L’Internationale, documents et souvenirs/Tome IV/VI,16

L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre XVI
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XVI


Du commencement de 1878 à mai 1878.


L’année 1878 devait marquer un grand changement dans mon existence. Depuis longtemps j’avais le désir d’aller vivre à Paris, pour être plus à portée de me livrer aux recherches historiques sur la Révolution française qui toujours — et déjà lorsque j’étais étudiant à l’université de Zürich — avaient occupé ma pensée. Plusieurs de mes amis, le peintre Gustave Jeanneret en particulier, et deux de mes frères plus jeunes, déjà fixés à Paris, m’engageaient vivement à transférer mes pénates dans le milieu parisien, le seul habitable, déclaraient-ils. Aussi longtemps qu’avait vécu la mère de ma femme, je ne pouvais songer à réaliser un semblable projet, car, à son âge, elle n’eût pas consenti à nous suivre, et pour rien au monde sa fille n’eût voulu se séparer d’elle. Mais nous l’avions perdue en 1875 : et j’avais constaté maintenant l’impérieuse nécessité d’arracher ma femme à des influences dont je venais d’éprouver bien vivement les fâcheux effets, et de la transporter dans un milieu plus éclairé. Deux autres raisons encore me poussaient à émigrer. En premier lieu, les relations que j’avais entretenues pendant deux ans avec un éditeur de Berne avaient pris fin dans l’été de 1877, après l’achèvement du troisième roman que j’avais traduit pour lui ; elles avaient été remplacées par celles que je venais de nouer avec une grande maison d’édition parisienne, en-sorte que j’avais la perspective à peu près assurée de trouver à Paris une occupation qui me permettrait de vivre en me laissant du temps pour mes travaux personnels. D’autre part, un mouvement socialiste sérieux semblait commencer à se manifester dans la population ouvrière. parisienne, et quelques-uns de mes camarades étaient déjà allés s’y mêler : Costa, après le Congrès de Gand, s’était rendu à Paris et y faisait de la propagande ; Kropotkine n’avait pas tardé à le rejoindre ; je pensais que bientôt, sans doute, il se passerait dans la grande ville des choses intéressantes. Sans insister davantage sur tout cela, je transcris seulement ce passage d’une lettre écrite de Courtelary à ma femme, le 31 octobre 1877 : « Il m’est bien difficile de le dire par lettre toutes les idées que j’ai relativement à Paris et à nos futurs arrangements... Je pense, d’abord, qu’il m’est impossible de continuer à vivre à Neuchâtel : je n’y trouverais pas de travail[1] ; c’est donc la question du pain, en tout premier lieu, qui me pousse à Paris. Il y a deux autres questions encore dont je ne te parle qu’en passant, mais qui ont pour moi, comme tu sais, beaucoup de valeur : 1° mon développement intellectuel : à Neuchâtel j’étouffe et je m’abrutis, je ne fais pas de mes facultés l’usage que je dois en faire ; 2° mon devoir comme socialiste. »

Je dois ajouter aussi que, dans la région suisse, certaines choses étaient de nature à me contrister et à me décourager. Il fallait bien constater, par exemple, que, sur les bords du Léman, à Genève, à Lausanne, à Vevey, malgré les efforts de quelques camarades dévoués, nous n’avions pas avec nous la masse ouvrière, trop disposée à se laisser égarer par les politiciens ; et que dans l’émigration communaliste, où nous comptions quelques bons amis, un trop grand nombre de proscrits, aigris par l’exil, occupaient tout leur temps à de fâcheuses et bruyantes querelles. À Berne, le mouvement créé par Brousse était en partie factice : et après le procès, presque tous les militants que celui-ci avait suscités ayant disparu, il ne restait à peu près rien de ce qui avait un moment fait figure d’organisation sérieuse. D’ailleurs, l’influence de Brousse, non à Berne seulement, mais dans les montagnes jurassiennes, n’était pas toujours bonne : elle flattait, chez les plus jeunes, le goût des manifestations de parade ; elle s’exerçait, au Val de Saint-Imier et à la Chaux-de-Fonds, dans un sens bien différent de celle qu’avait possédée autrefois Bakounine[2] ; et si une part, dans l’activité personnelle de Brousse, était faite à la propagande théorique, cette propagande s’attachait plutôt à de vaines discussions de mots, à des subtilités quasi-métaphysiques, qu’aux questions d’organisation pratique et de lutte économique, qui dans notre esprit, à nous Jurassiens autochtones, avaient toujours tenu la première place. Mais surtout, la crise de l’horlogerie, devenue de plus en plus intense, produisait au sein des populations de nos villes et villages industriels des conséquences désastreuses : le manque de travail, la baisse des salaires, la misère commençante, loin d’aiguillonner les courages, déprimaient, intimidaient, énervaient les caractères et les volontés. De cet état d’esprit — analogue à celui qui s’était produit dans le terrible hiver de 1870-1871 — nous eûmes une preuve palpable au moment où s’acheva l’année d’abonnement pour le Bulletin. Jusqu’alors, depuis 1872, la marche du Bulletin n’avait cessé d’être ascendante : il avait, à trois reprises, pu agrandir son format ; il avait vu, lentement mais sans interruption, croître le chiffre de ses abonnés ; et maintenant, brusquement, un grand nombre de ces abonnés le quittèrent, déclarant que leur détresse ne leur permettait pas, non seulement de renouveler leur abonnement pour 1878, mais d’acquitter leur abonnement arriéré de 1877. Nous constatâmes en outre, Schwitzguébel et moi, de fâcheuses irrégularités dans l’administration du journal ; nous n’en dîmes rien, mais nous exigeâmes que l’administration du Bulletin fût immédiatement, sous un prétexte quelconque, transférée à la Chaux-de-Fonds.

Le souvenir que j’ai des mois de l’hiver 1877-1878 est presque exclusivement celui d’un travail assidu devant ma longue et large table à écrire, formée de grands plateaux en bois de sapin posés sur deux tréteaux. À l’un des bouts étaient les papiers relatifs à la publication parisienne à laquelle je collaborais ; à l’autre, les papiers concernant le Bulletin et l’Internationale ; au centre, les papiers relatifs au Gazetteer de Keltie, pour lequel je rédigeais à ce moment l’Italie, en m’aidant des volumes d’un vaste Dizionario coregrafico, et d’une carte de l’Italie à grande échelle, en quinze à vingt feuilles qui tapissaient deux parois de la pièce où j’écrivais. Ma santé était ébranlée, je suivais un traitement médical, ne sortant qu’un moment chaque jour pour prendre un peu d’exercice, et me rendant un soir par semaine aux séances du Comité fédéral. Ma petite fille, arrivée à l’âge de fréquenter l’école, avait d’abord, pendant mon séjour à Courtelary, été l’élève de mes sœurs, qui avaient essayé d’organiser à Neuchâtel un « Jardin d’eufants » ; la tentative ayant échoué, la fillette fut envoyée à une petite école particulière, rue Saint-Maurice, à laquelle, grâce aux mœurs patriarcales de l’endroit, elle pouvait se rendre sans être accompagnée : car, à Neuchâtel, écoliers et écolières de tout âge circulent tout seuls dans les rues. Je la conduisais parfois faire des promenades sur les bords du lac, ou bien, par les Zig-zags et le Jardin du prince, dans le vallon de l’Écluse ; et je lui parlais de la grande ville où nous irions bientôt, et dont l’agitation bruyante ferait un si grand contraste avec le silence des rues paisibles de notre petite cité.


Voici l’appel que, dans son premier numéro de 1878, le Bulletin adressait à ses lecteurs :


Le Bulletin de la Fédération jurassienne commence sa septième année d’existence avec une nouvelle administration. On comprendra que, lorsque tout le travail qu’exige l’expédition d’un journal se fait gratuitement, l’équité veut que la tâche soit partagée, et que de temps en temps la besogne passe des mains de ceux qui ont fait leur devoir dans des mains nouvelles. Telle a été la raison qui a motivé le transfert de l’administration de notre journal de Sonvillier à la Chaux-de-Fonds.

La rédaction reste la même, et continuera à s’inspirer des principes qui l’ont guidée jusqu’ici. Ces principes, on les connaît : ce sont ceux au nom desquels le prolétariat des deux mondes s’organise pour revendiquer ses droits ; ceux au nom desquels ont lutté et sont morts les héroïques combattants de la Commune de Paris, ceux pour lesquels souffrent de nombreux martyrs dans la déportation, dans les cachots ou en exil, en France, en Espagne, en Italie, en Russie, en Allemagne.

Indépendant de tous les partis politiques quels qu’ils soient, et n’appartenant qu’à la cause ouvrière et socialiste, le Bulletin offre une tribune libre à tous ceux qui voudront traiter dans ses colonnes des sujets relatifs à la question sociale, y signaler des iniquités, ou y revendiquer des droits méconnus...

C’est le concours effectif apporté à notre œuvre par tous ceux qui souffrent des injustices sociales, par tous ceux qui aiment la liberté, l’égalité et la fraternité, qui seul peut la rendre féconde. Nous appelons donc à nous tous ceux qui travaillent, tous ceux qui espèrent en l’avenir, tous ceux qui veulent lutter pour le droit et la justice.


Dans ce premier numéro, le Bulletin publia une chanson que nous avait adressée notre ami Charles Keller, l’auteur du refrain « Ouvrier, prends la machine » ; elle était intitulée : L’ouvrier n’a pas de patrie. Voici le refrain de cette nouvelle œuvre, qui n’a pas obtenu la popularité de la première :

Bâtard de la riche industrie,
L’ouvrier n’a ni feu
Ni lieu.
L’ouvrier n’a pas de patrie.
Misérable ouvrier, lève aujourd’hui ta main,
Et nous t’acclamerons demain,
République du genre humain[3] .

La fédération du district de Courtelary avait organisé pour le 2 janvier 1878 une grande soirée populaire. Le programme comportait, après une conférence du camarade Arnold Christen, cordonnier, sur le socialisme et la religion, la représentation d’un essai dramatique (dû à Adhémar Schwitzguébel, qui avait gardé l’anonyme) intitulé Une scène de la vie ouvrière : c’était une pièce en un acte, à douze personnages (dont une femme) ; un patron hautain, un ouvrier socialiste et sa femme, un propriétaire bigot, un bourgeois libéral, un jeune ouvrier indécis, un ouvrier noceur, etc. « Pour des critiques habitués au théâtre, la représentation de cette pièce par des ouvriers ignorant l’arf dramatique aurait probablement paru laisser à désirer ; cependant plusieurs personnes compétentes se sont déclarées satisfaites, et l’impression générale a été favorable à notre cause. » (Bulletin.)

