L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/08

L'ITALIE
ET LA VIE ITALIENNE
SOUVENIRS DE VOYAGE

VIII.
LES VILLES DE L'EST. - BOLOGNE, RAVENNE, PADOUE[1].


De Florence à Bologne, 17 avril.

On n’imagine pas un pays plus beau et plus fertile. A partir de Pistole, la montagne commence ; de colline en colline, puis d’escarpement en escarpement, pendant deux heures, la voiture monte lentement sur un chemin en zigzag, et du bas au sommet tout est cultivé, habité. A chaque lacet de chemin on aperçoit des maisons, des jardins, des terrasses d’oliviers, des champs soutenus par des murs, des arbres à fruits abrités dans les creux, des morceaux de prairies vertes, partout des sources jaillissantes. Des femmes agenouillées lavent leur linge à la bouche dégorgeante des fontaines ou dans les petits canaux de bois qui distribuent l’arrosement et la fraîcheur sur les pentes. Si loin que le regard puisse porter, les vallées, les mamelons offrent les marques du travail et de la prospérité humaine. Tout est mis à profit ; les châtaigniers couvrent les pointes trop âpres et les chutes de terrain trop raides. La montagne est comme une terrasse énorme à gradins multipliés, façonnés exprès pour les divers genres de culture. Même à la cime, dans le voisinage des neiges, de petites terrasses larges de six pieds fournissent de l’herbe aux troupeaux. Les signes de cette industrie et -de ce bien-être sont aussi visibles dans les habitans que sur le sol : les paysans ont des souliers, les femmes, en gardant leurs bêtes ou en marchant, tressent de la paille ; les maisons sont en bon état, les villages sont nombreux, munis d’écoles communales ; à la cime de l’Apennin est un café qui porte le nom de la montagne. C’est vraiment ici le cœur de l’Italie pour le génie, l’invention, la prospérité, la beauté, la salubrité, et contre l’invasion étrangère cette barrière de montagnes serait une défense.

L’autre versant en forme une seconde : l’Apennin, avec ses contre-forts, est aussi épais que haut ; on redescend, et la route tourne parmi de petites gorges boisées où l’eau ruisselle, toutes vertes sous leur parure de bois roussâtre, encadrées dans les formes sérieuses des rocs nus. La nuit tombe, et le chemin de fer s’enfonce dans les défilés d’une nouvelle montagne : paysage dévasté, fantastique, horrible, comme ceux de Dante ; montagnes fendues, roches cassées, longs souterrains multipliés où la machine grondante plonge comme un tourbillon, vallons décharnés qui ne sont plus qu’un squelette ; le torrent court presque sous la roue des wagons, et de grandes plages de galets roulés blanchissent subitement sous la lune. Dans ce désert, au milieu d’un lit de cailloux entassés par l’hiver, au coin d’une gorge sépulcrale, on aperçoit parfois un arbre épineux comme un spectre dans une crypte, et si le train s’arrête, on n’entend dans l’universel silence que le bruissement de l’eau froide sur la pierre nue.

Bologne, 17 avril.

Bologne est une ville d’arcades : il y en a aux deux côtés de toutes les principales rues ; il est agréable de cheminer ainsi l’été à l’ombre, l’hiver à l’abri de la pluie. Presque toutes les villes italiennes ont ainsi une invention ou une construction particulière qui ajoute aux commodités de la vie et qui sert à tout le monde. On n’entend l’agrément véritable et universel qu’en Italie ; c’est peut-être parce que tout le monde en a besoin et y aspire. — Ce qui frappe dans les jeunes gens, ici comme à Florence et partout, ce qu’on remarque dans leur visage au théâtre, à la promenade, dans la rue, c’est un certain air d’amoureux, un sourire gracieux, des façons expansives et tendres ; rien de moqueur ni de sec à la française. Ils disent les mots bella, vezzosa, vaga, leggiadra, avec un accent particulier, celui de don Ottavio dans Mozart ou des jeunes premiers de l’opéra italien. Au théâtre de Florence, le ténor à genoux devant Marguerite faisait un contre-sens, mais exprimait parfaitement cet état de l’âme. Par la même raison, ils s’habillent d’étoffes claires, agréables à voir ; ils portent des bagues, de grandes chaînes d’or ; leurs cheveux sont lustrés ; il y a quelque chose d’éclatant et de fleuri dans toute leur personne. Pour les femmes, la prunelle noire, hardie, la forte couleur des cheveux noirs audacieusement retroussés, parfois massés en nattes luisantes, la forme vigoureusement marquée des pommettes et du menton, le front souvent carré, le bas du visage large et bien assis, la solide ossature de la tête, leur ôtent toute apparence de douceur, de délicatesse, et le plus souvent même tout air de noblesse et de pureté. En revanche, la structure et l’expression de leurs traits manifestent l’énergie, l’éclat, la hardiesse joyeuse, l’intelligence ferme et nette, le talent et la volonté de bien profiter de la vie. Quand on regarde aux vitrines des libraires les figures que les faiseurs de dessins politiques donnent à l’Italie, à ses provinces, on y retrouve le même caractère ; quoique déesses et déesses allégoriques, leurs têtes sont courtes, rondes, grossièrement rieuses et sensuelles. Rien de plus important que ces figures populaires et ces types acceptés. Voyez par contraste la douce Anglaise du Punch, aux longues boucles, aux robes trop neuves, ou la Française de Marcelin, coquette, sémillante, extravagante, ou la candide, honnête, primitive Allemande un peu niaise du Kladderadatsch et des petits journaux de Berlin. — Je viens de parcourir les rues à Bologne ; il est neuf heures du matin ; sur quatre femmes, il y en a toujours trois frisées, presque parées ; leur regard droit s’étale avec assurance sur les passans ; elles vont tête nue, quelques-unes seulement laissent pendre sur leurs épaules un voile noir ; leurs cheveux bouffent superbement des deux côtés ; elles semblent équipées en conquête ; on ne peut se figurer une physionomie plus naturellement triomphante, une pareille démarche de prima donna sur les nues. Avec ce caractère, cet esprit et l’imagination des hommes, elles doivent être maîtresses.

Que peut-on faire à table d’hôte, sinon regarder ? Dans ce silence et cette communauté forcée, les yeux et le raisonnement travaillent. La dame qui est en face de moi est la femme d’un major qui tient garnison dans les Abruzzes, belle, quoique mûre, gaie, décidée, sûre d’elle-même, et quelle langue ! Le nord et le sud de l’Europe, les races latines et les races germaniques sont séparés de mille lieues par cette facilité de parole, par cette hardiesse de jugement, par cette promptitude d’action. Elle juge tout, raisonne de tout, de la paresse des paysans des Abruzzes, de leurs vendette, des embarras du gouvernement, de son chien, de son mari, des officiers du bataillon, de « notre beau régiment le 27e. » Elle me parle, elle adresse la parole à son voisin, un ecclésiastique qui a comme les autres l’air italien, je veux dire galant, obséquieusement poli. Ses phrases coulent avec la vélocité et la sonorité d’un torrent intarissable. — Avant-hier, une autre, de quarante-huit ans, avec un spencer noir, pomponnée de rubans, la figure rouge, occupait seule toute la conversation et faisait résonner la salle de son bavardage et de ses sentences. — L’autre jour, une petite bourgeoise jolie s’est trouvée mal dans l’intérieur de la diligence, et son mari l’a fait monter à côté de nous sur l’impériale. Elle nous a interrogés, elle a corrigé mes fautes de prononciation ; quand deux ou trois fois de suite je mettais mal l’accent ou que je n’attrapais pas le ton juste, elle s’impatientait et me régentait. Elle nous conte qu’elle vient de se marier, qu’elle et son mari n’avaient pas le sou pour entrer en ménage, etc. ; il y a trois hommes autour d’elle, c’est elle qui tient le dé et qui les mène. — J’ai dans l’esprit cinquante figures qui se rangent autour de ces trois types. Le trait dominant, c’est la vivacité et la netteté de la conception, qui hardiment fait explosion sitôt qu’elle naît. Toutes leurs idées sont coupées à angles vifs ; c’est la Française plus forte et moins fine ; comme l’autre et plus que l’autre, elle a sa volonté, elle se fait centre, elle n’attend pas d’autrui sa direction, elle prend d’elle-même l’initiative. Rien de doux, de timide, de pudique, de contenu, de capable de s’enterrer dans un ménage, des enfans, un mari, à la façon germanique. Je mettais en regard involontairement les Anglaises qui étaient là. Il y en a de bien étranges, puritaines de fond, raidies par la morale, sorties de mécaniques à principes, l’une surtout sous son chapeau de paille en éteignoir, vraie spinster en herbe, sans toilette, sans grâce, sans sourire, sans sexe, toujours muette ou tranchante en paroles comme un couteau. Elle appartient certainement à l’espèce de ces demoiselles qu’on trouve remontant le Nil-Blanc seules avec leur mère, ou qui gravissent le Mont-Blanc à quatre heures du matin, attachées par une corde à deux guides, la robe serrée en pantalons, arpentant la neige. Dans ce pays, la sélection artificielle a fait des moutons qui ne sont que viande, et la sélection naturelle des femmes qui ne sont qu’action ; mais la même force a opéré plus fréquemment dans un autre sens : l’énergie despotique de l’homme, le besoin d’un foyer paisible pour le travailleur tendu par la lutte du jour, ont développé chez la femme les qualités du vieux fonds germanique, la capacité de subordination et de respect, la réserve craintive, l’aptitude à la vie domestique, le sentiment du devoir. Elle reste alors jeune fille jusque dans le mariage ; quand on lui adresse la parole, elle rougit ; si, avec tous les ménagemens et toutes les précautions possibles, on essaie de la faire sortir du silence où elle s’enferme, elle n’avoue son sentiment qu’avec une modestie extrême, elle le retire tout de suite. Elle est à mille lieues d’aspirer au commandement, à l’initiative, même à l’indépendance. Dans tous les couples anglais que je viens de voir, c’est l’homme qui est le chef ; dans tous les couples italiens, c’est la femme. Cela n’est guère étonnant, il semble ici qu’ils soient amoureux par nature et fondation. Les cochers et les conducteurs de la diligence ne parlaient pas d’autre chose. Devant une femme, comme en présence de tout objet beau ou brillant, ils arrivent du premier bond à l’admiration et à l’enthousiasme. O quanto bella ! Vingt fois ces jours-ci j’ai entendu leurs explosions sincères et emphatiques. Ils ressemblent à des acteurs, à des mimes qui exagèrent. Bello, bello, bellissimo palazzo ! La chiesa e magnifica, stupenda, tutta di marmo, tutta di mosaïca ! — Leurs yeux les mènent et leurs sens les emportent. Plus on regarde les races diverses, plus les aptitudes à la jouissance s’y montrent inégales. Quelques-unes sont à peine effleurées par le plaisir, d’autres en sont transportées et renversées. Chez les unes la jouissance ressemble au goût d’une pomme fade, chez les autres à la saveur fondante et délicieuse d’une grappe parfaite de raisin doré. Chez les unes, les choses extérieures produisent une suite presque unie de sensations ternes, chez les autres un va-et-vient tumultueux d’émotions extrêmes. Par suite, le train courant de la vie est changé ; en toute âme, l’attrait est proportionné à la jouissance. Là-dessus j’aurais deux ou trois histoires à conter, l’une surtout digne de Bandello et du Pecorone : j’étais confident et presque témoin dans une petite ville ; mais on conte ces histoires-là, on ne les écrit point. La langue française n’admet point l’épanouissement de l’instinct simple et nu ; elle appelle crudité ce qui est beauté. Ici on est plus tolérant, on s’espionne comme dans nos villes de province ; mais la société se contente de rire, elle n’exclut pas les amoureux, elle n’est pas prude.


Bologne, 17 avril.

Les églises sont ordinaires, inachevées ou modernisées ; mais les sculptures sont frappantes.

