L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/10
30 avril 1864.
Il m’est plus difficile de te parler des peintres vénitiens que des autres. Devant leurs tableaux, on n’a pas envie d’analyser et de raisonner ; si on le fait, c’est par force. Les yeux jouissent, voilà tout : ils jouissent comme ceux des Vénitiens du XVIe siècle, car Venise n’était point une cité littéraire ou critique comme Florence ; la peinture n’y était que le complément de la volupté environnante, la décoration d’une salle de banquet ou d’une alcôve architecturale. Il faut pour se l’expliquer se mettre à distance, fermer les yeux, attendre que les sensations soient émoussées ; alors l’esprit fait son office. Voici trois ou quatre idées préparatoires : sur un tel sujet, on devine, on ébauche ; on n’écrit pas.
Non-seulement Venise est une cité distincte, différente de toutes les autres en Italie, libre dès l’origine et pendant treize cents ans, mais encore elle est un pays distinct, différent de tous les autres en Italie, avec un sol, un ciel, un climat, une atmosphère propres. Comparée à Florence, qui est l’autre centre, c’est un monde aquatique à côté d’un monde terrestre. Le champ de la vision n’y est pas le même pour l’homme. Au lieu de contours nets, de tons sobres, de plans immobiles, ce que l’œil rencontre incessamment, c’est une surface mouvante et brillante, un rejaillissement de lumière varié et continu, un mélange délicieux de tons veinés et fondus qui se continuent sans limite fixe dans leurs voisins ; c’est en outre une gaze de vapeur molle que l’évaporation incessante soulève de l’eau pour envelopper les formes, bleuir les lointains et déployer dans le ciel les grands nuages ; c’est aussi le contraste qui oppose partout la couleur intense, dure et lustrée de l’eau à la couleur terne et pierreuse des bâtisses qu’elle baigne. Dans un pays sec, ce qui doit frapper les yeux, c’est la ligne) dans un pays humide, c’est la tache. On l’a bien vu en Flandre et en Hollande : la vue ne s’y est point appliquée aux délicatesses du contour que brouillait à demi l’air moite interposé ; elle s’est arrêtée sur les harmonies du coloris, que vivifiait la fraîcheur universelle et que nuançaient les épaisseurs variables de la vapeur ambiante. Pareillement à Venise, — et parmi les différences qui séparent cette eau glauque et ces sables pourprés des boues blafardes et du ciel charbonneux d’Amsterdam et d’Anvers, — l’œil, comme à Anvers et Amsterdam, s’est trouvé coloriste. La preuve en est dans la première architecture des Vénitiens, dans ces bigarrures de porphyre, de serpentine et de marbres précieux qui incrustent leurs palais, dans cette pourpre sombre étoilée d’or qui remplit Saint-Marc, dans leur goût originel et persévérant pour les teintes luisantes et les broderies lumineuses de la mosaïque, dans la vivacité et l’éclat de leur plus ancienne peinture nationale. Les Vivarini, Carpaccio, Crivelli, plus tard Jean Bellini annoncent déjà les splendeurs des maîtres. Ceux-ci ont presque toujours employé l’huile, trouvant la fresque trop terne, et Vasari, en vrai Florentin, reproche à Titien de peindre « tout de suite d’après la nature, de ne pas faire de dessin, de croire que le véritable et le meilleur moyen d’atteindre au dessin vrai, c’est de peindre sur-le-champ avec les couleurs elles-mêmes, sans avoir au préalable étudié les contours avec un crayon sur le papier. »
Une seconde raison, et plus forte, c’est qu’outre les alentours de l’homme le climat change encore son tempérament et ses instincts. Les physiologistes n’ont fait qu’effleurer cette vérité, mais elle est visible pour qui voyage[2]. Le corps vivant est un gaz épaissi, organisé, plongé dans l’atmosphère, en voie de déperdition et de réparation constante, en sorte que l’homme est une portion de son milieu incessamment renouvelée par son milieu. Selon que la machine totale absorbe et dégage plus ou moins vite et péniblement, sa tension et son action sont différentes ; les opérations cérébrales, comme les autres, dépendent de la rapidité et de l’aisance du courant dont, comme les autres, elles sont un flot. Par exemple un homme du nord absorbe et évapore deux du trois fois plus qu’un homme du midi, et par contre sa sensibilité, je veux dire la soudaineté et la véhémence de ses émotions, est deux ou trois fois moins grande. Comparez un paysan, un cheval de la Frise hollandaise à un paysan, à un cheval du Berri français, un Italien de la Lombardie à un Italien des Calabres, un Russe à un Arabe[3]. Nous ne savons pas encore les règles précises qui lient à l’air plus ou moins froid et humide l’alimentation, la respiration, la force musculaire, la capacité d’émotion, la génération des divers ordres d’idées ; mais il est manifeste qu’il y a de telles règles. Partout et forcément le climat, le tempérament physique et la structure morale se tiennent comme les trois anneaux successifs d’une chaîne ; quiconque dérange le premier dérange le second et par conséquent le troisième. Venise et la vallée du Pô sont les Pays-Bas de l’Italie ; c’est pourquoi le tempérament et le caractère s’y sont transformés dans le même sens qu’aux Pays-Bas. Comme en Flandre, on y trouve les carnations blanches et roses, les cheveux blonds et roux, les chairs abondantes, molles et un peu empâtées, qui font contraste avec les cheveux noirs, la maigreur active, le visage sculptural et noble, les muscles fermes des Italiens méridionaux. Comme en Flandre, on y trouve le goût passionné du plaisir sensible, la recherche exquise du bien-être, l’infériorité de l’esprit littéraire ou spéculatif, qui font contraste avec l’intelligence fine, raisonneuse, subtile, inclinée vers le purisme, qui circule dans tous les écrits et dans toute la vie des Florentins[4]. Dès les origines l’architecture si gaie et si peu classique, dès le XVe siècle le tour voluptueux des mœurs[5], plus tard la publicité du plaisir, le carnaval de six mois, les courtisanes enregistrées et innombrables, la musique devenue une institution de l’état, en tout temps la magnificence des costumes et des fêtes, les pompeuses dalmatiques bigarrées, les simarres de soie brochée, l’or et les diamans prodigués, le contact continu de la magnificence et de là fantaisie orientales, — la tolérance établie dans la religion et l’indifférence permise dans la politique, — la prospérité surabondante, la sage administration, la volupté encouragée, l’insouciance prescrite, tout annonce la même disposition primitive et principale, je veux dire l’aptitude à mettre la poésie dans la vie sensuelle et le talent de joindre ensemble la jouissance et la beauté. C’est ce naturel national que les peintres représentent dans leurs types, c’est lui qu’ils flattent dans leur coloris, ce sont ses œuvres et ses alentours qu’ils étalent dans leurs soies, leurs velours et leurs perles, dans leurs balustres, leurs colonnades et leurs dorures. On le voit plus clairement chez eux qu’en lui-même. Ce sont eux qui l’ont dégagé, précisé, incorporé dans une forme visible. Partout les grands artistes sont les hérauts et les interprètes de leur peuple, Jordaens, Crayer, Rubens en Flandre, Titien, Tintoret, Véronèse à Venise. Leur instinct et leur intuition les font naturalistes, psychologues, historiens, philosophes ; ils repensent l’idée qui constitue leur race et leur âge, et la sympathie universelle et involontaire qui fait leur génie rassemble et organise en leur esprit, avec les proportions véritables, les élémens infinis et entrecroisés du monde où ils sont compris. Leur tact va plus loin que la science, et la créature idéale qu’ils produisent à la lumière est le résumé plus fort, l’image concentrée et plus vive, la figure achevée et définitive des créatures réelles parmi lesquelles ils ont vécu. Ils reprennent le moule dans lequel la nature a coulé les choses, et qui, chargé d’une fonte réfractaire, n’a encore fourni que des formes grossières et ébréchées ; ils le vident, ils y versent leur métal, un métal plus souple, ils chauffent leur fournaise, et la statue qui sous leur main sort de l’argile répète pour la première fois les vrais contours du moule que les coulées précédentes, encroûtées de scories et lézardées de cassures, n’avaient pas su figurer.
A présent considérons le moment où ils apparaissent. En tout temps et en tout pays, ce qui suscite les œuvres d’art, c’est un certain état complexe et mixte qui se rencontre dans l’âme lorsqu’elle est située entre deux époques et partagée entre deux ordres de sentimens : elle est en train de quitter le goût du grand pour le goût de l’agréable ; mais en passant de l’un à l’autre elle les réunit tous les deux. Il faut qu’elle ait encore le goût du grand, c’est-à-dire des formes nobles et des passions énergiques, sans quoi ses œuvres d’art ne seraient que jolies. Il faut qu’elle ait déjà le goût de l’agréable, c’est-à-dire le besoin du plaisir et le souci de l’ornement, sans quoi elle s’occuperait à des actions et ne s’amuserait pas à des œuvres d’art. C’est pourquoi on ne voit naître la passagère et précieuse fleur qu’au confluent de deux âges, entre les mœurs héroïques et les mœurs épicuriennes, — au moment où l’homme, achevant quelque pénible et longue œuvre de guerre, de fondation ou de découverte, commence à se reposer, regarde autour de lui et songe à décorer pour son agrément la grande bâtisse nue dont ses mains ont posé les assises et édifié les murs. Auparavant il était trop tôt, il était tout entier à l’effort et ne songeait pas à la jouissance ; un peu après, il est trop tard, il ne songe qu’à la jouissance et ne conçoit plus l’effort. Entre les deux se trouve un moment unique, plus ou moins long suivant que la transformation de l’âme est plus ou moins prompte, et dans lequel les hommes, encore forts, impétueux, capables d’émotions sublimes et d’initiative hardie, laissent se relâcher leur volonté tendue pour égayer magnifiquement leur esprit et leurs sens.
Tel est le changement qui s’opère à Venise comme dans le reste de l’Italie entre le XVe et le XVIe siècle. La guerre de Chioggia est le dernier acte du vieux drame héroïque ; là comme au plus beau temps des anciennes républiques on voit un peuple assiégé qui se sauve contre toute espérance, des artisans qui fournissent des vaisseaux, un Pisani vainqueur qui se laisse mettre en prison et n’en sort que pour recommencer la victoire, un Carlo Zeno[6] qui survit à quarante blessures, un doge de soixante-dix ans, Contarini, qui fait vœu de ne point quitter son vaisseau tant que la flotte ennemie ne sera pas prise, trente familles, apothicaires, épiciers, marchands de vin, pelletiers, admises parmi les nobles, un dévouement, un courage, un esprit public semblables à ceux d’Athènes sous Thémistocle et de Rome sous Fabius Cunctator. Si à partir de ce moment le foyer intérieur s’attiédit, on le sent encore chaud pendant de longues années, plus longtemps entretenu que dans le reste de l’Italie et témoignant parfois de sa force par des flamboiemens soudains. Venise est toujours une cité indépendante, une patrie aimée, quand Florence, Rome et Bologne ne sont plus que des musées d’oisifs et d’amateurs. Le peuple devenu sujet se trouve encore citoyen à l’occasion ; quand Louis XII et Maximilien conquièrent les pays vénitiens de la terre ferme, les paysans se révoltent au nom de saint Marc, et des volontaires en dépit du doge reprennent Padoue. Quand le pape Paul V veut imposer sa volonté à Venise, le clergé vénitien demeure patriote, et le peuple chasse avec des huées les moines papalins[7]. Quand l’inquisition ecclésiastique s’étend sur toute l’Italie, le sénat vénitien fait écrire Paolo Sarpi contre le concile de Trente, tolère chez lui des protestans, des arméniens, des mahométans, des juifs, des grecs, leur laisse leurs temples, permet que les hérétiques soient enterrés dans les églises. De leur côté, les nobles savent toujours se battre. Pendant tout le XVIe siècle jusqu’au XVIIe et au-delà, on les voit en Dalmatie, en Morée, sur toute la Méditerranée, défendre le terrain pied à pied contre les infidèles. La garnison de Famagouste ne cède qu’à la famine[8] et son gouverneur Bragadino écorché vif est un héros des anciens jours. A la bataille de Lépante, les Vénitiens seuls ont fourni la moitié de la flotte chrétienne. Ainsi de toutes parts, et malgré un affaiblissement graduel, le péril, l’énergie, le sentiment national, bref tout ce qui fait ou soutient la grande vie de l’âme subsiste ici, pendant que dans toute la presqu’île la conquête étrangère, l’oppression cléricale, l’inertie voluptueuse ou académique réduisent l’homme aux mœurs d’antichambre, aux subtilités du dilettantisme et au bavardage des sonnets.
