Charpentier & Fasquelle (p. 37-50).


MURANO.

Sur toutes les portes du canal désert, où dorment au soleil, les barques et l’eau, des petites filles à la robe dégrafée, à la chevelure folle — quelques-unes ont les cheveux si noirs, qu’ils semblent bleus — et des marmots débraillés se tenant, en des poses ratatinées, les mains sur des gueux. — Des hardes qui sèchent, des chats roux se tenant dans l’angle d’une fenêtre, comme sur un théâtre de Guignol, des chiens, des caniches, graves et pieusement silencieux, comme ceux en pierre qui gardent une tombe du Moyen-Âge, et dont le silence, en cet endroit mort, autrefois si bellement, si richement, si artistiquement ouvrier, semble, par moments, aboyer : Sic transit gloria mundi. Au DÔME, sur des bancs, disparues dans leurs châles, des femmes vautrées en des poses ravies, et comme saintement évanouies.

Derrière l’abside de l’église byzantine, sur un mur blanc, que le soleil d’hiver illumine, deux hommes gras, sans âge, ressemblant à de vieux cabots, s’escriment, se démènent, se battent dans du rouge, comme des bœufs dans de la pourpre. Ce sont les sacristains qui passent leurs souquenilles.

AU MUSÉE CORRER, deux amusants tableaux représentant « Une Scène de Carnaval », et « Une Représentation de Marionnettes » : deux tableaux, de ce Longhi, de ce peintre du Carnaval, en cette ville qui, pendant tout le dix-huitième, fut le théâtre d’un perpétuel carnaval, et où encore à l'heure présente, au fond de ces misérables logis, dont tout le mobilier se compose de trois madones avec leurs chandelles, d’un lit en planches, d’une grande armoire, — l’armoire ne contient guère, bien souvent, que le costume de carnaval et le masque.

Charmantes, les attitudes gouailleuses des masques masculins, vus de dos ! Ravissantes, les belles prestances des donne, la tête haute sous un petit tricorne, le rose de leur gorge, transperçant un camail de dentelle noire, appelé baütte[1] montant jusqu’au masque, ce masque étrange faisant un effet saisissant, ce masque blême aux lèvres et aux paupières rougies, — et ballonnantes dans leur large panier, les donne ! une main jouant de l'éventail, et intriguant de côté, et en coulisse. Femme en costume de carnaval avec la baütte, d’après Longhi

Un joli historien de mœurs que ce Longhi ! donnant à ses scènes, ainsi qu’un témoin oculaire et spirituel, un décor et un entour, non puisés à un idéal agreste ou décoratif, mais aux intérieurs intimes de la vie privée de Venise : un peintre, en ses grandes toiles, à la peinture décorative ayant quelque analogie avec celle de Goya.

Têtes d’homme et de femme travestis pour le carnaval, d’après Longhi
Têtes d’homme et de femme travestis pour le carnaval, d’après Longhi

Deux cahiers d’études de Longhi, conservés dans le cabinet du directeur, dévoilent chez le peintre vénitien une complète assimilation avec le crayonnage de Lancret, avec ses jambes, bâtonnées à l’imitation de son maître Walteau, avec ses coups de crayon noir épointé, habituels aux deux dessinateurs français. Longhi a encore, comme similitude avec notre grand peintre français, de nombreuses études de mains, qui, moins magistrales, moins maîtresses de la forme que celles de Watteau, n’en sont pas moins d’une linéature très cherchée. Toutefois, dans ces deux cahiers, que d’habiles et sérieux croquis des amples habits du dix-huitième siècle, que de jolies surprises du mouvement des personnages, où il y a toujours l’originalité que donne le dessin d’après nature, — et Longhi dessine d’après nature jusqu’à des pots de chambre. alt=Tête de garçonnet, son masque rejeté sur l’oreille, d’après un dessin de Longhi

Les dessins de Longhi sont des croquetons enlevés à la pierre d’Italie, rehaussés de blanc, sur un papier légèrement chocolaté, des crayonnages faits avec un crayon facile, heureux, qu’on sent tournoyer entre les doigts de l’artiste, et qui, semblable à une estompe, a quelque chose de non arrêté, d’artistiquement émoussé dans les contours. Quant à la sanguine, Longhi n’a jamais su la mêler, la marier à la pierre d’Italie, à la craie, et ses trois crayons sont petits et peinés, comme des dessins de graveurs.