Les plus précieuses sont à San-Domenico, sur le tombeau de saint Dominique, décoré en 1231 par le restaurateur de l’art, Nicolas de Pise. C’est le premier monument qui montre la renaissance de la beauté en Italie. Songez qu’à ce moment par les dominicains, les franciscains, l’esprit ascétique reprenait un nouvel élan, que l’art gothique régnait en Europe, qu’il franchissait les Alpes et bâtissait Assise. Et justement au plus fort de cette fièvre mystique, sur le marbre du premier inquisiteur, un statuaire retrouve la beauté virile des formes païennes. Aucune de ses figurines n’est maladive, exaltée ou maigre ; toutes sont robustes, saines, parfois joyeuses. Si elles ont un défaut, c’est l’excès de force. D’ordinaire leurs joues sont trop pleines, la carrure de la tête est trop massive, le corps rentassé est presque lourd. La grande Vierge du centre a la sérénité satisfaite d’un bonne et heureuse mère de famille ; son bambino est large et prospère. La plus vive et la plus franche expression de joie parfaite éclate dans une mère dont le fils, tué par son cheval, vient d’être ressuscité. Plusieurs figures de jeunes filles, l’une surtout à l’extrême gauche de la façade, semblent de florissantes et vigoureuses cariatides grecques. Sous la main de l’artiste, les personnages les plus ascétiques se sont eux-mêmes transformés ; quantité de grosses têtes de moines encapuchonnées sont rieuses et réelles : ce qui domine dans toutes les figures, c’est la placidité, la solidité, la belle humeur. Ainsi tourne autour des quatre pans de la tombe la belle procession de marbre, et les statuettes qui ornent le chapiteau, exécutées par Niccolò dell’ Arca deux siècles plus tard, ne font que répéter avec un degré d’habileté plus grande la même conception ferme et libre ; deux jeunes gens surtout, l’un en cotte de mailles, l’autre botté comme les archanges du Pérugin, ont une fierté d’attitude admirable. Rien ne manque à cette châsse pour rassembler en quelques pieds carrés tout le développement de la sculpture. Un ange à genoux sur la gauche, serein et noble, un saint Pétrone, grandiose et sévère, qui tient la ville dans sa main, ont été taillés par le ciseau de Michel-Ange, et du premier jusqu’au dernier maître, tous les ouvrages sont de la même famille, païenne, énergique et bien membrée. — Si maintenant on se promène dans l’église, on verra que dans ce grand espace de trois siècles l’idée primitive n’a pas fléchi. Un tombeau de Taddeo Pepoli en 1337, solide et beau, n’a rien des fanfreluches gothiques ; aux deux côtés, deux saints debout, tranquilles, en grand manteau, regardent une figure agenouillée qui leur offre une petite chapelle. — Plus loin, le monument d’Alexandre Tartegno en 1477, dans une niche cintrée, brodée de fleurs, de fruits, de têtes d’animaux, de colonnettes corinthiennes, montre, au-dessus du mort couché, trois Vertus au visage ample et riant, aux vêtemens richement fouillés, à l’attitude recherchée et expressive. Ce sont là les tâtonnemens compliqués, les mélanges d’idées par lesquels au XVe siècle commence la renaissance ; mais parmi les divers détours de sa pensée le sculpteur a gardé la même race de corps empreinte dans sa mémoire, et c’est toujours le sentiment de la charpente humaine, de la musculature solide, de la vie naturelle et nue qui l’a guidé.

Cette grande ville est triste et mal tenue. Plusieurs quartiers semblent déserts, des polissons jouent et se houspillent sur les places vides. Quantité d’hôtels monumentaux semblent mornes comme les maisons de nos villes de province. En effet, c’était une ville provinciale gouvernée par un légat du pape ; d’une république agitée on avait fait une cité morte. — On se fait indiquer le meilleur café, et on en sort vite, c’est un estaminet de bicoque. On regarde un instant deux tours penchées bâties au XIIe siècle, carrées, bizarres, et qui n’ont rien de l’élégance de Pise. On arrive à l’église principale, San-Petronio, basilique ogivale et à dôme, d’un gothique italien et d’espèce inférieure : on pense avec regret aux beaux monumens de Pise, de Sienne et de Florence ; le gouvernement républicain, l’énergie inventive et libre n’a point duré assez longtemps ici pour finir son édifice. Le bâtiment est coupé en deux, inachevé ; on a badigeonné l’intérieur, les trois quarts des fenêtres ont été bouchées, la façade est incomplète. Dans le jour blafard que laissent entrer les ouvertures, trop rares, on aperçoit quelques bonnes sculptures : Eve et Adam d’Alfonso Lombardi, une Annonciation ; mais on n’a pas le courage de les sentir, les yeux sont attristés. On sort, et de l’escalier dégradé on voit une place sale, des mendians, une canaille de vagabonds qui flânent. On se retourne par acquit de conscience, et tout d’un coup on est remué. Sur la porte centrale est un cordon de figures superbes, grands et vigoureux corps nus aux torsions et aux tournures païennes, une admirable Eve naissante, une autre Eve filant pendant qu’Adam laboure, Adam se renversant pour cueillir la pomme avec un mouvement d’une vitalité superbe. Elles sont de Jacopo della Quercia, il les fit en 1425 : c’est le moment où Ghiberti ciselait les portes du Baptistère ; mais Ghiberti annonçait Raphaël, et Quercia semble devancer Michel-Ange.

Cela ranime, et l’on va jusqu’à une fontaine qu’on découvre sur la gauche. Ici la renaissance et le paganisme atteignent leur extrême. Au sommet est un superbe Neptune de bronze par Jean Bologne[2], non pas un dieu antique, calme et digne d’être adoré, mais un dieu mythologique qui sert à l’ornement, qui est nu, et qui étale ses muscles. Aux quatre coins du bassin, quatre enfans, joyeux et bien tordus, empoignent des dauphins qui frétillent, et sous les pieds du dieu quatre femmes à jambes de poisson déploient la magnifique nudité de leurs corps cambrés et la sensualité franche de leurs têtes hardies, pressant à pleines mains leur sein gonflé pour en faire jaillir l’eau.


Pinacothèque.

On fait une première fois le tour du musée, et tout de suite on se sent amené, ramené, arrêté devant le tableau capital, la Sainte Cécile de Raphaël.

Elle est debout, entourée de quatre personnages debout, et au-dessus d’eux, dans le ciel, les anges chantent d’après un livre ; rien de plus : on voit qu’il ne poursuit point les attitudes variées ni l’intérêt dramatique ; nulle recherche ou effet de coloris ; un ton rougeâtre, d’une force et d’une simplicité admirables, enveloppe toute la peinture. Tout le mérite est dans l’espèce et la qualité des-personnages ; couleur, draperie, gestes, le reste est là comme un accompagnement grave et sobre qui ne fait que soutenir la solidité du corps et la noblesse du type.

Comment définir ce type ? La sainte n’est ni angélique ni extatique. C’est une forte et saine jeune fille, bien membrée et bien portante, au sang abondant et chaud, dorée par le soleil italien d’une franche et belle couleur. A sa gauche, une autre jeune fille moins robuste et plus jeune a plus d’innocence, mais sa pureté n’est encore que du calme. A mon sens, si honnêtes et si chastes qu’elles soient, elles le sont moins par tempérament que par adolescence : leur tête placide n’a pas encore pensé ; leur paix est celle de l’ignorance. Et comme avec Raphaël il faut aller, pour trouver des comparaisons, jusqu’aux sommets de l’idéal, je dirai qu’à mes yeux deux types seulement surpassent les siens, l’un, qui est celui des déesses grecques, l’autre, qui est celui de certaines jeunes filles du nord. Avec la même perfection de structure et la même sérénité d’âme, elles ont quelque chose de plus : les premières, la souveraine fierté des races aristocratiques ; les autres, la souveraine pureté du tempérament spiritualiste.

On voit très bien ici le moment de l’art que cette peinture représente. Ces cinq figures debout, non plus que celles du Pérugin, qui sont en face, ne sont point liées, entraînées dans une action commune ; chacune d’elles existe pour elle-même ; l’ordonnance est la plus simple possible, presque primitive. C’est un tableau d’église et non pas une décoration d’appartement : il a été commandé par une dame pieuse, et sert à la piété encore plus qu’au plaisir ; mais d’autre part les personnages ne sont plus raides comme chez Pérugin, leur immobilité ne leur interdit pas le mouvement. Ils sont robustes, largement musclés et drapés, beaux, libres, heureux comme des figures antiques. Le peintre a cette fortune unique de se trouver entre le christianisme, qui s’affaisse, et le paganisme, qui va triompher, entre Pérugin et Jules Romain. Dans tout développement, il y a un moment parfait, et un seul ; Raphaël s’en est approprié un, comme jadis Phidias, Platon et Sophocle.

Quelle distance entre cette Sainte Cécile et les tableaux du Pérugin son maître, de Francia son ami, qu’il priait de corriger son œuvre ! Il y en a six de Francia alentour, des madones copiées sur le réel et bienveillantes, un peu moins nettes et sèches que celles de Pérugin, mais qui se sentent toujours de l’art littéral et de la main dure de l’orfèvre. Comme tout s’est ennobli, dégagé, agrandi aux mains du jeune peintre ! Et comme on comprend le cri d’admiration de l’Italie !

Il fait tort à ses successeurs, aux Bolonais qui remplissent la galerie. Quand du tableau de Raphaël on passe à leurs peintures, il semble que d’un écrivain simple on arrive à des rhéteurs. Ils cherchent des effets, ils font des phrases, ils ne savent plus parler correctement leur langue ; ils forcent ou faussent le sens des mots ; ils raffinent et ils exagèrent ; l’ambition de leur style fait contraste avec la mollesse de leur pensée et avec la négligence de leur diction. Et cependant ce sont des travailleurs zélés, des restaurateurs de la langue. Comparés aux Vasari, aux Sabbatini, aux Passerotti, aux Procaccini, à leurs prédécesseurs, à leurs rivaux, aux disciples dégénérés des grands maîtres, ils sont attentifs et sobres. Ils ne veulent plus peindre de pratique, avec des recettes, comme leurs contemporains, artistes expéditifs qui se font une gloire de faire des figures de cinquante pieds, de fournir par jour une demi-toise de peinture, même de peindre avec les deux mains, d’oublier la nature, de tout tirer de leur génie, d’entasser les musculatures, outrées, les raccourcis extraordinaires, les poses emphatiques, dans de grandes machines traitées avec un sans-gêne de fabricant et de charlatan. Ils font tête au courant, étudient les anciens maîtres, restent longtemps pauvres et sans commandes, et enfin ouvrent une école. Là on travaille et on n’oublie rien pour s’instruire dans toutes les parties de l’art. On copie des têtes vivantes et on dessine d’après le modèle nu ; les plâtres des antiques, les médailles, les dessins originaux des maîtres, fournissent des exemples. On apprend l’anatomie sur le cadavre, et la mythologie dans les livres. L’architecture et la perspective sont enseignées ; on discute et compare les procédés des maîtres anciens et des maîtres modernes ; on observe les transformations de traits qui font d’une figure virile une figure féminine, d’une forme inanimée une forme humaine, d’une attitude tragique une attitude comique. On devient savant, érudit même, éclectique et systématique. On établit des principes et on dresse un canon pour les peintres, comme avaient fait jadis les Alexandrins pour les orateurs et les poètes. On recommande « le dessin de l’école romaine, le mouvement et les ombres des Vénitiens, le beau coloris de la Lombardie, le style terrible de Michel-Ange, la vérité et le naturel de Titien, le goût pur et souverain du Corrège, la prestance et la solidité de Pellegrini, l’invention du docte Primatice, et un peu de la grâce du Parmesan[3]. » On s’approvisionne et on s’exerce. Voyons quels fruits cette patiente culture va donner.

