L’Italie d’hier/Canareggio

Charpentier & Fasquelle (p. 34-36).

CANAREGGIO.

Le quartier Mouffetard de Venise. — Du plâtre gris, vieux de plusieurs siècle, des façades de brique qui ont reçu le soleil de l’an 1400, des maisons usées par des successions de générations, et des dessus de portes qui s’en vont pierre par pierre, et d’anciennes fenêtres ogivales murées, et des cheminées à entonnoir entièrement égueulées, et des grilles de balcon descellées, pendantes sur le canal : tout un quartier fruste, comme une sculpture antique, mangée par la pluie et le soleil. — Des ponts croulants, étayés sur des pilotis, et l’eau croupie des canaux, laissant une ligne verte aux maisons, dont les volets de vieux bois pourri sont couleur de bouc.

Çà et là, des compi, de petites places mélancoliques, à la verdure noire d’un cyprès, à l’herbe maigre des cours où le pied de l’homme ne passe plus, et où quelquefois, mise sur le côté, se trouve la carcasse d’un bateau abandonné, autour de laquelle jouent de petits garçons, encapuchonnés jusqu’au derrière dans des tartans en loques, ou bien gisent quelques fragments de mobiliers hétéroclytes. Le silence des villes mortes, dans ces rues moroses, et partout les fonds briquetés et roux, tels qu’ils se présentaient au Tintoret, de sa fenêtre du CAMPO DEGLI MORI. Un coin de l’Afrique, tout plein du deuil de l’ancienne civilisation maure, qui a laissé à l’angle d’un mur le profil d’un des siens, obombré d’un turban gigantesque, et plus loin sur le vieux palazzo qu’a taché le noir d’une industrie moderne, et dont le balcon a aujourd’hui complètement disparu sous des dindons plumés, attachés la tête en bas, la silhouette effacée d’un chameau chargé d’aromates.

AU PALAIS DUCAL, dans la grande salle du Conseil, le plafond de Véronèse.

La « Venise couronnée » dans son corsage d’hermine, aux petites houppes noires, dans sa jupe de damas blanc aux ramages d’or, apparaît en sa gloire, la tête renversée dans un mouvement d’orgueil, fouettée de vie aux pommettes, et comme fardée d’un jeune sang, sous les frisons de ses cheveux roux. Et la colorée et harmonieuse carnation de son visage, et la matité des blancheurs laiteuses de son cou et de la naissance de sa gorge, meurent dans la pénombre ambrée d’un pays de soleil.

Autour d’elle, et au-dessus de colonnades ayant les tons à la fois argentins et bleuâtres de l’étain, au-dessus de balcons peuplés de Vénitiennes, vêtues de robes pompeuses et chatoyantes, sont assemblées, dans l’azur du ciel, des femmes nues, les chairs délicatement animées et comme reflétées de nacre de perle, aux coudes et aux bouts des doigts roses, des femmes nues, au jeu de voluptueuses lumières le long de leur colonne vertébrale, aux balafres de soleil, çà et là, sur leur épidémie velouté, aux têtes abaissées sous leurs cheveux retroussés, ainsi qu’une chevelure de la Diane chasseresse, et tout papillotants d’auréolements d’or, aux oreilles découvertes montrant leurs petits lobes rondissants, aux fronts lumineux, aux longs cils sur leurs regards noyés, aux bas des visages, où est une bouche rouge et un menton charnu, perdus et retrouvés dans des ombres légères et chaudes, en une espèce d’embrasement des demi-teintes : — têtes de déesses qui ont l’air de têtes de courtisanes du ciel.