L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre XV
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XV


De la seconde quinzaine de septembre à la fin de 1877.


En Espagne, à côté des sections de l’Internationale, il se constitua, dans l’automne de 1877, un nouveau groupement révolutionnaire, composé d’ouvriers qui jusqu’alors avaient emboîté le pas au parti républicain, et qui, s’étant séparés de leurs anciens chefs, formèrent un parti d’action révolutionnaire. Ce parti se donna pour organe une feuille clandestine, la Revolucion popular, qui fut envoyée à notre Bulletin ; ce journal disait : « Convaincus que la liberté ne sera jamais une vérité pour les travailleurs, tant qu’existera le principe de la propriété individuelle des instruments de travail et son frère jumeau le principe d’autorité, nous défendrons dans toute sa franchise la tactique révolutionnaire socialiste qui tend à la destruction de ces deux principes, base de notre servitude et de notre misère ». Le premier numéro se terminait par le salut suivant : « Au doyen de la presse révolutionnaire clandestine, au journal l’Ordre (el Orden), un salut fraternel de la part de la Commission d’organisation révolutionnaire ». L’Ordre, organe de l’Internationale espagnole, qui en était à sa troisième année d’existence, répondit : « Nous rendons cordialement au nouveau journal le salut fraternel qu’il nous a adressé », et le Bulletin ajouta (14 octobre) : « Les socialistes jurassiens font des vœux ardents pour que l’union de tous les travailleurs révolutionnaires de l’Espagne se consolide et se généralise ».


En Italie, bien que la plupart de ceux que nos adversaires se plaisaient à appeler les « chefs » du mouvement fussent sous les verroux ou en exil, la propagande de l’Internationale continuait sans relâche. À Naples avait paru, en août, le journal l’Anarchia, fondé par Covelli : « Les trois premiers numéros ont été saisis ; le n° 4, par nous ne savons quelle bonne fortune, n’a pas eu le même sort ; nous souhaitons de tout cœur la bienvenue à ce champion de nos principes » (Bulletin du 7 octobre). Après le n° 7, l’Anarchia dut être transférée à Florence, où elle n’eut plus qu’un seul numéro (n° 8, 21 octobre). À Rome, à Pérouse, à Florence, dans bien d’autres villes, l’Internationale continuait ses réunions malgré la police ; à Bologne, où, après les événements du Bénévent, les sections avaient été dissoutes, il s’en était reformé deux dès le mois de juin, et peu après on en comptait cinq, qui s’étaient fait représenter aux Congrès de Verviers et de Gand. On nous écrivait, à la fin de septembre : « Les prisonniers de Santa Maria Capua Vetere sont en bonne santé et dans d’excellentes conditions ; leur procès aura lieu, sans doute, au mois de novembre ». L’acte d’accusation, daté du 21 septembre, fut signifié aux accusés quelques jours après ; une copie exacte m’en fut envoyée un peu plus tard par un ami, et je la publiai dans le Bulletin (2 décembre).

Cette pièce est trop longue pour être reproduite ici : je me borne à en extraire la liste complète des accusés, au nombre de trente-sept :


1° Cafiero, Carlo, âgé de 31 ans, docteur en droit, de Barletta ;

2° Malatesta, Enrico, 24 ans, chimiste, de Capoue ;

3° Ceccarelli, Cesare, 35 ans, négociant, de Savignano ;

4° Poggi, Luigi, 31 ans (profession non indiquée), d’Imola ;

5° Bianchini, Giovanni, 27 ans, négociant, de Rimini ;

6° Ceccarelli, Domenico, 27 ans, négociant, de Savignano ;

7° Lazzari, Angelo, 25 ans, typographe, de Pérouse ;

8° Papini, Napoleone, 20 ans, commis-voyageur, de Fano ;

9° Starnari, Antonio, 22 ans, domestique, de Filotrano ;

10° Pallotta, Carlo, 26 ans, tapissier, de Terni ;

11° Conti, Ugo, 25 ans, boucher, d’Imola ;

12° Gualandi, Carlo, 27 ans, maçon, de Dozza ;