Mais si le ressort humain n’est point brisé à Venise, on l’y voit insensiblement se détendre. Le gouvernement, changé en despotisme soupçonneux, nomme doge un Mocenigo, spéculateur éhonté qui a profité de la détresse publique, au lieu de ce Charles Zeno qui a sauvé la patrie, tient Zeno deux ans en prison, confie les armées de terre ferme à des condottieri, se resserre aux mains des trois inquisiteurs, provoque les délations, pratique les exécutions secrètes, commande au peuple de se renfermer dans la recherche des plaisirs. — D’autre part le luxe commence. Vers 1400, les maisons « étaient toutes petites, » mais l’on comptait dans Venise mille nobles ayant de quatre mille à soixante-dix mille ducats de rente, et trois mille ducats suffisaient pour acheter un palais. Dorénavant cette grande richesse ne s’emploie plus en entreprises et en dévouement, elle s’emploie en pompes et en magnificences. En 1495, Commines admire « le canal grand, la plus belle rue que je crois qu’il y ait au monde et la mieux maisonnée ; les maisons sont fort grandes, hautes et de bonne pierre, — et celles-ci sont faites depuis cent ans. Toutes ont le devant de marbre blanc qui leur vient d’Istrie à cent milles de là, et encore mainte grande pièce de porphyre et de serpentine sur le devant ; au dedans ont pour le moins pour la plupart deux chambres qui ont les planchers dorés, riches manteaux de cheminées de marbre taillé, les châlits des lits dorés et les ostevents peints et dorés, et fort bien meublés dedans. » Quand il est arrivé, vingt-cinq gentilshommes habillés de soie et d’écarlate sont venus au-devant de lui, on l’a fait entrer dans un bateau recouvert de soie cramoisie ; « c’est la plus triomphante cité qu’il ait jamais vue. » Enfin, tandis que le besoin de jouir augmente, l’esprit d’entreprise diminue ; le passage du Cap, au commencement du XVIe siècle, met le commerce de l’Asie aux mains des Portugais ; sur la Méditerranée et l’Atlantique, les mesures fiscales de Charles-Quint, jointes aux mauvais traitemens des Turcs, font tomber les grandes caravanes maritimes que l’état chaque année promenait d’Alexandrie à Bruges. Pour ce qui est de l’industrie, les artisans, gênés, surveillés, cloîtrés dans leur pays, cessent de perfectionner leur art, et laissent leurs concurrens étrangers prendre la supériorité des procédés et la fourniture du monde. Ainsi de tous côtés la capacité d’agir devient moindre et l’envie de jouir plus grande, sans que l’une efface entièrement l’autre, mais de telle façon que l’une et l’autre se mêlant produisent cette disposition d’esprit ambiguë qui est comme la température mixte, ni trop âpre, ni trop molle, dans laquelle naissent les arts. En effet, c’est de 1454 à 1572, entre l’institution des inquisiteurs d’état et la bataille de Lépante, entre l’achèvement du despotisme intérieur et le dernier des grands triomphes extérieurs, qu’apparaissent les œuvres éclatantes de la peinture vénitienne. Jean Bellin naît en 1426, Giorgione meurt en 1511, Titien en 1576, Véronèse en 1572, Tintoret en 1594. Dans cet intervalle de cent cinquante années, la cité guerrière, la maîtresse de la Méditerranée, reine du commerce et de l’industrie, est devenue un casino de mascarades et de courtisanes.
Peintres primitifs.
Il y a dans l’Académie des Beaux-Arts une collection des plus anciens peintres. Un grand tableau à compartimens, de 1380, tout à fait barbare, montre les origines : c’est des traditions byzantines ici comme ailleurs qu’est sorti l’art nouveau. Il apparaît tard, bien plus tard que dans la précoce et intelligente Toscane. On rencontre à la vérité, au XIVe siècle, un Semitecolo, un Guariento, faibles disciples de l’école que Giotto avait fondée à Padoue ; mais pour trouver les premiers peintres nationaux il faut aller jusqu’au milieu du siècle suivant. Alors vivait à Murano une famille d’artistes, les Vivarini. Déjà chez le plus ancien, Antonio, on aperçoit des rudimens du goût vénitien, quelques grandes barbes et têtes chauves de vieillards, de belles draperies rosâtres ou verdâtres aux tons noyés, de petits anges presque gras, des madones qui ont les joues pleines. Après lui, son frère Bartolomeo, instruit sans doute par l’école de Padoue, dirige un instant la peinture vers le relief sec et les figures osseuses[9] ; mais chez lui comme chez tous les autres le goût des riches couleurs est déjà visible. En sortant de cette antichambre de l’art, les yeux gardent une sensation pleine et forte que les autres vestibules de la peinture, à Sienne, à Florence, ne donnent pas, et si l’on continue, on retrouve la même sensation, plus riche encore, chez les maîtres de cet âge fruste, Jean Bellin et Carpaccio.
Je viens de regarder aux Frari un tableau de Jean Bellin, qui, comme ceux du Pérugin, me semble le chef-d’œuvre de l’art vraiment religieux. Au fond d’une chapelle, au-dessus de l’autel, dans une petite architecture d’or, la Vierge, en grand manteau bleu, siège sur un trône. Elle est bonne et simple comme une paisible et simple paysanne. A ses pieds, deux petits anges en courte veste semblent des enfans de chœur, et leurs cuisses potelées, enfantines, ont la plus belle couleur de la chair saine. Sur les deux côtés, dans les compartimens, sont deux couples de saints, personnages immobiles, en habits de moine et d’évêque, debout pour toujours dans l’attitude hiératique, figures réelles qui font penser aux pêcheurs bronzés de l’Adriatique. Toutes ces figures ont vécu ; le fidèle qui s’agenouillait devant elles y apercevait les traits qu’il rencontrait autour de lui dans sa barque et dans ses ruelles, le ton rouge et brun des visages hâlés par le vent de la mer, la large carnation claire des fraîches filles élevées dans l’air humide, la chape damasquinée du prélat qui commandait les processions, les petites jambes nues des enfans qui le soir péchaient les crabes. Il ne pouvait s’empêcher de croire en eux, une vérité si locale et si complète conduisait à l’illusion ; mais c’était l’apparition d’un monde supérieur et auguste. Ces personnages ne remuent point, leurs visages sont calmes et leurs yeux fixes comme ceux des figures aperçues en rêve. Une niche peinte, brodée d’or et de rouge, s’enfonce derrière la Vierge comme un prolongement du royaume imaginaire ; de cette façon l’architecture figurée achève l’architecture réelle, et sur le marbre le saint-sacrement d’or, couronné de rayons et de gloire, est l’entrée du monde surnaturel qui s’entr’ouvre derrière lui.
Que l’on regarde les autres tableaux de Jean Bellin et ceux de ses contemporains à l’Académie, on s’apercevra que la peinture à Venise, tout en suivant un sentier qui lui est propre, parcourt le même stade que dans le reste de l’Italie. Elle sort ici, comme ailleurs, du missel et de la mosaïque, et correspond d’abord à des émotions toutes chrétiennes ; puis, par degrés, le sentiment de la belle vie corporelle introduit dans les cadres d’autel des corps vigoureux et sains empruntés à la nature environnante, et l’on voit avec étonnement des expressions immobiles et des physionomies religieuses persister sur de florissantes figures où circule un sang jeune et que soutient un tempérament intact. C’est le confluent de deux esprits et de deux âges, l’un chrétien qui s’efface, l’autre païen qui va prendre l’ascendant ; mais sur ces ressemblances générales se dessinent à Venise des traits distinctifs. Les personnages sont copiés de plus près sur le vif, moins transformés par le sentiment classique ou mystique, moins purs qu’à Pérouse, moins nobles qu’à Florence ; ils s’adressent moins à l’intelligence ou au cœur et davantage aux sens. Ils sont plus vite reconnus pour des hommes et font plus de plaisir aux yeux. Des tons forts et vifs colorent leurs muscles et leur visage ; la chair vivante est déjà molle sur les épaules et les cuisses des petits enfans ; des paysages clairs s’enfoncent au-delà pour faire ressortir la teinte foncée des personnages ; les saints se rangent autour de la Vierge avec une variété d’attitudes que les processions uniformes des autres écoles primitives ne connaissaient pas. Au fort de sa ferveur et de sa foi, l’esprit national, amateur de diversité et d’agrément, laisse affleurer un sourire. Rien de plus frappant à cet égard que les huit tableaux de Carpaccio sur sainte Ursule[10] ; tout y est, et d’abord la maladresse de l’imagier féodal. Il ignore la moitié du paysage et le nu : ses rochers hérissés d’arbres semblent sortir d’un psautier ; maintes fois ses arbres sont en tôle vernie et découpée ; ses dix mille martyrs crucifiés sur une montagne sont grotesques comme les figures d’un vieux mystère ; on voit qu’il n’a pas vécu à Florence, qu’il n’a point étudié les objets naturels avec Paolo Uccello, les membres et les muscles humains avec Pollaiolo. D’autre part on trouve chez lui les plus chastes figures du moyen âge et cet extrême fini, cette sincérité parfaite, cette fleur de conscience chrétienne que l’âge suivant, plus sensuel et plus rude, va fouler dans ses emportemens. La sainte et son fiancé, sous leurs grands cheveux blonds tombans, sont graves et touchans comme des personnages de légende. On la voit tantôt endormie et recevant de l’ange l’annonce de son martyre, tantôt agenouillée avec son mari sous la bénédiction du pape, tantôt enlevée dans la gloire au-dessus d’une moisson pressée de têtes. Dans un autre tableau, elle apparaît avec sainte Anne et deux vieux saints qui s’embrassent ; on n’imagine pas de figures plus pieuses et plus paisibles : elle, pâle et douce, la tête un peu penchée, tient dans ses mains charmantes une bannière et une palme verte. Ses cheveux de soie coulent sur le bleu virginal de sa longue robe, un manteau royal l’enveloppe de ses bigarrures dorées ; c’est vraiment une sainte, et la candeur, l’humilité, la délicatesse du moyen âge ont passé tout entières dans son geste et dans son regard. Voilà pour le siècle, et voici pour le pays. Ces peintures sont des scènes de mœurs intéressantes et des décorations riches. L’artiste, comme plus tard ses grands successeurs, étale des architectures, des fabriques, des arcades, des salles ornées de tapisseries, des vaisseaux, des processions de personnages, de grandes robes chamarrées et lustrées, tout cela en des proportions petites, mais dont l’éclat et la diversité annoncent les œuvres futures de la même façon qu’une enluminure annonce un tableau. Et pour achever de montrer la transformation qui s’accomplit, il atteint lui-même une fois à la peinture complète ; on le voit sortir de sa sécheresse première pour entrer dans le style définitif et nouveau. Au milieu de la grande salle est une Présentation de l’enfant Jésus qu’on ne croirait point de lui, si elle n’était signée de sa main[11]. Sous un portique de marbre incrusté de mosaïques d’or apparaissent des personnages presque aussi grands que nature, d’un relief achevé, d’un fini exquis, d’une ordonnance parfaite, parmi les plus belles dégradations d’ombre et de lumière : la Vierge, suivie de deux jeunes femmes, amène son enfant au vieillard Siméon ; au-dessous trois anges en longs cheveux jouent de la viole et du luth. Sauf un peu de raideur dans les têtes d’hommes et dans quelques plis de la draperie, la manière archaïque a disparu ; il n’en est resté qu’un charme infini de délicatesse et de suavité morale, et pour la première fois le corps demi-nu des petits enfans montre la beauté de la chair traversée et imprégnée par la lumière. Avec ce tableau, on a franchi le seuil de la grande peinture, et autour de Carpaccio ses jeunes contemporains, Giorgione et Titien, ont déjà poussé au-delà.
Les maîtres.
Lorsque, pour comprendre le milieu dans lequel la peinture a fleuri, on essaie, d’après les documens, de se figurer la vie d’un patricien à Venise pendant la première moitié du XVIe siècle, on rencontre en lui d’abord, et au premier rang, la sécurité et la grandeur de l’orgueil. Il se croit le successeur des anciens Romains, et maintient que sauf les conquêtes il les a surpassés et les surpasse encore[12]. « Entre toutes les provinces du noble empire romain, l’Italie est la reine, » et dans l’Italie conquise par les césars, dévastée par les barbares, Venise est la seule cité qui soit demeurée libre. Au dehors, elle vient de regagner les provinces de terre ferme que lui avait arrachées Louis XII. Ses lagunes et ses alliances la défendent contre l’empereur. Le Turc ne parvient point à entamer son domaine, et Candie, Chypre, les Cyclades, Corfou, les côtes de l’Adriatique, occupées par ses garnisons, étendent sa souveraineté jusqu’au bout de la mer. Au dedans, « elle n’a jamais été plus parfaite. » En aucun état du monde, on ne voit « de meilleures lois, une tranquillité mieux assise, une concorde plus entière, » et dans ce bel ordre qui est unique dans l’univers « elle ne manque point d’âmes valeureuses et magnanimes. » Avec le calme hautain d’un grand seigneur, Marco Trifone Gabriello juge que la glorieuse cité doit sa prospérité à son gouvernement aristocratique, et « que la fermeture du conseil l’a fait croître jusqu’à une grandeur qu’elle n’avait point atteinte auparavant. » Selon lui, les citoyens exclus du vote n’étaient que de petites gens, des bateliers, des sujets, des domestiques. Si quelques-uns par la suite sont devenus riches et importans, c’est par la tolérance de l’état, qui les a recueillis sous sa protection ; aujourd’hui encore ce sont des protégés, ils n’ont pas de droits ; cliens et plébéiens, ils sont trop heureux du patronage qu’on leur accorde. Les seuls maîtres légitimes « sont les trois mille gentilshommes, seigneurs de la cité et de tout l’état sur terre et sur mer. » L’état leur appartient ; comme autrefois les patriciens de Rome, ils sont propriétaires de la chose publique, et la sagesse de leur commandement vient confirmer la solidité de leur droit. Là-dessus, le magnifico décrit, avec une complaisance patriotique, l’économie de la constitution et les ressources de la cité, l’ordre des pouvoirs et l’élection des magistrats, les quinze cent mille écus du revenu public, les forteresses nouvelles de la terre ferme et les armemens de l’arsenal. A sa gravité, à sa fierté, à la noblesse de son discours, on le prendrait pour un citoyen antique. En effet, ses amis le comparent à Atticus ; mais il décline ce nom par courtoisie et déclare que si, comme Atticus, il s’est écarté des affaires, c’est par un motif différent, tout honorable à sa ville, puisque la retraite d’Atticus avait pour excuse l’impuissance des bons citoyens et la décadence de Rome, tandis que la sienne est autorisée par la surabondance des hommes capables et par la prospérité de Venise. Ainsi se développe l’entretien en politesses nobles, en belles périodes, en raisonnemens solides ; il a pour théâtre l’appartement de Bembo à Padoue, et le lecteur imagine ces hautes salles de la renaissance, décorées de bustes, de manuscrits et de vases, où l’on retrouvait les grandeurs du paganisme et du patriotisme antiques avec l’éloquence, le purisme et l’urbanité de Cicéron.
