L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/09

L'ITALIE
ET LA VIE ITALIENNE
SOUVENIRS DE VOYAGE

IX.
VENISE. - LA VILLE ET LES MONUMENS[1]


20 avril 1864.

Le chemin de fer entre dans les lagunes, et tout de suite le paysage prend un aspect et une couleur étranges. Point d’herbes ni d’arbres, tout est mer et sable ; à perte de vue des bancs émergent, bas et plats, quelques-uns demi-lavés par le flot. Un vent léger ride les flaques luisantes, et les petites ondulations viennent mourir à chaque instant sur le sable uni. Le soleil couchant pose sur elles des teintes pourprées que le renflement de l’onde tantôt assombrit, tantôt fait chatoyer. Dans ce mouvement continu, tous les tons se transforment et se fondent. Les fonds noirâtres ou couleur de brique sont bleuis ou verdis par la mer qui les couvre ; selon les aspects du ciel, l’eau change elle-même, et tout cela se mêle parmi des ruissellemens de lumière, sous des semis d’or qui paillettent les petits flots, sous des tortillons d’argent qui frangent les crêtes de l’eau tournoyante, sous de larges lueurs et des éclairs subits que la paroi d’un ondoiement renvoie. Le domaine et les habitudes de l’œil sont transformés et renouvelés. Le sens de la vision rencontre un autre monde. Au lieu des teintes fortes, nettes, sèches des, terrains solides, c’est un miroitement, un amollissement, un éclat incessant de teintes fondues qui font un second ciel aussi lumineux, mais plus divers, plus changeant, plus riche et plus intense que l’autre, formé de tons superposés dont l’alliance est une harmonie. On passerait des heures à regarder ces dégradations, ces nuances, cette splendeur. Est-ce d’un pareil spectacle contemplé tous les jours, est-ce de cette nature acceptée involontairement comme maîtresse, est-ce de l’imagination remplie forcément par ces dehors ondoyans et voluptueux des choses, qu’est venu le coloris des Vénitiens ?


21 avril.

Journée en gondole ; il faut d’abord errer et voir l’ensemble.

C’est la perle de l’Italie ; je n’ai rien vu d’égal, je ne sais qu’une ville qui en approche, de bien loin, et seulement pour les architectures : c’est Oxford. Dans toute la presqu’île, rien ne peut lui être comparé. Quand on se rappelle les sales rues de Rome et de Naples, quand on pense aux rues sèches, étroites de Florence et de Sienne, quand ensuite on regarde ces palais de marbre, ces ponts de marbre, ces églises de marbre, cette superbe broderie de colonnes, de balcons, de fenêtres, de corniches gothiques, mauresques, byzantines, et l’universelle présence de l’eau mouvante et luisante, on se demande pourquoi on n’est pas venu ici tout de suite, pourquoi on a perdu deux mois dans les autres villes, pourquoi on n’a pas employé tout son temps à Venise. On fait le projet de s’y établir, on se jure qu’on reviendra ; pour la première fois, on admire non pas seulement avec l’esprit, mais avec le cœur, les sens, toute la personne. On se sent prêt à être heureux ; on se dit que la vie est belle et bonne. On n’a qu’à ouvrir les yeux, on n’a pas besoin de se remuer ; la gondole avance d’un mouvement insensible ; on est couché, on se laisse aller tout entier, esprit et corps. Un air moite et doux arrive aux joues. On voit onduler sur la large nappe du canal les formes rosées ou blanchâtres des palais endormis dans la fraîcheur et le silence de l’aube ; on oublie tout, son métier, ses projets, soi-même ; on regarde, on cueille, on savoure, comme si tout d’un coup, affranchi de la vie, aérien, on planait au-dessus des choses, dans la lumière et dans l’azur.

Le Grand-Canal développe sa courbe entre deux rangées de palais, qui, bâtis chacun à part et pour lui-même, ont sans le vouloir assemblé leurs diversités pour l’embellir. La plupart sont du moyen âge avec des fenêtres ogivales couronnées de trèfles, avec des balcons treillissés de fleurons et de rosaces, et la riche fantaisie gothique s’épanouit dans leur dentelle de marbres sans jamais tomber dans la tristesse ni dans la laideur ; d’autres, de la renaissance, étagent leurs trois rangs superposés de colonnes antiques. Le porphyre et la serpentine incrustent au-dessus des portes leur pierre précieuse et polie. Plusieurs façades sont roses ou bariolées de teintes douces, et leurs arabesques ressemblent aux lacis que la vague dessine sur un sable fin. Le temps a mis sa livrée grisâtre et fondue sur toutes ces vieilles formes, et la lumière du matin rit délicieusement dans la grande eau qui s’étale.

Le canal tourne, et l’on voit s’élever de l’eau, comme une riche végétation marine, comme un splendide et étrange corail blanchâtre, Santa-Maria-della-Salute avec ses dômes, ses entassemens de sculptures, son fronton chargé de statues ; plus loin, sur une autre île, San-Giorgio-Maggiore, tout arrondi et hérissé, comme une pompeuse coquille de nacre. On reporte les yeux vers la gauche, et voici Saint-Marc, le campanile, la place, le palais ducal. Il est probable qu’il n’y a pas de joyau égal au monde.

Cela ne peut pas se décrire, il faut voir des estampes, et encore qu’est-ce que des estampes sans couleur ? Il y a trop de formes, une trop vaste accumulation de chefs-d’œuvre, une trop grande prodigalité d’invention : on ne peut que démêler quelque pensée générale bien sèche, comme un bâton qu’on rapporterait pour donner l’idée d’un arbre épanoui. Ce qui domine, c’est la fantaisie riche et multiple, le mélange qui fait ensemble, la diversité et le contraste qui aboutissent à l’harmonie. Qu’on imagine huit ou dix écrins suspendus au col, aux bras d’une femme, et qui sont mis d’accord par leur magnificence ou par sa beauté.

L’admirable place, bordée de portiques et de palais, allonge en carré sa forêt de colonnes, ses chapiteaux corinthiens, ses statues, l’ordonnance noble et variée de ses formes classiques. A son extrémité, demi-gothique et demi-byzantine, s’élève la basilique sous ses dômes bulbeux, ses clochetons aigus, avec ses arcades festonnées de figurines, ses porches couturés de colonnettes, ses voûtes lambrissées de mosaïques, ses pavés incrustés de marbres colorés, ses coupoles scintillantes d’or : étrange et mystérieux sanctuaire, sorte de mosquée chrétienne, où des chutes de lumière vacillent dans l’ombre rougeâtre, comme les ailes d’un génie dans son souterrain de pourpre et de métal. Tout cela fourmille et poudroie. A vingt pas, nu et droit comme un mât de navire, le gigantesque campanile porte dans le ciel et annonce de loin aux voyageurs de la mer la vieille royauté de Venise. Sous ses pieds, collée contre lui, la délicate loggetta de Sansovino semble une fleur, tant les statues, les bas-reliefs, les bronzes, les marbres, tout le luxe et l’invention de l’art élégant et vivant, se pressent pour la revêtir. Çà et là vingt débris illustres font en plein air un musée et un mémorial ; des colonnes quadrangulaires apportées de Saint-Jean-d’Acre, un quadrige de chevaux de bronze enlevés de Constantinople, des piliers de bronze où l’on attachait les étendards de la cité, deux fûts de granit qui portent à leur cime le crocodile et le lion ailé de la république, devant eux un large quai de marbre et des escaliers où s’amarre la flottille noire des gondoles. On reporte les yeux vers la mer et on ne veut plus regarder autre chose ; on l’a vue dans les tableaux de Canaletti, mais on ne l’a vue qu’à travers un voile. La lumière peinte n’est point la lumière réelle. Autour des architectures, l’eau, élargie comme un lac, fait serpenter son cadre magique, ses tons verdâtres ou bleuis, son cristal mouvant et glauque. Les mille petits flots jouent et luisent sous la brise, et leurs crêtes pétillent d’étincelles. À l’horizon, vers l’est, on aperçoit au bout du quai des Esclavons des mâts de navires, des sommets d’églises, la verdure pointante d’un grand jardin ; mais tout cela sort des eaux, de toutes parts on voit le flot entrer par les canaux, vaciller le long des quais, s’enfoncer à l’horizon, ruisseler entre les maisons, ceindre les églises. La mer lustrée, lumineuse, enveloppante, pénètre et, ceint Venise comme une gloire.

Comme un diamant unique au milieu d’une parure, le palais ducal efface le reste. Je ne veux rien décrire aujourd’hui, je ne veux qu’avoir du plaisir. On n’a point vu d’architecture semblable ; tout y est neuf, on se sent tiré hors du convenu ; on comprend que par-delà les formes classiques ou gothiques que nous répétons et qu’on nous impose, il y a tout un monde, que l’invention humaine est sans limites, que, semblable à la nature, elle peut violer toutes les règles et produire une œuvre parfaite sur un modèle contraire à tous ceux dans lesquels on lui dit de s’enfermer. Toutes les habitudes de l’œil sont renversées, et avec une surprise charmante on voit ici la fantaisie orientale poser le plein sur le vide au lieu d’asseoir le vide sur le plein. Une colonnade à fûts robustes en porte une seconde toute légère, dentelée d’ogives et de trèfles, et sur cet appui si frêle s’étale un mur massif de marbre rouge et blanc dont les plaques s’entre-croisent en dessins et renvoient la lumière. Au-dessus, une corniche de pyramides évidées, d’aiguilles, de clochetons, de festons, découpe le ciel de sa bordure, et cette végétation de marbre hérissée, épanouie, au-dessus des tons vermeils ou nacrés des façades, fait penser aux riches cactus qui, dans les contrées d’Afrique et d’Asie où elle est née, entremêlaient les poignards de leurs feuilles et la pourpre de leurs fleurs.

On entre, et tout d’un coup les yeux sont remplis de formes. Autour de deux citernes revêtues de bronze sculpté, quatre façades développent leurs architectures et leurs statues, où brille toute la jeunesse de la première renaissance. Rien de nu et de froid, tout est peuplé de reliefs et de figures ; la pédanterie du savant et du critique n’est point venue sous prétexte de sévérité et de correction restreindre l’invention vive et le besoin de donner du plaisir aux yeux. On n’est point austère à Venise, on ne s’emprisonne pas dans les prescriptions des livres ; on ne se décide pas à venir bâiller avec admiration devant une façade autorisée par Vitruve, on veut qu’elle occupe et réjouisse tout l’être sentant ; on la brode d’ornemens, de colonnettes et de statues ; on la fait riche et gaie. On y met des colosses païens, Mars et Neptune, et des figures bibliques, Adam et Eve ; les sculpteurs du XVe siècle y agencent leurs corps un peu grêles et réels ; les sculpteurs du XVIe y étalent leurs formes agitées et musculeuses. Rizzo et Sansovino étagent en marbres précieux leurs escaliers magnifiques, leurs stucs délicats, les caprices élégans de leurs arabesques : armures et branchages, griffons et faunesses, fleurs fantastiques, chèvres malignes, toute une profusion de plantes poétiques et d’animaux joyeux et bondissans. On monte ces escaliers de princes avec une sorte de timidité et de respect, honteux du triste habit noir qui rappelle par contraste les simarres de soie brochée, les pompeuses dalmatiques tombantes, les tiares, les brodequins byzantins, les seigneuriales magnificences pour qui ces marches de marbre étaient faites, et l’on est accueilli au sommet des gradins par un saint Marc du Tintoret lancé dans l’air comme un vieux Saturne, avec deux superbes femmes, la Force et la Justice, compagnes d’un doge qui reçoit l’épée de commandement et de combat. Au sommet de l’escalier s’ouvrent les salles de gouvernement et d’apparat, toutes tapissées de peintures ; là Tintoret, Véronèse, Pordenone, Palma le jeune, Bellini, Titien, Bonifazio, vingt autres ont couvert de leurs chefs-d’œuvre les murs et les voûtes dont Palladio, Aspetti, Scamozzi, Sansovino, ont fait les dessins et l’ornement. Tout le génie de la cité en son plus bel âge s’est rassemblé ici pour glorifier la patrie en dressant le mémorial de ses victoires et l’apothéose de sa grandeur. Il n’y a point de pareil trophée dans le monde : batailles navales, navires aux proues recourbées comme des cols de cygnes, galères aux rames pressées, créneaux d’où partent des pluies de flèches, étendards flottans parmi les mâts, tumultueuses mêlées de combattans qui se heurtent et s’engloutissent, foules illyriennes, sarrasines et grecques, corps nus bronzés par le soleil et tordus par la lutte, étoffes chamarrées d’or, armures damasquinées, soies constellées de perles, tout le pêle-mêle étrange des pompes héroïques et luxueuses que cette histoire a promenées de Zara à Damiette et de Padoue aux Dardanelles ; çà et là les grandes nudités des déesses allégoriques ; dans les triangles, les Vertus du Pordenone, sortes de viragos colossales au corps herculéen, sanguines et colériques ; partout le déploiement de la force virile, de l’énergie active, de la joie sensuelle, et pour entrée de cette procession éblouissante le plus vaste des tableaux modernes, un Paradis du Tintoret, long de quatre-vingts pieds, haut de vingt-quatre, où six cents figures tourbillonnent dans une lumière roussâtre qui semble la fumée ardente d’un incendie.