13° Facchini, Ariodante, 22 ans, employé de commerce, de Bologne ;

14° Comte Ginnasi, Francesco, 18 ans, propriétaire, d’Imola ;

15° Castellari, Luigi, 31 ans, cordonnier, d’Imola ;

16° Sbigoli, Guglielmo, 30 ans, employé, de Florence ;

17° Bennati, Giuseppe, 37 ans, stuccateur, d’Imola ;

18° Bezzi, Domenico, 35 ans, maçon, de Ravenne ;

19° Cornacchia, Antonio, 41 ans, maçon, d’Imola ;

20° Cellari, Santo, 35 ans, manœuvre, d’Imola ;

21° Poggi, Domenico, 24 ans, maçon, d’Imola ;

22° Buscarini, Sisto, 27 ans, portefaix, de Fabriano ;

23° Lazzari, Uberto, 24 ans, maçon, de Bologne ;

24° Volponi, Giuseppe, 20 ans, maçon, de Pistoia ;

25° Bianchi, Alamiro, 25 ans, tailleur, de Pescia ;

26° Gastaldi, Francesco, 40 ans, lieutenant d’artillerie en retraite (lieu d’origine non désigné) ;

27° Bertollo, Ferdinando, 40 ans, journalier, de Letino ;

28° Fortini, Raffaele, 60 ans, prêtre, de Letino ;

29° Tamburri, Vincenzo, 40 ans, curé de la paroisse de Gallo, originaire d’Isernia ;

30° Roublef, Abraham, 25 ans, négociant, de Kherson, Russie ;

31° Grassi, Gaetano, 31 ans, tailleur, de Florence ;

32° Ardinghi, Leopoldo, 31 ans, tailleur, de Sesto Fiorentino ;

33° Innocenti, Massimo, 27 ans, chapelier, de Florence ;

34° Gagliardi, Pietro, 20 ans, cordonnier, d’Imola ;

35° Matteucci, Florido, 19 ans, étudiant, de Città di Castello ;

36° Ceccarelli, Dionisio, 54 ans (profession non indiquée), de Cesena ;

37° Fruggieri, Silvio, 37 ans, sans profession, de Ferrare.


Nous apprîmes, au commencement de novembre, qu’un ajournement du procès venait d’être décidé : « Il devait avoir lieu en novembre, il ne se fera qu’en février prochain : comme cela nos amis auront trois mois de plus de prison préventive à endurer. Le gouvernement espère arriver ainsi à dompter leur courage, à les démoraliser, à diminuer la fierté de leur attitude; mais, quels que soient les moyens qu’il emploie, il n’y réussira pas. » (Bulletin du 11 novembre.) Ceux des accusés qui étaient détenus à la prison de Bénévent furent transférés, en novembre, à celle de Caserte.


En France, le mois de septembre et la première quinzaine d’octobre furent remplis par l’agitation électorale qui précéda le 14 octobre, jour fixé pour l’élection de la nouvelle Chambre. Les Trois cent soixante-trois se représentaient en bloc, la réaction faisait les derniers efforts pour conserver le pouvoir ; Gambetta avait prononcé, à l’adresse de Mac-Mahon, en juin, son mot fameux : « Se soumettre ou se démettre », et avait été condamné de ce chef à trois mois de prison, — qu’il ne fit pas ; Mac-Mahon avait répondu : « J’y suis, j’y reste ». On s’attendait à des événements graves, peut-être à un mouvement révolutionnaire. La Fédération française de l’Internationale publia un manifeste qui, affiché clandestinement dans les principales villes, fit une sensation considérable ; les journaux cléricaux et bonapartistes le reproduisirent en l’accompagnant de commentaires destinés à terrifier les électeurs et à leur prouver que le seul moyen d’échapper au pétrole des communards était de voter pour les candidats de Mac-Mahon ; le Gaulois, entre autres, imprima le manifeste à sa première page, en gros caractères, en y ajoutant le fac-similé du timbre officiel de la Fédération française. Ce manifeste, rédigé par Brousse, disait :