Un Vénitien, du nom de Soldini, il y a vingt ans, déshérita, en mourant, sa famille de plusieurs millions, pour fonder un hôpital et des services en son honneur, des services solennels et pompeux dans Saint-Marc, tout tendu de noir, dehors et dedans, avec la musique d’une messe composée expressément pour lui : services mortuaires qui durent quatre jours, chaque année.

Et le Vénitien a tout réglé dans son testament, jusqu’au moindre détail, jusqu’au nombre des cierges, et si une seule des choses indiquées par lui venait à manquer, tout l’héritage doit retourner au corps de ballet de Milan. En sorte que tous les ans, le chef du ballet de Milan se transporte à Venise, pour inspecter si on a laissé de côté la moindre recommandation du mort — à l'affût du plus petit oubli.

Sous des voûtes magnifiques, sous des plafonds aux caissons merveilleusement sculptés, des lits rangés la tête au mur… Je suis avec le docteur Callegari à la Scuola di San Marco, à l’hôpital où les malades arrivent, d’où les morts s’en vont en gondole.

Nous voici dans la salle des vénériennes. D’aucunes dorment, d’autres cherchent un pou… six ou sept, reluisantes, comme des casseroles fraîchement étamées, pressées autour d’une table, parlent, crient, font grand bruit. Elles sont bizarement accoutrées de loques orgueilleuses, de canezous rouges sur des jupons blancs. Devant chacune d’elles est rangée, formant une mosaïque semblable au pavage du Dôme de Murano, une collection de pierrailles et de bijoux faux, et l’une secoue un grand sac, où sonnent des morceaux de bois. Les drôlesses jouent à la tombola.

Le docteur a pris, en se jouant, la joue de l’infirmière, et passe dans le rire, les grosses gaités, les saints ironiques, les propos obscènes de la table. Tête de dogaresse

L’amusant livre, ce livre du parent du Titien, ces Habiti Antichi de Cesare Vecellio, en leur originale édition de 1590 : livre qui, avec ses bois frustes, ses images artistiquement barbares, vous repeuple la place Saint-Marc, la Piazzetta. les Procuraties, le pont du Rialto, les canaux, les campi, du monde contemporain des vieilles pierres de la ville, et vous fait revoir les hommes et les femmes de l'antique Venise, dans le luxe, la pompe, le faste, la bombagia de leurs costumes.

Deux autres têtes
Deux autres têtes

Voici le doge des premiers siècles, dans son costume d’empereur byzantin, avec sur la tête son corno, son bonnet pourpre, entouré d’un cercle d’or, serti de pierres précieuses. Et voici le doge de siècles plus récents, avec la modification du corno en couronne, et la palatine d’hermine sur les épaules ; — voici la dogaresse, dans sa dogaline de brocart d’or fin, son collier de perles du plus bel orient au cou, sa ceinture formée par une chaîne d’or tombant à ses pieds ; — voici le général vénitien, en temps de guerre, tout habillé de velours cramoisi, avec le bonnet ducal et le grand manteau, le paludamentum attaché sur l’épaule gauche par un bouton d’or ; — voici les membres du Conseil des Dix, porteurs également de vêtements de pourpre ; — voici les sénateurs, habillés de la couleur nuée du plumage des paons, dans leurs manteaux aux grandes manches ouvertes et tombantes jusqu’aux jarrets, doublées de fourrures ; — voici les magistrats habillés de violet ; — voici « le grand capitaine », l’officier chargé de la police, avec les revers de son manteau de velours ornés d’entrelacs de cordonnets de soie, et son grand cimeterre.

