L’Italie d’hier/Bals de la Cour

Charpentier & Fasquelle (p. 115-119).

BALS DE LA COUR

Un grand salon blanc. Deux immenses ifs de lumière s’élevant contre le mur du fond, où courent des guirlandes de fleurs. L’orchestre dans trois travées. De vieux et gras domestiques, aux têtes d’empereurs romains de la décadence, avec une perruque, retroussée par derrière en une queue de Janot, et des gardes du corps, dans des culottes de peau, sous de magnifiques habits rouges. À droite et à gauche se pressent et s’entassent les personnes qui doivent être présentées : groupes à tout moment traversés par les ambassadeurs, à la recherche de leurs nationaux, et guidés par leurs chanceliers, comme des aveugles guidés par un caniche. Le grand-duc entre, puis la grande-duchesse, puis la duchesse douairière, puis le duc héréditaire. Le grand-duc est poivre et sel, et a l’air d’un vieux général autrichien ; il scrute les gens du regard, grimace, comme affecté désagréablement de leur présence, et se dérobe à leur curiosité, derrière sa femme. La grande-duchesse est une forte femme, au front court, au nez droit, à la coloration sanguine, une Junon bourbonienne.

Le prince héréditaire, qui a vingt et un ans, est le portrait de sa mère, avec du ventre. La duchesse douairière ressemble à un camée antique, à une Agrippine, qui serait une fée bienfaisante. L’ambassadeur, le plus vieux en date, commence à présenter ses nationaux au grand-duc, à la grande-duchesse, à la duchesse douairière, au duc héréditaire, et pour eux commence le martyre de trouver un mot, une phrase, une banalité quelconque à l’endroit de ces visages tout neufs, que, la plupart du temps, ils ne revoient jamais. À quoi comme réponse, c’est l’éternelle et immuable réplique : « Florence, oui, c’est la capitale des Arts ! »

Une cour bourgeoise, familière, où il n’y a pas d’étiquette, si ce n’est que le duc héréditaire fait un tour de valse, avant les autres couples, et qu’on se lève, lorsque passe devant vous, une personne de la famille ducale.

Par exemple, dans cette cour bourgeoise, un buffet de bal, comme il n’y en a dans aucune cour de l’Europe : un buffet, un buisson de camélias, dans lequel est exposée et semée l’argenterie du grand-duc. Or, sait-on que cette argenterie se compose de quarante-quatre coupes en vermeil, dont dix-huit sont de Cellini et le reste de son école ; d’une grande nielle de Polaiolo, représentant la Vierge, entourée de petites nielles de Finiguerra ; de deux immenses plats en vermeil, plats servant autrefois à poser les aiguières pour le lavage des mains, l’un représentant : « Orphée charmant les animaux, » l’autre, « l’Enlèvement de Proserpine ; » et encore de Cellini, une bouteille de chasse, aux émaux couleur de rubis et vert de myrte. Cette argenterie a pour accompagnement, des amphores de Faenza, aux anses formées de deux serpents entrelacés, d’où l’on verse à la soif de ce monde — inaltérable comme une soif de peuple — une distribution de vin de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, de Johannisberg.

Dans ce salon cosmopolite, dans ce salon, le rendez-vous de la blonde anglaise, de la brune américaine, de la noire italienne, avec leurs beautés et leurs toilettes diverses, le voluptueux spectacle, que ces valses, où tout ce qui est frais à l’œil, où tout ce qui rit dans la gamme tendre du ton, crème, rose, bleu, mauve : les dentelles, les nœuds de rubans, les pompons, les volants, ondoient et papillonnent devant vous, où se fait un incessant et tressaillant kaléidoscope de toutes les couleurs du satin, sur lesquels ruisselle et cascade la lumière, de toutes les transparences du tulle et de la mousseline, baisant les formes juvéniles, comme un nuage amoureux, et où avec leurs voltes, leurs ondulations, leurs retroussements, leurs fuites, leurs froissements, leurs heurts, c’est la mêlée, la bataille de fête des jupes enivrées de danse, avec en bas, le glissage tournant des souliers de satin blanc, avec, en haut, les milliers de feux des pendants d’oreilles, des rivières, des aigrettes — l’orchestre, comme d’un souffle, soulevant légèrement les valseuses, pliant les tailles, arrondissant les bras, déliant les corps, remuant les cous, tels que de frêles tiges de fleurs. En ce tournoiement, où, passe et repasse trémolante, la chair des corsages de la femme, toute vibrante de musique, et laiteusement irradiée et comme opalisée par la lueur douce des bougies, où passent et repassent ces épaules, ainsi que deux ailes blanchement roses repliées, montrant leur marbre douillet, et ces seins attaquant le regard et s’y dérobant, à l’image d’une vague montante qui lèche le sable et se sauve ; en ce tournoiement, les yeux vont à la comtesse Cavoni, splendidement blonde, splendidement blanche, splendidement rose, une princesse de Rubens délicatifiée, dématérialisée ; les yeux vont à un étrange type, à une femme blanche, dont la blancheur singulière semble une blancheur, vue sous un lit d’eau de mer, une femme couronnée par un énorme diadème de cheveux, aile de corbeau, divisés en deux bandeaux bouffants, éclairés par des grappes de diamants, avec des sourcils remontés sataniquement sur des yeux aux prunelles dilatées de velours noir, et avec une grande bouche entr’ouverte : une créature évoquant à la fois l’idée de Circé et d’une goule. Et cet élégant et aristocratique monde féminin, a l’entour, a le cadre de gens décorés, comme je n’en ai vu nulle part, et dont les croix et les brochettes font le plus joli carillon de la vanité humaine, sur leurs poitrines de généraux inconnus de toutes les nations, et qui semblent avoir mis au pillage les boutiques de décorations du Palais Royal, et sont crachatés jusqu’aux aines, et d’une épaule à l’autre, ou bien, aux cous de tous ces jeunes gens, cravatés de rouge, comme des commandeurs de la Légion d’honneur, et qui sont de simples baillis de Saint-Étienne, des propriétaires d’une ferme de 200.000 francs, laissée par acte, à leur mort, à l’ordre de Saint-Étienne, en l’absence d’héritiers directs ou de telles personnes désignées… Oh ! mais, parmi ces porteurs de quincaillerie, cet homme à la vieille peau tannée, aux poches sous les yeux, aux longues dents déchaussées, pareilles à des touches de piano, au mauvais rire d’un polichinelle vampire, et qui porte à une jambe boitaillante l’ordre de la Jarretière, et au-dessous d’une pomme d’Adam décharnée, je crois bien l’ordre de la Toison-d’Or, n’est-ce pas lord Normanby ?