Dans le Bulletin du 14 octobre, j’avais écrit que certains corps de métier qui avaient obtenu la journée de dix heures pourraient bien se voir ramenés à la journée de onze heures au nom de la loi sur les fabriques : la réalisation de cette prévision ne se fit pas attendre longtemps. On lit dans le Bulletin du 4 février 1878 :


Les maîtres ferblantiers de Zurich sont en querelle avec leurs ouvriers, et ont fermé leurs ateliers. Voilà plusieurs semaines que le conflit dure. Veut-on savoir ce qui a donné naissance à la querelle ? Les patrons, se fondant sur les dispositions de la loi sur les fabriques, ont voulu ramener à onze heures la journée qui était précédemment de dix heures ; les ouvriers ont résisté, les patrons les ont congédiés.

Voilà donc, ainsi que nous l’avions prédit, la loi sur les fabriques invoquée contre les ouvriers, contre la journée de dix heures ! Les ouvriers de la Suisse allemande, en croyant voter pour un progrès, ont donné à leurs patrons une verge pour les fouetter.


Vers la fin de janvier, le rédacteur de la Tagwacht, Greulicb, fit une tournée de propagande dans la Suisse française pour y réchauffer le zèle des quelques groupes d’ouvriers de langue allemande qui y représentaient l’Arbeiterbund. Le résultat de ce voyage fut de faire constater que dans les trois villes visitées par Greulich, Lausanne, Vevey et Genève, l’Arbeiterbund n’existait guère que sur le papier. On put lire, dans la Tagwacht du 2 février, qu’à Lausanne « le mouvement est presque entièrement endormi » ; qu’à Vevey, la population ouvrière s’était en général abstenue d’aller entendre Greulich, « pour des raisons locales » ; qu’à Genève enfin, le quartier général des agitateurs allemands, la ville où Joh.-Ph. Becker publiait son Précurseur (en français), l’inertie était plus grande encore : « Les corporations les plus actives sont réduites à presque rien (sind ganz bedeutend zusammengeschmolzen) . La soirée familière[4] et l’assemblée ouvrière n’ont réuni que peu de monde (waren schwach besucht) ; aussi ne peut-on, ici non plus, parler de succès (desshalb kann hier auch nicht von Erfolgen berichtet werden). Il nous semble que nos amis de Genève se sont un peu déshabitués de la vie publique et de l’action commune. » En reproduisant ces citations, le Bulletin ajouta :


Ces aveux établissent nettement ce que nous avons déjà dit souvent : C’est que l’Arbeiterbund n’a rien fait et ne peut rien faire dans la Suisse française... Il faut le reconnaître : à Genève, la campagne entreprise depuis 1870, par les meneurs de l’ancien Temple-Unique, contre le socialisme, en faveur du radicalisme bourgeois, n’a que trop bien réussi. La masse des ouvriers genevois, après avoir un moment étonné la Suisse et l’Europe par l’enthousiasme avec lequel elle s’était ralliée autour du drapeau de l’Internationale (de 1867 à 1869), est redevenue inerte, et suit docilement les agents du radicalisme... Il faut espérer, néanmoins, qu’un jour nous verrons la Genève ouvrière se réveiller ; mais ce ne sont ni les conférences allemandes de M. Greulich, ni les articles soporifiques du Précurseur, qui pourront amener ce résultat. Que la France bouge, que Paris revive ; et alors toute la Suisse française se sentira de nouveau électrisée.


Lors de sa fondation, l’Avant-Garde avait été un journal de propagande secrète : son champ d’action exclusif était la France, où elle pénétrait clandestinement. À partir de janvier 1878, elle eut une existence avouée ; le Bulletin annonça en ces termes cette transformation :


Nous apprenons avec plaisir, par une communication de la Commission fédérale de la Fédération française, que l’Avant-Garde, organe de cette Fédération, recevra désormais des abonnés en Suisse. De cette manière, ce vaillant journal, précédemment destiné exclusivement à la propagande en France, pourra nous aider aussi sur le terrain de la propagande en Suisse. Nous recommandons chaleureusement l’Avant-garde à nos lecteurs.


Le roi d’Italie Victor-Emmanuel mourut le 9 janvier 1878. On annonça que son successeur Umberto allait accorder une amnistie ; et en effet, à la fin de janvier, les huit socialistes arrêtés à Solopaca et à Pontelandolfo — qui, peu de temps auparavant, avaient été (sauf Kraftchinsky) transférés de Caserte à Avellino — furent mis en liberté[5]. Quant aux détenus de Santa Maria Capua Vetere, ils n’avaient pu être compris dans l’amnistie, Kraftchinsky excepté, puisque la Chambre des mises en accusation et le procureur du roi relevaient l’un et l’autre à leur charge des actes qualifiés crimes de droit commun.


En janvier parut à Bruxelles un Manifeste du Parti socialiste brabançon, publié par un groupe de socialistes bruxellois, dont la plupart étaient des membres de l’Internationale : ces socialistes déclaraient « adhérer à la fondation d’un Parti socialiste belge, et se constituer en branche brabançonne de ce parti, sur le terrain légal et constitutionnel ». Ce Manifeste portait, au nom de la Commission administrative du groupe, les signatures de César De Paepe et d’Eugène Steens. Les rédacteurs du manifeste avaient eu soin de dire, en terminant, que, « tout en faisant usage des droits constitutionnels et des moyens légaux mis à leur disposition, ils ne prétendaient nullement répudier à jamais les moyens révolutionnaires, et renier ce droit à l’insurrection, dont leurs pères, les communiers flamands et wallons, avaient fait un si fréquent usage » ; mais en même temps ils annonçaient que, dans les élections à la commune, à la province et à la législature, ceux d’entre eux qui étaient électeurs donneraient leurs voix, à défaut de candidats socialistes, « à des candidats suffisamment amis du progrès social pour s’engager à appuyer les réformes actuelles et pratiques ».

Le Bulletin (28 janvier), après avoir reproduit quelques passages de ce manifeste, les commenta ainsi :


Il y a quelques semaines, le citoyen Louis Bertrand, de Bruxelles, déclarait, dans une lettre qu’il nous adressait et que nous avons publiée, que ses amis et lui étaient des opportunistes. Il disait vrai, et le document d’où nous venons d’extraire les lignes ci-dessus en fournit la preuve.

En Allemagne, où l’on vote, on ne vote au moins que pour des candidats socialistes. Les opportunistes brabançons se contentent à moins ; ils voteront pour les candidats des autres partis, à la condition (fort élastique) que ces candidats leur paraissent « suffisamment amis du progrès social ».

Nous doutons que les idées dont MM. De Paepe et Steens viennent de se constituer les champions trouvent beaucoup d’adhérents dans les populations wallonnes. Le Mirabeau, organe des sociétés ouvrières de la Belgique française, tient haut et ferme le drapeau du socialisme révolutionnaire, et les articles qu’il a publiés dans ses derniers numéros, entre autres dans celui du 20 courant, sont une excellente réponse aux partisans de l’État ouvrier et du socialisme légal et constitutionnel.


De Paepe publia un plaidoyer pro domo (car c’était lui, à n’en pas douter, qui était l’autour de ce manifeste, qualifié par L. Bertrand de « document important pour l’histoire des idées socialistes en Belgique »), plaidoyer auquel je répondis dans le Bulletin du 11 février. Je reproduis in-extenso cette réponse, afin de bien montrer quelle altitude entendaient prendre les socialistes jurassiens envers ce mouvement nouveau :


Le Dr De Paepe a essayé, dans une revue bi-mensuelle qui paraît à Lugano, le Socialisme progressif[6], de justifier le récent « Manifeste » des socialistes brabançons, et leur tactique, qualifiée par eux-mêmes d’opportuniste.

« Ce mot, dit-il, aurait besoin d’une explication. Si par opportunistes on entend désigner ceux qui trouvent qu’il y a lieu de se montrer autre que l’on n’est, de déclarer que l’on pense ce que l’on ne pense pas, de voiler la vérité parce qu’on la croit inopportune, dans ce cas nous ne voulons pas de l’opportunisme, parce que cet opportunisme c’est le jésuitisme, c’est le mensonge et l’hypocrisie. Mais si par opportunistes on entend désigner ceux qui sont d’avis que la réalisation pratique de certaines idées justes n’est pas encore possible partout et en toutes circonstances, qu’il n’est pas opportun de vouloir appliquer certains principes avant que les esprits ne soient mûrs pour en accepter l’application et avant que les obstacles ne soient préalablement renversés, alors nous sommes tout ce qu’il y a de plus opportunistes, et nous nous demandons quel est l’homme qui, dans ce cas, n’a pas une certaine dose d’opportunisme. »

À notre tour, nous sentons le besoin de nous expliquer clairement, pour empêcher que le dissentiment de principe qui existe entre nous et les « socialistes brabançons », et ceux qui leur ressemblent, ne soit réduit aux mesquines proportions d’une vaine querelle de mots.

Nous ne reprochons pas aux « socialistes brabançons » d’avoir constaté que certaines idées justes ne peuvent pas encore être pratiquement réalisées, à cause des obstacles qui s’y opposent. C’est là, en effet, une vérité de La Palisse. Jamais aucun révolutionnaire n’a soutenu une thèse contraire. Les obstacles sont trop palpables pour ne pas être sentis ; chacun comprend très bien qu’il faudra les renverser, quand on en aura la force, et que c’est la condition préalable pour la réalisation pratique des idées que nous croyons justes.

Élisée Reclus, un anarchiste, exprimait l’autre jour cette vérité en des termes qui ne laisseront au plus forcené des opportunistes aucun doute sur notre manière de voir à cet égard :

« Certes, disait-il, notre illusion serait grande si, dans notre zèle enthousiaste, nous comptions sur une évolution prochaine des hommes dans le sens de l’anarchie. Nous savons que leur éducation de préjugés et de mensonges les maintiendra longtemps encore dans la servitude. Quelle sera la spirale de civilisation par laquelle ils auront à monter avant de comprendre enfin qu’ils peuvent se passer de lisières ou de chaînes ? Nous l’ignorons, mais, à en juger par le présent, cette voie sera longue[7]. »

Quel est donc le reproche que nous adressons aux « socialistes brabançons » et à ceux qui agissent comme eux ?