L’esprit se trouve engorgé et comme offusqué, les sens défaillent. On s’arrête et on ferme les yeux, puis au bout d’un quart d’heure on choisit ; je n’ai bien vu aujourd’hui qu’un tableau, le Triomphe de Venise, par Véronèse. Celui-ci n’est pas seulement une fête, c’est encore un festin pour les yeux. Au milieu d’une grande architecture de balcons et de colonnes tordues, la blonde Venise est sur un trône, toute florissante de beauté, avec cette carnation fraîche et rose qui est propre aux filles des climats humides, et sa blanche jupe de soie fleuronnée se déploie sous un manteau de soie dorée. Autour d’elle, un cercle de jeunes, femmes se penchent avec un sourire voluptueux et pourtant fier, avec l’étrange attrait vénitien, celui d’une déesse qui a du sang de courtisane dans les veines, mais qui marche sur sa nue et attire à elle les hommes au lieu de tomber jusqu’à eux. Sur leurs draperies de violet pâle, près de leur manteau d’azur et d’or, leur chair vivante, leur dos, leurs épaules s’imprègnent de lumière ou nagent dans la pénombre, et la molle rondeur de leur nudité accompagne l’allégresse paisible de leurs attitudes et de leurs visages. Au milieu d’elles, Venise, fastueuse et pourtant douce, semble une reine qui ne prend dans son rang que le droit d’être heureuse, qui veut rendre heureux ceux qui la regardent, et sur sa tête sereine deux anges renversés dans l’air posent une couronne.

Le misérable instrument que la parole ! Un ton de chair satinée, une ombre lumineuse sur une épaule nue, un frémissement de clarté sur une soie mouvante, attirent, retiennent, rappellent les yeux pendant un quart d’heure, et on n’a qu’une phrase vague pour les exprimer. Avec quoi montrer l’harmonie d’une draperie bleue sur une jupe jaune, ou d’un bras dont la moitié est dans l’ombre et l’autre sous le soleil ? Et pourtant presque toute la puissance de la peinture est là, dans l’effet d’un ton près d’un ton, comme celle de la musique dans l’effet d’une note sur une note ; l’œil jouit corporellement comme l’ouïe, et l’écriture qui arrive à l’esprit n’atteint pas jusqu’aux nerfs.

Au-dessous de ce ciel idéal, derrière une balustrade sont des Vénitiennes en costumes du temps, décolletées en carré, avec un corps de jupe raide. C’est le monde réel, et il est aussi séduisant que l’autre. Elles regardent, penchées et rieuses, et la lumière qui éclaire par portions leurs habits et leurs visages tombe ou s’étale avec des contrastes si délicieux, qu’on se sent remué par des élancemens de plaisir. Tantôt c’est le front, tantôt c’est une fine oreille, un collier, une perle, qui sortent de l’ombre chaude. L’une, dans la fleur de la jeunesse, a le plus piquant minois. Une autre, ample, de quarante ans, lève les yeux en l’air et sourit de la plus belle humeur du monde.. Celle-ci, superbe, aux manches rouges rayées d’or, s’arrête, et ses seins enflent sa chemise au-dessus de son corps de jupe. Une petite fillette blonde et frisée aux bras d’une vieille femme lève sa main mignonne de l’air le plus mutin, et son frais visage est une rose. Il n’y en a pas une qui ne soit contente de vivre, et qui ne soit je ne dis pas seulement joyeuse, mais gaie. Et comme ces soies froissées, chatoyantes, ces perles blanches et diaphanes vont bien sur ces teints transparens, délicats comme des pétales de fleurs !

Tout en bas enfin s’agite la foule virile et bruyante des guerriers : des chevaux cabrés, de grandes toges ruisselantes, un soldat qui sonne dans un clairon encapuchonné de draperies, un dos d’homme nu auprès d’une cuirasse, et dans tous les intervalles une foule pressée de têtes vigoureuses et vivantes ; dans un coin, une jeune femme et son enfant, — tout cela accumulé, disposé, diversifié avec une aisance et une opulence de génie, tout cela illuminé comme la mer en été par un soleil prodigue. Voilà ce qu’il faudrait emporter avec soi pour garder une idée de Venise…

Je me suis fait conduire au jardin public ; après un tel tableau, on ne peut plus voir que les choses naturelles. C’est un terre-plein au bout de la ville, en face du Lido. Des arbustes verts font des haies, les fleurs jaunes et rouges s’ouvrent déjà dans les parterres ; les platanes lisses, les chênes rugueux dont les têtes bourgeonnent, réfléchissent leurs têtes dans la mer qui luit. A l’orient est une terrasse d’où l’on voit l’horizon et les îles lointaines. De là, sous ses pieds, on regarde la mer : elle roule en lames longues et minces sur un sable rougeâtre ; les plus délicieuses teintes soyeuses et fondues, des roses veinés, des violets pâles comme les jupes du Véronèse, des jaunes d’or empourprés, intenses et vineux comme les simarres de Titien, des verts effacés noyés de bleu noirâtre, des tons glauques zébrés d’argent ou pailletés d’étincelles, ondulent, se rejoignent, se confondent sous les innombrables flèches de feu qui d’en haut viennent s’abattre sur eux à chaque poignée de rayons brûlée par le soleil. Un grand ciel d’azur tendre étale son arche, dont le bout pose sur le Lido, et trois ou quatre nuages immobiles semblent des bancs de nacre.

J’ai poussé plus loin, et j’ai achevé ma journée sur la mer. A la fin, le vent s’est levé, et la nuit est venue. Des teintes blafardes, d’un gris jaunâtre et d’un vert violacé, sont descendues sur l’eau ; elle clapote infinie, indistincte, et sa houle noircie laisse un long sentiment d’inquiétude. Le vent se débat, pleure et tord dans le ciel les grands nuages ; le reste d’incendie qui rougissait l’occident a disparu. De temps en temps, la lune affleure entre les déchirures des nues ; elle va ainsi, guéant de fente en fente, éteinte presque aussitôt que rallumée, et versant pour une minute un ruissellement sur le flot trouble. On démêle pourtant la rondeur et l’énormité de la coupole céleste ; la terre à l’horizon n’est qu’une mince bande charbonneuse ; la mer frissonnante, la brume vague, et au-dessus les corps opaques des nuages mouvans occupent l’espace.

Rien ne peut exprimer la teinte de l’eau par une pareille nuit : brune et d’un jaspe foncé, parfois blême, mais bruissante de chuchotemens innombrables, on l’entend d’abord sans presque la voir, sans rien démêler dans ce vaste désert de formes flottantes. Peu à peu les yeux s’accoutument et sentent l’impérissable lumière qui rejaillit toujours d’elle. Comme une glace dans une chambre secrète et close, comme un de ces miroirs magiques aux profondeurs inconnues que décrivent les légendes, elle luit obscurément, mystérieusement, mais toujours elle luit ; c’est tantôt la pointe d’un petit flot qui émerge, tantôt le dos d’une ondulation large, tantôt la paroi polie d’un fond tranquille, tantôt encore le frétillement d’un remous qui saisit un éclair, un reflet lointain, une subite ondée blanchissante. Toutes ces lueurs affaiblies se croisent, se recouvrent, se mêlent, et voilà que de la grande noirceur sort une clarté douteuse comme d’un métal aperçu dans l’ombre, un infini de lumière pâlissante, le lustre inextinguible de l’eau vivante, en vain ternie par le ciel mort. Deux ou trois fois la lune s’est dégagée, et sa longue traînée vacillante semblait celle d’une lampe funéraire allumée parmi les draperies tombantes et devant le revêtement noir de quelque prodigieux catafalque. A l’horizon, comme une procession de torches et de tombeaux arrêtés à une distance sans limite, apparaît Venise avec ses clartés et ses bâtisses ; çà et là on voit se serrer un groupe de lumières, comme un faisceau de cierges au coin d’une bière.

La barque se rapproche ; à gauche, dans un silence extraordinaire, le canal Orfano s’enfonce immobile et désert ; ce calme de l’eau noire et luisante pénètre tous les nerfs de plaisir et d’horreur. L’esprit s’enfonce involontairement dans ces profondeurs froides. Quelle vie étrange que celle de cette eau muette et nocturne ! Cependant les églises et les palais grandissent et nagent sur la mer avec un air de spectres. Saint-Marc se découvre, et ses architectures raient les ténèbres de leurs aiguilles et de leurs rondeurs multipliées. Pareille à la fantaisie d’un magicien, au décor aérien d’un palais imaginaire, on aperçoit la place, avec ses colonnes, son campanile, entre deux cordons de lumières. — Puis la barque s’engage dans des ruelles suspectes, où de loin en loin un falot projette sur l’eau son aigrette flageolante ; pas une figure, pas un bruit, sauf le cri du batelier au tournant des murs ; à chaque instant, la gondole perce l’obscurité d’un pont, puis lentement, comme un ver qui s’allonge, elle rampe le long des assises d’un palais, invisible dans l’ombre épaisse comme celle d’une cave. Tout d’un coup elle se dégage, et l’on découvre une lanterne isolée qui tremblote lugubrement dans la nuit, allumant des reflets, un scintillement fugitif sur le ventre livide d’un flot. D’autres fois la vague choque un escalier disjoint, des fondemens rongés ; on démêle une fenêtre grillée, une muraille lépreuse, et tout autour de soi un enchevêtrement de canaux entrecroisés, d’eaux tortueuses, qui vont s’enfonçant parmi des formes inconnues.


Les places, les rues.

Tout est beau ; je suppose qu’il y a des sympathies de tempérament, j’en trouve une ici ; donnez-moi une grande forêt au bord d’un fleuve ou bien Venise.

Jusqu’aux ruelles, aux moindres places, il n’y a rien qui ne fasse plaisir. Du palais Lorédan, où je suis, on tourne, pour aller à Saint-Marc, par des calle biscornues et charmantes, tapissées de boutiques, de merceries, d’étalages de melons, de légumes et d’oranges, peuplées de costumes voyans, de figures narquoises ou sensuelles, d’une foule bruissante et changeante. Ces ruelles sont si étroites, si bizarrement étriquées entre leurs murs irréguliers, qu’on n’aperçoit sur sa tête qu’une bande dentelée du ciel. On arrive sur quelque piazzetta, quelque campo désert, tout blanc sous un ciel blanc de lumière. Dalles, murailles, enceinte, pavé, tout y est pierre ; alentour sont des maisons fermées, et leurs files forment un triangle ou un carré bosselé par le besoin de s’étendre et le hasard de la bâtisse ; une citerne délicatement ouvragée fait le centre, et des lions sculptés, des figurines nues jouent sur la margelle. Dans un coin est quelque église baroque, San-Mose, — une façade jésuitique, San-Apostoli ou San-Luca, — un portail chargé de statues, tout bruni par l’humidité de l’air salé et par la brûlure antique du soleil ; — un jet de clarté oblique tranche l’édifice en deux pans, et la moitié des figures semblent s’agiter sur leurs frontons ou sortir de leurs niches pendant que les autres reposent dans la transparence bleuâtre de l’ombre. — On avance, et dans un long boyau qu’un petit pont traverse on voit des gondoles sillonner d’argent le marbre bigarré de l’eau ; tout au bout de l’enfilade, un pétillement d’or marque sur le flot le ruissellement du soleil qui, du haut d’un toit, fait danser des éclairs sur le flanc tigré de l’onde. L’arche enjambe le canal, et une grisette en mantille noire soulève sa jupe pour laisser voir son bas blanc, sa cheville fine, son soulier sans talon. Elle n’a pas l’air fier et dur des Romaines ; elle marche onduleusement sous son voile et montre sa nuque de neige sous les frisons de ses cheveux roussâtres. Ample, rieuse et molle, elle a l’air d’un paon ou plutôt d’un pigeon qui fait chatoyer son col au soleil. On s’égare, c’est tant mieux ; point de cicérone, on finit par trouver sa route d’après le soleil et l’inclinaison des ombres. A toutes les églises, à tous les endroits où abordent les gondoles sont des drôles pittoresques, de vrais lazzaroni¸ dont tout le métier consiste à tenir la barque contre l’escalier, à rappeler le gondolier quand le visiteur revient, à flâner au soleil, à dormir et à mendier. Ils tendent la main, et on regarde leurs haillons poudreux, ternis, marbrés, à travers lesquels passe leur chair rougeâtre ; ils sont d’un beau ton effacé et fondu, et ils font bien dans les encoignures sculptées ou de loin sur les quais vides. — On arrive à la place Saint-Marc ; le soleil a disparu, mais Saint-George, de l’autre côté de la mer, les tours, les bâtisses de briques sont aussi roses qu’une fleur de pêcher, et du côté du couchant une vapeur de pourpre, une sorte de poussière lumineuse, un souffle de fournaise embrase l’horizon. A l’orient, toutes les rondeurs, toutes les aiguilles sortent de la mer éclatante pareilles à des coupes et à des candélabres d’agate ou de porphyre ; ces arêtes et ces crêtes tranchent avec une netteté extraordinaire la grande conque céleste, et tout en bas du ciel on voit se poser une teinte d’émeraude lointaine.