Comment nos magnifici s’amusent-ils ? Il y en a de graves, je veux bien le croire ; mais le ton régnant à Venise n’est pas celui de la sévérité. En ce moment, le personnage le plus en vue est l’Arétin, un fils de courtisane, né à l’hôpital, parasite de métier et professeur de chantage, qui, à force de calomnies et d’adulations, de sonnets luxurieux et de dialogues obscènes, devient l’arbitre des renommées, extorque soixante-dix mille écus aux grands de l’Europe, s’intitule « le fléau des princes, » et fait passer son style enflé et mollasse pour une des merveilles de l’esprit humain. Il n’a rien, et vit en seigneur de l’argent qu’on lui donne ou des cadeaux qui pleurent chez lui. Dès le matin, dans son palais du Grand-Canal, les solliciteurs et les flatteurs remplissent l’antichambre. « Tant de seigneurs[13], dit-il, me rompent continuellement la tête de leurs visites, que mes escaliers sont usés par le frottement de leurs pieds, comme le pavé du Capitole par les roues des chars triomphans. Je ne crois pas que Rome ait vu un aussi grand mélange de nations et de langues que celui que renferme ma maison. On voit venir chez moi Turcs, Juifs, Indiens, Français, Espagnols, Allemands ; quant aux Italiens, pensez ce qu’il peut y en avoir ; je ne dis rien du menu peuple ; impossible de me voir sans moines et sans prêtres autour de moi,… je suis le secrétaire du monde. » Les grands, les prélats, les artistes lui font la cour ; on lui apporte des médailles anciennes, des colliers d’or, un manteau de velours, un tableau, des bourses de cinq cents écus, des diplômes d’académie. Son buste en marbre blanc, son portrait par Titien, les médailles d’or, de bronze et d’argent qui le représentent étalent aux regards des visiteurs son masque impudent et brutal. On l’y voit couronné, vêtu de la longue robe impériale, assis sur un trône élevé, recevant les hommages et les présens des peuples. Il est populaire et fait la mode. « Je vois, dit-il, mon effigie dans les façades des palais ; je la retrouve sur les boîtes à peignes, sur les ornemens des miroirs, sur les plats de majolique, comme celles d’Alexandre, de César et de Scipion. Je vous assure encore qu’à Murano une certaine espèce de vases en cristal s’appellent les Arétins. Une race de chevaux s’appelle l’Arétine, en souvenir d’un cheval que j’ai reçu du pape Clément et donné au duc Frédéric. Le ruisseau qui baigne un des côtés de la maison que j’habite sur le Grand-Canal a été baptisé du nom d’Arétin. On dit le style de l’Arétin ; que les pédans en crèvent de dépit ! et trois de mes chambrières ou ménagères qui m’ont quitté pour devenir des dames se font appeler les Arétines. » Ainsi protégé et nourri par la faveur publique, il jouit, c’est là sa vie, non pas délicatement et furtivement, mais crûment et à ciel ouvert. « Dépensons, vivons, buvons frais, comme des hommes libres. » — « Je suis un homme libre, » dit-il souvent ; cela signifie qu’il fait ce qui lui plaît et donne pâture à tous ses sens. À cette époque, les nerfs sont encore rudes et les muscles forts ; c’est à la fin du XVIIe siècle que les mœurs tourneront à la fadeur ou à la mièvrerie. En ce moment, les convoitises sont gloutonnes plutôt que friandes ; dans les Vénus que les grands peintres déshabillent sur leurs toiles, le torse est masculin et le regard ferme ; la volupté, âpre et franche, ne laisse aucune place à la mignardise ni au raffinement. Arétin a été vagabond et soldat, et ses plaisirs s’en ressentent. On fait bombance chez lui ; il y a « vingt-deux femmes dans sa maison, quelquefois avec leurs petits enfans à la mamelle. » La ripaille et le désordre y sont continus. Il est généreux comme un voleur, et s’il prend, il laisse prendre. « Doublez-moi ma pension[14] de cinq cents écus ; quand j’en aurais mille fois autant, je serais à l’étroit. Tout le monde accourt à moi, comme si j’étais le maître du trésor royal. Si une pauvre fille accouche, ma maison fait la dépense. Si on met quelqu’un en prison, c’est à moi de pourvoir à tout. Les soldats sans équipement, les étrangers malheureux, une quantité de cavaliers errans viennent se refaire chez moi. Il n’y a pas deux mois, un jeune homme, ayant été blessé dans mon voisinage, s’est fait porter dans une de mes chambres. » Ses domestiques le volent. Tout est pêle-mêle dans cette maison ouverte, vases, bustes, esquisses, toques et manteaux qu’on lui offre, vins de Chypre, becfigues, chevreuils et lièvres qu’on lui envoie, melons et raisins qu’il achète lui-même pour les festins du soir. Il mange bien, boit mieux, et fait retentir sa salle de marbre des éclats de sa belle humeur. Des perdrix arrivent : « aussitôt prises, aussi rôties ; j’ai quitté mon hymne en faveur des lièvres et me suis mis à chanter les louanges des volatiles. Mon bon ami Titien, donnant un coup d’œil à ces savoureuses bêtes, se mit à chanter en duo avec moi le Magnificat que j’avais commencé. » À cette musique des mâchoires se joint l’autre. La célèbre chanteuse Franceschina est un de ses hôtes ; il baise « ses belles mains, deux voleuses charmantes qui enlèvent non-seulement la bourse, mais le cœur des gens. » — « Je veux, dit-il, que là où manquera la saveur de mes plats apparaissent les douceurs de votre musique. » Les courtisanes sont chez elles ici. Il a écrit des livres à leur usage et leur a enseigné les perfectionnemens de leur profession[15]. Il les reçoit, les choie, leur écrit, et les recrute. Le matin, après avoir expédié ses visiteurs, quand il ne va pas se distraire dans l’atelier de Sansovino et de Titien, il monte chez des grisettes, leur donne « quelques sous, » leur fait coudre « des mouchoirs, des draps, des chemises, pour leur faire gagner leur vie. » À ce métier, il a ramassé et installé chez lui six jeunes femmes qu’on nomme les Arétines, sérail sans clôture, où les escapades, les querelles, les imbroglios font le plus beau tapage. Il vit trente ans de la sorte, parfois bâtonné, mais toujours pensionné, glorieux, familier des plus grands, recevant d’un évêque des souliers bleu turquin pour ses maîtresses, camarade de Titien, de Tintoret et de Sansovino. Bien mieux, l’Arétin fait école, il a des imitateurs aussi parasites et aussi orduriers que lui, Doni, Dolce, Nicolo Franco son secrétaire et son ennemi, auteur des Priapea, et qui finit à Rome par la potence. Ainsi fleurit à Venise une littérature de bouffonneries et de paillardises qui, tempérée par les galanteries de Parabosco, repoussera de plus belle avec les sonnets de Baffo. Jugez des lecteurs par le livre, et des hôtes par le logis. Par cette échappée, on aperçoit à demi le caractère intérieur des hommes dont les peintres nous ont transmis la figure sensible, et on y démêle les principaux traits qui expliquent l’art contemporain, la grandeur orgueilleuse qui convient aux maîtres incontestés d’une telle république, l’énergie brutale et fécondante qui survit aux âges d’action virile, la sensualité magnifique et impudente qui, développée par la richesse accumulée et par la sécurité définitive, s’étale et jouit de toute la clarté du ciel.
Reste un point, le sentiment même de l’art. On le trouve partout à Venise en ce temps-là, chez les particuliers, dans les grands corps de l’état, chez les patriciens, dans les gens de la classe ordinaire, jusque dans ces naturels grossiers et positifs qui, comme l’Arétin, ne semblent nés que pour faire chère lie et exploiter autrui. Ce qui leur reste de noblesse intérieure s’épanouit de ce côté-là. Leur dévergondage et leur audace sympathisent sans effort avec l’image embellie de la licence et de la force ; ils trouvent dans les géans musculeux, dans les larges beautés nues, dans la pompe architecturale et luxueuse des peintures un aliment approprié à leurs instincts vigoureux et débraillés. La bassesse morale n’exclut point la finesse sensuelle ; au contraire, elle lui fait le champ libre, et l’homme penché tout entier d’un seul côté n’en est que plus propre à démêler les nuances de son plaisir. Arétin s’incline avec vénération devant Michel-Ange, il ne lui demande rien, sinon un de ses croquis « pour en jouir pendant sa vie et l’emporter avec lui dans la tombe. » Avec Titien, il est bon ami, naturel et simple ; son admiration et son goût sont sincères. Il parle de la couleur avec une justesse et une vivacité d’impression dignes de Titien lui-même.. « Seigneur, lui dit-il[16], mon cher compère, en dépit de mes habitudes, aujourd’hui j’ai dîné seul ou plutôt en compagnie des dégoûts de cette fièvre quarte qui ne me laisse sentir la saveur d’aucuns mets ; je me suis levé de table, rassasié de l’ennui désespérant avec lequel je m’y étais mis ; puis, appuyant mon bras sur le plat de la corniche de la fenêtre, et laissant aller dessus ma poitrine et presque tout le reste de ma personne, je me suis mis à regarder l’admirable spectacle des barques innombrables qui, remplies d’étrangers et de Vénitiens, réjouissent non-seulement les assistans, mais encore le Grand-Canal… Tout d’un coup voici deux gondoles qui, montées par autant de bateliers fameux, joutent de vitesse, et font au public un passe-temps. Je pris beaucoup de plaisir à contempler la multitude qui pour voir cet amusement s’était arrêtée sur le pont du Rialto, sur la rive des Camerlingues, à la Pescaria, au traghetto de Sainte-Sophie, à celui de la Casa di Mosto. Et pendant que des deux côtés la foule s’en allait chacun par son chemin avec des applaudissemens joyeux, moi, en homme incommode à lui-même qui ne sait que faire de son esprit et de ses pensées, je tourne mes yeux au ciel. Jamais, depuis que Dieu l’a fait, ce ciel n’a été embelli d’une si charmante peinture d’ombres et de lumières ! L’air était tel que le voudraient faire ceux qui portent envie à Titien, parce qu’ils ne peuvent être Titien,… d’abord les bâtisses, qui, étant en vraie pierre, semblent pourtant une matière transfigurée par artifice, puis le jour, qui, en certains endroits, est pur et vif, et en d’autres troublé et amorti. Considérez encore une autre merveille, les nues épaisses et humides, qui, sur le principal plan, descendaient jusqu’aux toits des édifices, et sur l’avant-dernier s’enfonçaient derrière eux jusqu’au milieu de leur masse. Toute la droite était d’une couleur effacée suspendue dans un gris-brun noir. J’admirais les teintes variées que ces nuages étalaient aux yeux, les plus voisins tout éclatans des flammes du foyer solaire, les plus lointains rougis d’un vermillon moins ardent. Oh ! les beaux coups de pinceau qui de ce côté coloraient l’air, et le faisaient reculer derrière les palais, comme le pratique Titien dans ses paysages ! En certaines parties apparaissaient un vert azuré, en d’autres un azur verdi véritablement mélangés par la capricieuse invention de la nature maîtresse des maîtres. C’est elle ici qui avec des teintes claires ou obscures noyait ou modelait les formes selon son idée. Et moi qui sais comme votre pinceau est l’âme de votre âme, je m’écriai trois ou quatre fois : Titien, où êtes-vous ? » — On reconnaît ici les fonds de tableau des peintres vénitiens : voilà les grands nuages blancs de Véronèse qui dorment suspendus au-dessus des colonnades ; voilà les lointains bleuâtres, l’air palpitant de clartés vagues, les chaudes ombres rougeâtres et roussies de Titien.
Le palais ducal.
Il y a des familles de plantes dont les espèces sont si voisines que les ressemblances y surpassent les différences : tels sont les peintres de Venise, non-seulement les quatre célèbres, Giorgione, Titien, Tintoret, Véronèse, mais d’autres moins illustres, Palma le vieux, Bonifazio, Pâris Bordone, Pordenone et cette foule énumérée par Ridolfi dans ses Vies, contemporains, parens, successeurs des grands hommes, Andréa Vicentino, Palma le jeune, Zelotti, Bazzaco, Padovinano, Bassano, Schiavone, Moretto et tant d’autres. Ce qui se dégage aux yeux, c’est le type général et commun ; les traits particuliers et personnels restent d’abord dans l’ombre. Ils ont travaillé ensemble et tour à tour au palais ducal ; mais par la concordance involontaire de leurs talens leurs peintures font un ensemble.