À quoi vous servirait, ouvriers, d’abattre le gouvernement des curés et des ducs, si vous installiez à sa place le gouvernement des avocats et des bourgeois ? Songez que parmi ceux que vous porteriez au pouvoir, il est des hommes que vos pères y ont placés en février 1848 ; et ces hommes ont fait fusiller vos pères en juin ! N’oubliez pas que parmi ces hommes que vous installeriez au gouvernement, il en est que vos frères y ont envoyés en 1870 ; et ces hommes ont fait ou laissé massacrer vos frères en mai 1871 !... Non, si les barricades dressent leurs pavés sur les places publiques, si elles sont victorieuses, il ne faut pas qu’il en sorte des gouvernants, mais un principe ; pas d’hommes, mais la Commune !


Mais il y avait, à Paris, des gens qui cherchaient à séduire le prolétariat par des promesses de réformes démocratiques ; et le Bulletin signala leur manœuvre en ces termes :

« Pendant qu’il suffisait à l’Internationale d’adresser quelques paroles aux ouvriers français pour mettre en émoi toute la presse, un groupe d’inconnus, qui paraît se composer de quelques ouvriers peu au fait des questions sociales et qui acceptent de confiance la direction d’un ou de plusieurs Tolains en herbe, élaborait à Paris une œuvre qui a vu le jour sous le titre de Manifeste-programme de la démocratie républicaine socialiste de la Seine. Le programme de ces prétendus socialistes se résume dans les points suivants : Amnistie, suppression du budget des cultes, enseignement laïque, système de milices nationales, impôt progressif, suppression du sénat et de la présidence. Nous cherchons en vain ce qu’on peut découvrir de socialiste dans un programme pareil, qui n’est pas même aussi avancé que celui des radicaux bourgeois de la Suisse.

« Nous apprenons par le Mirabeau que ce document, qui a la plaisante prétention de « formuler les revendications du prolétariat parisien », a été rédigé par M. Hippolyte Buffenoir, publiciste ; celui-ci, dans une lettre publique à M. Liebknecht, se glorifie de la paternité de cette belle œuvre.

« Il est possible que ceux qui veulent faire du socialisme légal, parce que ce socialisme mène au Parlement, trouvent le programme de M. Buffenoir de leur goût. Tant mieux, nous ne regretterons pas de n’avoir pas ces gens-là avec nous. Mais nous savons que les ouvriers révolutionnaires français, ceux qui ont combattu pour la Commune et qui attendent leur revanche, ne se laisseront pas prendre à ces niaiseries démocratiques ; ceux-là sont avec nous ; ils ne veulent pas plus du programme Buffenoir que du programme Gambetta : le seul qui réponde à leurs aspirations, c’est le programme révolutionnaire qu’ils ont applaudi en lisant et en propageant le manifeste de la Fédération française de l’Internationale. »

La journée du 14 octobre désappointa grandement l’un et l’autre des deux partis qui se disputaient la victoire. « Mac-Mahon et ses ministres comptaient gagner au moins cent vingt nouveaux sièges à la Chambre : ils n’en ont gagné qu’une quarantaine. Les Trois cent soixante-trois avaient affirmé qu’ils reviendraient quatre cents, et ils ne reviennent que trois cent vingt. Les républicains conservent la majorité, c’est vrai ; mais leur majorité s’est affaiblie... L’hypothèse d’un coup d’État semble devenue très improbable, ce coup d’État se produisît-il même sous la forme mitigée d’une nouvelle dissolution de la Chambre et de restrictions apportées au suffrage universel... ; Mac-Mahon restera au pouvoir en changeant de ministère, et tout sera dit, — jusqu’à une nouvelle crise parlementaire. » (Bulletin du 21 octobre.) C’était là en effet ce qui allait se produire.