Les guirlandes de lumières commencent à s’allumer sous les arcades des Procuraties. On s’assoit au café Florian, dans de petits cabinets lambrissés de glaces et de riantes figures allégoriques ; les yeux demi-clos, on suit intérieurement les images de la journée qui s’arrangent et se transforment comme un rêve ; on laisse fondre dans sa bouche des sorbets parfumés, puis on les réchauffe d’un café exquis, tel qu’on n’en trouve point ailleurs en Europe ; on fume du tabac d’Orient, et on voit arriver des bouquetières en robes de soie, gracieuses, parées, qui posent sans rien dire sur la table des narcisses ou des violettes. Cependant la place s’est remplie de monde ; une foule noire bourdonne et remue dans l’ombre rayée de lumière ; des musiciens ambulans chantent ou font un concert de violons et de harpes. — On se lève, et derrière la place peuplée d’ombres mouvantes, au bout d’une double frange de boutiques éclairées et joyeuses, on aperçoit Saint-Marc, son étrange végétation orientale, ses bulbes, ses épines, sa filigrane de statues, les creux noircissans de ses porches, sous le tremblotement de deux ou trois lampes perdues.


25 avril. — L’ancienne Venise, Saint-Marc.

Ce qui est propre et particulier à Venise, ce qui fait d’elle une ville unique, c’est que, seule en Europe après la chute de l’empire romain, elle est restée une cité libre, et qu’elle a continué sans interruption le régime, les mœurs, l’esprit des républiques anciennes. Imaginez Cyrène, Utique, Corcyre, quelque colonie grecque ou punique échappant par miracle à l’invasion et au renouvellement universel, et prolongeant jusqu’à la révolution française une vieille forme de l’humanité. L’histoire de Venise est aussi étonnante que Venise elle-même.

En effet, c’est une colonie, une colonie de Padoue, qui s’est sauvée en un lieu inaccessible devant Alaric et Attila, comme jadis Phocée s’est transportée à Marseille pour échapper à de grands dévastateurs semblables, Cyrus ou Darius. Comme les colonies grecques, elle garde d’abord le lien qui l’unit à la métropole. En 421, Padoue ordonne la construction d’une ville à Rialto, envoie des consuls, bâtit une église ; la fille grandit sous le patronage de la mère, puis s’en détache. A partir de ce moment et pendant treize siècles, nul barbare, nul roi germain ou sarrasin ne mettra la main sur elle. Elle n’est point comprise dans la grande enrégimentation féodale ; le fils de Charlemagne a échoué devant ses lagunes, les empereurs francs ou allemands reconnaissent qu’elle ne dépend point d’eux, mais de Constantinople, et cette dépendance qui n’est qu’un nom disparaît vite. Entre les césars dorés de Byzance et les césars cuirassés d’Aix-la-Chapelle, contre les gros vaisseaux des Grecs dégénérés et la pesante cavalerie germaine, ses marécages, son adresse, sa bravoure, la maintiennent libre et latine. Ses vieux historiens commencent leurs annales en se vantant d’être Romains, bien plus Romains que les Romains de Rome, tant de fois conquis et entachés de sang étranger. En effet, elle s’est retirée à temps de la pourriture impériale pour revivre, à la façon militante et laborieuse des anciennes cités, dans un coin abrité où le débordement des brutes féodales ne peut l’atteindre. Chez elle, l’homme ne s’est point alangui dans la simarre de soie byzantine, ni raidi dans la cotte de mailles germanique. Au lieu de devenir un scribe sous la main d’un eunuque de palais ou un soldat aux ordres d’un baron de château-fort, il travaille, navigue, bâtit, délibère et vote, comme jadis un Athénien ou un Corinthien, sans autre maître que lui-même, parmi des concitoyens et des égaux. Dès l’origine, pendant deux siècles et demi, chaque îlot nomme un tribun, sorte de maire renouvelable tous les ans, responsable devant l’assemblée générale de toutes les îles. Les premiers chroniqueurs rapportent que partout les alimens, les habitations sont semblables. Au VIe siècle, Cassiodore dit que chez eux « le pauvre est l’égal du riche, que leurs maisons sont uniformes, qu’il n’y a point de différences entre eux, point de jalousies. » On voit reparaître une image des sobres et actives démocraties grecques. Quand en 697 ils se donnent un doge, leur liberté n’en devient que plus orageuse. Il y a des rixes entre les familles, des coups de main dans les assemblées. Si le doge devient tyran et veut perpétuer sa dignité dans sa famille, on le chasse, on le fait moine, on lui crève les yeux, on le massacre, selon l’usage des cités antiques. En 1172, sur cinquante doges, dix-neuf avaient été tués, bannis, mutilés ou déposés. La cité a son dieu local, sorte de Jupiter Capitolin ou d’Athéné Poliade : d’abord saint Théodore avec son crocodile, puis saint Marc avec son lion ailé, et le corps de l’apôtre, rapporté par ruse d’Alexandrie, protège et sanctifie le sol de la patrie, comme jadis Œdipe, enterré à Colone, sanctifiait et protégeait Athènes. L’esprit public est aussi fort qu’au temps de Miltiade et de Cimon. Urseolo Ier a fondé un hôpital à ses frais, rebâti le palais et l’église de Saint-Marc de son propre argent. Son fils Urseolo II laisse les deux tiers de son bien à l’état et le reste à sa famille. Voilà donc une seconde pousse de l’olivier antique, verte et jeune, au milieu de l’hiver féodal. Par la forme de son état et par les bornes de sa religion, par ses habitudes et par ses sentimens, par ses périls et ses entreprises, par les aiguillons qui le pressent et les conceptions qui le guident, l’homme se trouve une seconde fois lancé dans la carrière que les autres sociétés humaines avaient abandonnée pour toujours.

Nous ne comprenons plus la force avec laquelle ils couraient dans ce champ fermé, nous ne voyons plus les énergies que développaient les associations bornées. Nous sommes perdus dans un état trop grand ; nous n’imaginons pas les provocations incessantes au courage et à l’initiative que comportait la société réduite à une ville, nous ne soupçonnons plus les ressources d’invention, les élans de patriotisme, les trésors de génie, les merveilles de dévouement, le magnifique développement des puissances et des générosités humaines que l’individu atteint lorsqu’il se meut dans un cercle proportionné à ses facultés et approprié à son action. Quoi de plus rare aujourd’hui que de sentir, étant citoyen, qu’on appartient à la patrie ! Il faut qu’elle soit en danger, et cela arrive une fois par siècle[2]. A l’ordinaire, nous ne la voyons pas, elle n’est pour nous qu’un être abstrait ; nous ne nous intéressons à elle que par un raisonnement de la cervelle. Nous la sentons seulement comme un mécanisme compliqué qui nous gêne et nous sert, mais qui en somme dure et ne se détraquera pas. Un rouage cassé, un accroc, si grave qu’il soit, fera un peu baisser la rente, voilà tout. Notre vie, celle de nos proches n’en seront pas compromises ; nous trouverons toujours dans la rue des sergens de ville pour nous protéger ; nos affaires n’en souffriront guère, et nos plaisirs n’en souffriront pas. Depuis que la vie privée s’est séparée de la vie publique, l’état, transporte aux mains du gouvernement, ne semble plus la chose de l’individu. Au contraire, à cette époque, ce qui frappe la communauté blesse au vif le particulier ; les affaires nationales sont ses affaires propres. Quand les Hongrois arrivent devant Venise, on n’a pas besoin de l’exciter pour qu’il coure à la passe de Malamocco ; il s’agit de sa maison, de ses enfans et de sa femme, et il manœuvre sa barque de lui-même, comme aujourd’hui nous manœuvrons les pompes lorsqu’à deux pas de chez nous on crie au feu. Cent soixante ans de guerre contre les pirates de la Dalmatie ne sont pas une œuvre de la raison d’état, un calcul de cabinet, un système élaboré par une douzaine de têtes politiques et d’habits brodés, comme nos expéditions d’Afrique. Navires interceptés, fiancées enlevées à l’église, citoyens captifs mis à la rame, de toutes parts les plaies privées saignent et ressaignent pour changer les particuliers en citoyens. Lorsque plus tard la cité aura bordé la Méditerranée de ses colonies, la même situation maintiendra le même patriotisme. Les Navagieri, ducs de Lemnos, les Sanudo, princes de Naxos et de Paros, les cinq cent trente-sept familles de cavaliers et de fantassins qui ont reçu en fief le tiers de la Crète savent que du salut public dépend leur salut. Une défaite de Venise leur apportera l’invasion, l’incendie, les mutilations, le pal. Quand le Grec, l’Égyptien, le Génois, lancent leurs flottes, quand l’Allemand, le Turc ou le Dalmate remuent leurs armées, le moindre Vénitien, un marchand, un matelot, un calfat sait que son commerce, son salaire, ses membres même sont en danger. Par cette communauté constante, il a pris l’habitude d’agir en corps, de se sentir compris dans la patrie, d’être insulté et blessé en elle et à travers elle, de l’admirer, de dédaigner les autres, de s’admirer lui-même comme le soldat d’une noble armée, conquérante et intelligente, qui marche avec saint Marc, le favori de Dieu, pour général. Ainsi relevé, un homme est bien fort. Comme il se sent grand, il fait de grandes choses ; la générosité double la puissance du ressort que l’intérêt personnel avait déjà tendu. Que l’on considère la vie d’une ville moderne, Rouen ou Toulouse, simple assemblage d’hommes, où chacun, sous une police passable, végète isolé, ne songeant qu’à soi, occupé languissamment à s’enrichir ou à s’amuser, plus souvent à se comprimer ou à s’éteindre ; qu’on mette en regard la vie entreprenante d’une cité libre comme l’ancienne Athènes ou la vieille Rome, comme Gênes et Pise au moyen âge, comme cette Venise, une bourgade de vendeurs de poissons posée sur la boue, sans terre, sans eau, sans pierre, sans bois, qui conquiert les côtes de son golfe, Constantinople, l’archipel, le Péloponèse et Chypre, qui écrase sept révoltes à Zara et seize révoltes en Crète, qui défait les Dalmates, les Byzantins, les soudans du Caire et les rois de Hongrie, qui lance dans le Bosphore des flottes de cinq cents voiles, arme des escadres de deux cents galères, fait naviguer à la fois trois mille bâtimens, qui chaque année, par quatre flottes de galions, unit Trébizonde, Alexandrie, Tunis, Tanger, Lisbonne et Londres, qui enfin, inventant une industrie, une architecture, une peinture et des mœurs originales, se transforme elle-même en un magnifique joyau d’art, pendant que ses vaisseaux et ses soldats, en Crète, en Morée, défendent l’Europe contre les derniers des envahisseurs barbares. On comprendra par le contraste de son activité et de notre inertie ce que la société peut tirer de l’homme, ce que l’homme peut oser et créer lorsque l’état le fait souverain et patriote, ce que l’antique régime municipal, que nous avons quitté et que Venise renouvelle, développait de courage et de génie en dressant et liant en une seule gerbe les facultés que nous laissons s’isoler et s’étioler dans nos états trop grands.

