écria la marquise éperdue ; vous ne savez pas… vous ne connaissez pas M. de Blanquefort… Non, non, point de révolte, point de résistance ; pas un seul mot de reproche.

— Eh bien ! c’est moi qui parlerai, je parlerai seule et en mon nom seulement.

— Non, non, vous dis-je, interrompit la marquise avec égarement ; gardez le silence, quoi qu’il arrive, ma sœur ; il y va de ma vie, de celle de mon fils. Promettez-moi, jurez-moi de vous contenir, de vous taire ?

Mme Godefroi, saisie d’étonnement et de crainte à l’aspect de cette terreur, de ce désespoir, promit de garder le silence. La marquise se jeta à genoux devant son prie-dieu, et attendit. Un moment après, la voiture de M. de Blanquefort entra dans la cour : — Est-il seul ? demanda la malheureuse mère à Mme Godefroi qui regardait en bas, cachée derrière les persiennes.

— Il est seul, répondit-elle en revenant vers sa sœur ; allons, Cécile, soyez au moins calme et résignée.

— Je le suis, Dieu me fait cette grace, dit la marquise avec l’accent d’une secrète exaltation, comme si la courte prière qu’elle venait de faire lui eût tout à coup rendu une sorte de courage et de tranquillité.

Le marquis aborda sa femme et sa belle-sœur avec le même sang-froid, la même politesse aisée et grave qu’il avait montrée à la première entrevue ; il excusa le comte Armand, qui, engagé pour un dîner d’étiquette, n’avait pu l’accompagner, et parla ensuite pendant une demi-heure des choses les plus indifférentes. Les deux femmes ne prenaient à cet entretien que la part indispensable ; elles tâchaient de paraître calmes, mais il était facile de deviner que la marquise luttait contre une secrète épouvante, et que l’inquiétude ôtait à Mme Godefroi une partie de sa liberté d’esprit ordinaire. Au milieu de cette conversation languissante, M. de Blanquefort se tourna vers sa femme et lui dit sans aucun préambule : — Ma visite a aujourd’hui un autre motif que le plaisir de rendre mes devoirs à votre sœur ; je viens vous demander si vous persistez à accomplir le vœu que vous avez fait pour votre second fils.

— Oui, monsieur, répondit la marquise sans hésiter, mais d’une voix mourante.

— En ce cas, j’ai décidé qu’Estève entrerait au noviciat très prochainement, reprit M. de Blanquefort d’un ton bref ; il est temps de commencer ses préparatifs de voyage ; il partira avec madame votre sœur.

Mme Godefroi regarda son beau-frère avec un geste de doute, de stupéfaction ; elle était tentée de prendre ses paroles comme une raillerie, tant cette proposition de mettre elle-même Estève en religion lui semblait étrange. La marquise avait mieux compris l’intention de son mari, et elle s’écria toute tremblante :

— Vous voulez que cet enfant parte avec ma sœur ; et où doit-elle le mener, monsieur ?

— Ne l’avez-vous pas deviné déjà ? répondit froidement M. de Blanquefort ; dans la maison dont l’un des mes proches parens, le révérend père Anselme, est prieur, à l’abbaye de Châalis.

— Si loin de moi, mon Dieu ! si loin que je ne le reverrai jamais, murmura la marquise avec désespoir. Ah ! monsieur, j’avais espéré que vous ne me sépareriez pas ainsi de lui, qu’il me serait permis de le revoir quelquefois. Le sacrifice que vous ordonnez est au-dessus de mes forces.

Le marquis la regarda fixement, et dit avec le même calme : — Il dépend de vous de ne pas l’accomplir. C’est vous qui avez décidé du sort de cet enfant, qui l’avez voué à Dieu ; vous pouvez le lui reprendre ; le pape vous relèvera de votre vœu.

— Ma sœur ! s’écria Mme Godefroi incapable de se contenir plus long-temps ; ma sœur, c’est le parti que vous dictent la raison, la justice, vos sentimens de mère. Quel scrupule, quelle frayeur insensée peut vous arrêter ?

— Oui, madame, dites-le, ajouta le marquis sans détourner de dessus sa femme ses yeux animés d’une ironie cruelle, d’une fureur contenue ; si vous le pouvez, expliquez les scrupules de votre conscience et les pensées qui vous troublent.