Il y a ici treize grands tableaux de Louis Carrache, entre autres une Nativité de saint Jean-Baptiste et une Transfiguration sur le mont Thabor, On n’imagine guère de personnages plus déclamatoires que les trois corps d’apôtres à demi renversés ; surtout celui dont on voit l’épaule nue ; ce sont des colosses faits trop vite, sans substance ni solidité. Son neveu Augustin est meilleur peintre, et sa Communion de saint Jérôme a fourni les principaux traits au tableau semblable du Dominiquin ; mais, comme son oncle, il subordonne le fond à l’accessoire, la vérité à l’effet, les corps et les tons au mouvement et à l’expression. Le second neveu, Annibal Carrache, est le plus habile de tous. Deux de ses tableaux, qui représentent la Vierge dans sa gloire, conviennent à la piété sentimentale du siècle. Le clair-obscur qu’il emploie, la multitude des teintes noyées les unes dans les autres caressent les émotions ambiguës de la dévotion molle. Son Saint Jean qui montre la Vierge ressemble à un amoroso. Près de lui, un homme agenouillé, à grande barbe noire, s’épanche avec une complaisance attendrie qui n’est pas exempte de fadeur. La Vierge sur son trône, le saint et la sainte qui l’accompagnent se penchent avec une grâce languissante. Cette belle sainte elle-même dans sa robe d’un violet pâle, avec ses mains potelées et ses doigts écartés, cette Vierge avec son air de rêverie aimable, sont des dames demi-amoureuses et demi-mystiques. Si l’on cherche le sentiment que l’art restauré par les Carrache s’emploie à manifester, c’est celui-là. Vers la fin du XVIe siècle, en Italie, le caractère des hommes s’est transformé. La terrible secousse et les ravages infinis des invasions étrangères, la ruine des républiques libres et l’établissement des tyrannies soupçonneuses, l’appesantissement irrémédiable de la dure domination espagnole, la restauration catholique et jésuitique, l’ascendant de papes dévots et inquisiteurs, la persécution des penseurs indépendans et l’institution de la surveillance cléricale ont brisé le ressort de la volonté humaine ; on se laisse aller, et on s’affaisse ; on devient épicurien et hypocrite ; on se confesse et on fait l’amour. Quelle distance entre la belle humeur, la fantaisie légère et insouciante, la sensualité naturelle et saine de l’Arioste et la fantasmagorie de commande, la volupté troublante et maladive, la chevalerie et la piété d’opéra qu’on trouve cinquante ans plus tard chez le Tasse ! Et ce pauvre Tasse est trouvé impie ; on l’oblige à refaire sa croisade, à élaguer ses amours, à sublimer ses personnages, à les transformer en allégories. L’homme s’est amolli et gâté ; ce ne sont plus les idées fortes et droites qui lui plaisent, ce sont les raffinemens, les mignardises, les sentimens mélangés, nuancés, composés de plaisir et d’ascétisme, incertains entre le théâtre et l’église, entre le prie-Dieu et l’alcôve. Le même sourire se pose sur les lèvres des déesses et des saintes ; la nudité de Madeleines chrétiennes s’étale aussi engageante que celle des Vénus païennes, et le cavalier retrouve sa maîtresse parée, souriante, les bras ouverts, sur les dorures de sa chapelle comme sur les dorures de son palais. L’amour lui-même a changé, il n’est plus franc et âpre : la Fornarine de Raphaël ne leur semblerait qu’un corps bien portant ; ils lui veulent un attrait plus touchant et plus compliqué, des séductions plus fines et plus enivrantes, une douceur mélancolique et mystérieuse, la grâce caressante et vague de l’abandon rêveur, des yeux noyés ou illuminés qui interrogent l’espace, des formes molles qui se perdent dans la profondeur de l’ombre, des draperies enroulées ou déployées avec une curiosité savante dans l’alanguissement de la lumière ménagée et sous la magie du clair-obscur. Ils ont besoin d’affectation et de recherche, comme leurs prédécesseurs de force et de simplicité, et de toutes parts, parmi les différences des écoles, avec le Baroche, Cigoli, Dolci, comme avec les Carrache, le Dominiquin, le Guide, Guerchin, l’Albane, on voit paraître la peinture qui correspond aux doucereuses beautés de la poésie qui règne, du sigisbéisme qui commence et de l’opéra qui va se fonder.

Quand l’âme est devenue faible, elle demande des émotions fortes ; le raffinement conduit à la violence, et les nerfs, qui avec l’habitude de l’action ont perdu l’équilibre stable, exigent, après le chatouillement des sensations délicates, le tapage des impressions extrêmes. C’est pourquoi cette peinture sentimentale devient outrée ; il faut ranimer les fidèles tantôt avec un pâle visage de morte, tantôt par une boucherie de martyrs, tantôt par le contraste de figures grossièrement vulgaires et de figures délicieusement célestes, toujours par l’emploi des gestes excessifs, des attitudes frappantes, des personnages multipliés, des oppositions dramatiques. Sur cette donnée, les Bolonais prodiguent leur talent et leur art. Un grand tableau du Dominiquin, Notre-Dame du Rosaire, rassemble et entasse quatre ou cinq scènes tragiques, ayant pour but de montrer l’efficacité du saint rosaire : deux femmes qui s’embrassent et qu’un guerrier à cheval veut percer de sa lance, un soldat qui veut poignarder une femme qui crie, un ermite qui meurt sur la paille, un évêque en chape qui supplie Notre-Dame, tout cela accumulé dans un seul cadre. Figures effrayées ou pleurantes, bourreaux mélodramatiques, la pitié, la terreur, la curiosité sollicitées à l’envi et sans relâche ; sur tout cela, une pluie de fleurs et de chapelets qui tombent, la Madone entourée d’anges folâtres ou larmoyans qui portent la couronne d’épines avec la croix, le linge de sainte Véronique et les autres insignes de la dévotion mécanique ; — tout en haut, le petit Jésus qui lève comme en triomphe un bouquet de roses. Voilà la piété du temps telle que je l’ai vue à Rome dans les églises jésuitiques, piété à grand orchestre, et qui veut conquérir son public à force d’agrémens et d’excitations. — Son célèbre Martyre de sainte Agnès est du même goût. Sur le devant gisent des cadavres entassés, l’un la bouche ouverte par son dernier cri ; une femme effrayée se renverse en arrière avec un geste théâtral, et son enfant se cache dans sa robe. Cependant sur un bûcher la sainte, blanche, les yeux au ciel, tend la gorge pendant qu’un petit agneau, symbole de sa douceur, essaie d’approcher pour lécher son pied. Derrière elle, le bourreau, le crâne éclairé, le masque dans l’ombre, tout brun et rougeâtre, fait ressortir par l’énergie de son coloris et la férocité de son visage la pâleur et la suavité de la victime ; tête dure et bornée, excellent boucher, attentif à bien enfoncer le couteau. Au sommet paraît un chœur d’anges qui fait tapage ; le Christ se penche d’un air intéressant pour prendre la couronne et la palme qu’un ange, domestique bien appris, a soin de lui présenter. Et cependant le talent surabonde ; il y a dans toute cette œuvre de la richesse, de la vérité, de l’expression ; Dominiquin est un vrai peintre, il a senti, il a cherché, il a osé, il a trouvé. Quoique né dans un temps où les types étaient connus et classés, il a été original ; il est revenu à l’observation, il a découvert une portion ignorée de la nature humaine. Dans son Pierre de Vérone, l’effroi du saint, son front plissé, contracté, ses mains crispées qui vont au-devant du coup, la figure bouleversée de son compagnon qui se sauve en levant les bras avec un désespoir mêlé d’horreur, toutes les attitudes et les physionomies sont des inventions neuves ; pour la première fois, voici l’expression complète, abandonnée, de la passion ; même la terreur est si vraie, que les deux têtes ont quelque chose de grotesque. Dominiquin n’a jamais peur de la vulgarité. Il part du réel, de la chose vue, et c’est un étrange contraste que celui de son éducation classique et de sa sincérité native, de ce qu’il sait et de ce qu’il sent.

Presque tous les peintres de cette école ont des tableaux ici ; il y en a trois principaux de l’Albane, tous religieux, mais aussi mignards que ses peintures païennes. Par exemple, dans son Baptême de Jésus, les anges sont des pages galans de bonne maison ; peut-être est-il de tous les maîtres celui qui exprime le mieux le goût de cette époque, doucereux et fade, amateur de nudités sentimentales et de mythologie souriante. — Cinq ou six tableaux du Guerchin aux tons cadavéreux, aux puissans effets d’ombre, sont frappans, mais inférieurs à ceux que j’ai vus à Rome. — Au contraire ceux du Guide sont supérieurs. Je ne connaissais de lui que les œuvres de sa seconde manière, presque toutes grises, blafardes, sans corps ni substance, fabriquées vite et de recette, simples contours agréables, d’une élégance mondaine et facile, mais qui n’enferment point un être solide et vivant. Il avait pourtant un beau génie, et si le caractère eût chez lui égalé le talent, il était fait pour monter au premier rang dans son art. Ici, dans la verdeur et la sève de son invention primitive, il est tragique et il est grand. Il n’est point encore tombé dans le coloris délavé et déteint, il sent la puissance dramatique des tons et tout ce que les fortes oppositions, les tristesses lugubres des teintes brouillées, assombries, disent au cœur de l’homme. Autour de son Christ en croix et des saints qui pleurent, le ciel est nébuleux, presque noir, chargé d’orages, et les personnages dressés dans leurs vastes draperies mouvantes, saint Jean dans son énorme manteau rouge, les mains jointes en désespéré, la Madeleine aux pieds de la croix toute ruisselante de cheveux et de plis tombans, la Vierge dans sa triste robe bleue encapuchonnée d’un manteau cendré, tout ce chœur souffrant forme par ses couleurs et ses masses une sorte de clameur et de déclamation grandiose qui monte vers le ciel. — Plus grandiose encore est cette tragédie qu’on nomme Notre-Dame de la Pitié et qui couvre un pan entier de muraille. Cinq figures colossales, — les saints défenseurs de Bologne en larges chapes damasquinées, en frocs terreux, en habits de guerriers, apparaissent ensemble, et derrière eux, dans l’éloignement, on distingue la forme obscure des bastions, les tours de la ville, sur laquelle leur protection s’étend. Au-dessus d’eux et comme à un étage supérieur du monde céleste, le Christ mort entre deux anges qui pleurent étale sa pâleur livide ; plus haut encore, au sommet de la région mystique, une grande Vierge douloureuse enveloppée d’une draperie bleue trouve dans son propre deuil une plus profonde compassion des misères humaines. C’est un fond de chapelle : on en faisait de plus purs et de plus chrétiens aux temps de piété primitive et parfaite ; mais pour la piété agitée des âges ultérieurs, pour une ville catholique et épicurienne, tout d’un coup ravagée par une peste et courbée sous une grande angoisse, il n’y a pas de peinture plus appropriée et plus émouvante.


De Bologne à Ravenne, 18 avril.

Cette campagne semble faite pour plaire à un homme du nord, à des yeux qui, rassasiés de formes trop nettes et lassés par une lumière trop vive, se reposent volontiers sur les horizons vaporeux, indéfinis, remplis d’air humide. Il a plu, les grandes nuées charbonneuses dorment dans le ciel, et à l’horizon traînent jusqu’à terre. Parfois un dos blanc de nuages fait luire son satin au milieu du brouillard pâle ; un soleil invisible chauffe le banc de vapeurs, et çà et là des rayons tamisés percent comme une aigrette de diamans la gaze grisâtre et moite. Vers l’est s’étend une plaine infinie, toute plate. Ses myriades d’arbres forment dans le lointain au bord du ciel une prodigieuse toile d’araignée aux fils brouillés, ténus, innombrables. Leurs cimes encore brunes se marient aux jeunes verdures du printemps, aux saules, aux peupliers bourgeonnans, aux splendides blés verts. La terre a bu largement ; l’eau brille dans les rigoles, dans les fossés, dans les lagunes, et lieue après lieue, à gauche, à droite, les yeux retrouvent toujours dans les champs cultivés les interminables rangées d’ormes où s’entrelacent, cheminant de tronc en tronc, les sarmens tortueux des vignes.

Conversation avec un ecclésiastique du pays, ancien directeur de collège. Ici et par principe, le clergé est pour le pape, mais toute la bourgeoisie, toutes les personnes qui ont un peu d’instruction, la plus grande partie de la noblesse, même à Ravenne, où l’aristocratie a tant de morgue, sont pour le nouvel état des choses.

Mon ecclésiastique est libéral, approuve beaucoup les écoles et l’armée, qui sont les deux grandes institutions récentes. Selon lui, le naturel est très violent en ce pays, ils en viennent tout de suite aux coups de couteau (lord Byron, dans ses Mémoires, les appelle de beaux tigres à deux jambes). S’ils ont reçu une offense, ils s’embusquent le soir et tuent l’offenseur. Rien de plus utile à de pareilles gens que les écoles ; l’instruction, la réflexion, le raisonnement, sont les seuls contre-poids qui puissent faire équilibre à l’instinct et au tempérament. Quant à l’armée, non-seulement c’est une école d’obéissance et d’honneur, c’est encore un exutoire ; rien de plus applicable ici que le proverbe : oziosi, viziosi ; le trop-plein de férocité doit s’utiliser honorablement contre l’ennemi, au lieu de se dépenser criminellement contre le voisin. Beaucoup d’hommes énergiques qui auraient été des malfaiteurs privés deviennent ainsi des défenseurs publics. Du reste, il y a peu de réfractaires, et leur nombre diminue d’année en année. Au commencement, l’inconnu, la transplantation, les effrayaient ; depuis, les récits de leurs camarades les ont rassurés, et l’éclat de l’uniforme commence à les séduire. Un autre bienfait, c’est la sévérité des tribunaux ; les assassinats sont moins nombreux depuis qu’un condamné n’est plus gracié au bout de six mois. L’important en ce pays est de mettre un frein aux passions, qui sont tout à fait sauvages, et le régime nouveau travaille en ce sens. Il est clair maintenant pour moi que dans toute l’Italie la révolution a pour promoteurs et soutiens les gens éclairés, la classe moyenne et bourgeoise, et que la difficulté pour celle-ci est de gagner, civiliser, italianiser le peuple. — Lord Byron, en 1820, à Ravenne, disait déjà que les gens instruits étaient seuls libéraux, et que dans l’insurrection projetée les paysans ne se lèveraient pas.

Le train s’arrête, et à un quart de lieue de la ville on aperçoit un dôme rond, bas, entre les verdures des peupliers ; c’est le tombeau de Théodoric. Les piliers trempent dans un marécage, les portes tombent moisies par l’humidité ; les blocs de la rotonde semblent avoir été dégradés à coups de marteau. L’énorme coupole, large de trente-quatre pieds, d’un seul bloc, a été fendue par la foudre. Rien dans l’intérieur, sauf un autel et des noms de commis voyageurs écrits au crayon, de plates plaisanteries dessinées sur le mur suintant. Le sarcophage où reposait le corps a été enlevé ; le vieux roi a été chassé de son sépulcre en même temps que ses Goths de leur domaine, et dans l’eau moisie qui baigne la crypte vide les grenouilles coassent.