Quand une société se développe ainsi par elle-même, elle a son goût et son art propres ; la vie spontanée produit les créations originales, et l’invention entre dans le champ de l’intelligence après avoir fécondé celui de l’action. Une seule chose est nécessaire à l’homme, le respect de la source vive qu’il porte en lui-même ; que chacun de nous préserve la sienne, l’empêche d’être troublée, étouffée, la fasse couler : le reste, œuvres, gloire, puissance, viendra par suite et par surcroît. Ces Vénitiens sont allés à Constantinople et en ont rapporté pour leur église les formes arrondies, les arcades cintrées, les coupoles globuleuses dans lesquelles l’architecture byzantine se complaisait ; mais ils les transforment en les répétant sur leur sol, et l’église de Saint-Marc diffère autant de Sainte-Sophie qu’une jeune nation naïve, inventive, conquérante, diffère d’un vieil empire grandiose et compassé. Les architectes grondent en la voyant ; à chaque pas, les règles y sont violées, et les styles mêlés. On n’a pas su ou peut-être osé sur ce terrain mouvant copier l’énorme dôme de Sainte-Sophie ; mais ses rondeurs plaisaient, et au lieu d’une grande on en a fait cinq petites ; puis à l’extérieur on les a surexhaussées, renflées en forme de bulbe avec des flèches et des courbures étranges. C’est que de toutes parts la fantaisie exubérante se donnait carrière. Dès le péristyle, on la sent qui déborde. Les porches ont coiffé leur cintre antique d’un revêtement évasé qui relève en pointes gothiques sa guirlande de statuettes. De fins clochetons sont venus se placer sur les contre-forts. Cinq cents colonnettes de porphyre, de vert antique, de serpentine, ont serré et superposé sur les façades leurs étages incohérens, leurs têtes classiques ou barbares, — le pêle-mêle magnifique de leurs marbres multicolores. Des portes sarrasines font luire leur treillage de petits fers à cheval entre de bizarres chapiteaux où des oiseaux, des lions, des feuillages, des raisins, des épines, des croix, enchevêtrent leur dessin grossier ou fantastique. Sur la voûte, des mosaïques innombrables étalent des corps réels et raides, des Eves grêles, à la poitrine tombante, des Adams maigres qui sont des ouvriers déshabillés, — vingt scènes bibliques d’une indécence aussi naïve et d’une maladresse aussi enfantine que les enluminures des plus vieux missels. On reconnaît l’homme du moyen âge, qui, sur un fond classique importé, brode une décoration gothique originale, qui, raffiné et troublé par le christianisme, aime non plus le simple et l’uni, mais le complexe et le multiple, qui a besoin de remplir le champ de sa vision par la saillie et l’entrelacement des formes prodiguées, par la nouveauté, le luxe et la recherche de l’ornementation capricieuse, — qui, devenu plus imaginatif en même temps que plus sensible, ne sent ses yeux occupés que par le fourmillement illimité des surfaces populeuses et par le brusque affleurement de l’irrégularité imprévue, — qui enfin, promené par sa destinée maritime dans les basiliques byzantines et les mosquées mahométanes, entasse les marbres, les bronzes, les reflets de pourpre et les scintillemens de l’or, pour exprimer dans son christianisme la poésie fastueuse et composite dont le spectacle de l’Orient l’a imbu.

C’est aujourd’hui la fête de Saint-Marc ; les femmes, les jeunes filles en voile noir, en châles violets, en longues jupes tombantes, une foule bariolée bourdonne sous les porches et ondoie dans l’église. Elles s’agenouillent sur les dalles, touchent de la main les pieds d’un christ de bronze et se signent ; d’autres marmottent des prières, et mettent un sou dans la boîte qu’on promène en quêtant et pour les pauvres morts. » Une procession de prélats défile, et l’on voit tourner le long des piliers les mitres blanchâtres ou dorées, les chapes damasquinées et scintillantes. Un chant s’élève, bizarre et beau, composé de voix très hautes et de voix très graves, sorte de mélopée monotone qui vient peut-être de Byzance. Les musiciens sont cachés : on ne sait pas d’où cette mélopée sort ; elle flotte et monte dans l’air rougeâtre et sombre, comme une voix incorporelle dans la cave resplendissante d’une fée ou d’un génie.

Pour l’étrangeté et la magnificence, rien ne peut se comparer à ce spectacle. On vient de regarder la place Saint-Marc si belle et si gaie, ses élégantes colonnades, le riche azur du ciel, la lumière épanchée dans l’espace. L’on descend une marche, et les yeux se trouvent tout d’un coup plongés dans la pourpre ténébreuse d’un sanctuaire petit, de forme inconnue, plein de chatoiemens et de reflets amortis, surchargé et resserré comme la chambre basse où un Israélite, un pacha conserve ses trésors. Deux couleurs, les plus puissantes de toutes, le revêtent du parvis au dôme : l’une, celle du marbre rougeâtre veiné qui luit aux fûts des colonnes, lambrisse les murailles, s’étale sur les dalles ; l’autre, celle de l’or qui tapisse les coupoles, incruste les mosaïques, et par ses millions d’écailles accroche la lumière. Rouge sur or et dans l’ombre ! on n’imagine pas un pareil ton. Le temps l’a foncé et fondu : au-dessus du pavé de marbre fendillé par les tassemens, les rondeurs guillochées des dômes scintillent d’une clarté fauve ; nul jour, sauf celui des petites baies à têtes rondes, cerclées de vitraux ronds. Des formes innombrables, des piliers couturés de sculptures, des bronzes, des candélabres, des centaines de mosaïques, un luxe asiatique de décorations contournées et de figures barbares poudroie dans l’air où l’encens roule ses spirales, où flottent en atomes lumineux les contrastes de la nuit et du jour. On ne peut exprimer cette puissance de la lumière emprisonnée et éparpillée dans l’ombre. Telle chapelle à droite est noire comme un souterrain ; un reste de clarté vacille sur la courbure des arceaux ; seules, trois lampes de cuivre émergent de l’obscurité palpable. L’œil s’arrête sur leurs rondeurs et suit cette chaîne qui remonte, étoilant la nuit de ses paillettes, pour se perdre en je ne sais quelles profondeurs ; à les voir ainsi descendre au bout d’une traînée de lueurs, on les prendrait pour les corolles mystérieuses d’une fleur magique. Il y a eu dans ces architectes du Xe et du XIIe siècle un sentiment unique. Qu’ils aient imité les Byzantins ou les Arabes, peu importe ; ce saint Marc qu’ils avaient rapporté d’Alexandrie, cet apôtre syrien dont ils avaient vu le ciel et la patrie remplissait leur imagination d’une poésie inconnue aux barbares du nord. Ce n’est point la tristesse qu’ils expriment, ni l’énormité qu’ils poursuivent ; il y a un fonds de joie méridionale dans leur fantaisie, dans la chaude couleur dont ils imprègnent leur église, dans ce revêtement universel de mosaïques luisantes, dans cette marqueterie de marbres, dans ces galeries sculptées, dans ces chaires, dans ces balcons, dans ces riches portes arabes ou gothiques enserrées chacune dans un cordon d’apôtres. Devant cette fête qui semble une vision, les disparates s’accordent, et les maladresses ne sont plus senties. Autour du maître-autel, les quatre colonnes qui portent le baldaquin disparaissent sous une profusion de figures qui, de la base au chapiteau, chacune dans sa niche, revêtent tout le fût. Si on les prend une à une, elles sont barbares ; on est choqué de l’impuissance et des vains tâtonnemens qu’elles manifestent. Les mains sont disproportionnées, les têtes parfois sont grandes comme le tiers ou le quart du corps ; presque toutes sont vulgaires, parfois grossières, stupides ; le sculpteur est un moine pataud qui copie des patauds du peuple ; la main dévie et aboutit sans le savoir dans la caricature ; telle sainte est un grotesque à la joue enflée, une hydrocéphale étique ; d’autres sont des monstres informes, non viables, comme les singularités qu’on conserve dans les musées anatomiques. Et pourtant à six pas de là l’effet total est admirable ; on est saisi par la surabondance de cette foule indistincte, brunâtre, qui étage ses files sous un chapiteau de feuillages d’or, et ondoie vaguement sous le tremblotement des lampes. L’artiste du moyen âge, incapable d’exprimer l’individu, sent les masses et les ensembles ; il ne comprend pas, comme l’ancien Grec, la perfection de la personne isolée, du dieu, du héros qui se suffit à lui-même ; il sort de cette belle enceinte limitée : ce qu’il aperçoit, c’est le peuple, la multitude humaine, la pauvre espèce tout entière humiliée comme une fourmilière devant le dominateur suprême. Il lui laisse ses laideurs, ses déformations, sa mesquinerie, souvent même il les exagère ; mais le rêve sublime et intense, la joie mêlée d’angoisses, tout ce qui est la palpitation et l’aspiration des âmes, il l’entend, il l’exprime, et si nous ne voyons point dans son œuvre le corps viril et sain de l’homme indépendant et complet, nous y démêlons l’émotion intime des foules et la religion passionnée du cœur.

Voilà ce qui anime les mosaïques si raides dont les murailles, les voûtes, les moindres angles sont lambrissés. On voit bien qu’ils ont fait venir des ouvriers de Constantinople. De toutes parts la niaiserie de l’art vieillot et l’insuffisance de l’art enfantin ont multiplié des mannequins dont les yeux d’émail n’ont plus de regard. Une vierge au-dessus de la porte d’entrée n’a pas de corps ; c’est un squelette sous un manteau. Un Christ au-dessus de l’autel, dans la chapelle des fonts baptismaux, n’a plus forme humaine ; on dirait qu’on l’a éventré et vidé ; il reste de lui une peau blafarde mal remplie de je ne sais quelle bourre mollasse. Une Hérodiade en robe rouge étoilée d’or laisse voir au bout de ses manches d’hermine les phalanges desséchées d’une poitrinaire étique. Il faut voir les pieds extraordinaires des anges, les grands yeux caves des saints, l’air absorbé, affaissé, inerte, de tous les personnages. Et pourtant, si misérables que soient les figures, le jeune peuple qui est obligé de les emprunter au vieux peuple fait d’elles un ensemble harmonieux et beau. L’œuvre hiératique et plate entre comme un fragment dans l’œuvre inspirée et sincère. A cette distance et dans cette profusion, on cesse de remarquer les formes amaigries ou mécaniques. On ne les voit que comme des têtes dans une foule. Les yeux se sentent entourés d’une assemblée de saints, d’une histoire infinie, de tout le ciel légendaire ; ils oublient le détail ; ils voient un royaume et ne songent pas à en compter ou critiquer les habitans. La vieille Venise héroïque et pieuse a fait ainsi. Voilà pourquoi pendant des siècles elle a prodigué ses richesses, son travail, ses conquêtes. C’est là le monde idéal qu’entrevoyait sa foi, aussi vivant pour elle, aussi peuplé que le monde réel ; ce sont ses patrons, ses patriarches, ses anges, sa madone qu’elle contemplait à travers ces figures vivifiées par la lumière pourprée et par l’or rutilant des coupoles.


San-Giovani-e-Paolo, I Frari, 26 avril.

La gondole s’enfonce dans des ruelles désertes, du côté du nord. Les reflets de l’eau tremblent dans l’arc concave des ponts, comme une draperie de soie à ramages, rose, blanche et verdâtre. On sort de la ville, il est midi, le ciel est d’une pâleur ardente. Des trains de bois échoués allongent leurs poutres lavées et luisantes sur la plaine d’eau immobile. En face, une île ceinte de murailles (le cimetière) raie la blancheur enflammée de ses blancheurs crues ; plus loin, deux ou trois voiles courent dans les chenaux ; à l’horizon, la chaîne vaporeuse des montagnes développe sur le ciel sa frange de neige. La proue dentelée sort de l’eau comme un bizarre poisson qui nagerait la queue la première, et sa forme noire perce et pousse en avant, parmi les frétillemens innombrables des petits flots dorés, dans le grand silence.

Sur une place vide s’élève la statue équestre de Colleoni, la seconde qu’on ait fondue en Italie[3], véritable portrait comme celle de Gattamelata à Padoue, portrait réel d’un condottiere assis sur son solide cheval de bataille, en cuirasse, avec les jambes écartées, le buste trop court, la physionomie rude d’un soudard qui commande et qui crie, point embelli, mais pris sur le vif et énergique. En face est San-Giovanni-e-Paolo, une église gothique[4], d’un gothique italien, partant gai ; les piliers ronds, les arches larges et bien évasées, les vitraux presque tous blancs, écartent de l’esprit les idées funèbres et mystiques que suggèrent toutes les cathédrales du nord. Comme le Campo-Santo à Pise, comme Santa-Croce à Florence, l’église est peuplée de tombeaux ; joignez-y ceux des Frari : c’est le mausolée de la république. La plupart sont du XVe ou des premières années du XVIe siècle, l’âge éclatant de la cité, celui où les grands hommes et les grandes actions qui finissent sont encore de date assez récente pour que l’art nouveau qui se dégage puisse en recueillir l’image et en exprimer la sincérité. D’autres montrent l’aube de cette grande lumière, d’autres encore en montrent le déclin, et l’on suit ainsi sur une rangée de sépulcres l’histoire du génie humain depuis son éclosion, à travers sa virilité, jusqu’à sa décadence.

Dans le monument du doge Morosini, mort en 1382, la pure forme gothique s’épanouit avec toutes ses élégances. Une arcade fleuronnée festonne ses dentelures au-dessus du mort. Aux deux côtés montent deux petites tourelles charmantes portées par des colonnettes agrémentées de trèfles, bordées de figurines, hérissées de clochers et de clochetons, sorte de végétation délicate où le marbre se hérisse et s’épanouit comme une plante épineuse qui déploie ensemble ses aiguilles et ses fleurs. Le doge Morosini dort les mains croisées sur sa poitrine. Ce sont là-les vrais monumens funéraires : une alcôve parfois avec son baldaquin ou sa courtine[5], un lit de marbre sculpté, ornementé, comme l’estrade de bois sur laquelle les vieux membres de l’homme vivant se reposaient la nuit, et au dedans l’homme vêtu comme à son ordinaire, calme dans son sommeil, confiant et pieux parce qu’il s’est bien acquitté de la vie, véritable effigie sans emphase ni angoisses, et qui laisse aux survivans l’image grave et pacifique que leur mémoire doit retenir.