La marquise garda le silence et se cacha le visage dans son mouchoir, comme pour étouffer ses pleurs. M. de Blanquefort reprit lentement :

— Vous vous taisez ! je n’insiste pas. Je ne m’attribue pas le droit de vous interroger comme un confesseur. Vous ne devez compte qu’à Dieu et au père Damase de l’état de votre ame. Vous venez de me faire connaître votre résolution, vous m’avez dit que vous persistiez dans le vœu qui vous fut dicté par la dévotion, la crainte de Dieu, la pensée du salut éternel. À présent que vous avez vous-même pour la seconde fois décidé du sort de votre fils, c’est à moi qu’appartient l’exécution de votre vœu. La maison où Estève doit faire profession est une des plus riches et des plus anciennes abbayes du royaume. J’ai été déterminé d’ailleurs par des liens de parenté. L’aïeule du prieur de Châalis était une Blanquefort. Le père Anselme est un religieux comme il n’y en a malheureusement plus guère aujourd’hui, zélé, fervent, sévère dans l’observation de la règle. S’il avait un peu moins de sainteté et un peu plus d’intrigue, il serait aujourd’hui provincial de son ordre ; mais son ambition se borne à bien gouverner son abbaye. Voilà l’homme sous l’autorité duquel Estève doit passer sa vie. Vous voyez, madame, que je suis entré dans vos pieuses intentions, et que je m’y suis en tout conformé.

La marquise ne fit aucune objection. Elle s’était soumise, et un sombre accablement avait succédé à la première explosion de sa douleur. Mme Godefroi se taisait aussi, retenue par sa promesse, mais le cœur animé de sourdes résolutions. L’énergie naturelle de son caractère lui faisait envisager sans crainte une explication violente avec le marquis, et considérer avec une amère compassion la faiblesse, les mortelles angoisses, la morne résignation de sa sœur. Le marquis s’aperçut peut-être de ces dispositions ; mais il n’eut pas l’air de remarquer la contenance indignée de Mme Godefroi et le silence obstiné qu’elle gardait.

— Madame, lui dit-il du ton le plus simple, il me reste à vous faire mes excuses pour l’embarras que cet enfant va vous causer.

— Point du tout, monsieur, répondit-elle froidement ; en venant ici, j’avais espéré obtenir de vous et de sa mère la permission de l’emmener pour quelques mois à Paris.

— C’est à merveille ; une fois arrivé, vous le garderez quelques jours, si vous le jugez convenable, ensuite une personne de confiance pourra le conduire à Châalis.

— Non, non, ce n’est pas ainsi qu’il nous quittera, interrompit Mme Godefroi avec un profond sentiment d’amertume ; si Estève ne peut échapper à son sort, si, pour accomplir le vœu de sa mère et votre volonté, il doit aller s’ensevelir dans un cloître, mon mari, mes enfans et moi, nous le conduirons jusqu’à la porte de l’abbaye de Châalis, nous recevrons ses derniers adieux, et il saura du moins qu’il laisse derrière lui une famille qui le regrette.

À cette réponse, le marquis se tourna vers sa femme avec un geste violent, et lui dit : — Sur mon ame ! on dirait, à entendre votre sœur, que je force votre volonté, et que je suis un père dénaturé, le tyran, le fléau de ma famille !

— Oh ! monsieur ! qui oserait le penser, s’écria la marquise d’une voix tremblante, qui oserait se plaindre ? Ce n’est pas moi, vous le voyez.

En entendant la malheureuse mère d’Estève protester ainsi de sa soumission, Mme Godefroi détourna les yeux, et alla s’asseoir à l’écart. Le marquis, après avoir marché un moment dans le salon, comme pour laisser à sa propre irritation le temps de se calmer, revint près de sa femme.

— Tout étant ainsi réglé et arrêté, je vais vous quitter, lui dit-il ; ce soir, j’annoncerai dans le monde que cet enfant voué à Dieu, et que depuis long-temps on n’appelle plus que l’oblat, est près de ratifier la promesse que vous fîtes pour lui. C’est d’un grand exemple ; mais on connaît votre haute piété, et personne ne s’en étonnera.