On revient vers Ravenne, et le spectacle est encore plus triste. On n’imagine pas une ville plus abandonnée, plus misérablement provinciale, plus déchue. Les rues sont désertes ; un petit cailloutage aigu sert de pavé ; au milieu se traîne un ruisseau fangeux ; point de palais ni de boutiques. Deux façades administratives bien raclées, l’académie et le théâtre, tranchent seules sur tout ce désordre par leur propreté et leur platitude. On aperçoit de vieilles tours roussies et lézardées, des restes de construction ancienne appropriés à de nouveaux usages, des colonnettes blanches encastrées dans un mur de Théodoric, quantité de recoins bourgeois ou villageois. Qu’est-ce que le pauvre Byron, même avec la Guiccioli, pouvait faire ici ? Des drames noirs, des projets de conspiration, du byronisme. La ville est morte depuis je ne sais combien de siècles ; la mer s’est retirée d’elle, c’est la dernière station de l’empire romain, sorte d’épave ensablée que Byzance, en se retirant, a laissée sur la côte. Sur cette côte malsaine et peu visitée, la cité n’a pu refleurir au moyen âge comme celles de la Toscane. Encore aujourd’hui elle est byzantine, plus désolée qu’une ruine, parce que la moisissure est pire que l’effondrement. Un canal amène la mer, et l’on voit sur son eau dormante quelques barques, quatre ou cinq petits navires. La seule beauté de la ville est cette forêt de pins qui s’est enfoncée entre elle et le flot saumâtre, et dont les têtes lointaines, les cercles noirâtres font une barre au bord du ciel.


Ravenne.

Les voyageurs qui ont visité l’Orient disent que Ravenne est plus byzantine que Constantinople elle-même. Une pareille ville est unique ; quoi de plus étrange que ce monde byzantin ? Nous ne le connaissons pas assez, nous avons une collection de chroniqueurs plats et Gibbon, qui en donne une idée telle quelle ; mais la distance est infinie entre une pure idée et une image colorée, complète. Quel spectacle que celui du monde dans lequel finit et se traîne pendant mille ans la civilisation antique, sous un christianisme gâté et parmi des importations orientales ! Il n’y a rien de semblable dans l’histoire, c’est un moment unique de l’âme et de la culture humaine. Nous connaissons bien des commencemens, des croissances, des floraisons de peuples, même quelques décadences partielles, celles de l’Italie et de l’Espagne ; mais une dégénérescence si longue et si compliquée, une gigantesque moisissure de mille ans dans un vase clos, aigrie par des fermens d’espèces si nombreuses et si contraires, nous n’en avons point d’exemple. Il y a deux civilisations, toutes deux semblables à des déformations, à des enflures, à des pustules énormes de la nature humaine dont je voudrais voir le récit, non par un antiquaire, mais par un peintre, — Alexandrie et Byzance. Ajoutez l’Inde et la Chine quand les érudits auront défriché le terrain archéologique.

La première église que l’on rencontre, San-Apollinare, est une large façade en forme de pignon, munie d’un portique que soutiennent des arcades portées sur des colonnes. La forme de la basilique latine subsiste encore dans la grande nef à plafond plat, et vingt colonnes de marbre veiné apportées de Constantinople profilent leur chapiteau corinthien, déjà gâté jusqu’à l’abside ronde. L’édifice est du VIe siècle, mais les mosaïques inaltérables qui des deux côtés couvrent la frise de la nef montrent aussi clairement qu’au premier jour ce que l’art grec était devenu aux mains monastiques des théologiens disputeurs et des césars fardés du bas-empire.

C’est encore l’art grec ; dix siècles après leur mort, les sculpteurs du Parthénon gardent leur prise sur l’esprit humain, et les idiots bavards qui usurpent maintenant la scène du monde aperçoivent toujours de leurs yeux clignotans, comme à travers un brouillard, les grandes formes et les nobles draperies qui jadis se sont ordonnées sur le fronton païen des temples. Deux processions s’allongent au-dessus des chapiteaux, l’une de vingt-deux saintes qui aboutit à la Vierge, l’autre de vingt-deux saints qui aboutit au Christ, et ni dans l’une ni dans l’autre la laideur expressive, l’exacte imitation de la vulgarité réelle, telle qu’on la voit au moyen âge, n’apparaissent encore. Au contraire, les figures des femmes, régulières, un peu longues, calmes, quoique tristes, ont une dignité presque antique ; les cheveux tombent en tresses et se relèvent au sommet du front comme dans la coiffure des nymphes ; leur stole descend en longs plis graves. Aussi grave se développe la file des grandes figures viriles. Près du Christ et de la Vierge, des anges prient en grands vêtemens blancs, le front ceint d’une bandelette blanche ; mais là s’arrêtent les réminiscences : les artistes savent de tradition qu’un personnage doit être drapé, qu’il faut préférer tel ajustement de cheveux, telle forme de visage ; ils ne savent plus quel corps viril, quelle âme jeune et saine vivait sous ces dehors. Ils ont désappris l’observation du modèle vivant, les pères la leur ont interdite ; ils copient des types acceptés ; de copie en copie, leur main machinale répète servilement des contours que leur esprit a cessé de comprendre et que leur imitation maladroite va fausser. D’artistes ils sont devenus ouvriers, et dans cette chute plus profonde chaque jour ils ont oublié la moitié de leur art. Ils n’aperçoivent plus les diversités de l’homme, ils répètent vingt fois de suite le même geste et le même vêtement ; leurs Vierges ne savent toutes que porter une couronne et s’avancer d’un air immobile, toutes avec une grande étole blanche, un surtout de drap d’or rayé ou écaillé comme une robe chinoise, un grand voile blanc attaché sur la tête, des souliers orange, — bref l’ancien costume grec allongé à la façon monastique et brodé de paillettes orientales. Nulle physionomie ; souvent les traits du visage sont aussi barbares que les dessins d’un enfant qui s’essaie. Le col est raide, les mains sont en bois, les plis de la draperie sont mécaniques. Les personnages sont des ébauches d’hommes plutôt que des hommes ; quand à travers l’ébauche on démêle l’homme, on découvre un spectacle plus triste, je veux dire l’abâtardissement du modèle par-delà l’ineptie du mosaïste et la décadence de l’homme par-delà la décadence de l’art.

En effet, il n’y a pas un de ces personnages qui ne soit un idiot hébété, aplati, malade. Les paroles manquent pour exprimer leur physionomie, cet air d’un homme bien bâti, dont les aïeux étaient de bonne race, maintenant à demi détruit et comme dissous par un long régime de jeûne et de patenôtres. Ils ont cette mine terne, cette sorte d’affaissement et de résignation mollasse où la créature vivante, inutilement frappée, ne rend plus de son[4]. Ils n’ont plus d’action, ils n’ont plus de volonté, ils n’ont plus de pensée, ils n’ont plus d’âme ; ils ne savent pas se tenir debout, quoique debout. On croirait à des vices, tant l’épuisement du sang et de la vitalité humaine est visible. Les anges sont de grands niais, avec des yeux écarquillés, des joues creuses, et cet air guindé, figé, des paysans qui, tirés des champs et transportés dans la régularité, dans la contention, dans les contraintes de la théologie et du séminaire, s’étiolent et jaunissent, béans et ahuris. Au-dessus des anges, plusieurs saints semblent sortir d’une longue nausée et d’une longue fièvre : on ne croit pas avant de les avoir vus qu’un homme vivant puisse devenir aussi inerte et aussi flasque, perdre à ce point toute sa substance physique et morale ; mais ce qui porte l’impression à son comble, c’est le Christ et la Vierge. Le Christ, en robe brune, avec la barbe et la belle chevelure des anciens dieux, n’est plus qu’un Dieu consumé et rétréci ; le front, siège de l’intelligence, s’est réduit et presque effacé ; les lèvres se sont amincies, la figure s’est effilée, les grands yeux sont caves. Rien n’égale cette dégradation, si ce n’est celle de la Vierge. La panagia s’est étriquée à un degré extraordinaire ; elle n’a plus que des yeux, presque point de nez et de bouche ; ses longues mains fluettes, son visage décharné, sont ceux d’une poitrinaire blême qui va finir ; elle fait un geste de mannequin, celui d’un squelette dont les os et les tendons jouent encore, et son grand manteau violet ne laisse rien voir de son corps étique.

Quelle est la machine qui, prenant dans ses engrenages la plante humaine, en a exprimé insensiblement tout le suc et toute la sève pour ne laisser d’elle qu’une forme vide et un détritus inerte ? D’abord la brutale république romaine, puis la pesante fiscalité des césars de Rome, puis la fiscalité plus pesante des césars de Byzance, et un despotisme en qui toutes les puissances capables de déprimer l’homme se trouvent rassemblées. — L’empereur est un pacha, il peut tuer sans jugement tout sujet, fût-ce un évêque ; il confisque les biens dont il a envie, ou se déclare héritier des fortunes qui lui conviennent ; toute dignité, tout patrimoine, toute vie en ce monde, sont suspendus anxieusement sous les chances de l’arbitraire. — L’empereur est un inquisiteur. Sous Justinien, vingt mille Juifs sont massacrés et vingt mille vendus. Les montanistes sont brûlés avec leurs églises. Le patricien Photius, contraint d’abjurer l’hellénisme, se perce de son poignard, et dans les autres règnes on ne voit qu’hérétiques exilés, dépouillés, mutilés ou brûlés vifs. — L’empereur est un chef de secte et de faction tantôt orthodoxe, tantôt hérétique, persécutant tantôt les bleus, tantôt les verts, laissant le parti qu’il soutient commettre des vols, des assassinats, des viols sur la voie publique. — L’empereur est un préfet des mœurs. Sous Justinien, la volupté est punie comme l’assassinat ou le parricide, et les débauchés sont promenés sanglans dans les rues de Constantinople. — L’empereur est un bureaucrate. Son administration régulière, appliquée d’en haut sur toutes les provinces, supprime partout l’initiative humaine pour ne laisser sur le sol que des fonctionnaires et des imposés. — L’empereur est un maître d’étiquette. Un cérémonial compliqué ordonne au-dessous de lui une hiérarchie d’officiers qui sont des machines et asservit leurs actions, comme les siennes, à des formes vides dont souvent on ne sait plus le sens[5]. — Tous les mécanismes qui peuvent supprimer dans l’homme la volonté et la puissance active travaillent à la fois, continûment et pendant des siècles, — les violens qui brisent et les débilitans qui détendent, la terreur comme dans les monarchies orientales, les délations comme dans la Rome impériale, l’orthodoxie persécutrice comme en Espagne, le rigorisme légal comme à Genève, la camorra comme à Naples, la routine officielle et l’enrégimentation bureaucratique comme en Chine. Comme une hache qui abat, comme une lime qui use, comme un acide qui décompose, comme une rouille qui déforme, les divers ingrédiens du despotisme tour à tour cassent, ébrèchent, rongent ou détrempent l’acier solide et tranchant qui leur est soumis. On s’en aperçoit au langage des écrivains ; ils ne savent plus même injurier ou louer. Trébonius, travaillant avec Justinien, dit qu’il craint de le voir disparaître enlevé par les anges, parce qu’il est trop céleste. Procope croit que Justinien et Théodora ne sont point des créatures humaines, que ce sont des démons et des vampires envoyés pour désoler le monde, et après huit livres d’adulations, lâchant enfin sa haine, il entasse les diffamations furieuses avec la maladresse aveugle, avec l’emportement mécanique d’un désespéré qui, échappé de la torture, balbutie, ressasse et ne peut plus parler[6]. Les autres sont des courtisans, des ergoteurs et des scribes, et la nation est semblable à ses écrivains. Les personnages qu’un pareil régime multiplie ou met en évidence, ce sont d’abord les domestiques de palais, les chambellans brodés, les mercenaires empanachés, les eunuques[7], les intrigans, les concussionnaires, ensuite les paperassiers, les casuistes, les bigots, les cuistres, les rhéteurs, et à côté d’eux, sur le grand théâtre du monde, les cochers, les bouffons, les actrices, les lorettes et les gandins.