Voilà le sérieux du moyen âge. Déjà pourtant sous la sévérité religieuse on voit poindre le sentiment des formes corporelles vivantes qui seront la découverte propre du siècle suivant. Dans le mausolée du doge Marco Corner, entre les cinq arcades ogivales dentelées de trèfles et coiffées de fins clochetons, des Vertus, de joyeux anges en longues robes regardent avec des expressions spontanées et frappantes. Dans cette aurore de la découverte, l’artiste risquait naïvement des physionomies, des airs de tête que les maîtres ultérieurs ont rejetés par dignité et pour obéir aux règles. En cela, la renaissance, qui réduisait l’art à la noblesse classique, l’a vraiment amoindri, comme les puristes de notre XVIIe siècle ont appauvri le riche langage du XVIe.

A mesure qu’on avance, on voit se dégager quelque trait de l’art nouveau. Dans le tombeau du doge Antonio Venier, mort en 1400, le paganisme de la renaissance affleure par un détail de l’ornementation, — les niches à coquille. Tout le reste est encore anguleux, fleuronné, effilé délicatement, gothique, la sculpture comme l’architecture. Aussi les têtes sont un peu lourdes, maladroites, trop courtes et parfois portées par un col tordu. Les artistes copient le réel : ils n’ont pas encore fait un choix définitif dans les proportions, ils ne savent pas le canon des statuaires grecs, ils sont encore plongés dans l’observation et dans l’imitation de la vie ; mais leurs maladresses sont délicieuses. La Madone, qui aie cou trop penché, serre son fils avec une tendresse si vive ! Il y a tant de bonté, de candeur dans ces têtes de jeunes filles un peu rondes ! Les cinq vierges dans leurs niches à coquille ont une fraîcheur de jeunesse et de vérité si pénétrante ! Rien ne me touche autant que ces sculptures par lesquelles se clôt l’art du moyen âge[6]. Toutes ces œuvres sont inventées, nationales, bourgeoises parfois si l’on veut, mais d’une vitalité incomparable. La domination éclatante et accablante de la beauté classique n’était point venue discipliner l’élan des génies originaux ; il y avait des arts de province, accommodés au climat, au pays, à tout l’ensemble des. mœurs qui les entouraient, encore affranchis des académies et des capitales. Rien au monde ne vaut l’originalité véritable, le sentiment intime et complet, l’âme entière empreinte dans une œuvre ; l’œuvre alors est aussi individuelle, aussi riche de nuances que cette âme. On y croit, le marbre devient une sorte de journal où se sont déposées toutes les confidences d’une vie humaine.

Si l’on fait quelques pas en suivant le cours du siècle[7], on sent diminuer par degrés cette simplicité et cette naïveté de l’art. Le monument funéraire se change en une pompe héroïque. Des arcades rondes développent leur noble courbe au-dessus du mort. Des arabesques courent gaîment sur les bordures polies. Des colonnes se rangent en files épanouissant leur chapiteau d’acanthe ; parfois elles s’étagent les unes sur les autres, et les quatre ordres d’architecture développent leur variété pour le plaisir des yeux. Le tombeau devient alors un arc de triomphe colossal ; quelques-uns ont vingt statues, presque de grandeur naturelle. L’idée de la mort disparaît ; le défunt n’est plus couché attendant la résurrection et le jour suprême, il est assis et regarde ; « il revit » dans le marbre, comme dit ambitieusement une épitaphe. Pareillement les statues qui ornent son mémorial se transforment par degrés. Au milieu du XVe siècle, elles sont encore maintes fois raides et gênées ; les jambes des jeunes guerriers sont un peu grêles, comme celles des archanges du Pérugin ; elles sont chargées de genouillères et de bottines à tête de lion, dans lesquelles les réminiscences de l’armure féodale se mêlent à l’admiration du costume antique. Corps et têtes, tout avoisine le réel ; l’excellence des figures consiste dans leur sérieux involontaire, dans leur expression intense et simple, dans la force de leur attitude, dans leur regard fixe et profond. Aux approches du XVIe siècle, l’aisance et le mouvement leur viennent. Les draperies se tordent et se déploient grandement autour des corps robustes. Les muscles se soulèvent et se montrent. Les jeunes chevaliers du moyen âge sont maintenant des athlètes et des éphèbes. Les vierges, immobiles et encapuchonnées dans leurs manteaux sévères, commencent à sourire et à s’agiter. Leurs robes grecques froissées et tombantes laissent voir leur sein nu et la forme svelte de leurs pieds charmans. Penchées, demi-renversées, ployées sur le flanc, fièrement debout et songeuses, elles étalent sous leurs draperies tordues les diversités de la forme vivante, et l’œil suit les courbes harmonieuses du bel animal humain qui, au repos, en mouvement, dans toutes les attitudes, n’a qu’à se laisser vivre pour être heureux et parfait.

Nulle part elles ne sont plus belles que sur le tombeau du doge Vendramini[8]. L’art y est encore simple et dans sa première fleur, la gravité ancienne subsiste tout entière ; mais le goût poétique et pittoresque qui commence à poindre y verse déjà sa richesse et son éclat. Sous des arcades à fleurons d’or, dans une colonnade corinthienne, des guerriers et des femmes drapées à l’antique regardent ou pleurent. Ils ne se démènent point, ils ne cherchent point à attirer l’attention ; leur expression contenue n’en est que plus forte. C’est leur corps tout entier, c’est leur type et leur structure, c’est leur vigoureux col, leur ample et magnifique chevelure, c’est leur visage si peu nuancé qui parle. Une femme lève tristement les yeux au ciel ; une autre, demi-renversée, pousse un cri ; on dirait des figures de Jean Bellin. Elles sont de cet âge puissant et limité où le modèle comme l’artiste, réduit à cinq ou six sentimens énergiques, emploie à les éprouver sa sensibilité intacte et concentre en. un effort des facultés complètes qui plus tard s’émousseront par la jouissance et se disperseront sur les détails.

Avec le XVIe siècle, toutes les grandes passions finissent. Les tombeaux deviennent de grandes machines d’opéra. Celui du doge Pesaro, mort en 1669[9], n’est qu’une gigantesque décoration de cour qui monte entassant son luxe emphatique. — Quatre nègres vêtus de blanc, courbés sur des coussins, soutiennent le second étage, et leurs faces de moricauds grimacent sur leurs corps de portefaix ; entre eux, par un contraste grossier, parade un squelette. Pour le doge, il se rejette en arrière avec une importance de grand seigneur, qui dirait : fi donc ! à des malotrus. Des chimères rampent à ses pieds, un baldaquin se déploie sur sa tête, et des deux côtés des groupes de statues étalent leurs mines déclamatoires ou sentimentales. — Ailleurs, dans le tombeau du doge Valier[10], on voit l’art quitter la boursouflure pour la mignardise. L’alcôve mortuaire s’enveloppe dans un vaste rideau de marbre jaune broché de fleurs que relèvent une quantité de petits anges nus, folâtres comme des amours. Le doge a la dignité d’un magistrat, et sa femme, frisée, ridée, dans ses étoffes tortillées, retrousse délicatement sa main gauche avec un air de douairière. Plus bas, une victoire de trumeau couronne le bon vieillard, qui semble parent de Bélisaire, et tout alentour des bas-reliefs présentent des groupes de femmes gracieuses et sensibles qui font des gestes de salon.

Tout cela est de l’art gâté, mais c’est encore de l’art ; je veux dire que le sculpteur et ses contemporains ont un goût personnel et véritable, qu’ils aiment certaines choses dans leur monde et dans leur vie, qu’ils les imitent et les embellissent, que leurs préférences ne sont pas une affaire d’académie, une œuvre d’éducation, une pédanterie de livres, une préférence de convention. Rien d’autre dans notre siècle. Pour la froideur, la fadeur, la recherche, le tombeau de Canova exécuté sur ses propres dessins est ridicule : une grande pyramide de marbre blanc occupe tout le champ de la vue ; la porte est ouverte, c’est là que l’artiste veut reposer, comme un pharaon dans son sépulcre. Vers la porte s’avance une procession de figures sentimentales, des Atalas, des Eudores, des Cymodocées, un génie nu qui dort éteignant sa torche, un autre qui soupire, la tête tendrement penchée, comme le jeune Joseph de Bitaubé. Un lion ailé pleure désespéré, le museau sur ses pattes, et ses pattes sur un livre ; il faudrait vingt minutes à un professeur d’humanités pour commenter ce drame allégorique. — Près de là, on a infligé au pauvre Titien un tombeau en manière de portique, luisant et ratissé comme une pendule de l’empire, orné de quatre jolies femmes spiritualistes et pensives, de deux pauvres vieillards expressifs, aux muscles saillans et aigus, de deux jeunes coiffeurs ailés qui portent des couronnes. On dirait que ces artistes sont vides de toute impression propre, qu’ils n’ont rien à dire d’eux-mêmes, que le corps humain ne leur parle plus, qu’ils en sont réduits à chercher dans leurs portefeuilles des agencemens de lignes, que tout leur talent consiste à combiner une charade intéressante d’après le dernier manuel de symbolique et d’esthétique. La mort est quelque chose cependant, et il semble bien qu’on en peut parler sans livre, d’après soi ; mais je commence à croire que nous n’en avons plus l’idée, non plus que celle d’aucune chose extrême. Nous la chassons de notre esprit comme un hôte disproportionné et déplaisant : quand nous suivons un enterrement, c’est par décence et en causant avec notre voisin d’affaires ou de littérature ; nous sommes sortis de l’état tragique. Si nous entrevoyons un grand malheur à l’horizon, c’est tout au plus un coup de bourse qui nous fera passer du premier au quatrième étage. Ce qui remplit notre imagination, c’est une infinité diversifiée de petits plaisirs ou tracas, visites, écritures, conversations, échéances et le reste. Éparpillés et aplanis comme nous le sommes, par quelle partie de notre âme et de notre expérience comprendrions-nous les anxiétés, les terreurs prolongées et énormes, les joies abandonnées et corporelles qui jadis s’élevaient comme des montagnes sur le niveau de la vie humaine ? L’art vit de grands partis-pris comme la critique de petites nuances démêlées, c’est pourquoi nous ne sommes plus artistes, mais critiques.

La même idée revient quand on regarde les peintures. Il y en a d’admirables dans une chapelle de l’église dédiée au saint rosaire. L’une, de Titien, est le Martyre de saint Pierre de Vérone. Dominiquin a répété ce même sujet à Bologne ; mais une peur ignoble défigure les personnages. Ceux de Titien sont grands comme des combattans. Ce qui l’a frappé, ce n’est point l’impression grimaçante ou douloureuse d’un visage convulsé ; c’est le puissant mouvement d’un meurtre, le déploiement du bras qui frappe, les draperies agitées d’un fuyard qui court, l’élan magnifique des arbres qui étendent au-dessus du sang et des armes leurs branchages sombres. Plus véhément encore est un crucifiement du Tintoret. Tout s’y remue et s’y renverse ; la poésie de la lumière et de l’ombre remplit l’air de contrastes éclatans et lugubres. Un jet de clarté jaunâtre s’abat en travers sur le Christ nu qui semble un cadavre glorifié. Au-dessus de lui, les têtes des saintes femmes nagent dans un ruissellement d’air splendide, et le corps du mauvais larron, sauvage et tordu, bosselle le ciel de sa musculature roussâtre. Dans cette tempête du jour troublé et intense, il semble que les croix vacillent, que les suppliciés vont se précipiter ; pour achever la poignante émotion et le désordre grandiose, on aperçoit dans les fonds, sous une fumée lumineuse, un amas de corps soulevés qui ressuscitent. — Tout le haut des murs est couvert de peintures pareilles et de la même main. Le Christ monte au ciel, et autour de lui de grands anges nus lancés à travers l’espace sonnent furieusement dans leurs trompettes. La Vierge est enlevée par une foule impétueuse de petits anges tordus, pendant qu’au-dessous d’elle les apôtres crient et se renversent. De tous côtés, dans toutes les toiles, la lumière vibre, il n’y a pas un atome de l’air qui ne frémisse, et la vie est si débordante qu’elle transpire et fourmille par les pierres, par les arbres, par les terrains, par les nuages, par toute couleur et par toute forme, par la fièvre universelle de la nature inanimée.


27 avril. — Santa-Maria dell’ Orto. — San-Giobbe. — La Giudecca. — I Gesuati.

Je vois tous les jours des tableaux de Titien, du Tintoret, du Véronèse ; mais il ne faut pas encore que j’en parle, c’est un monde complet et trop riche ; ce Tintoret surtout est extraordinaire, on n’a une idée de lui qu’à Venise.

Aujourd’hui course à Santa-Maria dell’ Orto pourvoir ses grandes peintures, l’Adoration du veau d’or, le Jugement dernier. L’église est fermée, les tableaux ont été enlevés, roulés, déposés on ne sait où ; l’édifice semble abandonné ; sur le flanc est un cloître défoncé qui sert de magasin à planches ; l’herbe pousse verte et drue le long des arcades. Voilà un de mes plus grands regrets à Venise.