Et c’est toute la noblesse de Venise : — c’est le baron, à l’habillement de drap d’or, dont les manches et les pans couverts de lames d’argent, à l’imitation de plumes d’oiseaux superposées, lui fait un costume éblouissant de lumière, « quand le soleil donne dessus » ; — c’est l’ancien noble, coiffé d’un berettino, d’un petit bonnet rond, où sur le devant des cordelettes forment une croix, marque distinctive d’une grande dignité, l’ancien noble, porteur d’un manteau ouvert d’un seul côté, donnant d’amples plis et de beaux cassements d’étoffes ; — c’est la matrone noble, ses cheveux bouclés épandus dans le dos, sous un manteau au collet de zibeline, dans une robe décolletée et balayant la terre, le corsage ornementé de délicates broderies, « s’harmonisant avec la chair de sa poitrine ; » — c’est une autre femme de la noblesse, en tenue de ville, coiffée sur ses cheveux couleur d’or d’un bourrelet de soie et d’orfèvrerie, du balzo, le corsage fleuri de pierres précieuses, la taille serrée dans une ceinture d’or massif, les bras cerclés de riches bracelets, — des bras ayant à leurs extrémités des mains, « qu’à force d’art, les Vénitiennes rendaient blanches, comme n’en avait aucune femme d’une autre nation : » — c’est une autre femme de la noblesse parée, pour comparoir aux fêtes et dévotions publiques, le front dans un cercle d’or, surmonté d’un médaillon où est un diamant, avec au-dessus l’envolée d’un manteau faisant le plus ondoyant gonflement, et d’un manteau brodé d’étoiles d’or, enveloppant d’un seul côté les dessous de la toilette de la femme ; — c’est la châtelaine de terre ferme des États Vénitiens, la tête enveloppée jusqu’aux yeux, et au bas jusqu’au menton, par une voilette de soie, une robe de dessus, couleur hyacinthe, fendue des deux côtés, avec des demi-manches boutonnées sous des demi-manches ouvertes ; — c’est la jeune fille à marier, c’est… c’est la fiancée, sous son fazzuolo, son mouchoir noir transparent, qui lui cache à demi le visage.

Oh ! quels charmants et pittoresques costumes la jeunesse portait à Venise !

Il y a l’adulte, dans ce costume, dit le livre, révélant l’ingénuité, la pureté du jeune Vénitien, « dont le manque de malizia l’éloignait de tout plaisir charnel jusqu’à l’âge de trente ans ». On le voit, sous les longs cheveux, qu’il laissait pousser, autant qu’ils pouvaient croitre, et qu’il mettait ses soins à rendre beaux et brillants, non avec des coquetteries de femme, mais avec la schietezza d’un ordre religieux élégant. Un cercle de velours, indiquant la virginité de celui qui le portait, entoure la tête. La veste courte, à petits pans, appelée gavardina, est ouverte sur la poitrine, et laisse apercevoir le tuyauté du haut de la chemise : les jambes sont enfermées dans un maillot, aux deux bandes de couleurs différentes, et de la ceinture part un petit tablier, cachant les parties naturelles, comme d’un pagne.

Il y a, comme contraste, le costume du jeune homme per far l'amore (pour faire la cour aux dames). Il a les cheveux frisés sur le front et le reste de la chevelure tombant sur les épaules, un vêtement de brocart de soie, agrémenté de dentelles, et auquel pend par derrière un long capuce, qui lui évite de prendre un chapeau, en temps de pluie.

Mais parmi tous ces costumes de la jeunesse, le costume qui joint à la suprême élégance une richesse presque tapageuse : c’est celui du compagnon della calza (des chausses). Voyez-le, de dos, dans sa pose penchée, ayant sur la tête le berrettino noir ou rouge, le toquet tailladé qu’il porte sur l’oreille, avec dessous les cheveux attachés par des cordelettes de soie. Son pourpoint a des manches lacées avec des aiguillettes aux ferrets d’or massif, et les chausses moulant les formes du jeune homme, comme si elles étaient nues, et les habillant de la bigarrure de couleurs éclatantes, sont semées de perles, tandis que le revers du capuchon de son manteau porte sa devise, au milieu de broderies d’or.