En effet, ce sont là les rôles marquans de la scène. La vieille sentine romaine subsiste sous la croûte monacale dont le christianisme l’a recouverte ; on jette encore les condamnés aux lions dans l’amphithéâtre ; la ville entière prend parti pour les courses de chars, et les factions, portant les couleurs de leurs cochers comme insignes, cachent des poignards dans des paniers de fruits pour s’assassiner à loisir. Comme jadis aux jeux de Flore, les femmes paraissent nues sur le théâtre ; si des règlemens nouveaux leur imposent une ceinture, la fille du gardeur d’ours, Théodora, la future impératrice, profitera de la défense pour inventer sous les yeux des spectateurs des raffinemens d’impudicité. Et ce sont les mêmes hommes qui se livrent avec fureur aux passions théologiques. « Priez un homme, dit saint Grégoire de Nazianze, de vous changer une pièce d’argent, il vous apprendra en quoi le Fils diffère du Père. Demandez à un autre le prix d’un pain, il vous répondra que le Fils est inférieur au Père. Informez-vous si le bain est prêt, on vous dira que le Fils a été créé de rien. » Ils se massacrent sur ces articles, et le seul intérêt capable de soulever une révolte à Constantinople, c’est la question des païens azymites ou de la double nature de Jésus-Christ. Le trisagion simple ou complet est chanté à la fois par deux chœurs ennemis dans la cathédrale, et les adversaires en viennent aux coups de pierre et de bâton. Justinien passe des nuits entières avec des barbes grises à compulser des volumes ecclésiastiques, et les moines qui remplissent l’archipel équipent une flotte pour défendre les images contre Léon l’Isaurien. Ces amateurs du cirque, ces jeunes beaux qui s’habillent en Huns par un caprice de la mode, ces courtisanes usées par leurs vices, ces voluptueux languissans qui peuplent les palais d’été du Bosphore, tous jeûnent, font des processions, répètent des symboles, demandent aux nouveaux empereurs des persécutions[8]. « Longue vie à l’empereur ! longue vie à l’impératrice ! Que les os des manichéens soient déterrés ! Celui qui ne dit point anathème à Sévère est manichéen ! Jette dehors Sévère ! dehors les nouveaux Judas ! dehors l’ennemi de la trinité ! Que les os des eutychiens soient déterrés ! Hors de l’église les manichéens ! Hors de l’église les deux Etienne ! » Incapables de se battre, de gouverner, de travailler et de penser, ils savent encore disputer et jouir. Sur les débris de l’homme dissous, le sophiste et l’épicurien subsistent ; le jeu des formules dans l’esprit creux et la convoitise des sens dans le corps dégénéré sont les derniers ressorts qui remuent, et les deux œuvres auxquelles cette civilisation aboutit, toutes deux marquées à la même empreinte, toutes deux artificielles, énormes et vides, toutes deux bâties sans goût ni raison par la routine des procédés logiques ou par la routine des procédés industriels, sont, l’une l’échafaudage compliqué, minutieux, des symboles et des distinctions théologiques, l’autre l’échafaudage éblouissant, composite, de la richesse accumulée et du luxe exagéré.

Celui qui eût visité Constantinople avant le pillage des croisés aurait eu un spectacle étrange[9]. Après avoir traversé l’enceinte de hautes murailles crénelées et de tours qui défendait la ville comme une forteresse du moyen âge, il aurait trouvé une image de la vieille Rome impériale, des enfilades de portiques à deux étages qui traversaient la cité en tous sens et d’une extrémité à l’autre, des dômes ronds dont l’airain doré étincelait au soleil, des piliers gigantesques portant des colosses équestres, onze forums, vingt-quatre thermes, et tant de monumens, de palais, de colonnes, de statues que la civilisation antique, chassée du reste du monde, semblait avoir recueilli dans ce dernier asile tous ses chefs-d’œuvre et tous ses trésors. Les effigies des athlètes victorieux apportées d’Olympie, les statues des dieux antiques arrachées aux sanctuaires, les figures des empereurs multipliées par l’adulation couvraient les places, les bains, les amphithéâtres. Un Justinien de bronze se dressait sur un pilier de soixante-dix coudées dont la base vomissait l’eau. Une colonne sculptée, dans laquelle on montait par un escalier tournant, portait à sa cime la statue équestre de Théodose en argent doré. Des figures de tortues, de crocodiles, de sphinx assises sur d’autres piliers élevaient dans l’air les emblèmes des nations soumises. L’airain sombre des colosses, la blancheur mate des statues, luisaient entre les fûts de porphyre, sous les marbres bigarrés des portiques, parmi les rondeurs lumineuses des coupoles, entre les longues robes de soie, les simarres brochées, les costumes bigarrés et dorés d’un peuple innombrable. Dans un cirque de marbre, les chars couraient autour d’un obélisque égyptien. Sur le pourtour, un pilier d’airain autour duquel s’enroulaient des serpens énormes, les figures fantastiques de Charybde et de Scylla, l’antique sanglier de Calydon, des monstres de marbre et de bronze, annonçaient les fêtes où des lions, des ours, des panthères, des onagres, lâchés dans l’arène, amusaient le peuple de leurs clameurs et de leurs combats. Là, sur un trône soutenu par vingt-quatre colonnes, l’empereur, au jour de Noël, donnait le signal, et des hommes de toutes nations occupaient les yeux de la foule par la singularité de leurs costumes, de leur forme, de leur couleur. Plus loin, un amphithéâtre offrait en spectacle les criminels livrés aux bêtes. À l’orient, Sainte-Sophie étalait ses dômes étincelans, ses cent colonnes de porphyre et de jaspe, ses marbres précieux, veinés de rose, rayés de vert, étoiles de pourpre, dont les teintes de safran, de neige, d’acier, s’entremêlaient comme des fleurs asiatiques parmi des balustrades et des chapiteaux de bronze doré, devant un sanctuaire d’argent, en face d’un tabernacle d’or massif, près de vases d’or incrustés de pierreries, sous les mosaïques innombrables qui revêtaient ses murs de leurs pierres luisantes et de leurs paillettes d’or. Ce qui dominait dans l’église comme dans toute la ville, c’était l’encombrement désordonné et la richesse inintelligente. On prenait la magnificence pour l’art, et on cherchait non la beauté, mais l’éblouissement. On accumulait les matières précieuses et on fabriquait des chapiteaux barbares. On quittait les modèles grecs, dont on ne comprenait plus la simplicité, pour les prodigalités orientales, dont on pouvait imiter l’étalage. L’empereur Théophile faisait copier le palais des califes de Bagdad, et le luxe de sa nouvelle demeure, par ses bizarreries et son excès, annonçait les puérilités et le radotage de l’esprit gâté que la vieillesse ramène aux jouets d’enfant. Dans la salle du trône, un arbre d’or avec ses branches et ses feuilles abritait un peuple d’oiseaux d’or dont les voix diverses imitaient le ramage des oiseaux vivans. Au pied de l’estrade, deux lions d’or de grandeur naturelle rugissaient quand les ambassadeurs étrangers étaient introduits. Les grands officiers du palais formaient des rangs chacun avec son costume, son droit de préséance, son attitude, dont tous les détails étaient consignés dans un livre de la propre main de l’empereur. Alors les ambassadeurs touchaient trois fois la terre de leur front, et pendant leur prosternement une machine de théâtre enlevait le prince avec son trône jusqu’au plafond pour le ramener dans un appareil plus somptueux que la première fois. Ses brodequins étaient de pourpre, sa robe était constellée de pierreries ; sur sa tête étincelait une haute tiare persane, couturée de diamans, rattachée sur les joues par deux cordons de perles, surmontée d’un globe et d’une croix ; les coiffeurs les plus savans avaient disposé sur sa tête des étages de cheveux postiches ; son visage était peint. Ainsi paré, il demeurait silencieux, immobile, les yeux fixes, dans l’attitude d’un dieu qui se manifeste aux créatures ; on l’adorait comme une idole, et il représentait comme un mannequin[10].

On prend quelque idée de ce luxe, de ce culte et de ces mœurs dans l’église San-Vitale de Ravenne. Elle a été bâtie sous Justinien, et aujourd’hui, quoique gâtée à l’extérieur, misérablement repeinte au dedans, démolie par endroits ou plaquée de bâtimens discordans, elle est encore la plus byzantine de toutes les églises en Occident. C’est une construction singulière, et il y a là un type nouveau d’architecture aussi éloigné des idées grecques que des idées gothiques. L’édifice est un dôme rond surmonté d’une coupole de laquelle descend le jour. Sur le bord tourne une galerie circulaire à deux étages, composée de sept demi-dômes plus petits, et le huitième, ouvert largement, est une abside qui porte l’autel, en sorte que la rondeur centrale s’enveloppe dans un pourtour de rondeurs moindres, et que la forme globulaire domine de toutes parts, comme la forme aiguë dans les cathédrales du moyen âge et la forme carrée dans les temples antiques.

Pour soutenir la coupole, huit gros piliers polygonaux, joints par des arcades rondes, forment un cercle, et des couples de colonnettes en relient les intervalles. L’effet est étrange, et les yeux habitués à suivre les colonnes rangées par file s’étonnent ici de leurs entre-croisemens, de la bizarre variété des profils, des formes droites coupées par les rondeurs des voûtes, des aspects changeans présentés à chaque tournant par des formes discordantes. L’édifice est une créature d’un autre règne, arrangée suivant des symétries inconnues, pour d’autres conditions de vie, comme un coquillage lustré et enroulé auprès d’un articulé ou d’un vertébré, pompeux et singulier si l’on veut, mais d’un type moins simple et d’une structure moins saine. La dégradation est visible à l’instant dans les chapiteaux des piliers et des colonnes. Ils sont couverts de lourdes fleurs et d’une résille grossière ; d’autres, encore plus altérés, présentent un chiffre ; l’élégant chapiteau corinthien s’est déformé entre ces mains de maçons et de brodeurs jusqu’à n’être plus qu’une complication de dessins barbares. Et tout de suite l’impression devient décisive quand on regarde les mosaïques. On voit l’impératrice Théodora, l’ancienne sauteuse, la prostituée du cirque, apportant les offrandes avec ses femmes : figure pâle et presque détruite, comme d’une lorette poitrinaire ; rien que des yeux énormes, des sourcils joints et une bouche ; le reste du visage s’est réduit, effilé, le front et le menton sont tout petits ; la tête et le corps disparaissent sous l’ornement. Il n’y a plus en elle que le regard ardent, l’énergie fiévreuse de la courtisane rassassiée et maigre, maintenant enveloppée et surchargée sous le luxe monstrueux de l’impératrice ; un diadème étincelant étage sur sa tête des étoiles de rubis et d’émeraude ; les perles et les diamans se hérissent en broderies sur sa robe ; son manteau de pourpre violacée est brodé d’or, sa chaussure est d’or. Les femmes qui l’entourent scintillent comme elle, toutes couturées de perles et jaspées d’or : même ampleur des yeux qui absorbent tout le visage, même petitesse du front envahi par les cheveux, même pâleur de la figure plâtrée et déteinte. Que le mosaïste soit un simple ouvrier qui copie un type accepté ou un peintre qui fait des portraits, peu importe ; on peut prendre ici une idée de la femme telle qu’ils la voient, ou telle qu’ils se la figurent, lorette usée et couverte d’or.

De l’autre côté paraît Justinien, avec ses guerriers à droite et son clergé à gauche, sorte de niais solennel en grand manteau brun, avec des brodequins de pourpre, paré, doré comme une châsse. C’est une figure de bois, inerte ; les deux ministres à droite vont tomber ; ses guerriers sous leur grand bouclier oriental sont des marionnettes. L’artiste est descendu aussi bas que le modèle.

Au fond de l’abside et sur les deux flancs de la chapelle se développent les files de personnages sacrés, le Christ tenant un livre entre deux saints et deux anges, — diverses scènes de la Bible : Abel sacrifiant, Abraham servant les messagers célestes, — et sur la voûte des paons, des urnes, des animaux. L’art de grouper les personnages n’est pas encore oublié, du moins ils savent faire des ordonnances symétriques : parfois dans une tête de saint Pierre ou de saint Paul on démêle un reste du type antique ; mais les figures sont raides, inarticulées, presque semblables à celles d’une tapisserie féodale. Toujours reparaissent les grands yeux caves, les cornées blanches, le visage mort, livide, brunâtre ; le Christ semble un être dissous ramené du sépulcre, une vision de malade.

J’ai vu deux ou trois autres églises, Santa-Agata, le Baptistère. Celui-ci est du Ve siècle, assez semblable à celui de Florence, porté par deux étages d’arcades dont les colonnes et les chapiteaux semblent par leurs disparates empruntés à des temples païens ; déjà au temps de Constantin les architectes impuissans dépouillaient les édifices païens de leurs marbres et de leurs sculptures. Des arabesques lourdes couvrent les murs, et sur la voûte on voit le baptême de Jésus-Christ, autour de qui sont rangés en cercle les douze apôtres, gigantesques figures en tunique blanche et en manteau doré. Leur tête est petite, d’une longueur étonnante ; leurs épaules sont étroites, leurs yeux s’enfoncent dans leurs grandes arcades creuses. Et néanmoins le régime ascétique ne les a pas encore étriqués au même degré que leurs descendans du siècle suivant à San-Vitale : saint Thomas garde un reste d’énergie ; saint Jean-Baptiste demi-nu est encore à demi vivant ; sa cuisse, son épaule, sa tête, sont saines. On voit à travers l’eau toute la nudité de Jésus ; sauf le bras, ses muscles se tiennent encore. Peut-être l’artiste chrétien avait-il sous les yeux quelque peinture antique, et ses yeux, obscurcis par la tyrannie des idées mystiques, suivaient des contours que sa main tremblotante, appesantie, ne pouvait et n’osait plus tracer qu’à demi.