C’est de choisir des moyens qui, à notre avis, sont en contradiction complète avec le but qu’ils déclarent vouloir atteindre, et qui les mèneront à tout autre chose qu’à l’émancipation du travail.

Tel est notre grief. Nous ne sommes pas des impatients qui gourmandons les prudents et les réfléchis ; nous sommes des raisonneurs qui tâchons d’être logiques.

Les « socialistes brabançons », de même que les socialistes d’Allemagne, nous annoncent qu’ils veulent, en dernière analyse, la réalisation d’une organisation sociale « qui concilie la plus grande liberté d’action de l’individu avec une appropriation commune des matières premières fournies par le globe et une participation égale de tous dans les avantages du travail commun ».

Et pour atteindre cette forme d’organisation sociale, — qui n’est autre chose, en somme, que l’idéal formulé par les anarchistes, — les « socialistes brabançons » demandent, non la suppression complète du militarisme, mais la transformation des armées permanentes en milices nationales ; non l’organisation de l’instruction intégrale, mais l’introduction de la gratuité de l’instruction primaire ; non l’abolition des cultes, mais la séparation de l’Église et de l’État ; non la suppression des tribunaux, mais le droit accordé à tous les citoyens de faire partie du jury ; non la suppression du parlementarisme, mais l’élection de députés socialistes ou simplement « amis du progrès social », et plus tard l’introduction du suffrage universel !

Et pourtant les mêmes hommes qui aujourd’hui préconisent l’emploi de semblables moyens d’action en ont cent fois démontré la stérilité et le danger il y a quelques années. Nul n’a plus éloquemment fait le procès du suffrage universel, comme moyen d’émancipation politique et sociale, que le Dr De Paepe, qui s’en constitue aujourd’hui l’avocat.

Les « socialistes brabançons » ont changé non seulement de tactique, mais de principes tout en gardant de vagues aspirations socialistes, ils se sont désormais placés, dans la pratique, sur le terrain politique des radicaux bourgeois.

Nous, au contraire, nous sommes restés sur le terrain de la révolution économique. Voilà ce qui nous sépare.

« Ce n’est point par des alliances politiques, — a dit excellemment Élisée Reclus dans cet article dont nous avons déjà cité un passage, — ce n’est point par des œuvres de détail, par des tentatives d’amélioration partielle que nous croyons pouvoir avancer le jour de la Révolution future. Il vaut mieux marcher directement vers notre but que de suivre des voies détournées qui nous feraient perdre de vue le point à atteindre. En restant sincèrement anarchistes, ennemis de l’État sous toutes ses formes, nous avons l’avantage de ne tromper personne, et surtout de ne pas nous tromper nous-mêmes. Sous prétexte de réaliser une petite partie de notre programme, même avec le chagrin d’en violer une autre partie, nous ne serons pas tentés de nous adresser au pouvoir ou d’essayer d’en prendre aussi notre part. Nous nous épargnerons le scandale de ces palinodies qui font tant d’ambitieux et de sceptiques et troublent si profondément la conscience du peuple. »

C’est sur ce mot final que nous nous arrêtons. Nous en avons assez dit. On le voit : la querelle n’est pas entre deux fractions d’un même parti, qui disputent sur des mots. Il s’agit d’une lutte sérieuse de principes, entre un parti d’avenir, qui est socialiste, et rien que socialiste, et un parti politique qui cherche des succès immédiats et qui, par suite, a dû se placer sur le même terrain que tous les autres partis politiques.


En Allemagne, on commençait à faire, dans quelques grandes villes, une propagande qui n’était plus celle de la démocratie socialiste orthodoxe ; et les chefs fulminaient, au nom de la discipline, contre ces « anarchistes » dont les doctrines, « importées de l’étranger », menaçaient de désorganiser le socialisme allemand. En octobre, Emile Werner avait fait à Leipzig une conférence sur « le Congrès de Gand et les principes anarchistes », à la suite de laquelle un certain nombre d’auditeurs ouvriers déclarèrent qu’ils partageaient les idées émises par le conférencier. En décembre, dans la même ville, les démocrates socialistes ayant convoqué une grande assemblée pour recommander la participation aux élections pour le conseil des prudhommes (Gewerbe-Schiedsgericht), Werner proposa une résolution disant que les conseils de prudhommes reposaient sur la théorie bourgeoise de l’harmonie entre le capital et le travail ; et malgré l’opposition de quelques orateurs officiels du socialisme bureaucratique, dont l’un dit qu’il fallait aller « doucement et lentement » (mir immer piano, nur immer langsam) et ne pas écouter ces « anarchistes » qui cherchaient à jeter le trouble dans les esprits, la proposition de Werner obtint l’approbation d’un tiers de l’assemblée. — À Munich, la lutte était engagée entre les autoritaires et les anarchistes depuis l’été de 1877, et une correspondance publiée dans le Bulletin du 4 février 1878 donne des détails sur les débats qui eurent lieu dans plusieurs réunions, et sur les progrès faits par les idées anti-autoritaires. « Parce qu’un des nôtres, écrivait le correspondant, avait dit que le système de la centralisation et de l’autorité ne permet pas aux ouvriers de discuter et de se former une opinion propre, on prétendit que nous insultions les ouvriers et que nous les tenions pour des imbéciles... Ce ne sont encore là que des combats d’avant-garde ; mais avec la nouvelle année nous commencerons une propagande régulière ; nous gagnons toujours plus de terrain. »


Le Congrès ouvrier qui devait se réunir à Lyon s’ouvrit le 28 janvier. Les opinions qui y furent émises formaient une bigarrure assez singulière, et plutôt attristante : opportunisme, démocratie sentimentale, positivisme, mutuellisme, anti-socialisme, toutes ces nuances furent représentées : il y eut même un ou deux orateurs collectivistes, mais ils furent peu écoutés. La majorité repoussa un amendement qui invitait les associations ouvrières « à étudier les moyens pratiques pour mettre en application le principe de la propriété collective du sol et des instruments de travail » ; elle vota en faveur des candidatures ouvrières, chaleureusement recommandées par le délégué Chabert, de Paris, et combattues par le délégué Ballivet, de Lyon (celui-ci était membre de la Fédération française de l’Internationale). L’Avant-Garde apprécia le Congrès en ces termes : « Nous le reconnaissons volontiers, le Congrès de Lyon, pris en lui-même..., est carrément réactionnaire. Mais étudié à la place qu’il occupe, comme second pas dans le réveil qui se produit au sein du prolétariat français, il mérite quelque indulgence. On peut espérer qu’il contient en germe, virtuellement, un parti véritablement socialiste que l’avenir verra se développer. »


Un autre Congrès, celui du Parti socialiste portugais, se tint à Porto du 1er au 4 février. Le programme en fut envoyé au Comité fédéral jurassien par une lettre officielle du Conseil central du Parti, signée Alfredo César Da Silva ; le Bulletin (4 février) le publia, en ajoutant : « Quoique le programme de ce Congrès indique clairement que les socialistes du Portugal suivent une voie qui n’est pas la nôtre, le Comité fédéral jurassien a répondu à la lettre ci-dessus par un salut fraternel adressé aux ouvriers portugais réunis en congrès à Porto ».


On lit dans le Bulletin du 18 février : Une triste nouvelle nous arrive d’Espagne : Severino Albarracin vient de mourir à Barcelone (5 février), d’une phtisie galopante. Beaucoup de nos lecteurs l’ont connu sous le nom de Gabriel Albagès, qu’il a porté durant son séjour en Suisse de 1874 à 1877... Une lettre particulière nous donne sur sa fin les détails suivants : « Dans ses derniers moments, et même lorsqu’il avait déjà perdu la conscience de ce qui l’entourait, il a pensé exclusivement aux choses, faits et aspirations de notre cause ; dans son délire, il parlait surtout des affaires d’Alcoy et de son cheval blanc[8]. Nous lui avons fait un enterrement civil... Publiez cette nouvelle dans le Bulletin, car peut-être la censure ne nous permettra pas de rien dire dans les journaux espagnols. » Albarracin a été une des personnalités les plus énergiques et les plus dévouées de l’Internationale espagnole ; il est resté fidèle à ses convictions jusqu’au dernier moment ; ses amis garderont sa mémoire. »


En Italie, nous avions un correspondant — je ne sais plus si c’était Natta, ou Covelli, ou un autre — qui nous tenait au courant, et nous recevions en outre les quelques journaux qui continuaient à paraître : l’Anarchia n’existait plus, mais il y avait à Naples le Masaniello, à Rimini le Nettuno, le Socialista à Cosenza, le Spartaco à Rome. La Plebe vivait toujours, servant d’organe au socialisme « scientifique », et débitant sur le compte du socialisme révolutionnaire des âneries prétentieuses ; quant au Povero, il poursuivait sa triste campagne d’injures et de calomnies : « Le Povero, de Palerme, — nous écrivait-on (Bulletin du 4 février), — continue à faire de l’ouvrage à bon marché avec nos compagnons qui se trouvent à présent en prison. Il faut convenir que si ses rédacteurs sont des lâches, ses inspirateurs sont plus lâches encore. Du reste, peu de gens lisent le Povero, et, quand l’argent de son principal inspirateur viendra à manquer, il aura vécu. » De Naples, un ami, qui était allé visiter les détenus formant la « bande du Matèse », nous écrivait : « Nos amis supportent courageusement leur captivité, malgré les plus grandes privations et les rigueurs exercées par « ordre supérieur ». Plusieurs d’entre eux sont malades depuis quelques mois déjà ; il en est qui ont contracté des maladies qui pourront abréger leur vie. » Une lettre parue dans le Bulletin du 4 mars nous fit connaître l’arrêt, impatiemment attendu, de la Cour de cassation de Naples : « Le 15 février, la Cour de cassation a jugé le recours du procureur du roi contre l’arrêt de la Chambre des mises en accusation de Naples. La Cour a rejeté le recours du procureur et admis le point de vue de la Chambre des mises en accusation. Mais, par une exception que nous avons peine à nous expliquer, cette même Chambre qui, à l’encontre du procureur, a vu dans les crimes et délits commis à Letino et à Gallo des actes politiques (et par conséquent des actes effacés par l’amnistie), n’a pas envisagé de la même façon l’escarmouche avec la gendarmerie à San Lupo : elle considère les blessures faites à deux carabiniers (dont l’un est mort des suites de sa blessure) comme des crimes de droit commun, ensorte que nos amis sont traduits, de ce chef, devant la cour d’assises de Bénévent pour y être jugés, mais sur ce seul point. »