Et défilent ainsi devant vos yeux toutes les classes, toutes les professions, tous les métiers : — les bravi, avec les revers du pourpoint descendant jusqu’au bas de la poitrine, où ils s’attachent avec des rubans de couleur, un large glaive au côté, un poignard dans une poche sur le ventre ; — les marchands, les riches marchands faisant le commerce avec la Syrie, avec l’Orient, vêtus d’un pourpoint de velours sans collet, sur un pectoral laissant voir une chemise plissée, dont la mode s’est longtemps conservée en Italie, et aux jambes des bas à la martingale, et aux pieds des souliers de velours ; — les gondoliers avec leurs pourpoints aux retroussis sur les hanches, et la plume oscillante au-devant de leur bonnet : — les étudiants des universités, portant le bonnet frisé à côtes, dit tozzo, entouré d’une guirlande de marguerites, le cou dans une fraise tuyautée ; — les boutiquiers, habillés de tuniques aux manches à coude, ou plus habituellement d’un manlelet court, en serge ; — les huissiers et les crieurs publics, sous un manteau bleu avec au bonnet l’image de Saint-Marc ; — les soldats des galères de Venise, la plupart des Esclavons, porteurs de burichietto, d’une espèce de jaquette sans collet, boutonnée sur la poitrine, de la culotte de toile de lin, d’un bonnet de drap rouge, surmonté d’un panache, l’épée et le poignard à la ceinture ; — les courtisanes, désireuses de se faire une bonne réputation en simulant l'honnêteté qui portent le deuil des veuves, mais trahissaient leur état, quand leur main soulevant leur capeline noire, laissait voir un cou, sans collier de perles, — luxe qui leur était défendu par les édits somptuaires ; — les basses prostituées, en un costume presque masculin, le torse dans un pourpoint très décolleté, et aux grandes franges, les jambes dans des espèces de culottes courtes, s’attachant au-dessus de bas de drap brodé ; — les servantes dans leurs robes de serge de laine, de la couleur fauve, qui s’appelait à Venise rovana, un voile blanc couvrant leur tête, et enveloppant leur humble silhouette.

De notre fenêtre (décembre, 10 heures du matin), le ciel bleuâtre devient à l’horizon couleur d’opale, et il semble flotter, tout là-bas, sur la mer, comme un crêpe, d’un bleu indiciblement tendre, s’en allant à la dérive. — Sur ce ciel des dômes et des campaniles, à l’apparence d’argent oxydé. — Près de la Giudecca, on dirait le soleil sur les flots jouant aux ricochets avec des palets de diamants et de feu, ou secouant une cotte de mailles d’acier poli, remuant sans trêve et fourmillante d’étincellements. — Contre la Dogana, dans une chaude ombre violette, les voiles couleur tabac des barques s’illuminent fauvement, et sur la boule d’or que le soleil incendie, resplendit dans son élancement la Fortune volante. — À la poupe des gondoles, et toujours et sans cesse, les gondoliers penchés et relevés sur leur rame. — L’eau est engourdie, pâmée, figée, et les mâts jaunes des bateaux et les palais roses s’y reflètent, comme en une huile où les arêtes des lignes se noieraient dans du gras liquide. — Des mouettes naviguent sur ces eaux, comme des cygnes, ou volent un peu au-dessus, en y trempant, de temps en temps, leurs pattes, laissant pleuvoir des gouttes de lumière. — Et pour tout bruit, un marteau lointain de calfat, un gémissement de poulie, un cri de mouette.

  1. Un article du Mercure de France, de l’année 1727, fait ainsi la description de la bahute, d’où vient l’invention du domino. C’est une petite capote de taffetas noir qui descend jusqu’au-dessous du menton, et qui est bordé par le bas d’une dentelle de soie. Elle est ouverte par devant, et échancrée de manière qu’on ne peut voir que le nez et les yeux. On met par-dessus un chapeau ou barrette de noble avec un demi-masque qui ne cache que le nez, le haut des joues, le front. Les hommes portent la bahute, sur un habit ordinaire, une robe de noble, une gamberluque ou robe de chambre.