Les yeux sont d’abord étonnés ; sauf trois ou quatre salles, les appartemens sont bas et petits. La salle du conseil des Dix et celles qui l’entourent[17] sont des réduits dorés insuffisans pour les figures qui les habitent ; mais au bout d’un instant on oublie le réduit et on ne voit plus que les figures. La puissance et la volupté y éclatent effrénées et superbes. Dans les angles, des hommes nus, cariatides peintes, se projettent au dehors avec un tel relief qu’au premier regard on les prend pour des statues ; un souffle colossal enfle leurs poitrines ; leurs cuisses et leurs épaules se tordent. Sur le plafond, un Mercure vu par le ventre, tout entier nu, est presque une figure de Rubens, mais d’une sensualité plus âpre. Un gigantesque Neptune pousse en avant ses chevaux marins, qui clapotent dans la vague ; son pied presse le rebord du char, son torse se renverse énorme et rougeâtre, il lève sa conque avec une joie de dieu bestial ; le vent salé bruit dans son écharpe, dans ses cheveux et dans sa barbe ; on n’imagine pas avant de l’avoir vu un si furieux élan, un tel débordement de sève animale, une telle joie de la chair païenne, un pareil triomphe de la grande vie dévergondée et lâchée en plein air et en plein soleil. Quelle injustice que de réduire les Vénitiens à la peinture du bonheur et à l’art de flatter les yeux ! Ils ont peint aussi la grandeur et l’héroïsme ; le corps énergique et agissant les a touchés par lui-même ; comme les Flamands, ils ont leurs colosses. Leur dessin, même sans couleur, est capable à lui seul d’exprimer toute la solidité et toute la vitalité de la structure humaine. Qu’on regarde dans cette même salle les quatre grisailles de Véronèse, cinq ou six femmes voilées ou demi-nues, toutes si fortes et d’une telle charpente que leurs cuisses et leurs bras étoufferaient un combattant dans leur étreinte, et néanmoins d’une physionomie, si simple ou si fière que malgré leur sourire elles sont vierges comme les Vénus et les Psychés de Raphaël.
Plus on considère les figures idéales de l’art vénitien, plus on sent derrière soi le souffle d’un âge héroïque. Les grands vieillards drapés au front chauve sont des patriciens rois de l’Archipel, des sultans barbaresques qui, traînant leurs simarres de soie, reçoivent des tributs et commandent dès exécutions. Les superbes femmes en longues robes chamarrées et froissées sont des impératrices filles de la république, comme cette Catherine Cornaro de qui Venise reçut Chypre. Il y a des muscles de combattans dans les poitrines bronzées des marins et des capitaines ; leurs corps, rougis par le soleil et le vent, se sont heurtés contre des corps athlétiques de janissaires ; leurs turbans, leurs pelisses, leurs fourrures, leurs poignées de sabre constellées de pierreries, toute la magnificence asiatique vient se mêler aux ondoiemens de la draperie antique et aux nudités de la tradition païenne. Leur regard droit est encore tranquille et sauvage, et la fierté, la grandeur tragique des expressions annoncent le voisinage d’une vie où l’homme concentré en quelques passions simples n’avait d’autre pensée que celle d’être maître pour n’être pas esclave et de tuer pour n’être pas tué. Tel est l’esprit d’une peinture de Véronèse qui, dans la salle du conseil des Dix, représente un vieux guerrier et une jeune femme ; c’est une allégorie, mais on ne s’inquiète guère du sujet. L’homme est assis et se penche d’un air farouche, le menton appuyé sur la main ; ses épaules colossales, son bras, sa jambe nue ceinte d’une cnémide à têtes de lion, sortent de sa grande draperie tordue ; avec son turban, sa barbe blanche, son front soucieux, ses traits de lion fatigué, il a l’air d’un pacha qui s’ennuie. Elle, les yeux baissés, les mains sur sa molle poitrine et sa magnifique chevelure relevée par des perles, semble une captive qui attend la volonté de son maître, et son col, son visage penché, s’empourprent plus vivement dans l’ombre qui les noie.
Presque toutes les autres salles sont vides ; les peintures ont été portées dans un atelier intérieur. Nous allons trouver le conservateur du musée ; nous lui disons en mauvais italien que nous n’avons ni lettres de présentation, ni titres ou droits quelconques pour être admis à les voir. Là-dessus il a l’obligeance de nous conduire dans la salle réservée, de relever les toiles les unes après les autres et de perdre deux heures à nous les montrer.
Je n’ai point eu de plus vif plaisir en Italie ; les toiles sont sous nos yeux, debout ; nous pouvons les regarder d’aussi près que nous voulons, à notre aise, et nous sommes seuls. Il y a des géans brunis du Tintoret, à la peau plissée par le jeu des muscles, saint André et saint Marc, colosses réels comme ceux de Rubens. Il y a un saint Christophe de Titien, sorte d’Atlas bronzé et penché, les quatre membres agissant pour porter le faix d’un monde, et sur son col, par un contraste extraordinaire, le petit bambin riant, moelleux, dont la chair enfantine a la délicatesse et la grâce d’une fleur. Surtout il y a une douzaine de peintures mythologiques et d’allégories par Tintoret ou Véronèse, d’un tel éclat, d’une séduction si enivrante, qu’un voile tombe des yeux, qu’on découvre un monde inconnu, un paradis de délices situé au-delà de toute imagination et de tout rêve. Quand le Vieux de la Montagne transportait dans son harem ses jeunes gens endormis pour les rendre capables des dévouemens extrêmes, c’était sans doute un spectacle pareil qu’il leur donnait.
Sur une côte, au bord de la mer infinie, Ariane sérieuse reçoit l’anneau de Bacchus, et Vénus, avec une couronne d’or, arrive dans l’air pour fêter leur hyménée. C’est la sublime beauté de la chair nue, telle qu’elle apparaît sortant de l’eau, vivifiée par le soleil et nuancée d’ombres. La déesse nage dans une lumière liquide, et son dos tordu, son flanc, ses rondeurs, palpitent à demi enveloppés dans un voile blanc diaphane. Avec quels mots peut-on peindre la beauté d’une attitude, d’un ton et d’un contour ? Qui montrera la chair saine et rosée sous la transparence ambrée d’une gaze ? Comment représenter la plénitude moelleuse d’une forme vivante et l’ondoiement des membres qui se continuent dans le corps penché ? Elle nage véritablement dans la clarté comme un poisson dans son lac, et l’air fourmillant de reflets vagues l’embrasse et la caresse.
A côté de là sont deux jeunes femmes, la Paix et l’Abondance. Avec une délicatesse frémissante, la Paix s’incline vers sa sœur ; elle est tournée, on ne voit sa tête que dans l’ombre, mais elle a la fraîcheur d’une jeunesse immortelle. Quelles lumières dans leurs cheveux retroussés et blonds comme des épis ! Leurs jambes, leurs corps fléchissent. L’une semble tomber, et ce commencement de courbure mouvante est adorable. Aucun peintre n’a senti à ce degré les rondeurs ployantes, ni saisi aussi vivement le mouvement au vol. Elles vont se poser ou marcher ; l’œil et l’esprit continuent involontairement leur allure ; on voit dans leur présent un avenir et un passé ; c’est un moment fugitif que l’artiste a fixé, mais un moment gros de tout ce qui l’entoure. Nul, sauf Rubens, n’a exprimé ainsi l’écoulement et la fluidité incessante de la vie. Cependant Pallas écarte Mars, et sa cuirasse virile aux reflets noirs fait ressortir avec une coquetterie irrésistible la blancheur divine de son épaule et de son genou.
Plus vive et plus voluptueuse encore est la coquetterie qui s’étale dans le groupe des trois Grâces et de Mercure. Toutes trois sont penchées ; pour Tintoret, un corps n’est pas vivant quand son assiette est immobile ; le déploiement du corps qui s’incline ajoute une grâce mobile à l’attrait universel qui s’exhale de toute sa beauté. Une d’elles, assise, étend les bras, et la lumière qui la frappe sur le flanc fait luire par portion son visage, son col et son sein sur la pourpre vague de l’ombre. Sa sœur, agenouillée, les yeux baissés, lui prend la main ; une longue gaze, fine comme ces toiles argentées que l’aube illumine au matin dans les champs, se colle autour de sa taille et se gonfle sur son sein, dont elle laisse pointer la rougeur. De l’autre main, elle tient une tige épanouie de fleurs qui montent, posant leur blancheur neigeuse sur la blancheur purpurine du bras potelé. La dernière, tordue, s’étale tout entière, et de la nuque au talon l’œil suit l’embrassement des muscles qui revêtent la superbe charpente de son échine et de ses flancs. Cheveux ondes, petit menton, paupières rondes, nez un peu retroussé, oreilles mignonnes enroulées comme une coquille de nacre, tout le visage exprime la malice et la finesse joyeuse ; on dirait une courtisane hardie.
C’est là le trait auquel on reconnaît Tintoret, plus rude et plus âpre, et aussi à son coloris plus fort, à son mouvement plus abandonné, à ses nudités plus viriles. Véronèse a des tons plus argentés et plus roses, des figures plus douces, des ombres moins noirâtres, une décoration plus luxueuse et plus reposée. Près d’une demi-colonne, une ample et noble femme, l’Industrie, assise auprès de l’Innocence, tisse une toile aérienne ; ses yeux rians sont tournés vers le bleu du ciel ; ses blonds cheveux crêpelés sont pleins de lumière, sa bouche entr’ouverte semble une grenade ; un vague sourire laisse entrevoir ses dents de nacre, et la clarté dont elle est trempée a le ton rosé d’une aube éclatante. L’autre, auprès d’un petit agneau, se penche, tout abandonnée ; les reflets argentés de sa draperie de soie luisent autour d’elle ; sa tête est dans l’ombre, et des rougeurs d’aurore viennent effleurer ses lèvres, son oreille et sa joue.
On ne décrit pas de pareilles figures ; on n’imagine pas auparavant ce qu’il peut y avoir de poésie dans un vêtement et dans une parure. Dans un autre tableau de Véronèse, Venise reine est sur un trône, entre la Paix et la Justice ; sa robe de soie blanche brodée de lis d’or ondoie sur un manteau d’hermine et d’écarlate ; son bras, sa délicate main, ses doigts retroussés à fossettes, posent leurs blancheurs satinées, leurs moelleux contours serpentins sur l’étoffe lustrée. Le visage est dans l’ombre, — une demi-ombre rosée d’air bleui et palpable qui avive encore le carmin des lèvres, les lèvres sont des cerises, et toute cette ombre est relevée par les lumières des cheveux, par le doux éclat des perles répandues au col et aux oreilles, par le scintillement du diadème dont les pierreries semblent des yeux magiques. Elle sourit avec un air de royauté et de bonté épanouie, comme une fleur heureuse de s’ouvrir et d’être ouverte. Près d’elle, la Paix penchée se laisse aller, presque tombante ; sa jupe de soie jaune brochée de fleurs rouges se froisse sous le plus riche manteau violacé. Des torsades de perles s’enroulent sous son voile blanc dans ses tresses pâles, et quelle divine petite oreille !
Il y a un autre tableau plus célèbre encore, — l’Enlèvement d’Europe. — Pour l’éclat, la fantaisie, le raffinement et l’invention extraordinaire du coloris, il n’a pas d’égal. Le reflet des hauts feuillages noie tout le tableau d’un ton verdâtre aqueux ; la chemise d’Europe en est teinte ; elle, fine, languissante, semble presque une figure du XVIIIe siècle. C’est une de ces œuvres où, par la combinaison et la recherche des tons, un peintre se dépasse lui-même, oublie son public, s’enfonce jusque dans les territoires inexplorés de son art, et, quittant toutes les règles connues, trouve, par-delà le monde vulgaire de l’apparence sensible, des alliances, des contrastes, des réussites étranges, situées au-delà de toute vraisemblance et de toute mesure. Rembrandt a fait une œuvre pareille dans sa Ronde de nuit. Il faut regarder et ne pas parler.
L’Académie, Titien.