Trois ou quatre autres monumens achèvent de montrer cette décadence. Cette Placidie, princesse impériale, à qui le Goth Ataulf son mari donna pour présent de noces cinquante esclaves qui portaient chacun un bassin rempli d’or et un autre rempli de pierreries, a son monument près de San-Vitale. C’est un petit temple bas, en forme de croix, où l’on descend par plusieurs marches, sorte de souterrain rougeâtre et sombre brodé de mosaïques. Rosaces, feuillages, oiseaux fantastiques, biches au pied de la croix, évangélistes, figure informe du bon pasteur entouré de ses brebis, toute l’œuvre est sauvage, d’un luxe emphatique et barbare. Plusieurs tombeaux s’abritent dans l’ombre humide. L’un d’eux représente le divin agneau, et pour toison il a des écailles ; sous la croix du sépulcre de Placidie, on distingue un troupeau : sont-ce des moutons, des chevaux ou des ânes ? — Une autre cave contient le tombeau de l’exarque Isaac, mort au milieu du VIIe siècle. On y voit des bas-reliefs qu’un maçon moderne n’avouerait pas, les trois mages habillés en barbares, avec des pantalons, des manteaux et des bonnets de pâtres germains, un Daniel, un Lazare, dont la tête est grande comme un quart du corps, des paons qu’on a peine à reconnaître. Tout cet art s’affaisse et se décompose, comme un bâtiment pourri qui s’avachit et se délite. À ce moment, Ravenne, en passant sous la main des Lombards, ne fait que tomber d’une barbarie dans une barbarie : byzantin et gothique, les deux arts se valent. En même temps que les hommes, la terre se gâte ; la fièvre en été tue les habitans ; les marécages s’étendent, et la ville s’enterre. Il a fallu exhausser le pavé de San-Vitale pour le mettre à l’abri des eaux, et quand on va visiter, à une demi lieue de la ville, San-Apollinare-in-Classe, on trouve sur son chemin une colonne de marbre ; c’est le reste d’un faubourg entier, le dernier débris d’une basilique détruite. L’église elle-même semble abandonnée, elle subsiste seule dans un désert occupé jadis par un des trois quartiers de Ravenne ; la crypte est souvent envahie par les crues, et près d’elle une forêt de pins muette, séjour des vipères, a remplacé du côté de la mer les cultures et les habitations des hommes.


De Bologne à Padoue, 19 avril.

Il semble que toute cette contrée soit un pays d’alluvions ; c’est une Flandre italienne. Des deux côtés du chemin de fer s’étend une plaine immense, toute verte, remplie de bétail et de chevaux libres. Le soleil printanier luit sur elle avec une joie infinie ; rien ne la barre, sauf à l’horizon une ceinture d’arbres effilés comme une délicate frange de soie, et la coupole élargie du ciel est de l’azur le plus tendre.

Bientôt, la contrée engorgée d’humidité, les canaux commencent. A partir de Ferrare, le chemin est une haute chaussée à l’abri des inondations : partout des rigoles, des flaques d’eau pleines de joncs, à droite la nappe argentée du Pô, si lente qu’elle semble immobile ; il se traîne ainsi, amplement répandu dans la fraîcheur universelle, parmi des sables polis et des îles boisées. On chemine sur une route droite unie, propre comme celles de Flandre, entre des peupliers d’un vert charmant. Tous les arbres bourgeonnent ; c’est le printemps qui à perte de vue fleurit et s’épanouit.

Souvent au bout du long ruban blanc de la route paraît un clocher, puis des amas de maisons sur un terrain plat : c’est un village ; le ciel est tranché à vif par les maisons récrépies et par les briques brunes des campaniles. Sauf la lumière, on dirait d’un paysage hollandais ; tout à l’entour les eaux luisent et dorment, et vers le soir les grenouilles chantent.

Mais à gauche une haute barrière bleuâtre, une draperie de montagnes frangées par la neige se dégage avec une douceur infinie ; le ciel se creuse clair et pâle, et la jeune verdure s’étend sur la plaine avec une teinte presque aussi fine.


Padoue, 20 avril.

Me voici en pays autrichien, on ne s’en douterait guère à voir les livres et les estampes affichés aux boutiques des libraires. En première ligne, le Maudit, la Vie de Jésus par Renan et par Strauss, celle-ci traduite par Littré, — Victor Hugo, Hegel, etc. Une estampe représente Garibaldi dormant et Alexandre Dumas qui le contemple, Garibaldi est sur le plancher ; près de lui, on voit une cruche d’eau et un morceau de pain ; l’épigraphe, par Alexandre Dumas, le compare à Cincinnatus. — Le libraire me répond en souriant que le Maudit est défendu en italien, mais qu’il ne l’est pas encore en français. On a interdit les portraits de Garibaldi, mais non les lithographies à plusieurs personnages. Sous cette administration régulière, la loi est exécutée à la lettre, et pour innover on attend les ordres de Vienne.

On avance et on trouve une ville bien tenue, provinciale, munie de ses arcades et d’un prato tout vert. A voir sa tranquillité et son aspect décent, ses sentinelles en capotes grises, le voyageur se dit qu’on y doit, comme dans toute ville bien réglée, manger bien, dormir mieux, prendre des glaces au café, s’amuser sans fracas. suivre les cours d’une université qui ne fait pas de bruit, et que la seule affaire grave pour les habitans, c’est de payer l’impôt au jour dit. Là-dessus on pense à ce qu’elle fut au moyen âge, à son podestat Ezzelin le bourreau d’enfans, aux supplices de ses nobles qui jour et nuit criaient dans les tortures, à ces jeunes seigneurs condamnés qui, s’échappant des mains des gardes, poignardaient leur juge ou déchiraient avec leurs dents le visage de leur persécuteur, aux combats acharnés, aux aventures romanesques des Carrare. Et comme à Bologne, à Florence, à Sienne, à Pérouse, à Pise, on ne peut s’empêcher de mettre en regard la vie terrible, hasardeuse, énergique, des cités ou des principautés féodales avec l’ordonnance sage et la douceur plate des monarchies modernes. Ici tout ce qui reste de pittoresque et de grand vient par contre-coup de cette grande époque. En tout pays, la riche invention dans le champ de l’art a pour précédent l’énergie indomptée dans le champ de l’action. Le père a combattu, fondé, souffert héroïquement et tragiquement ; le fils recueille aux lèvres des vieillards la tradition héroïque et tragique, et, protégé par les efforts de la génération précédente, moins pressé par le danger, assis dans l’œuvre paternelle, il imagine, exprime, raconte, sculpte ou peint les fortes actions dont son cœur, encore soulevé, sent les derniers retentissemens[11]. C’est pour cela que les œuvres d’art sont si nombreuses en Italie, chaque ville a les siennes ; il y en a tant que le visiteur en est accablé : il faudrait toujours recommencer à décrire. Je suis presque content de ne pouvoir aller à Modène, à Brescia, à Mantoue ; je ne regrette que Parme. Je partirai avec une demi-idée du Corrége, mais je me dédommagerai avec les peintres de Venise.

Même à Padoue, qui est une ville de second ordre, il faut choisir. On va à l’église Santa-Maria dell’ Arena, tout au bout de la ville, dans un coin silencieux ; c’est une chapelle privée. Elle est dans un grand jardin bourgeois clos de murs, un peu négligé, où des vignes montent autour des arbres fruitiers sur une pelouse verte. Une servante pousse un loquet, et l’on se trouve dans une nef que Giotto a tapissée de peintures[12]. Il avait vingt-huit ans, et y a figuré dans trente-sept grandes fresques toute l’histoire de la Vierge et du Christ. Aucun monument ne représente mieux l’aurore de la renaissance italienne. Plusieurs traces de barbarie subsistent encore. Il ne sait pas rendre tous les gestes ; dans son Christ au tombeau, les personnages, voulant exprimer leur douleur, ouvrent tous la bouche avec une grimace, et son Enfer, comme celui de Bernard Orcagna, est rempli de grotesques. Le grand Satan velu est un épouvantail comme ceux de nos vieux mystères. Les autres diables mangent ou scient de petits bonshommes nus, aux jambes maigres, entassés comme dans un saloir. Les ressuscités qui sortent de leurs tombeaux ont des pattes grêles et tordues, et, ce qui est plus choquant, des faces énormes et disproportionnées de têtards ; la baroque et impuissante fantaisie du moyen âge perce et affleure ici comme sur les portails des cathédrales. Jacomino de Vérone, frère mineur, décrivait à la même époque ces tourmens des damnés avec une trivialité encore plus plate. Satan, selon lui, ordonnait « qu’on fît rôtir le coupable comme un porc à un grand pieu de fer ; » puis, quand on lui apportait l’homme rissolé, il répondait : « Va, dis à ce méchant cuisinier que le morceau est mal cuit, qu’on le remette au feu et qu’il y reste. » Dante seul a su se dégager de cette bouffonnerie populacière pour donner à ses damnés une âme aussi fière que la sienne. Il était ici, à Padoue, en même temps que Giotto, chez lui, dit-on, et tous deux étaient amis ; mais la peinture n’a pas le même domaine que la poésie, et ce que l’un faisait avec des mots, l’autre ne pouvait le faire avec des couleurs. On ne connaissait pas encore assez les muscles et les énergies de la structure humaine pour ramasser, comme Michel-Ange, en quelques figures colossales et tordues la tragédie que Dante déployait dans ses apparitions multipliées et dans ses paysages lugubres. D’ailleurs le talent et l’humeur du peintre n’étaient point ceux du poète : Giotto était aussi heureux que Dante était triste ; son beau génie, son invention aisée, son goût pour la noblesse et le pathétique, le portaient vers les personnages idéaux et vers les expressions touchantes, et c’est dans ce champ qui lui est propre qu’ici pour la première fois, avec une abondance et un succès extraordinaires, il a innové et inventé.

Voici pour la première fois dans une fresque des têtes presque antiques ; c’est le même coup de génie que celui de Nicolas de Pise : après cinquante ans, la peinture rejoint la sculpture, et la beauté régulière et saine reparaît sur les murs des églises comme sur la chaire des prédicateurs et sur les tombeaux des saints. Autour du Christ en croix et dans le Jugement dernier, les nobles têtes des saints ont la solide structure, le fort menton des statues grecques : rien de plus grave et de plus simple que les draperies, rien de plus beau que les figures des dix séraphins couronnés de gloires. Tout le long de la nef, au bas des murs, est une rangée de femmes idéales qui représentent en grisailles les diverses vertus, toutes robustes et calmes, amples et drapées à grands plis : deux surtout, la Charité et l’Espérance, semblent des impératrices romaines ? une autre, la Justice, a le visage le plus doux et le plus pur. On sent que le peintre cherche et découvre avec amour la forme parfaite ; ses christs ne sont pas des portraits : leur figure est trop régulière, trop sereine ; l’un d’eux, aux noces de Cana, dans une robe lie-de-vin, fait penser à celui que Raphaël a mis dans sa Transfiguration. Il est visible que l’artiste peint non pas d’après un modèle qu’il copie, mais, comme Raphaël, « d’après une certaine idée qu’il a. » De toutes parts cette invention se découvre, dans les paysages, dans les architectures, dans l’ordonnance choisie des groupes, surtout dans les expressions. Il y en a qui sont des cris du cœur, si spontanés, si sincères, qu’on n’en retrouvera pas de si vrais. Au pied de la croix, la Vierge en capuchon bleu, le front plissé, pâle, s’évanouit, et pourtant reste debout par un effort suprême[13]. La Madeleine étend les bras vers le Christ ressuscité avec stupeur et tendresse, comme si elle voulait avancer, et pourtant reste collée au sol. Lazare, roulé dans ses bandelettes, fixe comme une momie dans sa gaîne, debout pourtant et les yeux vivans, est une apparition foudroyante. Cet homme avait le génie, le cœur, les idées, tout, sauf la science, qui est l’œuvre des siècles, et le fini de l’exécution ; il dessinait en gros, ne faisait que des contours, des plis de draperie ; l’adresse et l’art de la main lui manquaient encore. Dans une église voisine, celle des Eremitani, sont des fresques de Mantegna, très achevées, d’un beau relief et d’une correction savante ; voilà ce qu’un siècle et demi aurait appris à Giotto ; quel peintre s’il eût été maître des procédés ! Peut-être il y aurait eu un second Raphaël dans le monde.

On revient vers le prato, qui est tout vert et tout printanier. Un canal le traverse, et des statues s’ordonnent entre les troncs des arbres. A l’entour, de hauts murs de briques rouges, des dômes bleuâtres se profilent en masses puissantes sur le ciel clair, et sur les corniches des églises les oiseaux chantent au milieu de la solitude et du silence.