Un double incident vint fournir prétexte, en Toscane, à de nouvelles persécutions contre les membres de l’Internationale : le 9 février, à Florence, une bombe fut lancée pendant une cérémonie publique ; et le 18, à Livourne, une perquisition chez des socialistes fit découvrir des bombes cachées. Une lettre reçue par le Bulletin donne au sujet de la bombe de Florence les détails suivants :

« À Florence, le jour où fut célébré le service funèbre de Victor-Emmanuel, un certain Cappellini lança sur le cortège funèbre une bombe Orsini, et huit à dix personnes furent blessées plus ou moins grièvement. Je ne sais si ce Cappellini appartient à un parti politique quelconque ; mais il est certain qu’il n’est pas de l’Internationale[9]. Néanmoins la Vedetta, journal de police, dans un article signé XX., profita de l’occasion pour crier contre une association ténébreuse, — l’Internationale, naturellement, — en donnant à entendre que c’était cette association qui avait fait lancer la bombe. Nos compagnons de Florence ont cru devoir protester contre les imputations de Monsieur XX. ; dans une pièce rendue publique, ils ont rappelé ce qu’est l’Internationale, quel est son but, quels sont ses principes ; et, venant à l’accusation spéciale lancée contre les socialistes par le journal de police, ils s’expriment ainsi :


« Nous sommes un parti qui se respecte, et nous n’avons pas besoin, pour notre propagande, de profiter d’occasions et de nous servir de moyens qui nécessairement ne font naître que des sentiments d’indignation et de pitié. Nous attendons des occasions d’un bien autre genre, et nous nous servirons de moyens qui ne sont pas ceux dont Monsieur XX. a pris prétexte pour nous outrager et pour engager l’autorité de police à nous arrêter, à nous priver de la liberté, attendu que notre seule présence est un péril pour cette société dont Monsieur XX. s’est fait le courageux champion. Montrez-le donc, votre courage, Monsieur XX., et signez vos écrits comme nous signons les nôtres. — Les délégués de la Fédération internationale de Florence : Gaetano Grassi, Aurelio Vannini, Francesco Natta.

« Grassi est l’un des huit prisonniers qu’on avait voulu envelopper dans le procès de la bande du Matèse, et qui viennent d’être remis en liberté. »

Quant aux bombes de Livourne, le Bulletin écrivit : « Le journal la Plebe nous apprend que ces projectiles étaient couverts d’une épaisse couche de rouille, et que le bruit public accuse la police de les avoir placés elle-même dans une cachette pour avoir l’occasion d’arrêter des socialistes. Les amis des jeunes gens arrêtés, ainsi qu’une loge maçonnique de Livourne, ont publié d’énergiques protestations. »


Dans les premiers jours de février eut lieu à Leipzig une grande assemblée populaire à la Tonhalle, pour traiter de la question d’Orient : « C’étaient les Sozial-Demokraten qui l’avaient convoquée, afin d’y faire voter des résolutions dans le sens de la brochure publiée dernièrement par M. Liebknecht. Ce fut M. Liebknecht qui ouvrit le débat, en répétant tout ce qu’il a écrit depuis plusieurs mois dans de nombreux articles de journaux... Après lui, un jeune bourgeois national-libéral, le Dr Frenkel, attaqua les Turcs autant que Liebknecht avait attaqué les Russes, et défendit la politique de Bismarck. En troisième lieu, la parole fut donnée à notre camarade Emile Werner, typographe, un socialiste anarchiste. Il demanda : « Que faut-il que deviennent les provinces opprimées ? » En opposition à Liebknecht, qui ne veut pas qu’on touche à l’intégrité de l’empire ottoman, ce qui signifie que les provinces révoltées devraient rester sous le joug des Turcs, Werner exposa le point de vue fédéraliste, par des citations du livre de Bakounine contre Mazzini, qui firent beaucoup d’impression sur l’auditoire ; il déclara que le devoir du peuple allemand était de réclamer, pour ces provinces, la liberté complète de s’organiser comme bon leur semblait. » (Bulletin du 25 février.) Une résolution présentée par Werner ne fut repoussée qu’à une petite majorité ; l’assemblée vota ensuite une autre résolution, identique à celles qui avaient été adoptées dans les réunions organisées par les Sozial-Demokraten en d’autres villes d’Allemagne.


En Russie, le procès des Cent quatre-vingt-treize se prolongeait. Le procureur se vit obligé, faute de preuves, de renoncer aux poursuites contre la majorité des accusés ; et en janvier 1878 cent neuf d’entre eux furent mis en liberté provisoire sous caution, mais sans être acquittés : un nouveau jugement devait statuer sur leur sort. Sur les nombreux détenus qui avaient été enveloppés dans ce procès[10], quarante-trois étaient morts en prison avant le jugement, douze s’étaient suicidés, trente-huit avaient fait des tentatives de suicide qui n’avaient pas réussi, et trente-huit avaient perdu la raison. La sentence du tribunal contre les quatre-vingt-dix-neuf autres fut prononcée en février : Mychkine, qui avait tué un cosaque en 1875 (voir t. III, p. 306), fut condamné à dix ans de travaux forcés ; contre trente-cinq, le tribunal prononça, pour la forme, la peine de plusieurs années de travaux forcés (Chichko, Rogatchef, Mouravsky, Voïnaralsky, Sinégoub, Sajine, Kovalik, Mme Brechkovskaïa, etc.) ou de la déportation en Sibérie (Volchovsky, Kostiourine, Lukaszewicz, etc.) ; mais il recommanda les trente-cinq accusés de cette catégorie à la clémence du tsar, en demandant que la peine des travaux forcés fût commuée en celle de la déportation, et que la peine de la déportation en Sibérie fût remplacée par celle de l’exil dans une province éloignée ; enfin, pour soixante-trois, la détention préventive fut considérée comme tenant lieu de la peine prononcée.

Selon les traditions judiciaires russes, un tribunal qui, après avoir prononcé, pour la forme, une sentence rigoureuse, demandait au tsar d’abaisser l’échelle des peines afin de lui laisser le bénéfice de la clémence, était toujours écouté ; mais cette fois il en fut autrement : le tsar se montra impitoyable, refusa toute atténuation, et ordonna le maintien des peines les plus élevées. Mon ami Michel Sajine (Ross) eut pour sa part cinq années de travaux forcés (dont les années de prison préventive furent déduites) : il fut enfermé, en mai 1878 dans la prison centrale de Kharkof, les fers aux pieds ; après quoi il fut déporté à perpétuité, au commencement de 1882, dans la Sibérie orientale ; là, heureusement pour lui, il retrouva une amie, avec laquelle il se maria, la troisième des sœurs Figner, Eugénie, qui avait été déportée dans le gouvernement d’lrkoutsk à la suite de la découverte du complot formé en 1880 pour faire sauter le Palais d’hiver. On sait que l’amnistie de 1897, au couronnement de Nicolas II, rendit à la liberté les condamnés politiques, excepté ceux qui, à partir du règne d’Alexandre III, avaient été enfermés à Schlüsselbourg.

Les événements de Russie, l’emprisonnement et la disparition de presque tous ceux des propagandistes que j’avais connus, m’avaient laissé une profonde impression de chagrin ; et la lecture du roman de Tourguénief, paru en 1877, Nov (traduit en français sous le titre de Terres Vierges), que j’avais lu à Courtelary, m’avait incité à douter de la possibilité du succès d’une révolution en Russie : le personnage de Nejdanof, qui, au dénouement, s’éveillant enfin de son rêve décevant, s’aperçoit que les paysans ne le comprennent pas, me semblait symboliser tristement la destinée de mes jeunes amis. Je me trompais, heureusement ; l’idée révolutionnaire ne pouvait périr ; de nouveaux militants allaient prendre la place des propagandistes frappés[11], et, dès le 5 février 1878, le coup de pistolet tiré par Véra Zassoulitch sur le préfet de police Trépof fit voir avec quelle indomptable énergie les socialistes russes devaient continuer la lutte.


En France, une grève éclata le 25 février à Montceau-les-Mines. Le gouvernement envoya contre les grévistes la gendarmerie d’abord, puis la troupe ; et ce qui devait forcément se produire ne manqua pas d’arriver. « Le sang a coulé à Montceau, comme il fallait s’y attendre. Les soldats ont chargé à la baïonnette un attroupement d’ouvriers, et en ont blessé plusieurs. On infligera aux blessés quelques mois de prison, et on décorera les soldats : c’est dans l’ordre. La grève continue. » (Bulletin du 18 mars.)


Dans les premiers jours de mars arriva la nouvelle de la signature du traité de San Stephano (3 mars) : la guerre entre la Turquie et la Russie était terminée, mais la question d’Orient n’était pas résolue. « L’avenir — écrivions-nous — ne dépend pas de l’action de la diplomatie ; il dépend des progrès plus ou moins rapides du socialisme. »


Dans la seconde quinzaine de février, une nouvelle bien inattendue nous parvint : le gouvernement du canton de Berne, redoutant qu’à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars une manifestation n’eût lieu de nouveau dans sa capitale, prenait des mesures de défense militaire pour le maintien de l’ordre. Voici ce que publia le Bulletin du 25 février :


Nous apprenons que le département militaire du canton de Berne vient d’ordonner la mise de piquet de la batterie d’artillerie no 12 pendant la journée du dimanche 17 mars prochain.

Il n’est pas difficile de comprendre la signification d’une mesure pareille : c’est une véritable provocation à l’adresse des socialistes qui pourraient être tentés de déployer le drapeau rouge à Berne à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars.

Mais le gouvernement bernois en sera pour ses frais ; c’est en pure perte qu’il aura fait charger ses canons et mis de piquet ses artilleurs : il n’y aura pas de bataille rangée dans les rues de Berne.

Eh quoi donc ! parce que l’an dernier les socialistes, ayant organisé une manifestation paisible dans une ville où ils croyaient que régnait la liberté, sont tombés dans le guet-apens du préfet de Wattenwyl, on feint de croire que ces socialistes méditent une revanche belliqueuse, et on se prépare à les recevoir à coups de canon !

Quelle niaiserie !