Comme il s’avançait pour prendre aussi congé de Mme Godefroi, elle se leva et vint à lui. — Monsieur, lui dit-elle, je dois partir dans quatre jours ; peut-être ne pourrez-vous pas revenir ici recevoir mes adieux ; demain, si vous voulez le permettre, j’irai vous les faire à Aix, chez vous, et embrasser une dernière fois mon neveu le comte Armand.

— Oui, madame, répondit le marquis étonné de cette brusque détermination ; demain, j’aurai l’honneur de vous recevoir.

Il sortit ; les deux femmes écoutèrent en silence le bruit de ses pas se perdre dans l’escalier et la porte se refermer sur lui. Quand la voiture eut roulé bruyamment hors de la cour, quand il fut décidément parti, Mme Godefroi se rapprocha de sa sœur, et lui dit : — Vous n’avez osé défendre ni votre enfant, ni vous-même ; et moi, retenue par vos frayeurs, par ma promesse, j’ai gardé le silence, je n’ai pu venir à votre secours, j’ai laissé faire M. de Blanquefort ; mais, je vous le jure, il n’accomplira pas sans obstacle ses desseins : demain, je le retrouverai.

— Que voulez-vous faire, grand Dieu ? s’écria Mme de Blanquefort en sortant à ces mots de son anéantissement.

— Je veux aller trouver votre mari, répondit froidement Mme Godefroi, je veux lui dire ce que je lui aurais dit aujourd’hui, si vous ne m’eussiez fermé la bouche. Soyez tranquille, vous ne serez pas là ; vous et votre fils, vous serez à l’abri de ces emportemens, de ces violences qui vous font trembler pour la vie de tous deux ; moi, je ne crains rien.

— Mon Dieu ! je suis donc perdue ! s’écria la marquise hors d’elle-même. Adélaïde, renoncez à votre résolution, je vous en supplie. Vous ne voulez donc pas me croire quand je vous dis qu’il y va de ma vie et de l’honneur de notre famille ?

— C’est au nom de cet honneur que je parlerai, répliqua Mme Godefroi ; c’est par la crainte du blâme, par le respect humain, par l’orgueil qui est son dieu, que j’attaquerai cet homme. Vos craintes vous aveuglent : il n’y a pas tant de péril que vous croyez à lui dire la vérité. Ce gentilhomme si jaloux de son honneur, ce magistrat intègre a su tromper le monde à force d’hypocrisie, donner à un sordide et détestable calcul l’apparence d’une tolérance pieuse. En sacrifiant son second fils, il a l’air de céder à vos intentions, et il satisfait impunément la haine abominable qu’il porte à son propre sang. Et vous ne voulez pas qu’il tremble quand je le menacerai de dévoiler de telles iniquités, de dire tout ce que vous avez souffert depuis seize ans ! J’irai le trouver, je le démasquerai, vous dis-je. Courage, ma sœur ! relevez-vous, envisagez votre situation. Qui pouvez-vous craindre ? Vous avez pour vous la vérité, la justice, la loi.

— Non, non, ma sœur, s’écria la marquise en proie à une agitation effrayante ; non : l’apparence vous abuse.

Et, se jetant impétueusement à genoux, elle ajouta : — M. de Blanquefort a été sévère, inflexible jusqu’à la cruauté, mais il a été juste… il a été juste en chassant de sa maison l’enfant qui n’est pas le sien !…

Cette déclaration, cet aveu d’une faute qu’elle n’avait pas même soupçonnée, frappèrent Mme Godefroi comme un éclair, un coup de foudre ; elle vit d’un regard l’entière vérité et toute l’étendue du malheur de la marquise. Penchée sur cette femme qui sanglotait à ses pieds, et, pâle, tremblante elle-même de saisissement, elle la releva et la serra contre son sein. Quand les sanglots qui couvraient sa voix se furent apaisés, elle lui dit : — Mais votre mari s’est vengé… Celui que vous avez aimé n’existe plus.