Le gondolier fait le tour de la ville par le nord, et devant cette plaine de lumière toutes les contrariétés, tous les mécomptes s’oublient. On ne se lasse pas de la mer, de l’horizon infini, des petites bandes lointaines de terre qui émergent sous une verdure douteuse, des étranges rues populaires presque désertes où les briques des maisons vacillent rongées par l’eau, où le bas des pilotis incrustés de coquilles s’est tellement aminci qu’ils font craindre un effondrement. San-Giobbe paraît ; c’est une petite église de la renaissance, blanche et nue à l’extérieur, sauf une porte délicatement ornementée et élégante. A l’intérieur, l’ornement déborde ; un monument de Claude Perrault, emphatique mais non plat, étale au-dessus d’une urne de marbre noir un petit ange endormi gros et vigoureux qu’on dirait parent des chérubins flamands ; plus bas, des lions couronnés s’accroupissent avec la solennité grotesque des bêtes héraldiques. Si décorée et si gâtée que soit une église en Italie, elle renferme toujours quelque chose de beau ou de curieux : par exemple ici un bon tableau de Paris Bordone, un vieux saint à grande barbe, qui porte sa croix entre deux compagnons, et tout à côté un joli cloître bordé de colonnes qui se rejoignent en arcades, et dont la citerne, brodée de feuilles d’acanthe, s’épanouit sur une esplanade de dalles. Voilà l’agrément de ces promenades : on ne sait pas ce qu’on rencontrera ; pour tout bagage, on a deux ou trois noms dans la tête ; on glisse sur l’eau sans cahot, sans bruit ; personne ne vous parle ; on passe d’une église dorée, peuplée de figures, à un quartier délabré, solitaire. Il semble qu’on est affranchi de son corps, et que quelque génie bienfaisant se plaise à faire passer des spectacles et des fantasmagories devant votre âme.

La gondole longe Santa-Chiara, et l’extérieur du champ de Mars. Les espaces d’eau deviennent plus larges, et des ondulations diaprées roulent lentement sous la brise avec le plus inexprimable mélange de tons noyés et fondus. Ce n’est point ici de l’eau ordinaire. Enfermée dans les canaux, troublée par les suintemens et les infiltrations de la colonie humaine, elle a pris des rougeurs terreuses, des teintes d’ocre blafardes, des noirceurs bleuâtres et vaseuses, en sorte qu’elle ressemble à l’amas de vingt couleurs brouillées ensemble sur la même palette. Sous un ciel du nord, elle serait lugubre ; sous l’illumination du soleil et la soie d’azur tendre qui tend ici toute la coupole céleste, elle remplit les yeux d’un plaisir presque physique. Véritablement on nage dans la lumière. Le ciel la verse, l’eau la colore, les reflets la centuplent ; il n’y a pas jusqu’aux maisons blanches et roses qui ne la renvoient, et la poésie des formes vient achever la poésie du jour. Même dans ce quartier abandonné et misérable, on aperçoit des palais, des façades décorées de colonnes. Des maisons médiocres ou pauvres ont de grands balcons enfermés dans des balustres, des fenêtres dentelées de trèfles ou coiffées d’ogives, des reliefs de feuillages et d’épines entrelacés. Le rêve vient, et on n’en sort pas. En vain le canal de la Giudecca est presque vide et semble attendre des flottes pour peupler son noble port ; on ne songe qu’aux couleurs et aux lignes. Trois lignes et trois couleurs font tout le spectacle : le large cristal mouvant, glauque et sombre, qui tourne avec une dure couleur luisante ; au-dessus, détachée en vif relief, la file des bâtisses qui suit sa courbure ; plus haut enfin le ciel clair, infini, presque pâle.

Le batelier aborde et prétend qu’il faut voir l’église des Gesuati. On aperçoit une pompeuse façade de gigantesques colonnes composites, puis une nef dont la colonnade corinthienne s’encastre prétentieusement dans de pompeux piliers ; sur les flancs, de petites chapelles dont les frontons grecs portent des consoles courbes ; un revêtement de marbres bigarrés, une infinité de statues et de bas-reliefs fades et bien propres ; au plafond, une jolie peinture de boudoir, de fines jambes nues et roses ; — bref, un luxe froid, un étalage de mignardises coûteuses. Le XVIIIe siècle italien est encore pire que le nôtre. Nos œuvres gardent toujours quelque mesure parce qu’elles gardent quelque finesse ; pour eux, ils s’assoient triomphalement dans l’extravagance. J’ai vu hier une autre église pareille, celle des Gesuiti. Sur les murs et le parvis, des marbres verts et blancs s’incrustent les uns dans les autres pour former des fleurs et des ramages. Sur les voûtes, l’or tortillé dessine des vases, des pompons et des paraphes, et le tout semble un papier de salon velouté et doré dont le prix tentera quelque enrichi. On ne saurait compter les urnes, les lyres, les flammes, les feuillages, les guirlandes blanches qui bossellent les dômes. Des colonnes torses en marbre vert écaillé de blanc soutiennent le baldaquin de l’autel, où des statues maigres et sentimentales, — le Christ avec sa croix, Dieu le père assis sur un énorme globe de marbre blanc, — paradent portées par les anges ; tous deux s’abritent sous un toit de marbre écailleux, si baroque qu’on ne peut s’empêcher de rire. L’emphase grotesque éclate jusque dans les grandes lignes architecturales ; ils ne se sont pas contentés des formes ordinaires, ils ont élargi la voûte de leur nef jusqu’à lui donner une courbure basse semblable à celle d’un pont, et l’ont flanquée de coupoles qui semblent le creux d’un bouclier. On sent l’effort de l’imagination qui travaille à vide, qui aboutit à une rhétorique de superlatifs et de concetti, et qui en phrases ronflantes et polies arrange un culte de salon pour les dames et les mondains.

Toutes ces sottises de la décadence disparaissent devant deux tableaux du grand siècle. Le premier est une Assomption du Tintoret. Autour du tombeau de la Vierge, de grands vieillards se penchent et s’étonnent avec des gestes tragiques ; ils ont ces airs de tête seigneuriaux et rudes qui s’accordent si bien chez les peintres de Venise avec le froissement violent des draperies et les puissans effets d’ombre, de lumière et de couleur. Plus haut, la Vierge tourbillonne, et les teintes pâles, noyées, changeantes, de sa robe violette rendent encore plus frappantes sa vigoureuse figure brune, son front petit, ses cheveux bas plantés, son attitude virile. Une femme du peuple énergique et splendide comme une reine, voilà l’idée qui saute aux yeux ; nul peintre n’a aimé davantage la pompe et la sincérité de la force. Tintoret voit dans les rues une marchande ou une batelière, il en emporte l’image complète et sauvage, il l’enveloppe du lustre patricien et oriental des cérémonies princières, il verse alentour un déluge de petites têtes cravatées d’ailes, il en jette jusque sur les linges que tiennent les apôtres. Il ne s’inquiète pas si sa volée d’anges ressemble à un plat de têtes coupées ; d’un jet il a traduit sur la toile son apparition instantanée, il s’en va, son œuvre est faite.

L’autre tableau, un Saint Laurent de Titien, semble une fantaisie d’un Rembrandt italien, une vision dans l’ombre. Il fait nuit ; on ne distingue d’abord qu’une grande noirceur, tachée vaguement de deux ou trois lumières. C’est une large rue. Dans une teinte blafarde comme celle d’une cave où meurt un seul flambeau, on démêle, à la noirceur plus opaque, des architectures, une statue, une foule lointaine. Une lanterne étrange, une sorte de torche enfermée dans un grillage de fer luit au bout d’un bâton, et le brasier allonge sur le pavé ses rougeurs sinistres. Près de là, un superbe bourreau, sorte de portefaix tragique, se penche en arrière, et les muscles de sa poitrine s’enflent avec des tons vineux, avec un puissant relief sur son torse herculéen ; autour de lui, des reflets noirs se posent sur les cuirasses ou tremblotent sur l’acier bleui des lances. Cependant une flambée de lumière tombe du haut du ciel, perçant les ténèbres comme une gloire ; la traînée lumineuse arrive sur le corps blanc du martyr en éveillant sur son passage les chatoiemens jaunâtres, les palpitations indistinctes et le mystérieux frémissement des poussières de l’ombre.


27 avril. — Mœurs et figures.

Au théâtre Benedetto, ce soir. Vers minuit, au retour, les ruelles, à peine éclairées, tortueuses, étranglées entre les hautes maisons, semblent des coupe-gorge.

Pauvre théâtre ! il est presque vide ; sur l’énorme quantité de loges, il y en a une vingtaine demi-pleines. Beaucoup de petits bourgeois et même de gens du peuple, sont au parterre. — Et la salle est belle.

On joue ce soir Marie Stuart, traduite de Schiller. Demain on jouera una interessantissima comedia del signore Dumas padre, Mlle de Belle-Ile. J’en ai vu d’autres de lui à Florence. Nous fournissons à toute l’Europe les vaudevilles, la comédie, les romans agréables, les objets de toilette, etc. J’ai vu à l’étranger, sur les tables des grands seigneurs, des recueils de chansons grivoises, dans des bibliothèques splendides les romans de Paul de Kock richement reliés, au premier rang. C’est là-dessus qu’on nous juge : maîtres de danse, coiffeurs, vaudevillistes, lorettes, modistes, on ne nous accorde guère d’autres titres, sauf peut-être celui de soldats. Le personnel du théâtre est aussi piteux que possible. Les figures des musiciens sont à peindre ; on dirait de vieux tailleurs crasseux et fatigués. Le souffleur souffle si haut que sa voix fait une basse continue. Marie Stuart, en robe de velours noir, a des mains de portière ; certainement elle fait elle-même sa cuisine et balaie sa chambre ; du reste elle a de la vigueur, une sorte d’énergie furieuse et brutale. Elisabeth, fardée d’un pied de rouge, enharnachée de fanfreluches et de verroteries, lui répond d’une voix étranglée et sifflante ; ce sont deux femmes de la halle qui se prennent de bec. Pour engager Mortimer à assassiner sa rivale, elle se démène comme une possédée. Tous chargent horriblement ; peut-être cela est-il nécessaire pour un parterre italien. On a rappelé trois fois Marie Stuart après la scène où elle injurie Elisabeth.

Ce n’est qu’un théâtre secondaire. La Fenice et les principaux sont fermés. La nation y est si hostile à l’Autriche qu’un noble, indifférent ou politique, n’oserait y aller ; ce serait un signe d’allégresse, il serait hué. Devant de pareilles dispositions, il faut bien que les théâtres tombent. Au reste, tout tombe. La Giudecca, qui est un port énorme, n’a presque point de navires ; le commerce et les affaires vont à Trieste. La ville est coupée du Milanais par les douanes. On n’y travaille pas ; la tristesse alanguit tous les efforts comme tous les plaisirs ; les nobles vivent cloîtrés dans leurs terres ; beaucoup de palais se dégradent, quelques-uns semblent abandonnés. Sur cent vingt mille habitans, il y a quarante mille pauvres, dont trente mille à l’aumône et inscrits sur les registres de secours. J’ai vu le rapport du podestat comte Piero Luigi pour les quatre dernières années. Sur 780,000 florins de dépense, il y en a 10,000 pour l’instruction, 129,000 pour la bienfaisance, et encore 94,000 pour la charité publique. Je suis allé à l’hôpital des fous, et j’en ai les statistiques ; c’est la pellagre, la mauvaise nourriture, l’excès de la misère, qui fournissent le plus d’aliénés. Il faut dire que les impôts sont accablans. On me cite une maison qui rapporte mille florins et en paie quatre cents d’impôts. Un podere, c’est-à-dire une terre avec une maison d’habitation, rend onze cent trente livres et en paie cinq cents. Une autre maison à Venise est louée deux cent trente-huit florins et en paie soixante-quatre. En général, un bien foncier paie le tiers de son revenu. Ce gros morceau, une fois dévoré, les dents du fisc travaillent sur une autre pièce de la chose imposable. Outre les droits de succession, de transmission, de consommation et autres, outre l’impôt payé par le logis et l’impôt levé sur la patente du commerçant, il y a une sorte d’income-tax comme en Angleterre. Selon le négociant qui me donne ces détails, cette taxe est du vingtième. Un commerçant paie le vingtième de ses bénéfices présumés, un employé le vingtième de son salaire. Tant pis pour lui si au bout de l’année son gain est moindre qu’il n’a prévu ! tant pis pour lui s’il est nul, tant pis pour lui s’il perd ! Il a été d’avance obligé de faire sa déclaration sous serment. S’il est convaincu d’en avoir dissimulé une portion, il paie une grosse amende, et outre cela il est passible des peines imposées aux faussaires. Des espions préposés à cet office font une enquête sur lui, calculent ce qu’il dépense par jour, tant pour son loyer, tant pour ses employés ou domestiques, tant pour sa nourriture ; puis ils conjecturent son bénéfice d’après sa dépense et là-dessus contrôlent sa déclaration. Cela fait une sorte d’inquisition qui décourage toute industrie. Dans cette misère et dans cette inertie, les étrangers seuls ont de l’argent ; on se les dispute. Nulle part en Italie la vie n’est à si bon marché pour un voyageur ; une barque pour une journée entière coûte cinq francs ; au moindre signe, les gondoliers se précipitent ; ils se font concurrence, ils vous supplient de les prendre à la semaine et vous offrent des rabais ; point de ville où un homme de médiocre fortune et amateur du beau serait mieux pour se trouver riche et pour suivre ses rêves ; il suffit d’oublier la politique. Il est vrai que les Vénitiens ne l’oublient pas. Une paysanne à qui je demandais si dans ce pays-ci on aimait les Autrichiens me répondit : « Nous les aimons, mais dehors (fuori). » Mon pauvre vieux gondolier, me parlant de sa misère, ajoutait en manière de consolation : « Garibaldi fera quelque chose. » — Il parait qu’ici tout le monde, jusqu’au maire, magistrat officiel, est patriote. On sait qu’en 1848 le peuple, armé de morceaux de dalles cassées, a chassé les soldats autrichiens et qu’il s’est défendu avec un courage opiniâtre après la défaite des Piémontais à Novarre. Quand l’escadre française, dans la dernière guerre, parut en vue de la ville, ce fut un délire, et, qui plus est, un délire contenu. Au premier coup de canon de la flotte, la révolte allait éclater ; gens du peuple, gondoliers, tous étaient prêts. Plusieurs sont devenus fous en apprenant l’armistice. Beaucoup ont émigré et sont établis depuis en Lombardie ; ils ne peuvent s’accoutumer à la pensée que Venise, qui, seule en Italie pendant tant de siècles avait échappé aux étrangers, demeure seule en Italie aux mains des étrangers : figurez-vous dans une famille cinq ou six sœurs qui deviennent des dames, et la dernière, la plus belle, la charmante Cendrillon qui reste servante !