La revanche, nous l’avons prise à Saint-Imier, au Congrès du 5 août dernier, où nous avons déployé le drapeau rouge en tête du cortège d’internationaux qui a parcouru les rues de la ville ; nous l’avons prise ensuite pendant les trois jours du procès de Berne, lorsque nous avons flétri devant le tribunal les procédés de la police bernoise et revendiqué nos droits ; nous la prendrons encore dans l’avenir, non en rossant quelques pauvres diables de gendarmes, agents inconscients d’un pouvoir qui les contraint à l’obéissance, mais en travaillant à la démolition de la vieille société bourgeoise et des gouvernements tant républicains que monarchiques.

Avant 1876, les Sections jurassiennes ont toujours célébré l’anniversaire du 18 mars dans des réunions purement locales, sans bannière ni musique ; les personnes sympathiques à la cause socialiste s’assemblaient au local de la section, et c’était tout. Mais, en 1876, quelques réfugiés français proposèrent une réunion générale à Lausanne : l’idée était nouvelle, elle fut trouvée bonne ; la réunion eut lieu et fut consacrée à une discussion sur le principe de la Commune. L’année suivante, la section de Berne crut utile de convoquer une seconde réunion générale, pour continuer la discussion commencée à Lausanne ; cette invitation fut acceptée par la plupart des sections : on sait comment la police bernoise s’y prit pour transformer en une sanglante bagarre ce qui devait être une réunion publique destinée à de simples débats théoriques.

La Fédération jurassienne entend-elle déroger une troisième fois à ses habitudes, en convoquant de nouveau, pour le 18 mars 1878, une assemblée générale ? Y a-t-il quelque circonstance spéciale qui motive cette mesure ? Aucune section, que nous sachions, n’a pris l’initiative d’une proposition de ce genre. En tout cas, si une réunion générale devait avoir lieu, elle se tiendrait, conformément à la pratique toujours observée dans notre Fédération, dans quelque ville nouvelle, telle que Genève, Fribourg, Neuchâtel ou la Chaux-de-Fonds. Mais il nous parait probable qu’on en reviendra, pour cette année, aux anciennes habitudes, et que l’anniversaire du 18 mars sera célébré dans les sections.

Le gouvernement de Berne, en nous menaçant de son artillerie, n’aura donc fait que prêter à rire à la Suisse tout entière.


Dans son numéro suivant, le Bulletin inséra la lettre que voici (l’original était en allemand), écrite par un membre de l’Arbeiterbund de Berne :


Berne, le 25 février 1878.
À la rédaction du Bulletin de la Fédération jurassienne.

Je lis à l’instant, dans votre dernier numéro, que le département militaire bernois a ordonné la mise de piquet de la batterie n° 12 pour le 17 mars ; et vous présumez que le gouvernement a simplement voulu, par là, adresser une provocation à ceux qui voudraient célébrer l’anniversaire du 18 mars.

Selon toute probabilité, la mesure prise par le département militaire a été occasionnée par les bruits qui circulent en ce moment dans la ville de Berne ; et quant à l’origine de ces bruits, voici ce que j’ai à vous communiquer.

Dans la commission de propagande des sections bernoises de l’Arbeiterbund, on a discuté la question de la célébration du 18 mars. Alors un certain nombre de miliciens ont offert, dans le cas où aurait lieu un cortège avec le drapeau rouge, d’escorter le drapeau avec leurs fusils Vetterli[12], et, en cas de besoin, de faire usage de leurs armes, si le drapeau était attaqué.

Cette question doit être discutée dans une réunion encore plus nombreuse, qui prendra une décision définitive à ce sujet. Je ne puis donc pas vous dire encore d’une manière positive si nous organiserons un cortège avec le drapeau rouge. En tout cas, si la chose se fait, et que le drapeau soit attaqué, l’affaire sera plus sanglante que la dernière fois, car l’exaspération de la population ouvrière de la ville de Berne devient de jour en jour plus grande. Aussi les assaillants pourraient bien ne pas remporter la victoire.

Salut démocratique et social.

F. Wegmüller,
membre de l’Arbeiterbund de Berne.


Ce qui faisait surtout l’intérêt de cette lettre, c’est que c’était un membre de l’Arbeiterbund qui l’avait écrite. Il y avait donc, parmi les ouvriers de la Suisse allemande, des hommes qui ne reculeraient pas devant l’action, et qui étaient résolus, au besoin, à repousser la force par la force ! C’était là du nouveau. Et dans le même numéro du Bulletin il y avait une lettre d’un membre de l’Arbeiterverein de Thoune, qui affirmait les sympathies de cette société (adhérente à l’Arbeiterbund) pour les idées anarchistes !

S’obstinant jusqu’au bout dans la gaffe, le gouvernement de Berne, loin de chercher à réparer sa première maladresse, donna au public un spectacle grotesque. Je copie dans le Bulletin du 25 mars le récit de cette bouffonnerie énorme :


Les Ours de Berne.

Le gouvernement bernois s’est rendu la risée de la Suisse entière. Nous avons déjà parlé de la mesure prise par lui en février, lorsqu’il avait décidé, en vue d’une célébration possible de l’anniversaire du 18 mars à Berne, la mise de piquet de la batterie n° 12. L’hilarité soulevée par cette résolution saugrenue aurait dû servir d’avertissement à ses auteurs : mais non ; il était écrit que ces hommes d’État mal chanceux se fourvoieraient jusqu’au bout, et qu’ils donneraient tête baissée dans le ridicule à un degré que n’auraient pas osé espérer leurs plus cruels ennemis.

Le 15 mars, le Conseil exécutif du canton de Berne a pris l’arrêté monumental qu’on va lire, et qui a été aussitôt placardé à profusion sur tous les murs de la cité des Ours :

« Arrêté.

« Les informations recueillies par la police donnant lieu de penser qu’à l’occasion de l’anniversaire de la Commune de Paris, le lundi 18 mars, les anarchistes ont l’intention de faire de nouveau une démonstration publique dans la ville de Berne… ;

« Considérant, etc., etc.,

« Le Conseil exécutif arrête :

« 1° Toute démonstration publique, durant les journées du dimanche 17 et du lundi 18 mars, de la part des anarchistes et de toutes sociétés ou personnes qui pourraient se joindre à eux dans cette circonstance, est interdite ;

« 2° Tout cortège d’autres sociétés est également interdit durant ces jours-là ;

« 3° La direction militaire est autorisée, pour renforcer le personnel de la police cantonale et municipale, à ordonner la mise de piquet, et au besoin la mise sur pied, des troupes nécessaires…

« Berne, le 15 mars 1878.

« Le président du Conseil exécutif : Teuscher. »

Cet arrêté était complété par deux ordres du directeur militaire, Wynistorf, prescrivant la mise sur pied du bataillon de landwehr n° 28, pour le dimanche 17 mars, à dix heures du matin, et la mise de piquet du bataillon de landwehr n° 30. En outre, le directeur de justice et police nommait, en qualité de commandant de place, le lieutenant-colonel et inspecteur de police A. von Werdt, et prescrivait à tous ceux que cela pouvait concerner de prêter obéissance à ses ordres.

Qu’est-ce qui avait pu faire prendre au gouvernement bernois des décisions aussi éminemment marquées au coin de l’aliénation mentale ?

Est-ce que les anarchistes — le nom est désormais consacré par l’emploi qu’en font nos adversaires — avaient annoncé l’organisation d’une manifestation publique dans la ville de Berne ?

Pas le moins du monde. Le Bulletin du 25 février dernier avait déclaré, au contraire, qu’il n’y aurait probablement, cette année, aucune manifestation de ce genre, et qu’en tout cas, s’il s’en faisait une, ce ne serait pas à Berne qu’elle aurait lieu.

Mais les hommes de gouvernement sont malins. Ils savent que les anarchistes sont d’affreux conspirateurs, et que, par conséquent, lorsqu’ils annoncent qu’ils ne feront pas de manifestation à Berne, c’est uniquement pour donner le change sur leurs intentions… Lorsqu’il fut bien constaté que partout les internationaux se tenaient parfaitement tranquilles, le gouvernement de Berne s’écria : « Plus de doute ! Ils ne bougent pas, donc ils préparent une révolution : sauvons la patrie ! » Et vite il appelle aux armes deux bataillons.

La proclamation gouvernementale avait donné la chair de poule aux bons Bernois, et vraiment il y avait bien de quoi. Quand le public voit mettre une ville en état de siège, il se figure naturellement qu’il va se passer des choses terribles. Aussi, deux jours durant, les bourgeois de Berne se sont-ils attendus, à l’arrivée de chaque train, à voir l’invasion socialiste pénétrer dans leur murs, et à assister à toutes les horreurs que pouvait enfanter une imagination en délire.

Quand ils ont vu enfin que rien n’était venu, et qu’aucun anarchiste n’avait témoigné la moindre velléité de mettre Berne à feu et à sang, ils se sont demandé si le gouvernement avait voulu mystifier le public. Et ils ont fini par comprendre que c’était le gouvernement lui-même qui avait donné, sans sourciller, dans la plus colossale mystification.

Alors ç’a été partout un immense éclat de rire. Selon l’expression de l’Intelligenzblatt, « on s’était payé la tête du gouvernement (die Riegierang hatte sich einen Bären aufbinden lassen) ». Sans avoir eu besoin de se déranger, rien qu’en laissant agir la sottise de leurs ennemis, les anarchistes se trouvaient avoir pris la plus divertissante de toutes les revanches.

Il n’y a qu’une ombre au tableau : c’est que cette bouffonnerie gouvernementale a coûté quelques milliers de francs, et que c’est le peuple qui paiera la carte.


On écrivit de Berne au Bulletin, en date du 19 mars :

« Vous connaissez déjà le texte officiel des arrêtés pris par le gouvernement à l’occasion du 18 mars. Voici d’autres renseignements non officiels, mais qui n’en sont pas moins authentiques. On avait ordonné de préparer à l’hôpital de l’Île des lits pour les morts et les blessés : les uns disent quinze, les autres trente. Quand le gouvernement a décidé de mettre sur pied un bataillon, il avait d’abord fait choix du bataillon d’élite no 16 ; mais sur l’observation qui lui fut faite par un officier, que dans ce bataillon il y avait beaucoup de socialistes, il choisit de préférence le 28e bataillon de landwehr, composé de petits boutiquiers et de bourgeois.