Les Vies de Ridolfi sont bien sèches, et ce que Vasari ajoute est peu de chose. Quand on essaie de se figurer Titien, on aperçoit un homme heureux, « le plus heureux et le mieux portant qui fut jamais parmi ses pareils, n’ayant eu du ciel que des faveurs et des félicités, » le premier entre tous ses rivaux, visité dans sa maison par les rois de France et de Pologne, favori de l’empereur, de Philippe II, des doges, du pape Paul III, de tous les princes italiens, nommé chevalier et comte de l’empire, comblé de commandes, largement payé, pensionné, et usant bien de sa fortune. Il tient un grand état de maison, s’habille splendidement, reçoit à sa table des cardinaux, des seigneurs, les plus grands artistes et les plus habiles lettrés de son temps. « Quoiqu’il n’ait pas beaucoup de lettres, » il est à sa place dans cette haute compagnie, car il a « de l’esprit naturel, et l’usage des cours lui a enseigné tous les bons termes du cavalier et de l’homme du monde, » si bien qu’on le trouve « très courtois, pourvu d’une belle politesse et des plus douces manières et façons. » Il n’y a rien d’excessif ni de révolté dans son caractère. Ses lettres aux princes et aux ministres, à propos de ses tableaux et de ses pensions, ont le degré d’humilité qui était alors le savoir-vivre d’un sujet. Il prend bien les hommes, et il prend bien la vie, je veux dire qu’il use de la vie comme des hommes, sans excès ni bassesse. Il n’est point rigoriste ; sa correspondance avec l’Arétin montre un joyeux compagnon qui mange et boit volontiers et finement, qui goûte la musique, le beau luxe et la compagnie des femmes faciles. Il n’est point violent, tourmenté de conceptions démesurées et douloureuses ; sa peinture est saine, exempte de recherche maladive et de complications pénibles ; il peint incessamment, sans contention de tête, sans emportement, pendant toute sa vie. Il a commencé tout enfant, et sa main obéit naturellement à son esprit. Il dit que « son talent est une grâce particulière du ciel, » qu’il faut avoir ce don pour être bon peintre, que sinon « on ne peut enfanter que des œuvres informes, » que dans cet art « le génie ne doit pas être troublé. » Autour de lui, la beauté, le goût, l’éducation, le talent des siens, lui renvoient comme des miroirs la clarté de son génie. Son frère, son fils Orazio, ses deux cousins, Cesare et Fabrizio, son parent Marco di Titiano, sont d’excellens peintres. Sa fille Lavinia, habillée en Flore, un panier de fruits sur la tête, lui fournit en modèle la fraîcheur de sa carnation et l’ampleur de ses admirables formes. Sa pensée coule ainsi, semblable à un large fleuve dans un lit uni ; rien n’en trouble le cours, et son épanchement lui suffit ; il ne vise pas au-delà de son art, comme Léonard ou Michel-Ange. « Tous les jours il dessine quelque chose à la craie ou au charbon ; » un souper avec Sansovino ou l’Arétin achève de rendre la journée pleine. Il ne se presse pas, il garde longtemps ses peintures chez lui, afin de les revoir et de les perfectionner encore. Ses tableaux ne s’écaillent pas, il use, comme son maître Giorgione, des couleurs simples, a surtout du rouge et du bleu, qui ne déforment jamais les figures. » Pendant plus de quatre-vingts ans, il peint ainsi, et accomplit un siècle de vie ; encore est-ce la peste qui l’enlève, et l’état viole ses règlemens pour lui faire des funérailles publiques. Il faudrait remonter aux plus beaux jours de l’antiquité païenne pour trouver un génie aussi bien proportionné aux choses, un épanouissement de facultés si naturel et si harmonieux, un tel accord de l’homme avec lui-même et avec le dehors.
On peut voir à l’Académie les deux extrémités de son développement, son dernier tableau, une Déposition du Christ, achevée par Palma le jeune, et l’un de ses premiers tableaux, une Visitation, qu’il fit sans doute en quittant l’école de Jean Bellin. Dans celui-ci, les contours sont arrêtés ; la figure de saint Joseph est presque sèche, le sentiment de la couleur ne se manifeste que par l’intensité de la teinte foncée, par des oppositions de tons, par la douceur d’une pâle robe violacée qui avive le plein azur d’un manteau. C’est encore un tableau d’autel, le mémorial sobre d’une légende révérée. A l’autre bout de sa carrière, il fait de la légende une grandiose et splendide décoration. Ce qu’il étale d’abord dans cette Déposition du Christ, c’est une large architecture blanche et grisâtre arrangée pour faire ressortir le ton plus vif des draperies et de la chair ; c’est un portique bordé de statues monumentales et de piédestaux à têtes de lion, où des fleurs vivantes serpentent sur l’éclat mat des marbres ; ce sont les beaux effets de lumière et d’ombre que le soleil découpe sur les rondeurs des voûtes. Au-dessous d’elles, la Madeleine en jupe verdâtre, le grand manteau rougeâtre de Nicodème, accompagnent de leurs couleurs noyées le ton blafard, étrangement lumineux du cadavre ; le vieux disciple à genoux serre une dernière fois la main de son maître, la Madeleine ouvrant les bras pousse un grand cri. On dirait d’une tragédie païenne ; l’artiste s’est dégagé du chrétien, et n’est plus qu’artiste. C’est là toute l’histoire du XVIe siècle, à Venise comme ailleurs ; mais chez Titien cette transformation n’a guère tardé. Une vaste peinture de sa jeunesse, la Présentation de la Vierge, montre avec quelle hardiesse et quelle aisance il entre presque dès les premiers pas de son génie dans la carrière qu’il fournira jusqu’au bout. Tandis que les Florentins, élevés par des orfèvres, concentrent la peinture dans l’imitation du corps individuelles Vénitiens, livrés à eux-mêmes, l’élargissent jusqu’à y embrasser la nature entière. Ce n’est pas un homme ou un groupe qu’ils aperçoivent, c’est une scène, cinq ou six groupes complets, des architectures, des lointains, un ciel, un paysage, bref un fragment complet de la vie ; ici cinquante personnages, trois palais, la façade d’un temple, un portique, un obélisque, des plans de collines, d’arbres, de montagnes, et des bancs de nuages superposés dans l’air. Au sommet d’un énorme escalier grisâtre se tiennent les prêtres et le grand-pontife. Cependant, au milieu des gradins, la petite fillette, bleue dans une auréole blonde, monte en relevant sa robe ; elle n’a rien de sublime, elle est prise sur le vif, ses bonnes petites joues sont rondes ; elle lève sa main vers le grand-prêtre, comme pour prendre garde et lui demander ce qu’il veut d’elle ; c’est vraiment une enfant, elle n’a point encore de pensée ; Titien en trouvait de pareilles au catéchisme. On voit que la nature lui plaît, que la vie lui suffit, qu’il ne cherche pas au-delà, que la poésie des choses réelles lui paraît assez grande. Au premier plan, en face du spectateur, sur le bas de l’escalier, il a posé une vieille grognonne en robe bleue et capuchon blanc, vraie villageoise qui vient faire son marché à la ville, et garde auprès d’elle son panier d’œufs et de poulets. Un Flamand ne risquerait pas davantage ; mais tout près de là, sous les herbes pendantes qui se sont accrochées aux gradins, est un buste de statue antique. Une superbe procession de femmes et d’hommes en longs vêtemens se développe au bas des marches ; les arcades arrondies, les colonnes corinthiennes, les statues, les corniches, décorent magnifiquement les façades des palais. On se sent dans une ville réelle, peuplée de bourgeois et de paysans, où l’on exerce des métiers, où l’on accomplit ses dévotions, mais ornée d’antiquités, grandiose de structure, parée par les arts, illuminée par le soleil, assise dans le plus noble et le plus riche des paysages. Plus méditatifs, plus détachés des choses, les Florentins créent un monde idéal et abstrait par-delà le nôtre ; plus spontané, plus heureux, Titien aime notre monde, le comprend, s’y enferme, et le reproduit en l’embellissant sans le refondre ni le supprimer.
Quand on cherche le trait principal qui le distingue de ses voisins, on trouve qu’il est simple ; c’est sans raffiner dans le coloris, le mouvement et les types, que dans le coloris, le mouvement et les types il atteint les effets puissans. Tel est le caractère de son Assomption si célèbre. Une teinte rougeâtre, pourprée, intense, enveloppe le tableau entier ; c’est la plus vigoureuse couleur, et par elle une sorte d’énergie saine transpire de toute la peinture. Au bas sont les apôtres penchés, assis, presque tous la tête levée vers le ciel, bronzés comme des marins de l’Adriatique ; leurs chevelures et leurs barbes sont noires ; une ombre intense noie les visages : c’est à peine si une fauve teinte ferrugineuse indique la chair. L’un d’eux au centre, dans un manteau brun, disparaît presque dans l’enfoncement qu’assombrit la clarté environnante. Deux draperies rouges comme le sang vivant des artères surgissent, encore avivées par le contraste de deux grands manteaux verts ; c’est une colossale émeute de bras tordus, d’épaules musculeuses, de têtes passionnées, de draperies froissées. Au-dessus d’eux, au milieu de l’air, la Vierge monte dans une gloire ardente comme la vapeur d’une fournaise ; elle est de leur race, saine et forte, sans exaltation ni sourire mystique, fièrement campée dans sa robe rouge qu’enveloppe un manteau bleu. L’étoffe se ploie en mille plis dans le mouvement du corps superbe ; son attitude est athlétique, son expression est grave, et le ton mat de son visage sort en plein relief sur le flamboiement de l’auréole. À ses pieds, sur toute la largeur de l’espace, s’étale une éblouissante guirlande de jeunes anges ; leurs fraîches carnations pourprées, rosées, traversées d’ombres, apportent parmi ces tons et ces formes énergiques la plus riante floraison de la vie ; il y en a deux qui, se détachant, viennent jouer en pleine lumière, et dont les membres enfantins se déploient avec une divine aisance au milieu de l’air. Rien de mou ou d’alangui ; la grâce y reste virile. C’est la plus belle fête païenne, celle de la force sérieuse et de la jeunesse éclatante ; l’art vénitien a là son centre et peut-être son sommet.
Les tableaux de Titien ne sont point très nombreux à Venise, l’Europe les a accaparés ; mais il en reste assez pour le manifester tout entier. Il a eu ce don unique de faire des Vénus qui sont des femmes réelles et des colosses qui sont des hommes réels, je veux dire le talent d’imiter, les choses d’assez près pour que l’illusion nous saisisse, et de transformer les choses assez profondément pour que le rêve s’éveille en nous. Il a montré dans la même beauté nue une courtisane, une maîtresse de patricien, une fille de pêcheur nonchalante ou voluptueuse, et en même temps une puissante figure idéale, la force masculine d’une déesse de la mer, les formes onduleurs d’une reine de l’empyrée. Il a fait voir dans la même figure drapée un patriarche guerrier des croisades, un vieux héros des batailles maritimes, un lutteur musculeux et athlétique, une mine farouche et grandiose de podestat ou de sultan, une dure tête impériale ou consulaire, et en même temps ou tout à côté un grossier soudard aux veines enflées, le masque vulgaire d’un vieux juge à lunettes, un mufle bestial d’Esclavon barbu, l’échine rougeâtre et le regard sauvage d’un rameur de la chiourme, le crâne aplati et l’œil de vautour d’un Juif aigre, la jovialité féroce d’un bourreau gras, toutes les vagues parentés par lesquelles la nature humaine rejoint la nature animale. Par cette intelligence des choses réelles, le champ de l’art se trouve décuplé. Le peintre n’est plus réduit, comme les maîtres classiques, à varier imperceptiblement les quinze ou vingt nuances du type accepté. L’infinie diversité de la nature, avec ses hauts et ses bas, lui est ouverte ; les plus forts contrastes sont sous sa main ; chacune de ses œuvres est riche autant que nouvelle ; le spectateur trouve chez lui, comme chez Rubens, une image complète du monde, une physiologie, une histoire, une psychologie en raccourci. Au-dessous du petit olympe sublime où siègent quelques figures grecques, contemplées éternellement par des orthodoxes agenouillés, l’artiste a pris possession de la grande terre peuplée où se renouvelle incessamment la floraison des choses. L’accident, l’irrégularité, tout lui est bon ; ils sont une partie des forces qui font couler la sève humaine ; les bizarreries, les déformations, les excès ont leur intérêt comme les épanouissemens et les splendeurs ; son seul besoin est de sentir et de rendre la puissante poussée de la végétation intérieure qui soulève la matière brute et la dresse en formes vivantes sous la chaleur du soleil. Voilà les idées qui se pressent dans l’esprit lorsqu’on revoit ses peintures à Saint-Roch, à la Salute, à San-Giovanni, lorsqu’on pense à celles de Rome, de Naples, de Florence, à celles de Blenheim et de Londres. On s’arrête dans cette église de Santa-Maria della Salute ; on sourit devant les jolies communiantes roses et rondes de Luca Giordano. On laisse là les décorations prétentieuses et les statues affectées que les artistes du XVIIe siècle ont étalées sous les voûtes. On comprend ce que vaut le génie simple et robuste qui ! se contente d’imiter et de fortifier la nature. On regarde au plafond du chœur, puis à la sacristie, la mâle figure romaine d’Habacuc, le masque bronzé et tragique d’Élie, presque noir sous sa mitre blanche, un saint Marc chauve qui se renverse en arrière, d’une figure si fière et colorée par un si beau reflet de jeunesse qu’on y sent la vitalité de grandes races invincibles à l’attaque des ans. Surtout on revient devant les peintures du plafond : Goliath tué par David, Abraham sacrifiant son fils, Caïn tuant Abel. On reconnaît dans la hardiesse et dans l’élan de ces colosses la rude main qui a tracé les célèbres imageries, les Six Saints, le formidable Passage de la Mer-Rouge. Sauf Michel-Ange, personne n’a manié ainsi la charpente humaine. Abraham est un géant et un exterminateur ; quand on a vu sa tête et sa barbe grisonnantes, sa cuisse et ses deux bras nus qui sortent impétueusement de sa draperie jaunâtre, on se sent devant un vrai patriarche, combattant et dompteur d’hommes ; il lève le bras, et tous ses muscles vont frapper ; la tête du petit Isaac est déjà reployée sous sa main violente. Le mouvement est si fort qu’un seul élan court à travers les trois personnages, depuis les pieds de l’ange qui se précipite arrêtant l’épée jusqu’au corps demi-tordu de l’homme qui se retourne, et à travers lui jusqu’au col fléchissant de l’enfant prosterné. — Plus furieux encore est le geste du fratricide : non pas que Titien le fasse odieux, au contraire son impétuosité emporte le spectateur ; ce n’est pas un assassin, c’est Hercule tuant un ennemi. Abel renversé sur le flanc trébuche, étendant les quatre membres. L’autre, gigantesque et musclé comme un athlète, un pied sur la poitrine du vaincu, se rejette en arrière, et de toute la force de son torse et de ses bras raidis va l’écraser. Un sombre ton vineux empourpre de sa couleur menaçante l’entrelacement des muscles, la saillie des tendons bandés, les bosselures et les creux de la chair agissante, et le visage bestial du meurtrier, éclairé obliquement par une lampe, s’enfonce dans un raccourci noir.