M. de Blanquefort s’est fait justice de ses propres mains, répondit la marquise avec un calme encore plus effrayant que les transports de douleur qu’elle venait d’éprouver ; oui, il a été tout ensemble le juge et le bourreau… et, quand tout a été fini, il a traîné sous mes yeux le corps sanglant de celui qu’il venait d’assassiner. C’est aujourd’hui le funeste anniversaire de cette mort.

— Ah ! malheureuse, malheureuse ! murmura Mme Godefroi.

— Vous voyez, ma sœur, quel a été le châtiment de ma faute, reprit la marquise, châtiment terrible et qui n’est pas retombé sur moi seule ! J’ai offert le reste de ma vie en expiation, et Dieu, dans sa miséricorde, m’a recueillie. Quand ce pauvre enfant est venu au monde, je l’ai donné à lui pour le sauver, je l’ai remis entre ses bras pour qu’il le défendît, car je ne pouvais moi-même le protéger et le défendre. Que serions-nous devenus, Seigneur, si vous n’aviez eu pitié de ma détresse et accepté mon repentir ?

— Hélas ! dit Mme Godefroi, pourquoi ne vous êtes-vous pas souvenue qu’il y avait une personne au monde près de laquelle vous pouviez vous réfugier ? Pourquoi n’êtes-vous pas venue me trouver avec votre enfant ?

— J’en eus la pensée, ma sœur, mais M. de Blanquefort ne m’aurait pas laissé vivre en paix près de vous. Sa vengeance n’aurait pas été assouvie si j’eusse trouvé pour ce malheureux enfant des protecteurs, une famille. Il le hait comme le témoignage vivant de ma honte et de son déshonneur, et, n’en doutez point, il se serait une seconde fois vengé ; Estève serait mort de sa main si je ne l’eusse, pour ainsi dire, retiré de ce monde en le vouant à Dieu.

— Ce vœu a satisfait sa justice, sinon sa vengeance, dit tristement Mme Godefroi ; en faisant profession, Estève renonce à tout l’héritage de celui dont il est le fils aux yeux du monde et de la loi ; il quitte jusqu’à son nom ; Estève de Blanquefort ne sera plus que le frère Estève. Mais pourquoi le marquis exige-t-il que son sort s’accomplisse dès à présent ? Pourquoi ne le laisse-t-il pas, pendant quelques années encore, vivre ici près de vous, comme il a si long-temps vécu ? Peut-être vos instances, vos prières, les miennes, obtiendront-elles ce délai.

— Non, non, ma sœur, répondit la marquise ; je comprends les préoccupations de son esprit : il craint de mourir avant d’avoir assuré l’accomplissement d’une promesse dont notre saint père le pape peut me relever ; il veut qu’Estève soit engagé par des vœux irrévocables avant que mon fils aîné devienne le chef de la famille.

— Il faut se soumettre, dit Mme Godefroi, abattue sous le coup de ces fatales révélations. Maintenant, ma sœur, je n’ai plus de conseils à vous donner ; mais vous trouverez toujours près de moi des consolations, des secours : dans la situation terrible où vous êtes, que puis-je pour vous, que voulez-vous que je fasse ?

— Rien, plus rien, ma chère Adélaïde, répondit la marquise en baissant la tête avec un geste de repentir, de profonde humilité ; je n’ose même plus vous demander votre amitié ; vous avez toujours été une femme sage, une épouse fidèle, et vous devez mépriser, au fond de votre ame, la malheureuse qui a trahi son devoir.

— Cécile, ma chère Cécile, est-il rien au monde qui puisse vous ôter mon affection ? s’écria Mme Godefroi ; ah ! fussiez-vous mille fois plus coupable, fussiez-vous méprisée, repoussée par tous, votre sœur vous resterait et vous aimerait encore.

Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en fondant en larmes, comme autrefois à la porte du couvent des bénédictines, lorsqu’elles prononçaient de si tristes adieux ; mais alors une vague espérance était au fond de cette désolation, une résolution énergique pouvait les sauver, et maintenant, à bout de leur avenir, elles pleuraient sur des malheurs à jamais irréparables.