On aperçoit devant soi Sainte-Justine et ses huit dômes. Quoique bâtie au XVIe siècle, la forme byzantine y déploie ses rondeurs. Des ballons circulaires tournent autour des coupoles ; à l’intérieur, entre des arcades rondes, on voit le toit se creuser en énormes boucliers concaves, et l’ample voûte s’évase pompeusement, comme un ciel intérieur où joue la lumière. Tout de suite on comprend ici la puissance expressive des lignes. Selon que la forme régnante diffère, le sentiment général est différent. L’angle aigu, l’élancement de l’ogive, excitent l’émotion mystique ; l’angle droit, la solide assiette carrée de la charpente grecque, suggèrent l’idée de la sérénité saine ; la courbure byzantine, impériale ou moderne des voûtes arrondies donne l’aspect décoratif. Telle est l’impression que laisse cette église ; avec son parvis de marbres blancs, noirs et rougeâtres, avec ses pilastres carrés, ses entablemens saillans, ses chapiteaux romains, avec ses grandes proportions et sa belle lumière, elle représente, non sans bizarrerie et sans emphase. Au fond du chœur, et de la main du Véronèse, un déluge de petits anges, parmi de grandes oppositions de jour et d’ombre, se précipite sur la place où la sainte, en splendide robe de soie jaune, se livre aux mains du bourreau qui va l’égorger. Tout le reste est rempli de sculptures théâtrales, martyrs qui gesticulent, étoffes fouillées, chairs tortillées, à la façon du Bernin, et plus mignardement encore. C’est le grandiose du XVIe siècle qui finit par l’affectation du XVIIIe.

Mais le principal monument, le plus célèbre par sa sainteté, le plus riche en œuvres d’art de toute sorte est l’église de Saint-Antoine. Sur la place solitaire qui l’entoure s’élève la statue équestre en bronze du condottiere Guattamelata, faite par Donatello, et la première qu’on ait fondue en Italie[14]. En cuirasse, tête nue, son bâton de commandement à la main, il est solidement assis sur un cheval bien membré, vigoureuse bête de service et de bataille, non de parade ; son buste est épais et carré ; sa grande épée à deux mains dépasse le ventre du cheval ; de longs éperons à grosses molettes s’enfonceront loin dans la chair aux sauts périlleux, quand il faudra franchir un fossé ou une palissade ; c’est un rude homme de guerre ; il est là avec tout son harnais, et l’on voit que, comme le Sforza son adversaire, il a vécu sur sa selle. Ici comme à Florence Donatello ose risquer toute la vérité, les détails crus qui peuvent sembler disgracieux au vulgaire, la franche imitation de l’individu réel avec ses traits propres et les traces de son métier, et nous voyons ici comme à Florence un fragment de l’humanité vivante qui, arraché tout vivant de son siècle, prolonge par son originalité et par son énergie la vie de son siècle jusqu’à nous.

Quant à l’église, elle est bien étrange : c’est un bâtiment gothique italien, compliqué de coupoles byzantines où les dômes ronds, les clochers aigus, les colonnettes surmontées d’arcades ogivales, la façade empruntée aux basiliques romaines, le balcon copié sur les palais vénitiens, confondent dans leur assemblage composite les idées de trois ou quatre siècles et de trois ou quatre pays. Là est le grand saint de la ville, saint Antoine, l’un des principaux personnages du XIIIe siècle, prédicateur mystique, et qui s’adressait aux poissons comme saint François aux oiseaux ; les poissons arrivaient en troupes et faisaient signe qu’ils comprenaient. Le sanctuaire renferme sa langue et son menton ; au plus beau temps de la dévotion jésuitique, en 1690, il a été décoré par Parodi avec le plus incroyable dévergondage de magnificence et de mignardise. Les fenêtres sont bosselées d’argent, et une profusion de figures en marbre blanc agitées et riantes, de jolis minois, d’yeux attendris, couvrent les murs de leurs grâces sentimentales. Au fond de la chapelle, une légion d’anges emportent le saint dans la gloire ; il y en a peut-être soixante, pressés, entassés comme dans un tableau, comme une potée d’amours dans un plafond de boudoir, avec des jambes fines, de petits corps polis, des visages mutins, délurés, des joues rondes à fossettes ; quelques-uns, penchés sur la croix, ont le sourire tendre et gai d’une grisette qui dort en rêvant. La chapelle entière semble une énorme console de marbre ornementée, et, pour achever l’impression, çà et là dans ce reste de l’église des vierges galantes baissent coquettement leur coiffe en jouant avec leur bambin grassouillet. Il est clair que la dévotion fade de la décadence a repris pour son usage le sanctuaire de la vieille piété naïve et étendu sur la croyance populaire son enduit et son vernis. — D’autres chapelles montrent un autre âge du même sentiment : l’une à gauche, dédiée au saint, a été bâtie et décorée par dix sculpteurs du XVIe siècle, Riccio, Sansovino, Falconetto, Aspetti, Giovanni di Milano, Tullio Lombardo, d’autres encore. La richesse d’imagination, le superbe sentiment de la vie païenne et naturelle, tout l’esprit de la renaissance s’y manifeste en traits éclatans. La façade de marbre blanc, semée de caissons en marbres de couleur, tout encadrée de marbres noirs, ressemble à un arc de triomphe antique. Des colonnes de marbre couvertes de bas-reliefs et surmontées d’arcades rondes lui font une entrée monumentale. Des niches en coquilles, des frises de feuillages, de boucliers, de chevaux, d’hommes nus, de cygnes, de poissons, d’amours, étalent dans le fond toute la diversité et toute l’ampleur de la nature héroïque ou vivante. Une multitude de figurines sculptées brodent les murs et les piliers : ici les Parques nues, parmi des raisins et des fleurs, avec l’imitation un peu littérale et grêle de la structure humaine comprise pour la première fois ; là une résurrection où la recherche curieuse de la forme pittoresque se mêle au sentiment poétique de la forme idéale. Et comme pour témoigner de la foi vivace qui dure toujours la même à travers les transformations de l’art, on trouve au milieu de cette décoration sensuelle et magistrale des ex-voto par centaines, des béquilles, de petits tableaux de dix sous et une quantité de troncs qui réclament des offrandes.

Mais ce qui véritablement fait de cette église un monument unique et comme un mémorial de tous les siècles, ce sont les tombeaux dont elle est peuplée. Tout à l’heure dans l’église des Eremitani je voyais ceux des Carrare. Aucune œuvre n’est plus propre à faire comprendre les idées et les goûts d’un siècle, car la main de l’architecte y a travaillé, comme celle du sculpteur, et, si divers que soient les monumens, ils représentent tous la même idée, une idée simple et de première importance, celle de la mort, en sorte que le spectateur suit dans leurs différences les différentes façons dont l’homme a compris le plus redoutable moment de sa vie et le plus poignant, le plus universel, le plus intelligible de ses intérêts. Ici la série est complète. Une dame morte en 1427 dort couchée dans une alcôve ; au-dessous d’elle, trois figurines dans une niche à coquille regardent d’un air sérieux, et leur tête lourde, leur attitude, leur draperie, sont aussi simples que la chambre funéraire où repose la morte. Près de là sont des tombeaux du XVIe siècle, celui du cardinal Bembo, grande figure un peu chauve avec une superbe barbe et la fierté d’un portrait de Titien ; l’autre, grandiose et pompeux comme un triomphe, celui du général vénitien Contarini. Une frise de vaisseaux, de cuirasses, d’armes et de boucliers tourne autour des assises de marbre. Des tritons sonnans, des cariatides de captifs enchaînés y étalent les emblèmes et les insignes des victoires maritimes. Des corps nus, des têtes à la physionomie simple s’étagent avec la vigueur et la franchise d’expression d’un art sain qui est dans sa sève et dans sa fleur. Sur les côtés se déploient deux figures de femmes, l’une jeune et fière, en tunique collante, les seins saillans, l’autre vieille et pleurante, mais non moins robuste et musclée. Au sommet de la pyramide, une belle Vertu les yeux baissés, mais la jambe et la poitrine nues, semble une jeune et glorieuse déesse du Véronèse. — On avance, et tout d’un coup, à la fin du XVIIe siècle, l’altération du goût apparaît ; l’art devient dévot et mondain, prétentieux et fade. Un tombeau de 1684 assemble des figures demi-nues ou cuirassées d’armures païennes, mais penchées, affectées, dans un frou-frou de rideaux, de guirlandes et de têtes de mort. Un autre, de 1690, est un échafaudage d’hommes, d’anges, de bustes, de drapeaux, qui commence par un crâne desséché et par un bras de squelette, pour finir au sommet par un squelette ailé qui embouche une trompette. — Après le mémorial simple qui représente la mort réelle, vient le mémorial païen qui couvre la mort de pompe héroïque, puis le mémorial dévot qui met dans la même parade l’horreur du sépulcre et les élégances du monde.

Comme on revient de grand cœur aux œuvres de la renaissance ! Comme entre l’insuffisance gothique et l’afféterie moderne l’homme y paraît noble, fort et grand ! J’ai passé le reste de l’après-midi dans le chœur. Sur la balustrade de bronze, près des portes de bronze, sont plantées de grandes statuettes de bronze. Le bronze tapisse l’enceinte, couvre l’autel, se hérisse en bas-reliefs, se redresse en piliers, monte en candélabres. Un peuple de figures énergiques se déploie de toutes parts en bosselures multipliées sur la teinte sombre et lustrée du métal qui luit. Là les apôtres d’Aspetti, par leur hautaine stature[15] et leur draperie froissée, semblent des petits-fils de Michel-Ange. Là un candélabre de Riccio[16] haut comme deux hommes, épais de trois pieds à la base, s’élève superposant ses figurines ; on n’imagine pas une telle richesse d’invention, tant de scènes, et des scènes si diverses, un pareil luxe d’ornemens, un monde complet chrétien et païen si magnifiquement accumulé en une seule masse et pourtant distribué avec tant d’art que chaque étage fait valoir l’autre, que le fourmillement produit les groupes et la multitude aboutit à l’unité. Sur les flancs carrés se déploient les histoires de l’Évangile, le Christ enseveli parmi les cris et les gestes désespérés d’une foule qui pleure, le Christ dans les limbes parmi les corps vigoureux et les beaux membres nus des pécheurs délivrés. Sur les corniches et çà et là, aux angles, aux bordures, les figures païennes encadrent la tragédie chrétienne. La fantaisie de la renaissance s’y est donné carrière par une profusion de tritons, de chevaux, de serpens entrelacés, de torses d’enfans et de femmes. Des centaures portent en croupe des amours nus qui brandissent une torche ; d’autres amours jouent avec un masque ou tiennent des instrumens ; des faunes et des satyres bondissent parmi les feuillages ; l’invention déborde, et ce triomphe de la vie naturelle, ces poétiques panathénées de la libre et inventive imagination humaine déploient leur mouvement et leur exubérance pour orner le candélabre qui porte le cierge pascal.

Ce que fit alors le fondeur en bronze est incomparable ; l’orfèvrerie devance d’un siècle la peinture, et atteint son achèvement quand l’autre n’est encore qu’à ses débuts. Elle possède tous ses procédés et empiète sur ses rivales. La connaissance des types, la science du nu, le mouvement des draperies, l’étude des expressions, des ordonnances, de la perspective, rien ne lui manque ; ce qui sort du pouce du modeleur, c’est le tableau complet, les trente ou quarante personnages groupés sur divers plans, les foules agissantes et passionnées, toute la tragédie humaine étalée sur la place publique, entre des portiques et des temples[17]. Il y en a deux de Donatello sur les parois de l’autel[18], il y en a douze de Velano et d’Andréa Briosco sur les parois du chœur, qui, pour la fécondité du génie, l’audace de la conception, le maniement et l’entassement des multitudes, dépassent tout ce que j’ai jamais vu. C’est Judith et toute l’armée d’Holopherne massacrée ou mise en fuite ; c’est Samson renversant les colonnes du temple qui s’écroule sous ses galeries chargées ; c’est Salomon sous un triple étage d’architecture entouré du peuple assemblé ; ce sont les dix tribus israélites devant le serpent d’airain, corps gisans et enflés par la morsure des reptiles, femmes suppliantes qui tendent leurs enfans vers la guérison, hommes blessés qui s’amoncellent et se tordent, tout cela dans un vaste paysage de rochers, de palmiers, de troupeaux, qui étend les grandeurs de la nature paisible autour des agitations de l’humanité souffrante. Tous ces corps et toutes ces âmes vivent, et par contre-coup leur énergie se communique au spectateur ; on se sent relevé quand on les a vus. Voilà la noblesse de cet art. Qu’on regarde les portraits et l’histoire des hommes du temps, on verra qu’ils ont bien soutenu la bataille de la vie, et c’est là ce qui les met au premier rang parmi les artistes. Que l’homme combatte et souffre, qu’il soit blessé et se débatte, il n’importe, sa condition l’exige ainsi, il est fait pour la peine et pour l’effort. Ce qui importe, c’est qu’il fasse bravement effort, c’est qu’il veuille, travaille et invente, c’est que la grande source d’action qui est en lui n’aille pas se perdre dans un marécage inerte ou dans un canal administratif, c’est qu’elle coule et s’épanche incessamment non comme un torrent capricieux, mais comme un large fleuve ; c’est que le courant, une fois lancé, roule toujours, troublé et tempétueux s’il le faut, mais fécondant, inépuisable, et que de loin en loin il reluise sous la splendeur et la joie du ciel. Arrivé à son terme, il peut se perdre dans la mer ; sa carrière est fournie. À chaque tournant de siècle, la mort engloutit et disperse la génération vivante ; mais elle n’a pas de prise sur son passé. Les morts peuvent se reposer, ils ont fait leur œuvre, et leur postérité, qui à son tour se fraie la voie, doit être contente si après une œuvre semblable elle va se coucher dans le même repos.