Mais, servante ou dame, elle est toujours pour un voyageur la plus gracieuse et la plus poétique de toutes ; il faut faire effort quand on la regarde pour songer aux intérêts graves, aux affaires politiques ; autrichienne ou italienne, c’est une fée. On voudrait habiter ici ; quel songe on ferait pendant six mois ! quelle promenade de plaisir dans les arts et dans l’histoire ! Il y a un bréviaire à la bibliothèque de Saint-Marc que Hemling, le grand peintre de Bruges, a couvert de ses délicates figures. Il y a des éphémérides de Sanudo en cinquante-huit volumes écrites au jour le jour et contant tout le détail des mœurs au commencement du XVIe siècle, au plus beau temps de la peinture. L’heureuse vie que celle d’un historien amateur de tableaux qui viendrait la regarder, rêver, écrire ! Entre deux feuillets, on apercevrait au plafond de la bibliothèque l’Adoration des Mages de Véronèse, les personnages encadrés entre deux grandes architectures, la noble tête blanchie et la splendide robe à ramages du premier roi, son cortège, le déploiement de toutes les figures, ce cheval blanc qui se redresse aux mains d’un serviteur amplement drapé, tout en haut les deux anges, la délicieuse carnation de leurs jambes nues et l’étrange beauté de leurs vêtemens roses, qui semblent trempés dans une lumière magique. On sentirait l’idée qui s’exhale de toute cette pompe, celle de la force joyeuse, épanouie, abandonnée, mais toujours noble, qui nage en pleine prospérité et en plein bonheur. — On descendrait les escaliers de marbre, et l’on jouirait à loisir d’un luxe que nul monarque de l’Europe ne possède. — On regarderait sur un quai, dans l’ombre moirée de reflets, quelques-unes des figures qui jadis ont fourni des personnages aux grands peintres, une petite fille blonde et rousse dont les cheveux s’éparpillent au bord du front et jouent en crêpelures folles, — le ton sombre et rougeâtre du visage et du col d’un batelier sous son vieux chapeau de paille, — le grand nez busqué, les yeux vifs, l’ample barbe grise d’un vieillard qui a servi de modèle aux patriarches de Titien, — le col blanc un peu gras, les joues rosées, les beaux yeux rians, la chevelure ondulée d’une jeune fille qui marche soulevant sa jupe. On sentirait la fécondité et la liberté des génies qui de ces minces motifs incomplets et épars ont tiré une si riche et si majestueuse symphonie. On s’en irait sur le quai des Esclavons vers un petit banc que je connais bien, et là, dans l’ombre qui est fraîche, on contemplerait le merveilleux épanchement du soleil, la mer encore plus éclatante que le ciel, les longues vagues insensibles qui se suivent apportant sur le dos des éclairs innombrables et pacifiques, les petits flots, les remous frétillans sous leurs écailles d’or ; plus loin, les églises, les maisons rougeâtres qui s’élèvent comme du milieu d’une glace polie, et cet éternel ruissellement de splendeur qui semble un beau sourire. — On pousserait jusqu’aux jardins publics pour voir les îles lointaines, les bancs de sable indistincts, la mer qui s’ouvre. Tout y est plaine, jusqu’à l’horizon, plaine lustrée et fourmillante d’étincelles, d’un bleu verdâtre de turquoise sombre. Les yeux seraient toujours vierges pour cette sensation. Ils ne se rassasieraient jamais de regarder ces blocs de pierre qui sèment leurs points noirs sur l’azur, ces îles plates qui ont une petite raie délicate au bout de la mer et au bas du ciel, plus loin un clocher, la tache blanche d’une maison éclairée qui à cette distance paraît grande comme la main, et çà et là la voile roussâtre d’un bateau de pêche qui revient, lentement poussé par la brise. — On finirait la journée sur la place Saint-Marc, entre un sorbet et un bouquet de violettes ; on écouterait un de ces airs de Bellini ou de Verdi que jouent les musiciens ambulans. Cependant on laisserait ses yeux remonter, au-dessus de la place éclairée, le ciel, qui semble un dôme de velours noir incrusté de clous d’argent ; on suivrait le contour de la basilique, qui, blanche comme un joyau de marbre, arrondit dans les ténèbres ses bouquets de colonnes et sa dentelle de statues. — On aurait passé un an comme un fumeur d’opium, et ce serait tant mieux : le seul moyen efficace de supporter la vie, c’est d’oublier la vie.


Les derniers siècles.

C’est à peu près de cette façon que les hommes en ce pays se sont arrangés pour supporter leur décadence. Cette belle ville a fini, comme ses sœurs les républiques grecques, en païenne, par la nonchalance et la volupté. On y trouve bien de temps en temps un François Morosini, qui, comme Aratus et Philopœmen, renouvelle l’héroïsme et les victoires des anciens jours ; mais à partir du XVIIe siècle la grande carrière est fermée. — La cité municipale et bornée est faible, ainsi qu’Athènes et Corinthe, contre ses puissans voisins militaires ; on la néglige ou on la tolère ; les Français, les Allemands violent impunément sa neutralité ; elle subsiste, rien de plus, et ne prétend pas davantage. Ses nobles ne songent plus qu’à s’amuser ; la guerre et la politique reculent chez elle au second plan ; elle devient galante et mondaine. Avec Palma le jeune et Padovinano, la grande peinture tombe ; les contours s’amollissent et deviennent ronds ; le souffle et le sentiment diminuent, la froideur et la convention vont régner ; on ne sait plus faire des corps énergiques et simples ; le dernier des décorateurs de plafonds, Tiepolo, est un maniériste qui dans ses tableaux religieux cherche le mélodrame, qui dans ses tableaux allégoriques poursuit à outrance le mouvement et l’effet, qui de parti-pris déchire, bouleverse ses colonnes, renverse ses pyramides, ses nuages, fait sauter ses personnages, de manière à donner à ses scènes l’aspect d’un volcan en éruption. Avec lui, avec Canaletti, Guardi, Longhi, commence une autre peinture, celle de paysage et de genre. L’imagination baisse ; on copie les petites scènes de la vie réelle et les beaux aspects des édifices environnans ; on imite les dominos, les jolis minois, les gestes coquets, provoquans des dames contemporaines. On les représente à leur toilette, à leur leçon de musique, à leur lever ; on peint de charmantes mignonnes, languissantes et souriantes, malignes et moqueuses, vraies reines de boudoir, dont les petits pieds chaussés de satin, la taille ployante, les bras délicats emmaillottés de dentelles occuperont les regards et les complimens des hommes. Le goût s’affine et s’affriande en même temps qu’il s’affadit et se rétrécit ; mais ce soir de la cité déchue est aussi doux et aussi brillant qu’un coucher de soleil vénitien. Avec l’insouciance la gaîté surabonde. On ne voit que fêtes publiques et privées dans les mémoires des écrivains et dans les tableaux des peintres. Tantôt c’est un festin d’apparat dans une superbe salle au plafond festonné d’or, aux hautes fenêtres luisantes, aux rideaux de cramoisi pâle ; le doge en simarre dîne avec les magistrats en robes pourpres ; des visiteuses masquées glissent sur les parquets, et rien de plus élégant que l’aristocratie exquise de leurs petits pieds, de leurs cols frêles, de leur petit tricorne impudent parmi leurs jupes chiffonnées de soie jaune ou gris de perle. Tantôt c’est une régate de gondoles, et l’on voit sur la mer, entre Saint-Marc et San-Giorgio, l’énorme Bucentaure, comme un léviathan cuirassé d’écailles d’or, autour duquel des escadrilles de barques fendent l’eau de leur bec d’acier. Une quantité de jolis dominos mâles et femelles voltigent sur les dalles ; la mer semble une ardoise luisante sous le ciel d’azur tendre, ouaté de flocons nuageux, et tout alentour, comme un cadre précieux, comme une fantastique bordure brodée et dentelée, les Procuraties, les dômes, les palais, les quais chargés d’une foule rieuse ceignent la grande nappe maritime. — Des seigneurs qui sont à Pavie avec Goldoni font venir pour retourner à Venise une grande barque de plaisance, couverte, ornée de peintures et de sculptures, munie de livres et d’instrumens de musique ; ils sont dix maîtres, et ne voyagent que le jour, lentement, choisissant de bons gîtes, ou bien, à défaut, logeant dans les riches monastères de bénédictins. Tous jouent de quelque instrument, l’un du violoncelle, trois du violon, deux du hautbois, l’un du cor de chasse, et l’autre de la guitare. Goldoni, qui seul n’était pas musicien, met en vers les petits événemens du voyage, et les récite après le café. Chaque soir, ils montent sur le pont pour se donner un concert, et les gens des deux rives accourent en foule, agitant leurs mouchoirs et applaudissant. Arrivés à Crémone, ils sont accueillis avec des transports de joie, on leur donne un grand repas ; le concert recommence, des musiciens du pays se joignent à eux, et toute la nuit on danse. A chaque nouvelle couchée, c’est la même allégresse[11]. On n’imagine pas une plus prompte et plus universelle entente du plaisir intelligent. Les protestans qui comme Misson viennent observer ce genre de vie n’y comprennent rien et n’en rapportent que du scandale. La manière d’y envisager les choses y est aussi païenne qu’au temps de Polybe ; c’est que jamais les préoccupations morales et l’idée germanique du devoir n’y ont pu prendre pied. Au temps de la réforme, un écrivain déclarait déjà « n’avoir pas connu un seul Vénitien qui fût partisan de Luther, Calvin et autres ; tous suivent les doctrines d’Épicure et de Cremonini, son interprète, premier professeur de philosophie à Padoue, lequel affirme que notre âme est engendrée comme celle de l’animal brut par la vertu de la semence, et que partant elle est mortelle Et parmi les partisans de cette doctrine on trouve l’élite de la cité, en particulier ceux qui ont la main dans le gouvernement[12]. » A vrai dire, ils ne se sont jamais préoccupés de religion que pour réprimer le pape : théorie et pratique, idées et instincts, ils ont hérité des mœurs et de l’esprit antiques, et leur christianisme n’est qu’un nom. Comme les anciens, ils ont été d’abord héros et artistes, puis voluptueux et dilettantes : dans l’un comme dans l’autre cas, ils ont réduit, comme les anciens, la vie au présent.