— Ma sœur, dit enfin la marquise en réprimant sa douleur et son attendrissement, soyons calmes ; j’ai peu de temps pour tout ce qui me reste à faire. Et d’abord, c’est à vous que je dois adresser une prière, c’est à vous que je vais demander une promesse. Vous allez emmener cet enfant ; songez, hélas ! que le contact du monde et jusqu’à vos soins pourraient lui être funestes, songez que sa perte et son salut dépendent de sa foi. Adélaïde, la promesse que j’ose exiger vous paraîtra bizarre, elle vous blessera peut-être ; mais pardonnez aux prévisions, aux frayeurs d’une mère. Vous n’avez pas nos croyances, ma sœur, vous raisonnez sur les mystères que nous adorons ; un mot échappé de votre bouche pourrait jeter un doute dans l’ame d’Estève, et la remplir de trouble et de regrets ; un seul regard jeté hors du cloître où il doit passer sa vie pourrait lui laisser quelque fatal souvenir. Promettez-moi de l’en préserver, promettez-moi que le pauvre oblat ne traversera seulement pas cette Babylone où vous vivez ; promettez-moi de ne pas lui donner même l’espérance de vous revoir en le quittant au seuil de l’abbaye de Châalis…

— Je vous le promets, ma sœur, répondit Mme Godefroi.

— À présent, laissez-moi seule, ma chère Adélaïde, reprit la marquise ; j’ai besoin de prier Dieu. Dans une heure, vous viendrez me retrouver avec mon fils et l’abbé Girou.

Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Rien encore n’avait transpiré dans la maison. L’abbé était descendu au jardin pour lire son bréviaire. Estève, n’ayant pas trouvé sa mère au salon, se promenait tristement pendant sa récréation, et réfléchissait peut-être à cette nouvelle visite du marquis, pendant laquelle il avait inutilement attendu l’ordre de descendre pour rendre ses devoirs à son père.

Au bout d’une heure, Mme Godefroi entra silencieusement chez la marquise ; Estève la suivait avec l’abbé Girou. Mme de Blanquefort était assise devant son prie-dieu ; une pâleur effrayante couvrait ses traits décomposés comme ceux d’une mourante ; pourtant elle paraissait calme, et l’accent de sa voix, ordinairement bas et voilé, semblait plus distinct et plus ferme. Elle dit à Estève d’approcher ; il se mit à genoux près d’elle, sur le prie-dieu. Alors, sans faiblesse, sans émotion apparente, soutenue par cet immense amour de mère qui lui commandait de renfermer toutes ses douleurs, d’étouffer son désespoir pour rendre plus facile le sacrifice de cet enfant, dont l’ame allait frémir à ses premières paroles, elle annonça à Estève qu’il allait partir avec sa tante, et que très prochainement il entrerait au noviciat chez les pères bénédictins de Châalis.

À cette nouvelle, le pauvre enfant baissa la tête tout éperdu, et se prit à pleurer amèrement. Il y eut un silence. Mme Godefroi se cachait la figure dans son mouchoir ; l’abbé Girou essuyait en tremblant les grosses larmes qui coulaient sur son visage vénérable ; la marquise seule paraissait calme, et son regard, attaché sur le Christ qui surmontait son prie-dieu, avait une expression ineffable de souffrance contenue et de sombre sérénité.

— Mon enfant, dit-elle avec douceur, en réprimant tous les signes d’un attendrissement qui aurait augmenté la douleur d’Estève, mon enfant, pourquoi pleurez-vous ainsi ? pourquoi votre cœur se révolte-t-il à la pensée de me quitter ? Vous allez consacrer votre vie à Dieu, auquel je vous ai donné avant votre naissance ; vous allez trouver votre père spirituel, vos frères en religion, toute une famille unie par la charité, par des liens de paix et d’amour. Peut-être un jour aurai-je le bonheur de vous revoir dans la sainte maison où vous êtes près d’entrer ; mais, si cette consolation m’était refusée, si je venais à mourir loin de vous, adorez la volonté suprême, et songez qu’il n’est point de séparation éternelle pour ceux qui ont vécu dans la pensée du salut ; songez que je serai allée vous attendre dans le ciel, aux pieds de Dieu.