« À la lecture des affiches du gouvernement, grande consternation dans la ville de Berne. On répétait partout : « Les communards arrivent, on va brûler Berne ! »

« Le dimanche matin, partout des soldats, des détachements de gendarmerie et de police municipale. Le bataillon de landwehr mis sur pied s’est rendu à la caserne accompagné d’une foule énorme. À partir de dix heures, toute cette foule stationnait devant la gare, attendant le train par lequel, disait-on, devaient arriver les communards. Dans l’après-midi, il n’y avait pas moyen de pénétrer dans la gare ; les pauvres voyageurs étaient bien gênés, la foule et la police leur livraient à peine passage.

« Un détail comique. Un individu, arrivé par l’un des trains, portait sous le bras un rouleau de toile. Aussitôt la foule l’entoure, on court après lui : « C’est le drapeau rouge ! » La police arrête le malheureux voyageur, et le contraint à ouvrir son paquet : c’étaient des effets et du linge.

« Durant toute la nuit du dimanche au lundi, de fortes patrouilles ont fait le service de sûreté dans les rues.

« Beaucoup de familles, dans leur frayeur, avaient quitté la ville. Un sergent de landwehr, en quittant son domicile pour se rendre à la caserne, avait cloué sa porte en prévision du pillage.

» Le dimanche à deux heures, L’Arbeiterbund a tenu une réunion au Biergarten, rue d’Aarberg. Il y avait beaucoup de monde, des bourgeois en grand nombre y étaient allés par curiosité. Les orateurs de l’Arbeiterbund ont parlé de la Commune de Paris, de sa signification, et ont blâmé l’acte du gouvernement bernois. Il a été fait une proposition d’organiser séance tenante un cortège avec le drapeau rouge ; mais la proposition a été repoussée, afin, a-t-on dit, de ne pas donner raison au gouvernement. La séance s’est terminée sans incident.

« Le dimanche soir, à huit heures, la section de l’Internationale s’est réunie. Outre les membres de la section, un certain nombre d’invités étaient présents. Des discours ont été prononcés, rappelant le souvenir de la Commune. Quelques-uns des invités ont pris la parole pour exprimer leur indignation contre le gouvernement, en ajoutant qu’ils partageaient complètement les principes professés par les membres de l’Internationale, et qu’ils ne différaient avec eux que sur le choix des moyens. La soirée se termina par un banquet.

« Tout le lundi, les militaires et la police furent encore sur pied ; mais le public était moins nombreux, parce qu’il neigeait.

« Quand les deux journées se furent achevées sans aucun incident, les plus chauds partisans du gouvernement se mirent eux-mêmes à se moquer de lui. Les militaires étaient furieux qu’on les eût mis sur pied inutilement, et arrachés sans raison sérieuse à leurs occupations journalières (la plupart sont des petits commerçants). On raconte que, dans la nuit, les soldats se sont battus entre eux à la caserne : les uns avaient pris parti pour les communards, les autres pour le gouvernement.

« On dit encore bien des choses, mais je n’ai pas le temps de vérifier tous les bruits qui courent ni de vous en écrire davantage. — L. »

Voici comment l’Intelligenzblatt, journal réactionnaire de Berne, parla de ces bizarres événements :

« Ce qu’il y avait de comique dans la chose, c’est que chacun se montrait de la plus belle humeur. Les partisans des communards faisaient bonne mine à mauvais jeu : ils narguaient le gouvernement qui, disaient-ils, s’était laissé prendre à une énorme mystification, et s’égayaient aux dépens de « l’état de siège » ; les autres se réjouissaient sincèrement de voir que la paix n’avait pas été troublée.

« Quant aux miliciens de la landwehr, ils n’ont malheureusement pas fait une impression très favorable. La plupart de ces « braves guerriers » s’étaient grisés pour se donner du courage, et leur commandant a été obligé d’en mettre un très grand nombre à la salle de police. »


Il y eut des réunions commémoratives, soit le dimanche 17, soit le lundi 18, à Saint-Imier, à la Chaux-de-Fonds, à Zürich, à Fribourg, à Lausanne, à Genève, etc. Je me borne à donner, d’après le Bulletin, le compte-rendu de la réunion de la Chaux-de-Fonds, à laquelle j’assistai :

« Le Section internationale de la Chaux-de-Fonds, d’accord avec les ouvriers de langue allemande de l’Arbeiter-Union de cette ville, avait convoqué une réunion publique le dimanche 17 mars, à deux heures de l’après-midi, au restaurant Beau-Site, pour solenniser l’anniversaire de la Commune. Quelques amis des localités voisines s’étaient rendus à la Chaux-de-Fonds à cette occasion. La grande salle du restaurant Beau-Site, aux fenêtres de laquelle flottait le drapeau rouge, se trouva trop petite pour le nombreux public qui s’était rendu à la convocation. Une société de chant allemande ouvrit la séance en exécutant l’Arbeiter-Marseillaise ; puis des discours furent prononcés, en français et eu allemand, par Pindy, Kämpf, Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume, Libeaux, Pabst, Auguste Spichiger. Un socialiste russe parla de l’influence exercée sur le mouvement socialiste en Russie par la Commune de Paris. Plusieurs hommes politiques appartenant aux partis adversaires étaient présents, mais aucun d’eux ne prit la parole, malgré les invitations réitérées du président.

« L’impression générale est que cette réunion publique a été l’une des mieux réussies qui aient été tenues depuis longtemps à la Chaux-de-Fonds. Le soir, une soirée familière a encore réuni les membres de l’Internationale et les ouvriers de langue allemande. »


Peu de temps après la mort de Bakounine, sur le désir exprimé par mes amis (voir p. 39), j’étais entré en correspondance avec sa veuve au sujet des manuscrits laissés par lui, et j’avais offert mes services pour la publication de ceux d’entre eux qu’il paraîtrait utile d’imprimer. Mme Bakounine avait conservé à l’égard de Cafiero et de Ross des sentiments d’animosité, et j’étais leur ami : aussi hésita-t-elle à acquiescer à ma demande. Elle finit toutefois par se décider à constituer un comité de quatre amis, qui s’occuperait avec moi de la publication projetée : ce comité comprenait Saverio Friscia, Elisée Reclus, Emilio Bellerio et Arthur Arnould. Vers la fin de 1876, je reçus, de Como où résidait à ce moment Mme Bakounine, une petite caisse contenant, m’écrivait-on, tous ceux des manuscrits et fragments de manuscrits qui n’avaient pas un caractère strictement personnel et confidentiel. J’examinai le contenu de la caisse, et j’y trouvai, avec la suite du manuscrit de l’Empire knouto-germanique (suite que j’avais déjà eue entre les mains au printemps de 1871 et que Bakounine m’avait reprise en retournant à Locarno le 30 mai : voir t. II, p. 160), quantité de papiers formant un véritable chaos, et qu’il était très difficile de classer. Je remis alors ce travail à un temps où j’aurais quelque loisir. Il fallait d’ailleurs, avant tout, songer à réunir les ressources nécessaires à l’impression d’un volume ; et l’état de nos finances ne faisait guère prévoir la possibilité d’y réussir ; un émigré russe, Elpidine, ouvrit une souscription à Genève, et recueillit une somme de 71 fr. ; ce fut tout. Lorsque mon projet d’aller habiter Paris eut pris de la consistance, et que je vis approcher le moment de l’exécuter, je songeai à remettre entre des mains sûres la précieuse caisse de manuscrits, et je m’adressai à Élisée Reclus[13] : il accepta d’en recevoir le dépôt, et ce fut Kraftchinsky, tout récemment sorti de la prison de Santa Maria Capua Vetere à la suite de l’amnistie, et provisoirement en séjour à Genève ou dans les environs, qui vint à Neuchâtel, en mars ou avril, prendre chez moi la petite caisse pour la transporter chez Reclus.

J’ai dit (p. 293) que j’avais écrit un article pour la revue du Dr Wiede, die Neue Gesellschaft. J’étudiais, au cours de l’hiver 1877-1878, les détails de la conspiration de Babeuf et du procès de Vendôme ; mais je n’avais d’autres sources à ma disposition que le Moniteur, et l’ouvrage de Ph. Buonarroti (j’avais acheté, de rencontre, un exemplaire de l’édition originale). J’eusse désiré, une fois à Paris, consulter aux Archives d’autres documents, et, si possible, écrire une histoire complète de cet intéressant épisode révolutionnaire (c’est un projet que d’autres travaux m’ont fait abandonner). En attendant, je rédigeai un court résumé de ce que je savais, et ce résumé, traduit en allemand, parut dans les numéros de mai et de juin 1878 de la Neue Gesellschaft.

Costa était toujours à Paris, où, après sa journée de travail (il avait trouvé une occupation comme garçon de magasin), il faisait de la propagande dans quelques milieux ouvriers. Mais ses allures l’avaient fait remarquer, on le surveillait, et son exubérance pouvait devenir compromettante non seulement pour lui, mais pour ceux qu’il fréquentait. De Paris, on écrivit au Comité de la Fédération française pour se plaindre ; Pindy et Brousse exhortèrent, par lettres, Costa à plus de prudence ; et, comme ils n’obtenaient rien, ils me demandèrent d’intervenir ; j’écrivis donc à mon tour à Costa pour lui donner les mêmes conseils. Mais la conduite inconsidérée de Costa avait déjà produit les résultats que nous redoutions : le 22 mars au matin, il était arrêté, et en même temps que lui on emprisonnait un certain nombre de membres de l’Internationale parisienne[14]. Outre le mal que firent ces arrestations, en désorganisant les groupes de propagandistes, il y avait là, pour moi personnellement, un fâcheux contretemps : car si ma lettre à Costa avait été saisie chez lui, j’allais me trouvé mêlé à son procès, et il eût été fort imprudent de me rendre à Paris dans ces conditions. Or, justement, j’avais compté partir au commencement d’avril ; et au dernier moment, je me voyais forcé d’ajourner l’exécution de mon projet. J’écrivis à Levachof (Pierre Kropotkine) — qui, au commencement de l’hiver, avait transporté sa résidence de Londres à Paris — pour lui demander conseil et le prier de se renseigner, si possible, auprès de l’avocat de Costa ; mais Pierre lui-même se trouvait dans une situation périlleuse : « Je n’échappai à une arrestation, a-t-il écrit dans ses Mémoires, que grâce à un quiproquo. La police cherchait Levachof, et elle alla arrêter un étudiant russe dont le nom ressemblait beaucoup à celui-là ; tandis que moi, qui avais donné mon vrai nom de Kropotkine, je pus continuera rester à Paris encore quelque temps. » Vers la fin d’avril il se décida à se mettre en sûreté, et, quittant Paris, il alla se fixer momentanément à Genève.