Quand on regarde les grandes œuvres qui couvrent l’Italie, quand on songe à la décadence qui les a suivies, quand on remarque de combien la génération qui les a faites surpassait la nôtre en vigueur active et en invention spontanée, quand on se souvient que jusqu’à nous toutes les civilisations n’ont fleuri que pour se dessécher et tomber en poussière, on se demande si celle où nous vivons aura le sort des autres, et si le grand monument qui nous protège ne fournira pas à son tour des débris à quelque construction inconnue où le genre humain renouvelé trouvera un meilleur abri. Là-dessus, ce n’est pas le sentiment qu’il faut écouter, c’est l’histoire et l’analyse qui doivent répondre. Voici les assises de notre édifice ; il semble d’abord qu’elles nous en garantissent la solidité.

Les états modernes ne sont pas de simples cités pourvues d’un territoire, et qu’une extermination ou une conquête puisse détruire, comme Sienne, Florence, Carthage, Crotone ou Athènes. Ils renferment vingt, trente ou quarante millions d’hommes, qui forment des races ou des nations distinctes, et à ce titre peuvent résister aux invasions. Napoléon n’a pu soumettre l’Espagne si faible, ni dompter l’Allemagne si divisée. Quand en 1814 Guillaume de Humboldt proposa de partager la France, trop forte à son avis, les alliés reculèrent, sentant que d’eux-mêmes au bout d’un quart de siècle les morceaux se rejoindraient. Voyez aujourd’hui les embarras de la Russie pour un tiers de la Pologne. Il faut cinq cent mille hommes de garnison, la moitié d’un peuple, pour en contenir un autre, et le profit ne vaut pas la dépense.

En second lieu, les états européens sont formés de races et de nations diverses ; c’est pourquoi l’un peut suppléer, puis relever son voisin, si son voisin tombe. Quand le Portugal, l’Espagne et l’Italie sont tombées au XVIIe siècle, l’Angleterre, la France et la Hollande ont repris et continué l’œuvre commencée à leur façon et pour leur compte. Si dans cent ans la France devenait une simple caserne administrative, les nations protestantes, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, l’Australie, se développeraient seules, et leur civilisation refluerait sur la France au bout de deux ou trois siècles, comme celle de la France, après deux ou trois siècles, reflue aujourd’hui sur l’Italie et l’Espagne. Au contraire, une monarchie comme la Chine, une théocratie comme l’Inde, un groupe de cités comme la Grèce, un grand établissement unique comme l’empire romain, périssent tout entiers avec leurs inventions, faute de voisins égaux, indépendans, qui subsistent après eux et les renouvellent.

Les trois quarts du travail humain se font maintenant par les machines, et le nombre des machines, comme la perfection, s’accroît incessamment. Le labeur manuel diminue d’autant, et par suite le nombre des êtres pensans augmente. Par conséquent nous sommes exempts du fléau qui a perdu le monde grec et romain, je veux dire la réduction des neuf dixièmes de la population humaine à l’état de bêtes de somme qu’on exploite, qui périssent, et dont la destruction ou l’abâtardissement graduel ne laisse subsister dans chaque état qu’une petite élite. Presque toutes les républiques de la Grèce[19] et de l’Italie antique ou moderne ont péri faute de citoyens. Aujourd’hui les machines qui remplacent les sujets ou les esclaves préparent des multitudes intelligentes.

D’autre part encore, les sciences expérimentales et progressives sont maintenant reconnues comme les seules maîtresses légitimes de l’esprit humain et les seuls guides certains de l’action humaine. Cela est unique dans le monde. Chez les musulmans, sous les Ptolémées, dans l’Italie du XVIe siècle, elles restaient aux mains d’une petite coterie de curieux qu’on pouvait détruire par une proscription. A présent elles ont pris l’empire, et comme elles ont visiblement amélioré la vie pratique, elles rallient autour d’elles tous les intérêts privés et tout l’assentiment public. Comme d’ailleurs leurs méthodes sont fixées et que leurs découvertes vont croissant, on peut établir qu’elles rempliront et renouvelleront indéfiniment l’intelligence humaine. Les autres développemens de l’esprit, l’art, la poésie, la religion, pourront avorter, dévier ou languir ; mais celui-là ne peut manquer de durer, de s’étendre et de suggérer sans cesse aux hommes des vues d’ensemble pour régler leurs croyances et diriger leurs actions.

Enfin ces mêmes sciences, ayant embrassé dans leur domaine les affaires politiques et morales et pénétrant tous les jours dans l’éducation, changent l’idée que l’homme se faisait de la société et de la vie : il était un animal militant qui considérait les autres hommes comme une proie et la prospérité des autres hommes comme un danger : elles le transforment en une créature pacifique qui considère les autres hommes comme des auxiliaires et la prospérité des autres hommes comme un profit. Chaque boisseau de blé qu’on produit et chaque aune d’étoffe qu’on fabrique en Angleterre diminuent d’autant le prix dont je paie le blé et les étoffes. Par conséquent mon intérêt est non pas de tuer l’Anglais qui a produit le blé ou fabriqué l’étoffe, mais de souhaiter qu’il en fabrique ou produise deux fois davantage.

Jamais civilisation humaine ne s’est trouvée dans des conditions semblables ; c’est pourquoi on peut espérer que celle-ci, étant mieux bâtie que les autres, n’ira pas se lézardant, puis s’effondrant comme les autres ; du moins on est autorisé à croire que parmi des ébranlemens ou des inachèvemens partiels, comme en Pologne et en Turquie, elle subsistera et s’achèvera dans les principaux emplacemens où l’on voit ses constructions s’élever. D’autre part, la grandeur des états, l’invention de l’industrie, l’institution des sciences qui consolident l’édifice, nuisent aux individus qui l’habitent, et chaque homme isolé se trouve amoindri par l’extension énorme de l’établissement dans lequel il est compris.

D’abord les sociétés, pour devenir plus solides, sont devenues trop grandes, et la plupart d’entre elles, pour mieux résister aux attaques étrangères, se sont trop subordonnées à leur gouvernement. Parmi les hommes qui les composent, neuf sur dix, parfois quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont des provinciaux, des administrés, qui, sauf de rares secousses, ne prennent point part à la vie publique, oublient les passions générales, entrent dans la communauté comme des solives dans une bâtisse, ou du moins végètent, désaffectionnés, inertes, dans de petits plaisirs et de petites idées, à la façon des mousses parasites sur un toit. Comparez leur vie à celle des Athéniens au Ve siècle et des Florentins au XIVe.

En outre, pour devenir efficace, l’industrie s’est trop subdivisée, et l’homme transformé en ouvrier devient un rouage. Fourier disait que dans l’état idéal du globe sociétaire, les hommes ayant reconnu que les petits pâtés ne sont pas encore à la hauteur de la civilisation, deux caravanes de cent mille artistes culinaires choisis se rassembleraient en un endroit convenable, par exemple sur les bords de l’Euphrate, et concourraient à grand renfort d’expérience et de génie. Le vainqueur, recevant un centime par tête d’homme, se trouverait très riche, et de plus serait médaillé. Ceci est l’image grotesque de notre industrie. Considérez une exposition universelle, les efforts énormes consacrés à perfectionner les cuvettes, les bottes, les coussins élastiques, avec récompense proportionnée. Il est triste de voir cent mille familles, employer leurs bras et trente hommes supérieurs dépenser leur génie pour donner du brillanté à une étoffe de coton.

En dernier lieu, la science, pour devenir expérimentale et sûre, s’étant scindée en de petites provinces toujours plus petites, les véritables penseurs, qui sont les inventeurs, sont obligés de se cantonner chacun dans un compartiment spécial, et d’y vivre enfermés dans un recoin de la philologie ou de la chimie, comme un cuisinier dans sa cuisine. En même temps, l’accumulation des faits étant devenue énorme, la tête humaine se trouve encombrée ; il n’y a plus d’Aristote : ceux qui veulent acquérir quelque idée approximative de l’ensemble sont obligés de renoncer à la vie du corps et de surmener leur cervelle ; par contagion, dans tout le reste de la société, la vie cérébrale trop développée altère la santé physique et morale. Comparez des docteurs allemands, des hommes de lettres, même nos gens du monde raffinés et pâles, tous nos amateurs, tous nos savans spéciaux, aux citoyens grecs philosophes, artistes, gens de guerre et de gymnase, à ces Italiens du XVIe siècle qui possédaient chacun, outre l’éducation militaire, cinq ou six arts ou talens, et quelques-uns une encyclopédie complète.

En un mot, l’œuvre de l’homme est devenue stable parce qu’elle s’est élargie, mais elle ne s’est élargie que parce que l’homme est devenu spécial, et la spécialité rétrécit. C’est pour cela qu’on voit baisser aujourd’hui les grandes œuvres qui exigent la compréhension naturelle et le vif sentiment de l’ensemble, je veux dire l’art, la religion, la poésie. La façon dont les Grecs et les Italiens de la renaissance prenaient la vie était à la fois meilleure et pire : elle produisait une civilisation moins durable, moins commode, moins humaine, mais plus d’âmes complètes et plus d’hommes de génie.

À ces maux il y a peut-être des palliatifs, mais non des remèdes, car ils sont produits et entretenus par la structure même de la société, de l’industrie et de la science sur lesquelles nous vivons. La même sève produit d’un côté le fruit, de l’autre le venin ; qui veut goûter l’un doit boire l’autre. — En ce cas, comme dans toute maladie constitutionnelle, le médecin panse l’ulcère, conseille les adoucissans, combat le mal symptôme par symptôme, avertit son homme d’éviter les excès, surtout lui conseille la patience. Rien de plus, il est incurable, car pour le guérir il faudrait le refondre. Moi-même, en écrivant ceci, qu’est-ce que je montre, sinon un exemple de notre mal ? Voyager en critique, les yeux fixés sur l’histoire, analyser, raisonner, distinguer, au lieu de vivre gaîment et d’inventer de verve, qu’est-ce autre chose qu’une manie de lettré et une habitude d’anatomiste ?


H. TAINE.

  1. Voyez sur Florence la Revue du 15 janvier.
  2. 1568.
  3. Sonnet d’Augustin Carrache.
  4. Voyez surtout le septième personnage à gauche du Christ.
  5. Codinus Curopalates.
  6. Comparer Procope et Tacite, la haine d’une ame dégradée et d’une ame intacte.
  7. Une riche veuve en légua trois cents à l’empereur Théophile.
  8. Codinus, notes, page 281. Comparez les acclamations du sénat à la mort de Commode conservées dans l’Histoire Auguste.
  9. Du Cange, description de Constantinople. Tous les textes s’y trouvent réunis.
  10. Ces procédés et cette attitude se rencontrent déjà chez Constantin et chez Constance.
  11. La génération de 1820 à 1830, après les guerres de la révolution et de l’empire, — la peinture hollandaise après la guerre des Pays-Bas contre l’Espagne, — l’architecture gothique et les chansons de gestes après l’établissement de la société féodale, — la littérature du XVIIe siècle en France après l’établissement de la monarchie régulière, — la tragédie, l’architecture et la sculpture grecques après la défaite des Perses, etc.
  12. 1304.
  13. Cela fait penser au vers de Corneille, à cette Romaine qui tombe d’un seul mouvement comme une statue :
    Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.
  14. 1453.
  15. 1593.
  16. 1488.
  17. Voir le Martyre de saint Laurent de Baccio Bandinelli dans l’estampe si connue.
  18. 1446-1449.
  19. Sparte a péri δί ολίγανθρωπίαν, dit Aristote. A Florence, il n’y avait plus que 2,500 citoyens votans au temps de Savonarole. — Voyez aussi Venise. — Au commencement du XVIe siècle, on estimait le nombre des citoyens pourvus de tous les droits politiques à 18,000 en Italie.