L’Académie, les églises, Tintoret.
Je n’ai ni le courage ni le loisir de te parler des autres peintures. Il y a sept cents tableaux à l’Académie ; ajoute ceux des églises. Il y faudrait un volume ; d’ailleurs l’effet consiste le plus souvent en un ton de chair lumineux près d’un ton de chair sombre, dans la dégradation des teintes d’une draperie rousse ou verdâtre. On peut bien l’exprimer en gros avec des mots ; mais quant aux nuances, la parole n’y atteint point. Le seul parti raisonnable est de venir ici et de jouir soi-même. On vient, on revient, et on retourne encore à l’Académie. On traverse ce pont de fer suspendu, la seule œuvre moderne et disgracieuse de Venise. On va au hasard dans l’une des vingt salles, et l’on choisit quelques maîtres avec qui on passera l’après-midi, Palma le vieux par exemple et Bonifazio, dont le coloris est aussi intense et aussi riche que celui de Titien : ce sont des plantes de la même famille ; mais les yeux du public ne se sont tournés que vers la plus haute tige de la gerbe. Un de ces tableaux de Bonifazio, le Festin du mauvais riche, est admirable. Sous un portique découvert, entre des colonnes veinées, de larges et magnifiques femmes sont assises, décolletées en carré, en jupes de velours noir, avec des manches d’or roussâtre, en robes rudement bariolées de bleu et de jaune, superbes corps à la taille épaisse, aux musculatures charnues, étalés avec audace dans le luxe barbare des étoffes chamarrées qui tombent en plis lourds sur leurs talons. Un négrillon, petit animal domestique, tient un cahier devant la musicienne et les joueurs d’instrumens ; l’air retentit de voix, et pour compléter cette pompe bruyante, on aperçoit au dehors des jardins, des chevaux, des fauconneries, tout l’attirail de la parade seigneuriale. Au milieu de cet étalage siège le maître dans une grande houppelande de velours rouge, sanguin et sombre comme un Henri VIII, avec l’expression morne et dure de la sensualité, qui se gorge sans s’assouvir[18]. De tels plaisirs nous rebuteraient, nous sommes trop affinés et trop amollis pour les comprendre ; de pareilles courtisanes nous feraient peur ; elles sont trop bornées et trop charnelles ; leurs bras nous terrasseraient, elles ont le regard trop dur. C’est au XVIe siècle seulement qu’on a aimé la volupté massive et violente : alors on copiait sur le vif l’âpreté des convoitises et la gloutonnerie des sens ; mais, d’autre part, c’est au XVIe siècle seulement qu’on a su peindre la beauté complète. On repasse le pont de fer, si laid et si raide ; on s’engage dans un labyrinthe de ruelles, et l’on va à Santa-Maria-Formosa regarder la sainte Barbe du vieux Palma. Ce n’est pas une sainte, mais une florissante jeune fille, la plus attrayante et la plus digne d’amour qu’on puisse imaginer. Elle est debout, fièrement campée, une couronne sur le front, et sa robe négligemment nouée à la ceinture ondule en plis de pourpre orangée sur l’écarlate clair de son manteau. Deux ondées de magnifiques cheveux bruns glissent des deux côtés de son cou ; ses mains fines semblent celles d’une déesse ; la moitié de son visage est dans l’ombre, et des demi-lumières jouent sur sa main levée. Ses beaux yeux sont rians, ses lèvres délicates et fraîches vont sourire ; elle a cet esprit gai et noble des femmes vénitiennes ; ample et point trop grasse, spirituelle et bienveillante, elle semble faite pour donner le bonheur et pour l’éprouver.
Laissons les autres de côté. Quel dommage pourtant que de quitter les cinq ou six Véronèse de l’Académie, son Repas chez Lévi, ses Apôtres sur les nues, son Annonciation, ses vierges, ses colonnades de marbre luisant et bigarré, ses niches d’or bariolées d’arabesques noires, ses grands escaliers, ses balustres profilés sur le bleu du ciel, ses soies roussâtres et zébrées d’or, ses chevaux blancs cabrés sous leurs housses d’écarlate, ses gardes et ses nègres chamarrés de rouge et de vert, ses simarres étoilées de ramages tortueux et de dessins lustrés, surtout l’étonnante diversité de ses têtes et l’harmonie paisible qui s’exhale comme une musique de son coloris argenté, de ses figures sereines et de ses amples décorations ! Si Titien est le souverain et le dominateur de l’école, Véronèse en est le régent et le vice-roi. Si le premier a la force et la grandeur simple des fondateurs, le second a le calme et le beau sourire des monarques incontestés et légitimes. Ce qu’il cherche et trouve, ce n’est pas le sublime ou l’héroïque, la violence ou la sainteté, la pureté ou la mollesse : tous ces états ne montrent la nature que par une face, et indiquent une épuration, un effort, un affaiblissement ou un raidissement ; ce qu’il aime, c’est la beauté épanouie, la fleur ouverte, mais intacte, au moment où ses pétales roses se sont tous dépliés sans qu’aucun d’eux soit encore flétri. Il a l’air de s’adresser à ses contemporains et de leur dire : « Nous sommes des créatures nobles, Vénitiens et grands seigneurs, d’une race privilégiée et supérieure. Ne retranchons et ne comprimons rien de nous-mêmes ; esprit, cœur et sens, tout en nous est digne de bonheur. Donnons du bonheur à nos instincts et à notre corps comme à notre pensée et à notre âme, et faisons de la vie une fête où la félicité se confondra avec la beauté. » — Mais on peut voir au Louvre plusieurs de ses grandes œuvres, et tu le connaîtras bien mieux par un tableau de lui que par un raisonnement de moi. Au contraire, il y a un homme de génie, Tintoret, dont l’œuvre presque entière est à Venise. On ne soupçonne pas ce qu’il vaut tant qu’on n’est point venu ici. Puisqu’il me reste un jour, je vais le passer avec lui.
On ne trouvera pas au monde un plus puissant et un plus fécond tempérament d’artiste. Par beaucoup de traits, il ressemble à Michel-Ange. Il approche de lui par l’originalité sauvage et l’énergie de la volonté. Au bout de quelques jours, Titien son maître, voyant des esquisses de lui, devient jaloux, s’alarme, et le renvoie de son école. Tout enfant qu’il est, il décide qu’il apprendra et parviendra sans aide. Il se procure des plâtres d’après l’antique et d’après Michel-Ange, va copier les peintures de Titien, dessine d’après le nu, dissèque, se fabrique des maquettes de cire et de craie, les drape, les suspend en l’air, étudie les raccourcis, et travaille avec acharnement. « Partout où il s’exécute un ouvrage de peinture, il est présent, » et apprend son métier en voyant faire. Sa tête fermente, et ses conceptions l’obsèdent tellement que, contraint de s’en décharger, il va avec les maçons à la citadelle et trace des figures autour de l’horloge. Cependant il s’est exercé avec le Schiavone, et désormais il se sent maître ; « ses pensées bouillent, » il propose aux pères de la Madonne dell’Orto quatre tableaux énormes, l’Adoration du veau d’or, le Jugement dernier, plusieurs centaines de pieds de peinture, des milliers de personnages, un débordement d’imagination et de génie ; il les fera gratuitement, il ne demande que le prix de ses dépenses ; ce qu’il lui faut, c’est une issue et un débouché. Un autre jour, les confrères de Saint-Roch, ayant demandé à cinq peintres célèbres des cartons pour une peinture qu’ils veulent faire exécuter, il fait prendre secrètement les mesures de l’endroit, fait le tableau en quelques jours, l’apporte au lieu du dessin, déclare qu’il le donne à Saint-Roch. Devant cette furie d’invention et de promptitude, ses concurrens restent stupéfaits, et c’est toujours ainsi qu’il travaille ; il semble que son esprit soit un volcan toujours plein et en éruption. Des toiles de vingt, de quarante, de soixante-dix pieds comblées de figures grandes comme nature, renversées, entassées, lancées en l’air, avec les raccourcis les plus violens et les plus splendides effets de lumière suffisent à peine à recevoir le jet pressé, enflammé, éblouissant de son cerveau. Il en couvre des églises entières, et toute sa vie, comme celle de Michel-Ange, s’est dépensée là. Ses habitudes sont celles des génies sauvages, violens, disproportionnés au monde, en qui la poussée intérieure des sentimens est si forte que les plaisirs leur déplaisent et que pour tout refuge, assouvissement ou apaisement, ils ont leur art. « Il vit retiré dans ses pensées, loin de toute joie, » absorbé dans ses études et dans son travail. Quand il cesse de peindre, il va dans l’endroit le plus reculé de sa maison, s’enferme dans une chambre où pour voir clair on est obligé d’allumer une lampe en plein jour. Là, pour se distraire, il fabrique ses maquettes ; jamais il n’y laisse entrer personne, jamais il ne peint devant personne, sauf devant ses intimes. « Pour toute ambition, il a la gloire, » et davantage encore le désir de se surpasser, d’atteindre à la perfection. Sa parole est brève, ses mots poignans ; sa grave et rude physionomie est l’image exacte de son âme[19]. Quand il lâche un trait piquant, son visage reste immobile, il ne rit pas. Bravement, fièrement, il s’est fait sa route à lui-même, seul, à travers les jalousies et l’hostilité déclarée des autres peintres, et il se maintient debout contre le public comme devant les maîtres de l’opinion. Le pistolet à la main, avec une ironie froide, il a fait taire le cynique Arétin. Quand ses amis exposent un tableau en public, il leur prescrit de rester chez eux : « laissez lancer toutes les flèches, il faut que les gens s’accoutument à votre pensée. » Plus on regarde sa vie et ses œuvres, plus on aperçoit en lui un Michel-Ange coloriste, moins concentré que l’autre, moins maître de lui-même, moins capable de choisir entre ses idées, tout livré à la verve, et que sa fougue a fait improvisateur.
C’est pourquoi, lorsque son idée est juste ou qu’il la choisit, il monte à une hauteur extraordinaire. A mon sens, aucune peinture ne surpasse et peut-être n’égale son saint Marc de l’Académie ; du moins aucune peinture n’a produit en moi une impression égale. C’est un vaste tableau long et large de vingt pieds, avec cinquante personnages de grandeur naturelle, saint Marc sombre dans le clairet un esclave éclairé parmi des personnages sombres. Le saint arrive du haut du ciel la tête la première, précipité, suspendu en l’air pour sauver l’esclave du supplice ; sa tête est dans l’ombre, ses pieds dans la lumière ; son corps, ramassé par un raccourci extraordinaire, plonge d’un élan avec l’impétuosité d’un aigle. Personne, sauf Rubens, n’a saisi à ce point l’instantané du mouvement, la fureur du vol ; devant cette fougue et cette vérité, les figures classiques semblent figées, copiées, d’après ces modèles d’académie dont on maintient les bras par des ficelles ; on est emporté, on le suit jusqu’à la terre, où il n’est pas encore. Là l’esclave nu, renversé sur le dos en face du spectateur par un raccourci aussi miraculeux que l’autre, luit lumineux comme un Corrège. Son superbe corps viril et musclé est palpitant ; ses joues roses à côté de sa barbe noire frisée s’empourprent du plus beau coloris de la vie. Les haches se sont brisées en morceaux, fer et bois, sans pouvoir toucher sa chair, et tous regardent. Le bourreau en turban, les mains levées, montre au juge sa cognée rompue avec un geste d’étonnement qui le soulève tout entier. Le juge, en pourpoint rouge vénitien, s’élance à demi de son siège et de son escalier de marbre. Tout à l’entour, les assistans se penchent et se pressent, les uns en armures du XVIe siècle, les autres en cuirasses de cuir romaines, les autres en simarres et en turbans barbaresques, les autres en toques et dalmatiques vénitiennes, quelques-uns les jambes et les bras nus, l’un nu tout entier, un manteau sur les cuisses et un mouchoir sur la tête, avec les plus splendides coupures d’ombre et de jour, avec une variété, un éclat, une séduction inexprimables de la lumière reflétée par la noirceur polie des armures, étalée sur les ramages lustrés des soies, emprisonnée dans l’ombre chaude, des chairs, avivée par l’incarnat, le vert, le jaune rayé des étoffes opulentes. Il n’y en a pas un qui n’agisse et n’agisse tout entier ; il n’y a pas un pli de leur draperie, un ton de leur corps qui n’ajoute à l’élan et à l’éblouissement universel. Une femme appuyée contre un piédestal se rejette en arrière pour mieux voir ; elle est si vivante que tout son corps frémit, que ses yeux parlent, que sa bouche va s’ouvrir. Dans le fond, des architectures, des hommes penchés sur des terrasses ou grimpant aux colonnes ajoutent l’ampleur de l’espace à la richesse de la scène. On y respire, et l’air qu’on y respire est plus ardent qu’ailleurs ; c’est la flamme de la vie telle qu’elle jaillit en fulgurations dans un cerveau adulte et complet d’homme de génie ; tout tressaille ici et palpite dans la joie de la lumière et de la beauté. Il n’y a pas d’exemple d’un tel luxe et d’une telle réussite d’invention ; ce qu’il faudrait voir avec ses yeux, c’est la hardiesse et la facilité du jet, l’essor naturel du tempérament et du génie, la vivace création spontanée, le plaisir et le besoin de rendre à l’instant son idée sans préoccupation des règles, l’élan sûr et soudain de l’instinct qui aboutit tout de suite et sans effort à l’action parfaite, comme l’oiseau vole et le cheval court. Les attitudes, les types, les costumes de toute espèce avec leurs étrangetés et, leurs disparates ont afflué et se sont accordés pour une minute sublime dans cet esprit. Un dos cambré de femme, une cuirasse pailletée de lumière, un corps nu paresseux dans l’ombre transparente, une chair rosée où sous la peau ambrée le sang affleure, la pourpre intense d’un manteau tordu, l’enchevêtrement des têtes, des jambes et des bras, le miroitement des tons qui s’éclairent et se transforment par une illumination mutuelle, tout cela s’est dégorgé ensemble, comme une gerbe d’eau lancée d’un canal trop plein. Les soudaines et parfaites concentrations sont l’inspiration même, et peut-être n’y en a-t-il point au monde une plus vive et plus pleine que celle-ci.