En prévision de mon départ, j’avais dû donner, pour la fin de mars, ma démission des fonctions de rédacteur du Bulletin. En outre, le Comité fédéral jurassien, par le départ de Gustave Jeanneret (qui avait eu lieu en juillet 1877) et par le mien, allait se trouver réduit à deux membres, Fritz Wenker et Henri Robert ; la Section de Neuchâtel demanda donc que le Comité fédéral fût transféré dans une autre localité, et ce fut la fédération du district de Courtelary qui fut désignée pour succéder à Neuchâtel. Quant au Bulletin, nous avions reconnu, après avoir bien pesé le pour et le contre, que le seul parti à prendre était d’en suspendre la publication ; il fut donc décidé que le numéro du 25 mars 1878 serait le dernier ; en tête de ce numéro parut l’article suivant, par lequel, en expliquant les motifs d’une disparition qu’on espérait ne devoir être que momentanée, le Bulletin prenait congé de ses lecteurs :


Suspension de la publication du Bulletin.

Les sections de la Fédération jurassienne de l’Internationale ont été appelées, par une récente circulaire de leur Comité fédéral, à examiner la situation de leur organe ; et elles ont décidé à l’unanimité, sauf une exception, que le Bulletin devait suspendre sa publication.

Les motifs de cette mesure sont la diminution du chiffre des abonnés, qui s’est produite lors du renouvellement de l’abonnement en janvier dernier, et le peu de régularité avec lequel s’est effectué le paiement des abonnements de l’année dernière.

Un nombre considérable d’abonnés, en 1877, avaient prié l’administration du Bulletin de les dispenser de payer l’abonnement d’avance, et d’avoir patience jusqu’à la fin de l’année[15]. L’administration, prenant en considération la cruelle situation où la crise a mis la plupart des ouvriers, ne crut pas devoir opposer un refus aux demandes de ce genre. Mais il se trouva que, l’année finie, les abonnés retardataires, soit négligence, soit impossibilité matérielle, ne réglèrent pas leur compte, et laissèrent l’administration en présence d’une dette qui dut être couverte par des souscriptions particulières ; de plus, la plupart de ces abonnés ne renouvelèrent pas leur abonnement.

Il eût été possible, en imposant aux sections des sacrifices qu’elles eussent certainement consenti à accepter, de continuer la publication du Bulletin. Mais on avait à se demander s’il était dans l’intérêt du parti socialiste du Jura d’employer la plus grande partie de ses ressources financières à procurer une existence artificielle à un journal ; et l’opinion qui a prévalu, c’est qu’il valait mieux attendre une reprise des affaires, qui, en assurant aux ouvriers un travail plus régulier et mieux payé, permettrait à ceux qui avaient dû renoncer à l’abonnement au Bulletin de s’inscrire de nouveau parmi ses abonnés.

Nous savons que cette décision sera pénible pour plus d’un : le Bulletin s’est créé un cercle de lecteurs assidus et sympathiques, qui le verront disparaître avec un sentiment de chagrin. Eh bien, que ces lecteurs, que ces amis nous restent fidèles durant la suspension momentanée que nous devons nous imposer ; et, lorsque les circonstances nous permettront de rentrer dans la lice, qu’ils veuillent bien nous apporter de nouveau leur précieux concours.

Il reste d’ailleurs un nombre suffisant d’organes socialistes de langue française pour que nous soyons assurés que les principes que nous avons défendus continueront à être représentés et propagés d’une manière convenable. Contentons-nous de citer le Travailleur, de Genève, revue mensuelle[16] ; le Mirabeau de Verviers, organe hebdomadaire[17] ; l’Avant-Garde, organe de la Fédération française de l’Internationale[18]. Ce dernier journal, que nous recommandons spécialement aux lecteurs du Bulletin, pourra, mieux que tout autre, combler le vide momentané que laissera notre disparition.

En nous retirant de l’arène, nous avons la conscience de n’avoir pas travaillé en vain, durant six ans, à la propagande des idées socialistes. Notre modeste feuille a été, lors du conflit entre les autoritaires et les anti-autoritaires dans l’Internationale, un des premiers champions du principe fédéraliste ; elle a contribué dans la mesure de ses forces à la défaite du Conseil général, et les principes qu’elle représentait sont aujourd’hui acceptés même par nos anciens adversaires : aucune organisation internationale n’est désormais possible que sur la base de la fédération et de l’autonomie des groupes. Quant à notre programme économique et politique, — Anarchie et Collectivisme, c’est-à-dire « liberté dans la communauté », — il est de mieux en mieux compris, et le nombre des esprits sérieux qui s’y rattachent devient tous les jours plus considérable.

Aussi, pleins d’espoir dans l’avenir, prenons-nous congé de nos lecteurs en répétant le cri qui fut notre devise : Vive la prochaine émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes !


Le 30 mars mourait à Neuchâtel, dans sa quatre-vingt-troisième année, après quelques jours de maladie, notre ami Charles Beslay. Des proscrits de la Commune, venus de différentes parties de la Suisse, lui firent des obsèques solennelles, auxquelles j’eus le regret de ne pouvoir assister : en rentrant à mon domicile au sortir de la chambre mortuaire, le dimanche 31, j’avais été saisi par le froid (il faisait une bise glaciale), et je dus me mettre au lit avec une fièvre violente. Beslay ne partageait pas nos opinions sur plus d’un point, mais c’était un brave homme, très sincère et très courageux : j’ai conservé avec lui jusqu’à la fin les relations les plus cordiales.

En mars ou avril, je reçus d’un avocat de Neuchâtel, dont j’ai oublié le nom, l’invitation d’avoir à verser entre ses mains la somme de trois cents francs, montant de l’indemnité allouée le 18 août 1877 par le tribunal de Berne au gendarme Lengacher, et que j’étais condamné à lui payer, solidairement avec dix-sept camarades. Je fis part de la nouvelle à mes amis, et aussitôt une souscription fut ouverte afin de me mettre en mesure de payer non seulement l’indemnité de Lengacher, mais aussi, éventuellement, celles des trois autres gendarmes et des deux civils. En peu de jours, le produit de la souscription me permit de verser entre les mains de l’avocat la somme de 303 fr. 55 qui m’était réclamée. Quant aux autres bénéficiaires de l’arrêt du tribunal, je n’entendis pas parler d’eux.

Le nouveau Comité fédéral jurassien fut composé de Jules Lœtscher, graveur, à Sonvillier, secrétaire correspondant ; Joseph Lampert, graveur, à Sonvillier, secrétaire des séances ; Arnold Christen, cordonnier, à Saint-Imier, trésorier ; Henri Brætschi, monteur de boîtes, à Saint-Imier ; et Fritz Huguenin, graveur, à Sonvillier. Il tint sa première séance le 18 avril 1878. En mai, Lampert, ayant quitté Sonvillier, fut remplacé par Paul Courvoisier ; Arnold Christen le fut, quelques jours après, par J. Hoffmann. Le procès-verbal du 20 juin 1878, que j’ai sous les yeux, donne les indications suivantes relativement aux fonds qui avaient été recueillis à l’occasion des événements du 18 mars 1877 à Berne et du procès qui en avait été la conséquence :

Souscription pour les ouvriers de Berne renvoyés par leurs patrons à la suite de la manifestation du 18 mars.

Fonds recueillis. . . . . . . . . 291 fr. 80

Sommes distribuées . . . . . .168 » —

Solde en caisse. . . . . . . . . . . 123 fr. 80

Souscription en faveur des familles des condamnés du procès de Berne.

Fonds recueillis. . . . . . . . . . .615 fr. 30

Sommes distribuées. . . . . . .585 » 10

Solde en caisse. . . . . . . . . . . 30 fr. 20

Souscription pour couvrir les indemnités allouées aux quatre gendarmes et aux deux civils (s’élevant au total à 470 fr.).

Produit. . . . . . . . . . . . . . . . . 587 fr. 80

Dépenses. . . . . . . . . . . . . . . .303 » 55

Solde en caisse. . . . . . . . . . . 284 fr. 25


Cependant le mois d’avril arrivait à sa fin : il m’était impossible de différer plus longtemps mon départ pour Paris, sous peine, m’écrivait-on, de perdre le travail de compilation et de traduction dont j’avais été chargé par une maison d’édition. Je me décidai donc à aller m’assurer par moi-même si je pourrais séjourner en France sans être expulsé ou arrêté, et si, en outre, je trouverais dans le milieu parisien des moyens réguliers d’existence. Je partis, seul, le 1er mai 1878, le jour même de l’ouverture de l’Exposition universelle ; ma femme devait me rejoindre un peu plus tard avec notre enfant, si la situation, après examen, me paraissait tenable. Mes premières impressions, à Paris, furent optimistes : je n’y arrivais point fatigué et découragé, mais, au contraire, plein d’ardeur au travail et résolu à me consacrer à des recherches, qui m’attiraient depuis longtemps, sur l’histoire de l’instruction publique pendant la Révolution française. Le lendemain de mon arrivée, j’écrivais à ma femme (3 mai) : « Les mots me manquent pour t’exprimer combien Paris me plaît. Je suis sûr que toi aussi tu en seras dans le ravissement. Le ton, les manières, tout enfin m’agrée et me va au cœur. Je me sens dans ma vraie patrie. » Et quelques jours après : « Je t’écris de la Bibliothèque nationale, en attendant qu’on m’apporte les livres que j’ai demandés pour travailler... J’ai déjeuné au Palais-Royal, à deux pas ; et ensuite, en fumant ma cigarette dans le jardin, au milieu des fillettes qui jouaient, je pensais à la joie que la nôtre aurait à courir là, sous ces arbres, autour de ces pièces d’eau ; et je pensais aussi : c’est dans ce jardin qu’a commencé la Révolution française ; c’est monté sur une chaise comme celle sur laquelle je suis assis que Camille Desmoulins a appelé le peuple aux armes la veille de la prise de la Bastille. » Le 3 mai avait commencé le procès de Costa, qui fut condamné, le lendemain, à deux ans de prison[19]. Le 5, j’écrivais : « J’ai lu soigneusement le compte-rendu des débats, qui m’a rassuré. Peut-être ferai-je une visite à l’avocat pour m’informer plus en détail. » Le 25, j’allai en effet voir Engelhardt, l’avocat républicain qui avait défendu Costa : il me dit qu’il ne se souvenait pas d’avoir vu ma lettre au dossier. Il y avait dans cette déclaration une garantie de sécurité, — bien précaire ; mais il fallait s’en contenter. En conséquence, ma femme se mit en route avec l’enfant, et me rejoignit à Paris le mardi 11 juin, accompagnée de notre belle-sœur Gertrude von Schack, qui était allée s’aider au déménagement.