Au XVIIIe siècle, on pourrait les comparer à ces Thébains de la décadence qui s’associaient pour manger leurs biens en commun et léguaient en mourant le reste de leur fortune aux survivans de leurs banquets. Le carnaval dure six mois ; tout le monde, même les prêtres, le gardien des capucins, le nonce, les petits enfans, les gens qui vont au marché portent le masque. On voit passer des procession de gens déguisés, arlequins, costumes de théâtre, de Français, d’avocats, de gondoliers, de Calabrais, de soldats espagnols, avec des danses et des instrumens de musique ; le peuple les suit, applaudit ou siffle. Liberté entière ; prince ou artisan, tout le monde est égal ; chacun peut apostropher un masque. Des pyramides d’hommes font « des tableaux de force » sur les places ; des arlequins en plein vent jouent des parades. Sept théâtres sont ouverts. Des improvisateurs déclament, et les comédiens improvisent des scènes plaisantes. « Point de ville où la licence règne plus souverainement[13]. » Le président Des Brosses y compte deux fois autant de courtisanes qu’à Paris, toutes d’une douceur et d’une politesse charmante, quelques-unes du plus grand ton. « Au temps du carnaval, il y a sous les arcades des Procuraties autant de femmes couchées que debout. Dernièrement on a arrêté cinq cents courtiers d’amour. » Jugez du trafic ; l’opinion le favorise ; un noble fait venir sa maîtresse en gondole pour le prendre au sortir de Saint-Marc ; un procurateur en robe de chambre à sa fenêtre échange publiquement des agaceries et des propos joyeux avec une courtisane connue qui loge en face de lui. « Un mari ne fait pas difficulté chez lui de dire qu’il va dîner chez sa courtisane, et sa femme y envoie tout ce qu’il ordonne. » D’autre part, les femmes se dédommagent ; quoi qu’elles fassent, on le tolère. « E donna maritata, » ce mot excuse tout. « Ce serait une espèce de déshonneur pour une femme, si elle n’avait pas un homme publiquement sur son compte. » Le mari ne l’accompagne jamais, il serait ridicule ; il accepte à sa place un sigisbée. Parfois ce suppléant est désigné dans le contrat ; il vient le matin au lever de la dame, prend le chocolat avec elle, l’aide à sa toilette, la conduit partout et la sert ; souvent, si elle est très noble, elle en a cinq ou six, et le spectacle est curieux aux églises quand elle donne à l’un son bras, à l’autre son mouchoir, à l’autre ses gants ou son manteau. La mode a gagné les couvens. » Point de jeune religieuse bien faite qui n’ait son cavalier servant. » La plupart ont été cloîtrées de force, et disent qu’elles veulent vivre en femmes du monde. Elles sont charmantes « avec leurs cheveux frisés, annelés, avec leur petite pointe de gaze blanche qui avance sur le front, avec leur habit de camelot blanc, avec les fleurs qu’elles mettent sur leur poitrine découverte. » Elles peuvent voir qui leur plaît, envoient à leurs amis des bonbons, des bouquets ; au carnaval, elles se déguisent en dames et même en hommes, viennent ainsi au parloir, et y font venir des courtisanes masquées. Elles sortent elles-mêmes, et l’on peut voir dans ce drôle de Casanova pour quelles affaires. Des Brosses conte qu’à son arrivée les intrigues trottaient entre tous les couvens pour savoir « lequel aurait l’honneur de donner une maîtresse au nouveau nonce. » A vrai dire, il n’y a plus de famille. Dès le XVIIe siècle, les hommes disent que « le mariage est une pure cérémonie civile qui lie l’opinion et non la conscience. » De plusieurs frères un seul ordinairement se marie, et c’est le plus sot ; à lui l’embarras de continuer la maison ; souvent les autres vivent sous le même toit et sont les sigisbées de sa femme. Ils se mettent trois ou quatre pour entretenir une maîtresse à frais communs. Les pauvres trafiquent de leurs filles toutes petites. « Sur dix qui s’abandonnent, disait déjà Saint-Didier, il y en a neuf dont les mères et les tantes font elles-mêmes le marché. » Là-dessus suivent des détails qu’on croirait empruntés aux bazars de l’Orient. Avec la dissolution du ménage vient l’abandon du foyer. Point de visites ; on se rencontre aux casinos privés ou publics ; il y en a pour les dames comme pour les hommes. Point de bien-être intérieur ; un palais est un musée, un mémorial de famille, où l’on couche la nuit. « Dans le palais Foscarini, il y a deux cents pièces d’appartement toutes chargées de richesses, mais pas un cabinet ou un fauteuil où l’on puisse s’asseoir à cause de la délicatesse des sculptures. » Plus d’autorité domestique. « Les parens habillent leurs enfans richement dès qu’ils peuvent marcher. » On voit aux bambins de cinq ou six ans des casaques noires à manteau, garnies de dentelles, chamarrées d’or et d’argent. Ils sont gâtés à l’excès ; le père n’ose les gronder. A dix-sept ou dix-huit ans, il leur donne des maîtresses ; un procurateur, affligé de ne plus avoir son fils, qui passe sa vie chez une courtisane, vient lui-même le prier de la prendre à domicile. Le relâchement va des mœurs aux costumes ; on voit des gens venir à la messe ou sur la place en pantoufles et en robe de chambre sous leur manteau noir. Une quantité de nobles indigens vivent en parasites aux dépens des cafetiers, dont ils sont la peste. D’autres demi-ruinés passent la moitié de la journée au lit ; leurs pieds passent par les draps troués, et cependant l’abbé de la maison leur fait des contes lestes. Dans cette pourriture qui suit la mort des vertus militantes subsiste un seul point vivant « le goût du beau » La spirituelle et fine peinture de paysage et de genre fleurit presque jusqu’aux derniers jours. La musique naît, et Marcello compose ses psaumes. Quatre hôpitaux de petites filles abandonnées fournissent des séminaires de musiciennes et de chanteuses incomparables. Presque tous les soirs, il y a, sur les bords du Grand Canal, académie avec musique, et « avec un affolement inconcevable » le peuple se presse sur les gondoles et sur les quais pour l’écouter. Au théâtre, la fine et capricieuse fantaisie de Gozzi brode au-dessus de toute cette misère un tissu diaphane de rêveries dorées et de grotesques divertissans. Les races nobles sont belles même dans leur délabrement ; l’imagination poétique qui a illuminé les fortes années de leur jeunesse les accompagne jusqu’au seuil de leur tombe pour échauffer et colorer les derniers momens de leur vie, et ce privilège sauve leur décrépitude, comme leur âge adulte, des deus seuls vices impardonnables, l’aigreur et la vulgarité.


Le Lido.

On ne peut rien faire ici, sinon rêver ; encore rêver est-il un mot faux, puisqu’il désigne une simple divagation de la cervelle, un va-et-vient d’idées vagues ; si on rêve, c’est avec des sensations, non avec des idées. Pour la centième fois aujourd’hui, au soleil touchant, j’ai remarqué en mer la couleur particulière que l’eau prend aux environs des bancs de sable ; ce sont des teintes fauves de bronze florentin où rampent sinueusement de longues lueurs. Le rouge de l’occident s’y peint et s’y transforme par des tons d’orangé verdâtre ou roussi. Parfois la teinte est aurore, comme une draperie de soie qui s’enfle et se tortille sous un souffle d’air. Au-delà, les infinis clapotemens imperceptibles de la grande nappe bleue se mêlent, s’unissent, étendent entre le ciel et la mer un réseau de blancheurs rayonnantes ; la barque nage dans la lumière ; c’est autour d’elle seulement qu’on voit le vert mêlé d’azur, toujours changeant, toujours le même.

Au bout d’une heure, on arrive au Lido ; c’est un long banc de sable qui protège Venise contre la véritable mer. Au centre est une église, avec un village, tout alentour des jardins palissades de nattes de paille et remplis de jeunes arbres fruitiers ; tout cela est en fleur. Sur la gauche, on voit s’enfoncer une allée d’arbres plus vieux, mais renouvelés par le printemps qui commence ; leurs têtes rondes sont déjà blanches comme des bouquets de mariées. On avance, et au bout de trois cents pas voici la grande mer, non plus immobile et changée en lac comme à Venise, mais sauvage et bruissante, avec le heurt éternel de son flux et de son reflux, avec le bouillonnement écumeux de sa lame. Personne sur cette longue bande de sable ; c’est tout au plus si, de loin en loin, on aperçoit au tournant de la levée la capote grise d’une sentinelle. Nul bruit humain. On marche dans le silence, et peu à peu on se sent enveloppé dans la grande voix monotone de la nature ; les pas s’impriment dans le sable mouillé ; les pieds font craquer les coquilles qui crient ; les petits crabes par centaines se sauvent d’une course oblique, et sitôt qu’ils ont été repris par le flot ils se terrent. Cependant la nuit tombe, et à l’orient, en face, tout noircit. Dans l’obscurité qui s’épaissit, on distingue encore deux ou trois voiles blanches de navires ; elles s’effacent ; les tons verdâtres de l’eau vont s’assombrissant et se noyant dans la nuit universelle ; seule de temps en temps une vague roule sa neige indistincte et s’écrase avec un petit frissonnement contre la plage. De toutes parts s’élève comme la clameur sourde d’une meute lointaine, un infini rugissement rauque, qui dans l’effacement des autres sensations vient assaillir l’âme de ses menaces, et l’on retrouve l’idée qu’on avait perdue à Venise, celle de la force indomptable et de la méchanceté de la mer.

Au retour, les yeux tournés vers le couchant, le ciel est comme une braise, et le rempart de maisons, de tours et d’églises raie la rougeur ardente de sa noirceur opaque. C’est vraiment l’image d’un monstrueux incendie, comme il y en eut dans les bouleversemens du globe lorsqu’une éruption de lave crevait la végétation séculaire. Il semble qu’une fournaise déchaînée flamboie là-bas, hors de la portée des yeux ; mais à portée des yeux sont les volées d’étincelles avec l’écarlate sombre des troncs qui brûlent encore, et les charbons éteints, affaissés, entassés par l’écoulement et le craquement des grandes forêts. Leurs ombres funèbres s’allongent à l’infini dans l’eau rougeâtre et vont se perdre dans la nuit, qui a déjà posé son linceul sur la haute mer.


29 avril. — La tour de Saint-Marc.

J’ai promis de t’écrire sur la peinture vénitienne, et de jour en jour je diffère. Il y a trop de grandes œuvres, et l’œuvre est trop originale ; on a trop de sensations, on vit ici trop pleinement et trop vite ; on est comme dans une forêt verte et drue ; il est bien plus commode de s’asseoir et de regarder que de chercher un sentier ou d’embrasser un ensemble ; on se laisse aller, on devient paresseux ; on se souvient toujours qu’il faut voir ou revoir ceci ou cela. On finit par être las de corps et d’âme ; on se dit : à demain. Le lendemain, il vient une idée nouvelle. Par exemple, aujourd’hui au lever du jour, je suis monté sur la tour de Saint-Marc.

Du haut de la tour, on aperçoit Venise et toute la lagune ; à cette hauteur, les ouvrages de l’homme ne semblent jamais qu’un ouvrage de castors ; la nature reparaît, telle qu’elle est, seule subsistante, énorme, à peine grattée ou tachée çà et là par notre petite vie éphémère. Tout est sable et mer ; on n’aperçoit qu’une grande surface plate, barrée au nord par une muraille de pics neigeux, sorte de domaine intermédiaire entre l’élément sec et l’élément humide, lande inféconde, bariolée de sables ternes et d’eaux luisantes. Des îlots rouges, lavés par la marée qui baisse, ont de vagues reflets d’ardoise. Alentour, les chenaux tortueux, les flaques immobiles enchevêtrent le désordre infini de leurs formes et les nielles métalliques de leurs eaux plombées. C’est un désert, un désert étrange et mort. Rien de vivant sauf une flottille de barques qui rentrent et oscillent sous leurs voiles orangées. De temps en temps, au-delà du Lido, un jet de soleil entre les nuages pose sur la grande mer une raie éclatante pareille à un éclair d’épée qui trancherait un manteau sombre. On peut rester ici des heures, oublier tout intérêt humain devant le dialogue uniforme des deux grandes choses, le ciel concave et la terre plate, qui occupent l’espace et toute la scène de l’être. Des troupes de nuages blonds roulent entre les deux au souffle du vent de mer. Ils arrivent tour à tour contre le croissant aminci et luisant de la lune ; elle infatigablement enfonce sa lame dans leur massif, comme une faucille dans une moisson de blés mûrs.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. 1594, sous Henri IV ; — 1712, sous Louis XIV ; — 1792, sous la convention.
  3. Par Verocchio, 1475.
  4. 1236-1430.
  5. Tombeau du doge Tommaso Mocenigo, 1423.
  6. Comparez les sculptures du tombeau du dernier duc de Bretagne à Nantes, du tombeau des derniers ducs de Bourgogne et de Flandre à Dijon et à Brou, du tombeau des enfans de Charles VII à Tours.
  7. Tombeaux de P. Mocenigo, mort en 1476 ; — de Marcello, mort en 1474 ; — de Bonzio, mort en 1508 ; — de Loredan, mort en 1509. — Aux Frari, tombeaux de Nicolas, mort en 1473 ; — de Pesaro, mort en 1503.
  8. Mort en 1470.
  9. Aux Frari.
  10. Mort en 1656, mais le tombeau est du XVIIIe siècle ; — à San-Giovanni.
  11. Goldoni, Mémoires, Ire partie, chap. XII. Voyez les fêtes données par Contarini.
  12. Discorso aristocratico, cité par Daru, t. IV, p. 171.
  13. Voyez les peintures du carnaval par Tiepolo, les mémoires de Gozzi, Goldoni, Casanova, le voyage du président Des Brosses, et surtout les quatre volumes allemands de Maier, 1795 ; — au XVIIe siècle, Amelor de La Houssaye, Saint-Didier, etc.