Je crois qu’avant de l’avoir vu on n’a pas l’idée de l’imagination humaine. Je laisse de côté dix autres tableaux qui sont à l’Académie, une sainte Agnès, un Christ ressuscité, une Mort d’Abel, une Eve, solide et superbe corps sensuel aux contours rudes, à la taille épaisse, aux jambes onduleuses, avec une tête animale et sans expression, mais florissante et se laissant vivre, d’une tranquillité si joyeuse et si forte, si richement marbrée de lumières et d’ombres, qu’on y sent plus que dans Rubens lui-même toute la poésie de la nudité et de la chair. C’est aux églises et dans les monumens publics qu’il faut aller pour le connaître ; il n’y en a presque aucun où l’on ne trouve d’énormes tableaux de lui, une Assomption aux Jésuites, un Crucifiement et je ne sais combien d’autres peintures à San-Giovanni-e-Paolo, les Noces de Cana à Santa-Maria della Salute, quatre peintures colossales à Santa-Maria dell’Orto, les Quarante Martyrs, la Manne, la Résurrection, la Cène, le Martyre de saint Etienne à San-Giorgio, vingt tableaux et plafonds, un Paradis haut de vingt-trois pieds, long de soixante-dix-sept dans le palais ducal, — enfin à l’église de Saint-Roch et à la scuola de Saint-Roch, qui sont comme son musée propre, quarante tableaux, quelques-uns gigantesques, capables de couvrir ensemble deux salons carrés de notre Louvre. Véritablement on ne le connaît pas en Europe. Les galeries d’outre-monts n’ont presque rien de lui, les pièces qu’elles ont acquises sont petites ou de mince importance. Sauf trois ou quatre scènes du palais ducal, on l’a mal gravé ; sauf un Crucifiement, par Augustin Carrache, on n’a point gravé ses grandes œuvres. Il est démesuré en tout, dans les dimensions comme dans la conception. Les esprits académiques, à la fin du XVIe siècle, l’ont décrié comme outré et négligent : ce qu’il y a de prodigieux et de surhumain dans son génie choque les âmes ordinaires ou tranquilles ; mais la vérité est qu’on n’a pas revu ni vu un pareil homme, il est unique en son genre comme Michel-Ange, Rubens, Titien. Qu’on l’appelle extravagant, emporté, improvisateur ; qu’on gronde contre les noirceurs de son coloris, contre les renversemens de ses figures, contre le désordre de ses groupes, contre la hâte de son pinceau, contre la fatigue et la manière qui parfois introduisent un métal usé dans sa fonte nouvelle ; qu’on lui reproche tous les défauts de ses qualités, j’y consens ; mais une pareille fournaise, si ardente, si regorgeante, avec de telles saillies et de tels crépitemens de flammes, avec un jet si haut d’étincelles, avec des éclairs si soudains et si multipliés, avec un flamboiement si continu de fumées et de lumières inattendues, on ne l’a point connue ici-bas.
Je ne sais en vérité comment parler de lui ; je ne peux pas décrire ses peintures, elles sont trop vastes, et il y en a trop. C’est l’élan intérieur de son esprit qu’il faut décrire ; il me semble qu’on découvre en lui un état unique, le foudroiement de l’inspiration. Voilà un grand mot, mais il correspond à des faits précis dont on peut citer des exemples. A certains momens extrêmes, devant un grand danger, dans une secousse subite, l’homme aperçoit distinctement en un éclair, avec une intensité terrible, des années de sa vie, des paysages et des scènes complètes, parfois un morceau du monde imaginaire : les mémoires des asphyxiés, les récits des gens qui ont failli se noyer, les confidences des suicidés et des fumeurs d’opium[20], les Pouranas indiens en font foi. La puissance active du cerveau, soudainement décuplée et centuplée, fait vivre l’esprit dans ce raccourci d’instant plus que tout le resté de sa vie. A la vérité, il sort ordinairement de cette hallucination sublime par l’affaissement et la maladie ; mais quand le tempérament est assez fort pour supporter sans se détraquer ce choc électrique, l’homme, comme Luther, Bunyan, saint Ignace, saint Paul et, tous les grands visionnaires, accomplit des œuvres qui dépassent le pouvoir humain. Tel est l’accès de l’imagination créatrice chez les grands artistes ; avec des contre-poids moindres, il a été aussi fort chez Tintoret que chez les plus grands. Si on conçoit bien cet état involontaire et extraordinaire, dans un tempérament tragique comme le sien et sur des sens de coloriste comme les siens, on en voit dériver le reste.
Il ne choisit pas, sa vision s’impose à lui ; une scène imaginaire lui apparaît comme réelle ; d’un élan, à l’instant, il la copie avec ses bizarreries, son imprévu, son énormité, son fourmillement ; il découpe un morceau de la nature et le transporte sur la toile tel quel, avec l’imprévu et la puissance de la création spontanée qui ne connaît ni les combinaisons ni le tâtonnement. Ce ne sont pas deux ou trois personnages qu’il peint, c’est une scène, un fragment de la vie, tout un paysage et toute une architecture peuplée. Ses Noces de Cana sont une gigantesque salle à manger complète, plafonds, fenêtres, portes, planchers, domestiques, sortie sur les offices, tous les convives sur deux files autour de la table qui s’enfonce, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, en sorte qu’on ne voit que deux rangées de têtes comme deux alignemens d’arbres dans une allée, et tout au bout le Christ, petit, effacé, à cause de la multitude et de la distance. Sa Piscine probatique à la scuola de Saint-Roch est un hôpital : femmes demi-nues étendues sur un drap qu’on relève, d’autres couchées les jambes et les seins nus, l’une dans un baquet, toute dépouillée, et le Christ au milieu d’elles parmi les lièvres et les ulcères. Sa Manne dans le désert est un campement de peuple avec tous les accidens de la vie, toutes les diversités du paysage, toutes les grandeurs des lointains illimités : ici un chameau avec son conducteur, là un homme près d’une table avec un pilon, ailleurs deux femmes qui lavent, une autre jeune femme attentive qui se penche pour raccommoder une corbeille, d’autres assises auprès d’un arbre, d’autres qui tournent un dévidoir ou apprêtent des linges pour recueillir la manne, un grand vieillard drapé qui consulte avec Moïse. Par ses excès comme par son génie, il déborde hors de son siècle et va rejoindre le nôtre. Ses tableaux semblent des illustrations, seulement il fait sur quarante pieds de long, avec des personnages grands comme nature, ce que nous tâchons de faire sur un pied de long avec des personnages grands comme le doigt. La vie générale des choses le préoccupe plus que la vie particulière d’un corps ; il sort des règles pittoresques et plastiques, il subordonne le personnage à l’ensemble et les parties à l’effet. Ce qu’il a besoin de rendre, ce n’est pas tel homme debout ou couché, c’est un moment de la nature ou de l’histoire. Il est envahi, comme du dehors ; il subit une image qui l’accapare, l’obsède, et à laquelle il croit.
C’est pourquoi son originalité est inouïe. Comparés à lui, tous les peintres se copient ; on est toujours surpris devant ses tableaux ; on se demande où il est allé chercher cela, dans quel monde inconnu, fantastique et pourtant réel. Dans la Cène, le personnage central est une large servante agenouillée, la tête dans l’ombre, l’épaule dans la lumière ; elle tient une assiette de fèves et apporte des plats ; un chat essaie de grimper contre sa corbeille. Alentour sont des buffets, des domestiques, des aiguières, et les disciples en file perpendiculaire bordent une longue table. C’est un souper, un vrai souper, le soir : voilà pour lui l’idée essentielle. Au-dessus de la table une lampe rayonne, et une clarté de lune bleuâtre tombe sur les têtes ; mais le surnaturel entre de toutes parts : au fond par une échappée de ciel et un chœur d’anges rayonnans, à droite par un essaim d’anges pâles qui tourbillonnent dans l’ombre nocturne. Avec une témérité et une force de vraisemblance extraordinaire, les deux mondes, le divin et l’humain, pénètrent l’un dans l’autre et n’en font qu’un. Quand cet homme lisait dans l’Évangile le mot technique, c’était la chose corporelle avec ses détails propres qu’il voyait forcément et que forcément il rendait. Saint Joseph était charpentier ; à l’instant, pour peindre l’annonciation, il représente une vraie maison de charpentier, au dehors un auvent pour travailler en plein air, l’encombrement d’un établi, les bois de charpente et de menuiserie renversés, en tas, ajustés, appuyés au mur, des scies, des rabots, des cordes, et l’ouvrier à l’ouvrage ; au dedans, un grand lit à rideaux rouges, une chaise dépaillée, un berceau d’enfant en osier, la femme en jupon rouge, vigoureuse plébéienne, étonnée et effrayée. Un Flamand n’eût pas copié de plus près le désordre et la vulgarité de la vie populaire ; mais la fougue accompagne toujours ces visions circonstanciées et intenses. Gabriel, avec une volée d’anges tourbillonnans et tumultueux, se lance à travers la porte et la fenêtre ; la maison inachevée semble détruite par leur choc : c’est la furie d’une invasion ; les pigeons rentrent ainsi au colombier, à tire-d’aile ; ils fondent tous ensemble sur la Vierge. Par ce mouvement disproportionné et inconnu, jugez de l’irruption irrésistible par laquelle les idées bruissantes se déchaînent dans son esprit.