Mon long récit est terminé. Je n’écris pas une histoire de l’Internationale ; d’ailleurs je ne connais que très imparfaitement ce qui se passa dans la Suisse française pendant les premiers temps qui suivirent mon départ ; jusqu’à l’amnistie de 1880 et à la rentrée des proscrits de la Commune, une véritable muraille de Chine continua à séparer la France de la Suisse. Les funérailles de Blanqui (5 janvier 1881), auxquelles je pris part, furent la première manifestation publique du prolétariat parisien, se ressaisissant après dix années d’un régime de compression à outrance.

En ce qui concerne ma destinée personnelle, je pourrais raconter comment, dès mon arrivée à Paris, par un concours de circonstances qui m’aurait ramené aux travaux philologiques de ma vingtième année, je faillis devenir professeur de grec dans une grande école, sous les auspices du philosophe positiviste J. de Bagnaux et du grammairien Wierzeyski ; comment, ensuite, ma collaboration à une publication dont j’ai déjà parlé, et le spectacle de la grande transformation de l’école primaire française, tentée sous la direction de mon ami F. Buisson, me firent étudier successivement la Convention nationale et son œuvre d’émancipation intellectuelle, puis les éducateurs célèbres, Comenius, Frœbel, Pestalozzi, et m’initièrent aux problèmes moraux et sociaux que soulève la question de l’éducation populaire ; comment enfin je finis par consacrer le principal de mon effort à l’histoire de la Révolution française, et spécialement à celle du Comité d’instruction publique. À quoi bon ? mes amis savent ce qu’a été ma vie de labeur opiniâtre, de patientes recherches, et de pensée indépendante.

En 1881 ou 1882, je rencontrai un jour Malon sur la place de l’École de médecine : il vint à moi la main tendue, je lui tournai le dos. Quant à ceux qu’il avait lâchement insultés, Cafiero et Malatesta, le jury de la cour d’assises de Bénévent, devant laquelle ils comparurent avec leurs camarades en août 1878, les avait acquittés, et j’eus la joie de les revoir à Paris dans l’été de 1879. Dès l’année précédente, j’avais eu la visite d’Adhémar Schwitzguébel, venu à Paris pour un congrès international ; plus tard, à réitérées fois, je m’entretins avec Kropotkine lorsqu’il traversait Paris, allant de Thonon à Londres ou de Londres à Thonon : sa pensée subissait une évolution qui la portait vers des régions nouvelles.

Mais il ne convient pas que je me laisse entraîner par l’amitié à parler de choses qui n’appartiennent plus à mon sujet ; et je pose résolument ici un point final.






  1. Je pensais qu’il ne me serait pas possible, après ma sortie de prison, de continuer à donner des leçons ; et, en effet, je ne trouvai plus d’élèves. Je dois mentionner toutefois une honorable exception, le pensionnat de Mlle Perrenoud, rue de la Collégiale, où je fus appelé à faire un cours de littérature française dans les trois premiers mois de 1878.
  2. On se rappelle que Bakounine disait en mai 1871 aux ouvriers du Vallon : « Devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs ». (Voir t. II, p. 151.)
  3. En 1905, Charles Keller a composé une troisième chanson qui, mise en musique, se chante aujourd’hui à Paris dans les groupes ouvriers où la Jurassienne est populaire. Les nouveaux couplets du chansonnier rappellent aux travailleurs que :

    L’acte seul fait du révolté
    L’invincible maître de l’heure.

    et concluent ainsi :

    Prolétaires du monde entier,
    Délivrez-vous vous-mêmes !

  4. C’était, disait l’annonce publiée par le Précurseur, une « soirée théâtrale et dansante » où le compagnon Greulich, « l’habile agitateur », devait « se faire entendre dans un discours de circonstance ». (Note du Bulletin.)
  5. C’étaient Kraftchinsky (Roublef), Grassi, Ardinghi, Innocenti, Gagliardi, Matteucci, Dionisio Ceccarelli, Fruggieri. Kraftchinsky vint résider à Genève.
  6. C’était une revue que venait de fonder Malon. Je place ici, à ce propos, quatre extraits, les derniers, de lettres de Mme André Léo à Élise Grimm et à Mathilde Rœderer : « Lugano, octobre 1877. Quand ferons-nous la revue le Socialisme progressif ? C’est difficile à dire. Car, si nous avons jusqu’à présent vingt-cinq abonnés, c’est bien le tout, je crois. Il est vrai que nous n’avons encore reçu aucun avis de notre correspondant de Belgique, qui en a promis au moins cinquante. Il nous faudrait un peu moins de deux cents abonnés pour faire les frais. Si nous arrivons à cent, nous chercherons dix actionnaires à soixante francs, et nous marcherons. — Lugano, 17 janvier 1878. Vous devez avoir reçu maintenant deux numéros du Socialisme progressif. Nous avons à peu près assez d’abonnés pour couvrir les frais, mais pas tout à fait. Cette revue n’est pas aussi bien faite qu’il le faudrait. Ce qui nous manque, ce sont deux ou trois bons collaborateurs, pas plus. Nos Belges sont trop abondants et écrivent mal ; ceci entre nous, bien entendu. — Lugano, 12 février 1878. Notre quatrième numéro s’achève... Nous nous sommes embarqués un peu imprudemment, sur la foi de promesses qui ne sont pas tenues, et nous craignons vivement de ne pouvoir finir l’année, faute de fonds. Outre cela, nos abonnés ne paient pas. Il nous en faudrait une soixantaine de plus. — Lugano, 13 mars 1878... Mon union avec Benoît Malon va se rompre, ou plutôt elle est rompue en droit [les mots en droit ont été biffés ensuite par l’écrivain] déjà depuis longtemps ; mais nous sommes à la veille d’une séparation de fait... Le mal, pour mes enfants et pour mes amis, c’est que ce sera un nouveau scandale... De cela, je souffre, pour les miens ; mais je me dis que le bon moyen de réparer une faute, ce n’est pas de la prolonger. J’ai eu tort autrefois, et je ne l’ai jamais nié ; je suis certaine d’avoir raison aujourd’hui. » — Le Socialisme progressif ne vécut pas, à ce que je crois, plus d’un an.
    Il est piquant de rapprocher l’appréciation de Mme André Léo, disant qu’il manque au Socialisme progressif deux ou trois bons collaborateurs, parce que « nos Belges sont trop abondants et écrivent mal », de ce passage d’une lettre de Malon à De Paepe, du 25 mars 1877 (publiée dans la Revue socialiste de novembre 1908) : « La lutte est maintenant ouverte [en Italie] entre le socialisme expérimental dont tu es le chef (je te le dis, parce que c’est vrai) et le socialisme blagueur et braillard de gamins vaniteux que tu connaîtras plus tard ». Ceux que Malon appelait « gamins vaniteux », c’étaient Costa et ses jeunes camarades.
  7. Le Travailleur, de Genève, numéro de janvier 1878, p. 12.
  8. Le cheval blanc que montait Albarracin pendant l’insurrection d’Alcoy était devenu légendaire en Espagne, grâce aux récits de la presse réactionnaire, qui avait beaucoup insisté sur ce détail. (Note du Bulletin.)
  9. Ce personnage fort suspect déclara qu’il avait été « contraint » de jeter la bombe, « qui avait été mise dans sa poche par des inconnus ». Au bout de trois mois, Cappellini fut l’objet d’une ordonnance de non-lieu. Mais quatre membres de l’Internationale avaient été arrêtés pour cette affaire : l’un d’eux se pendit dans sa prison, les trois autres furent condamnés (mai 1879) à vingt ans de réclusion.
  10. Le nom de procès des Cent quatre-vingt-treize qui lui a été donné ne correspond ni au chiffre réel des détenus qui avaient dû y être impliqués à l’origine, ni à celui des accusés qui comparurent réellement devant le tribunal. Mais l’acte d’accusation signifié à ceux qui s’y trouvaient mis en cause comprenait exactement cent quatre-vingt-treize noms.
  11. D’ailleurs, une partie de ceux qui appartenaient à cette première génération de propagandistes furent au nombre des révolutionnaires qui, dans les années suivantes, passèrent de la parole à l’action : parmi ceux qui tuèrent le tsar Alexandre II se trouvaient plusieurs des prévenus libérés du procès des Cent quatre-vingt-treize, entre autres Jéliabof et Sophie Pérovskaïa.
  12. C’était le nouveau fusil à répétition en usage dans l’armée suisse.
  13. Élisée Reclus m’avait rendu plusieurs fois visite dans le courant de 1877 ; je trouve dans un agenda de l’année ces notes ; « Dimanche 4 mars. Visite d’Élisée Reclus. » — « Dimanche 2 décembre. Visite d’Élisée Reclus et de ses filles. » — « Mardi, 18 décembre. Visite de Reclus à son retour de Cologne. »
  14. Angiolini, dans son livre Cinquant’anni di socialismo in Italia, dit que la police française arrêta également Zanardelli et Nabruzzi, qui se trouvaient à ce moment à Paris. J’ignore si le fait est exact.
  15. Pour payer les factures mensuelles de l’imprimeur, nous avions dû avoir recours (ce que nous n’avions fait autrefois que très exceptionnellement) au système des billets à ordre. Je retrouve dans un livre de comptes la mention des échéances suivantes de billets souscrits pour le Bulletin : 1817. Août 10 : pour facture d’avril, 191 fr. 50 ; — Septembre, 15 : pour facture de mai, 199 fr. 60 ; — Novembre 11: pour facture de juillet, 240 fr. 30 ; — Décembre 20 : pour facture d’août, 273 fr. 05 ; — 1878. Janvier 10 : pour facture de septembre, 247 fr. 85.
  16. Le Travailleur allait lui-même cesser de paraître avec son douzième numéro, celui d’avril 1878.
  17. Le Mirabeau cessa de paraître en mai 1880.
  18. L’Avant-Garde vécut jusqu’au commencement de décembre 1878.
  19. Il fut amnistié en février 1879, à l’avènement de Jules Grévy à la présidence de la République.