L’Italie d’hier/Ghirlandajo

Charpentier & Fasquelle (p. 110-115).

Ghirlandajo. — À côté de Taddeo Gaddi, dans les peintures du chœur de Santa Maria Novella, il est curieux de suivre, avec Ghirlandajo, l’évolution de la peinture sortie du cadre conventionnel et abstrait des tableaux primitifs, et appelant le spectacle de la nature dans ses compositions : peinture qui a l’air de venir du regard d’un contemporain, accoudé sur le rempart de la ville, un regard porté sur les choses d’en bas. C’est l’entrée dans la peinture, des beautés matérielles de la femme et de ses humaines coquetteries ; l’entrée des gravités de vieillards, montrant les préoccupations mondaines d’intérêts terrestres ; l’entrée des tenues hautaines des jeunes éphèbes, au solide appuiement des torses sur les jambes. Ce sont les patriciens, au bonnet violet en forme de corno, au chaperon noir retombant sur l’épaule, au manteau de pourpre sombre, les mains, en un geste monacal, les mains dans leurs manches, croisées et entrées l’une dans l’autre, ou bien la main avançant sur la hanche, entre les deux plis de la tombée de leur manteau, la crevée blanche de leur coude en saillie. Ce sont les femmes, dans leurs robes à taille courte, dans leurs jupes de brocard à larges plis, toutes raides d’or, les manches plates et serrées avançant sur les mains, qu’elles recouvrent presque. Ainsi chez ce maître, l’action de l’humanité est associée, mise à la cantonade de l’histoire du Dieu-homme, autrefois n’ayant pour témoins que deux ou trois personnages hiératiques ; et les tableaux d’une anecdote de la foi sont devenus des tableaux historiques, où les détails de la vie privée du temps font irruption dans la légende céleste : tableaux peints sous une telle domination de la réalité humaine, que les anges descendus du ciel, marchent sur la terre, presque avec des entrechats, et où la vierge parade, comme une gentille dame, dans une cérémonie, où elle se sent le régal des yeux. Oui, chez Ghirlandajo, le naturisme d’une aristocratique humanité, choisie, triée, est montré dans le bel ensemble de plis tranquilles, qui semblent les plis retrouvés de la toge, et qu’embellit et illustre encore la résurrection, autour d’elle, des beautés de l’art antique, des morceaux d’arcs de triomphe, des statues, des bas-reliefs, racontant les victoires de la vieille Rome, ainsi que dans les futures écoles d’Athènes, et des colonnes tronquées et des cénotaphes ruinés, dont Ghirlandajo, dans la Crèche, fera la mangeoire de l'âne et du bœuf, le berceau de l’enfant Jésus, — lavé à grandes eaux de la fange d’une basse maternité. Là, devant ces peintures de Ghirlandajo, on se rend bien compte de la dissemblance des peintures italienne et flamande de ce temps : dissemblance résultant de toutes les différences produites par le climat, le gouvernement, la vie sociale de ces deux peuples.

La peinture flamande, une peinture de triptyque de chapelle, une peinture à la destination d’honnêtes et de petites gens, de bourgeois vivant dans l’ombre d’intérieurs resserrés, une peinture parant Dieu, la Vierge et les Saints de son mieux, par la représentation des étoffes les plus chères ; par la couleur la plus riche, mais ne songeant pas à leur donner un festival, un concerto, à les entourer d’une cour de courtisans, agenouillant tout au plus, au bas de ses panneaux et de ses toiles, une famille, les mains jointes, tandis que la peinture italienne conseillée par le soleil, sous lequel son peuple vit dans la rue ou la campagne, exaltée par le jaillissement, hors de son sol, presque sans fouilles, de ces tronçons d’art antique, qui vont faire l’art de la Renaissance, encouragée au luxe des spectacles fastueux par les fêtes de ses patriciens, est lancée, dès ses débuts, par la richesse de ses petites républiques, à la prise de possession de chapelles entières, de toute la surface des murs d’une basilique.

En ce pays de ferronnerie artistique garnissant les angles des palais, de torchères faites par des chimères ou des êtres fantastiques, sous lesquelles d’ordinaire est un anneau admirablement travaillé, l’anneau où s’attachaient les mules des visiteurs, le souvenir s’est conservé d’un célèbre ouvrier en fer, de Niccolò Grosso Caparra, qui fit les magnifiques ferrures du palais Strozzi. Un original artiste, qui n’entendait faire crédit à personne, quelque puissante que cette personne fût, et voulait de suite la caparra (le dépôt de l’argent) d’où le nom lui avait été donné par Laurent de Médicis, allant lui faire une commande lui-même, et ne pouvant obtenir qu’il abandonnât un travail, qu’il avait commencé pour de petites gens, mais qui l’avaient payé d’avance. Il avait fait appliquer sur sa boutique une enseigne, où l'on voyait des livres qui brûlaient, et quand quelqu’un lui demandait du temps pour le payer, il lui répondait, en montrant son enseigne : « Ça m’est impossible, vous voyez, mes livres sont brûlés, non posso più iscrivere debitori (je ne peux plus inscrire de débiteurs). En qualité de catholique fervent, il ne voulut jamais travailler pour les juifs, disant que leur argent était fratricide et putivano, et en dépit de son amour de l’argent, il ne consentit jamais à quitter Florence, quelques magnifiques offres que lui firent les autres villes d’Italie.