Aucun peintre n’a aimé, senti et rendu ainsi le mouvement. Tous ses personnages se renversent et s’élancent. Il y a de lui une Résurrection, où pas un n’est en équilibre ; des anges arrivent de haut, la tête la première ; le Christ et les saints nagent dans l’air ; l’atmosphère est pour lui un fluide résistant et palpable qui soutient les corps et leur permet toutes les attitudes, comme l’eau aux poissons. Quand on en vient à peindre une scène violente comme le Serpent d’airain ou le Massacre des innocens, c’est un délire. Les femmes saisissent à pleine main les épées des bourreaux, roulent précipitées du haut d’une terrasse, collent leurs petits contre leurs poitrines avec une étreinte animale, s’abattent sur eux en les couvrant de leurs corps. Cinq ou six entassés corps sur corps, femmes et enfans, blessés, mourans, vivans, font un monceau. L’espace est couvert d’un fouillis de têtes, de membres, de torses tombant, courant, heurtés, chancelans comme dans une débandade de gens ivres ; c’est la bacchanale forcenée du désespoir. — Près de là, sur un escarpement de montagne, des serpens à tête de chien fourragent dans un pêle-mêle monstrueux d’hommes amoncelés et renversés. L’un, déjà noirci, mort en hurlant, gît sur le dos, les membres enflés par le venin, les muscles disloqués par les convulsions, la poitrine saillante et tendue, la tête rejetée en arrière ; des agonisans saignent et se débattent, les uns sur le flanc, les autres debout, raidis, la tête en bas, les autres avec les cuisses retroussées et les bras tordus en arrière, tous sous des clartés livides heurtées d’ombres mortuaires, tous roulant et s’écroulant comme une avalanche humaine sur la pente du précipice. L’artiste est dans son domaine, il vagabonde grandiosement dans l’impossible. Il voit trop à la fois, quarante, soixante, quatre-vingts personnages et leurs alentours, soulevés, entremêlés, pressés, sous une tragédie de lumières et de noirceurs. Que l’on regarde sa seconde Piscine probatique dans l’église de Saint-Roch : ni ciel, ni fonds ; sauf le toit et quatre fûts de colonnes ioniennes, tout est corps et monceau de corps, dos et poitrines nus, têtes, barbes, manteaux et linges, pêle-mêle monstrueux et pullulant d’hommes et de femmes renversés, appuyés les uns contre les autres et tendant les bras vers le Christ sauveur. Une femme couchée sur le dos tourne les yeux vers lui pour lui demander aide. Un torse énorme d’agonisant se penche et s’abat sur un tas de draperies avec un effort suprême pour se rapprocher de la guérison. Çà et là on voit émerger dans la lumière de beaux visages d’épouses suppliantes, des crânes chauves de vieux soldats, des poitrines musculeuses et de grandes barbes comme celles des dieux-fleuves. Sur le devant, un serviteur colossal, sorte de portefaix et d’athlète, raidit ses cuisses et s’arc-boute sur ses reins pour emporter un amas de linge. Un autre, vieux géant, presque nu, est assis contre une colonne ; ses jambes pendent, il est résigné comme un ancien habitant d’hôpital ; sa peau rougie et flasque se ride à toutes les anfractuosités des muscles ; il a attendu des années, il peut bien attendre encore : il rêve la face en l’air, sentant le soleil qui réchauffe son vieux sang. — Par ce goût du réel et du colossal, par ces violens contrastes de l’ombre et de la lumière, par cette fougue qui l’emporte jusqu’au bout de son idée, par cette audace qui le conduit à étaler son idée tout entière, il est le plus dramatique des peintres. Delacroix aurait dû venir ici ; il y eût trouvé un de ses ancêtres, aussi sensible que lui à la vérité crue, à la passion effrénée, aux effets d’ensemble, à la puissance morale des couleurs, mais plus sain, plus sûr de sa main, et nourri par un siècle plus pittoresque dans un sentiment plus large de la grandeur corporelle. Nul tableau de Delacroix ne laisse une impression plus poignante que le Saint Roch parmi les prisonniers. Ils sont dans un vaste cachot sombre, sorte d’ergastule antique où des barres de fer, des carcans, des chaînes tendues meurtrissent et disloquent les membres par un tourment lent et prolongé. Le saint apparaît ; un misérable rivé par le cou relève vers lui sa tête tordue ; un autre, du fond d’une fosse grillée, colle son visage contre les barreaux. Des échines roussâtres et sillonnées de muscles, des poitrines couleur de rouille, des têtes fauves comme des crinières de lion, des barbes blanches lumineuses, apparaissent au milieu de l’obscurité sépulcrale ; mais plus haut, dans les noirceurs charbonneuses de l’ombre, flottent des figures délicieuses, des robes de soie argentées, des tuniques de violette pâle, des cheveux blonds rayonnans : c’est la visitation d’un chœur angélique.
Quand on a parcouru l’église et les deux étages de la scuola, il reste encore une grande salle à visiter, l’albergo ; murs et plafonds, Tintoret l’a aussi tapissée de peintures. On a beau se dire qu’on est las, accuser le peintre de surabondance et d’excès, sentir que ces quarante immenses tableaux ont été faits trop vite, et plutôt indiqués qu’exécutés, qu’il outre-passe les forces du spectateur et les siennes. Vous entrez, et vous vous trouvez encore des forces, parce qu’il vous en rend malgré vous. Des vierges, des femmes renversées nagent dans les caissons du plafond, et leur ample beauté, les splendides rondeurs de la chair noyée d’ombre se déploient avec des richesses de tons inexprimables. Un Portement de croix se développe sur l’escarpement tournant d’une montagne ; le Christ, la corde au cou, est tiré en avant, et la sauvage procession escalade les rocs avec l’élan douloureux et furieux d’une passion de Rubens[21]. De l’autre côté, le pauvre Christ est debout devant Pilate, et le long suaire blanc qui l’enveloppe tout entier tranche avec une couleur funéraire sur les ombres noires de l’architecture et sur la pourpre sanglante dont sont vêtus les assistans. Au-dessus de la porte, un cadavre rougeâtre gît raidi entre les soldats et les grandes robes rouges des juges ; mais ce ne sont là encore que des accompagnemens. Un pan entier de la salle, un mur long de quarante pieds, haut à proportion, disparaît sous un Crucifiement, dix scènes en une seule et qui s’équilibrent pour en faire une seule, quatre-vingts personnages espacés et groupés, un plateau bosselé de rocs au pied d’une montagne, des arbres, des tours, un pont, des cavaliers, dès crêtes pierreuses, dans le lointain un immense horizon brunâtre. Il n’y a pas d’œil qui ait embrassé de tels ensembles, ni qui ait combiné de pareils effets. — Au centre le Christ est cloué à la croix dressée, et sa tête s’affaisse obscure dans le rayonnement fauve de son nimbe. Une échelle est derrière son poteau, et des bourreaux grimpent, se tendant l’éponge. Au pied de la croix, les disciples, les femmes, debout, ouvrant les bras, agenouillés, crient et pleurent ; la Vierge s’évanouit, et tous ces corps de femmes penchés, chancelans, tombans, sous de grandes draperies rougeâtres, rosées, rousses, bleuâtres, avec un éclair de soleil sur une joue, sur un menton, font la plus éclatante pompe funéraire. — Comme une harmonie grandiose qui soutient un chant perçant et plein, les foules et les scènes environnantes accompagnent la scène principale de leur variété et de leur magnificence tragique. — Sur la gauche, un des deux larrons est déjà lié à sa croix, et on la dresse ; le haut de son corps luit dans la lumière, le reste est dans l’ombre. Cinq ou six bourreaux tendent des câbles et soutiennent les montans, tirent et poussent de toute la force et de tout l’effort de la machine musculaire raidie. Le jour coupe en travers leurs casaques rosées et rayées, les tendons bruns de leurs cous, les veines enflées de leur front. Leurs outils sont là, des haches, des pics, des coins, une échelle massive, et à la tête de la croix, dans une belle ombre lumineuse, un curieux indifférent, penché sur son cheval, regarde. — De l’autre côté, avec une splendeur et une diversité égales se déploie le troisième supplice, comme un chœur qui correspond à un autre chœur. La croix est à terre, on y lie le patient ; un bourreau apporte des cordes ; un autre, athlétique et superbe, enflant son épaule tordue, tourne une tarière dans le bras de la croix ; sur le pied du plateau, un vieil amateur s’est assis ; le spectacle l’intéresse, il se penche à demi couché dans sa robe rouge, et près de lui, sur un cheval gris de fer, une sorte de ruffian en bonnet, un grand coquin roussâtre, tout éclairé, se courbe pour indiquer un procédé utile. — Par-delà les trois scènes, roule échelonnée sur cinq ou six plans, avec des variétés innombrables de teintes et de formes, la large et pompeuse harmonie de la foule, assistans de toute espèce, petites scènes accessoires, fossoyeurs qui creusent la tombe des suppliciés, arbalétriers qui, dans un creux, tirent au sort les tuniques, prêtres, en grandes robes, hommes d’armes en cuirasses, cavaliers hardiment drapés et campés, simarres de Juifs et armures de gentilshommes, chevaux fins et fiers aux robes aurore et fauves, jupes de femmes orangées et verdâtres, contrastes de tons pâlissans et de tons intenses, de visages populaires et de têtes chevaleresques, d’attitudes tourmentées et de poses nonchalantes, tout cela dans une telle ampleur de lumière, avec un si triomphal épanouissement de génie et de réussite, qu’on en sort comme d’un concert trop riche et trop fort, à demi étourdi, perdant la mesure des choses, et ne sachant pas si l’on doit croire sa sensation.
1er mai.
Je viens d’acheter l’estampe d’Augustin Carrache ; elle ne donne que le squelette du tableau et même le fausse. Je suis retourné aujourd’hui voir le tableau. Il est un peu moindre à la seconde impression ; l’effet d’ensemble et de première vue est trop essentiel aux yeux de Tintoret ; il y subordonne le reste, sa main est trop prompte ; il suit trop volontiers sa première idée. En cela, il est inférieur aux maîtres ; il n’a fait que deux œuvres complètes : ses mythologies du palais ducal et le Miracle de saint Marc.
2 mai.
Quand, en quittant cette peinture, on essaie d’en garder une idée d’ensemble, on ne trouve en soi qu’une émotion et comme le retentissement sonore et doux d’une parfaite jouissance. Un bout de pied nu qui sort d’une soie jaspée d’or, une perle dont la lueur laiteuse tremble en touchant un col de neige, la chaude rougeur de la vie qui affleure sous l’ombre transparente, la dégradation et l’alternative des taches claires et sombres qui suivent l’ondulation musculeuse du corps, le conflit et l’accord de deux tons de chair qui se pénètrent et se transforment par l’échange de leurs reflets, une lumière vacillante qui vient franger une plaque obscure, une tache pourpre avivée contre un ton vert, bref, une riche harmonie qui sort des couleurs ménagées, opposées, composées, comme un concert sort des instruments et qui emplit l’œil comme le concert emplit l’oreille, — c’est ici le don unique. Par cette invention, les formes sont vivifiées ; à côté de celles-ci, les autres semblent abstraites. Ailleurs, on a séparé le corps de son milieu, on l’a simplifié et réduit ; on a oublié que le contour n’est que la limite d’une couleur, que pour l’œil la couleur est l’objet lui-même, car, sitôt que cet œil est sensible, il sent dans l’objet, non pas seulement une diminution d’éclat proportionnée au recul des plans, mais encore une multitude et un mélange de tons, un bleuissement général qui croît avec la distance, une infinité de reflets que les autres objets éclairés entre-croisent et superposent avec des couleurs et des intensités diverses, une vibration continue de l’air interposé, où flottent des irisations imperceptibles, où tremblotent des stries naissantes, où poudroient d’innombrables atomes, où s’ébranlent et se défont incessamment des apparences fugitives. Le dehors comme le dedans des êtres n’est que mouvement, échange, transformation, et ce frémissement compliqué est la vie. Partant de là, les Vénitiens avivent et accordent les tons infinis qui s’unissent pour composer une teinte ; ils rendent sensible la contagion mutuelle par laquelle les corps se communiquent leurs reflets ; ils accroissent la puissance par laquelle un objet reçoit, renvoie, colore, amortit, harmonise les innombrables rayons lumineux qui le frappent, comme un homme qui, tendant des cordes mollasses, rehausse leurs vertus vibrantes, pour porter jusqu’à nos oreilles des sons que nos oreilles grossières n’avaient point encore perçus. Ils développent et exaltent ainsi l’être visible des choses ; de réelles, ils les font idéales : voilà une poésie qui naît. Qu’on y ajoute celle de la forme, et ce génie par lequel ils inventent un type complet, spontané, original, intermédiaire entre celui des Florentins et celui des Flamands, exquis dans la mollesse et dans la volupté, sublime dans la force et dans l’élan, capable de fournir des géans, des athlètes, des rois, des impératrices, des portefaix, des courtisanes, les figures les plus réelles et les figures les plus idéales, de telle façon qu’il réunit les extrêmes et assemble dans le même personnage le plus délicieux attrait sensible et la majesté la plus grandiose, une grâce presque aussi séduisante que chez Corrège, mais avec une plus riche santé et une plus ferme ampleur, un ruissellement de vie presque aussi frais et presque aussi large que chez Rubens, mais avec des formes plus belles et un rhythme mieux ordonné, une énergie presque aussi colossale que chez Michel-Ange, mais sans âpreté douloureuse, ni désespoir révolté : — on jugera de la place que les Vénitiens occupent parmi les peintres, et je ne sais pas si je cède à un attrait personnel quand je les préfère à tous.
H. TAINE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 avril.
- ↑ On a fait quelques expériences sur l’effet du régime carnivore. Des ouvriers français qui faisaient deux fois moins d’ouvrage que des ouvriers anglais ont été nourris de viande. Au bout d’un an, leur capacité de travail, c’est-à-dire leur puissance d’attention et leur énergie musculaire, avait doublé.
- ↑ Mot de Wellington : « là où une armée française a le nécessaire, une armée espagnole est dans l’abondance, et une armée anglaise meurt de faim. »
- ↑ Les Florentins appelaient les Vénitiens grossolani.
- ↑ Antonello de Messine, dit Vasari, alla s’établir à Venise, où il porta la peinture à l’huile. Il choisit cette ville, il y fut très aimé et caressé des nobles, « étant une personne très adonnée aux plaisirs e tutta venerea. »
- ↑ Mort en 1418. Sa vie est celle d’un homme de Plutarque.
- ↑ « Siamo Veneziani e poi cristiani. »
- ↑ 1571.
- ↑ Vierge de 1473 à Santa-Maria Formosa.
- ↑ Tableaux de 1490 à 1515.
- ↑ 1510.
- ↑ Donato Giannotti, la Republica di Venezia (dialogues).
- ↑ Lettere, tome Ier, p. 208. Il vint à Venise en 1527.
- ↑ Lettre à don Lope di Soria, 1562, t. II, p. 258.
- ↑ Ragionamenti. Lettres à la Zufolina et a la Zaffetta.
- ↑ Livre III. p. 49. On peut voir sur l’Arétin une étude très complète dans la Revue du 15 octobre, 1er novembre et 15 décembre 1834.
- ↑ Peintes par Véronèse, et, sous sa direction, par Zelotti et Bazzaco.
- ↑ Comparez à la même scène chez Téniers.
- ↑ Voyez son portrait par lui-même.
- ↑ Confessions of on opium-eater, par de Quincey.
- ↑ Même scène au musée de Bruxelles, par Rubens.