Elle se tut épuisée, à bout de ses forces, mais non de son dévouement, de sa résignation. D’un signe, elle pria l’abbé d’emmener Estève, car elle pensa qu’il achèverait plus promptement de se calmer hors de sa présence, et que, revenu de ce premier mouvement, il pourrait être consolé et persuadé par les exhortations du vieux prêtre. En effet, le soir même, Estève, quoique profondément triste et malheureux de quitter sa mère, songeait sans répulsion et sans effroi à la nouvelle vie qui l’attendait ; il était déjà accoutumé à l’idée de revêtir la coule et l’aumusse des bénédictins de Châalis.

La marquise était restée seule avec sa sœur. Immobile à la même place, et trop faible pour parler ou faire une lecture, elle semblait prier mentalement. De temps en temps, Mme Godefroi prenait un livre posé sur le prie-dieu et lui lisait à haute voix quelques morceaux de l’Imitation. La Babeau pleurait tout bas dans un coin de la chambre. Avant de se retirer, Mme Godefroi s’agenouilla près du lit de sa sœur, qui venait de se coucher, et lui dit : — Je donnerais bien des années de ma vie pour vous sauver toutes ces angoisses ; mais je ne puis rien, mon Dieu ! Pourtant il dépend de moi de retarder cette cruelle séparation. Je devais partir dans quatre jours ; je resterai plus long-temps, bien plus long-temps, je resterai tant qu’on ne viendra pas me chercher de Paris.

— Non, ma chère sœur, répondit la marquise d’une voix faible et en serrant la main de la vieille dame contre son visage livide et froid, non, cette situation ne peut se prolonger ; on ne peut vivre dans l’attente et la prévision d’une séparation si douloureuse. Mes forces y succomberaient.

Toute la journée du lendemain se passa tranquillement. Mme de Blanquefort retint son fils auprès d’elle et lui parla longuement de sa vocation, de ses devoirs, de son avenir. Mme Godefroi et l’abbé l’écoutaient, touchés jusqu’aux larmes et frappés de surprise, car il s’était opéré en elle une singulière et merveilleuse transformation. Cette femme, qui jusqu’alors avait fait consister la religion dans de minutieuses pratiques de dévotion, dans de cruelles austérités, dans l’étroite observation d’inutiles devoirs, s’élevait tout à coup aux sublimes hauteurs de la philosophie chrétienne. Elle trouvait, pour raffermir l’ame de son fils, des pensées, des paroles, telles que Dieu en inspirait à la pieuse mère de saint Augustin. Estève, agenouillé près du lit, recueillait ces discours avec une avide et douloureuse attention ; mais c’était moins le sens élevé, profond, qui se gravait dans sa mémoire, que l’accent de la marquise, que cette voix entrecoupée, dont les inflexions étaient si pleines de tendresse et de persuasion.

La fermeté, l’abnégation de Mme de Blanquefort ne se démentirent pas pendant les tristes jours qui précédèrent le départ d’Estève. L’instinct de sa tendresse trouva sûrement tous les moyens d’adoucir pour lui cette séparation, qu’elle envisageait avec autant d’effroi que le terme de sa propre vie. L’abbé Girou eut moins de force ; son cœur se brisait à la pensée de quitter cet enfant, objet de si tristes soins, et il ne pouvait dissimuler sa profonde affliction.

Enfin, le moment fatal arriva. Aux premières clartés d’un beau jour de septembre, la voiture de Mme Godefroi roula dans la cour de la Tuzelle. Déjà l’on avait chargé les bagages ; le postillon était en selle et faisait siffler son fouet ; les chevaux, impatiens, battaient le pavé avec de sauvages hennissemens. — Mme Godefroi parut sur le perron. — L’abbé la suivait avec Estève.

— Monsieur, dit-elle en lui serrant la main, je vous recommande ma sœur…

La marquise s’avança la dernière. Elle ne jeta qu’un regard sur la voiture, et, serrant son fils dans ses bras, elle lui dit : — Estève, tous les jours de ta vie, souviens-toi de ta pauvre mère, et prie Dieu pour elle !…

À ces mots, elle le remit par un brusque mouvement à Mme Godefroi et rentra précipitamment. — Une minute après, Estève sanglotait, le front appuyé sur l’épaule de sa tante, et le carrosse roulait sur la grande route de Paris.


Mme Charles Reybaud.