En Belgique, une grève éclata dans les derniers jours de septembre chez les mineurs du bassin de Mons ; il y eut des scènes sanglantes, la gendarmerie tira sur la foule, à Wasmes, à Quaregnon. On lit dans notre Bulletin (14 octobre), à ce sujet : « Une fois de plus, nous aurons eu une de ces révoltes du travail qui n’aboutissent qu’à des massacres d’ouvriers sans causer aucun dommage sérieux aux ennemis des travailleurs. Ceux des ouvriers belges qui sont organisés ne pourraient-ils pas se donner pour mission de faire la propagande chez ces mineurs ignorants,... et de chercher à leur faire comprendre le sens de cette résolution du Congrès de Verviers, disant que « le corps de métier doit se proposer, comme but principal, la suppression du patronat et la prise de possession des instruments de travail par l’expropriation de leurs détenteurs ? »

En octobre, à l’occasion d’une visite du roi Léopold à Gand, il y eut dans cette ville une manifestation hostile, des coups de sifflet, des cris de Vive la République. La police arrêta un ouvrier ; mais la foule assaillit aussitôt les gendarmes et délivra le prisonnier ; il est vrai que celui-ci fut arrêté de nouveau la nuit suivante, par une escouade d’agents qui allèrent le cueillir à son domicile. « Voilà donc — écrivit le Bulletin (28 octobre) — le peuple ouvrier gantois qui, lui aussi, au lieu de rester sur le terrain de la légalité, se laisse aller à des manifestations séditieuses, à des Putsch ! Cette petite affaire, de peu d’importance en elle-même, n’indique-t-elle pas que les orateurs belges qui, au Congrès de Gand, prétendaient représenter le sentiment populaire en se faisant les apôtres de la tactique légale et de la politique parlementaire, ne représentaient en réalité que leurs idées personnelles et nullement celles de la masse des ouvriers ? »


En Angleterre, le dixième Congrès annuel des Trade Unions eut lieu à Leicester du 17 au 22 septembre. Dans son discours d’ouverture, le président, après avoir cité divers écrivains sacrés et profanes, fit une déclaration qui « réprouvait de la manière la plus énergique tout attentat contre les personnes et les propriétés », qui « affirmait la liberté individuelle et les droits de la propriété, le respect de la loi et de ses représentants ». Le Comité parlementaire essaya d’obtenir que ses pouvoirs fussent augmentés, et de se faire donner le droit de conseiller et de juger souverainement dans les difficultés et les disputes relatives au travail : « Alors (le jeudi soir) commence un joli tapage, — écrit notre correspondant, — qui prouve combien les gens qui ont subi jusqu’ici ces organisations autoritaires commencent à en être las. Ces Anglais qu’on peint si calmes, si parlementaires, se lèvent avec fureur. Tout le monde parle à la fois... » Après deux jours de discussions violentes, la proposition fut rejetée. Mais il ne faudrait pas croire que tous les opposants fussent des partisans de l’autonomie des groupes : l’argument que l’un d’entre eux fit valoir, c’était que les patrons pourraient se plaindre que les ouvriers, dans leurs revendications, fussent commandés par un pouvoir dictatorial ; cet opposant-là « était donc simplement guidé par la peur de faire de la peine à ces bons patrons et de perdre leur estime ».


En Saxe, Liebknecht fut élu (octobre) député à la Chambre saxonne ; mais il n’était pas éligible, parce qu’il n’y avait pas encore trois ans qu’il était devenu citoyen du royaume de Saxe. Son élection fut donc annulée : Liebknecht réclama, en s’appuyant sur l’art. 3 de la constitution de l’empire, supérieure aux lois particulières des divers États de l’Allemagne, pour affirmer qu’il était réellement éligible ; et le Vorwärts s’écria que la décision du gouvernement saxon devait être cassée, en vertu de la constitution de l’empire, sans quoi cette constitution serait violée ! Le Bulletin fit à ce sujet l’observation suivante : « Voilà à quel renversement des principes on en arrive avec la politique parlementaire et électorale. Des socialistes en sont réduits à invoquer en leur faveur l’autorité de la constitution même par laquelle a été établi en Allemagne le régime impérial ! Nous savons bien que ce n’est, de leur part, qu’un artifice de polémique ; mais avec ces artifices-là on va loin. Plus nous voyons à l’œuvre les partisans de la propagande légale, et plus nous sommes convaincus que le terrain choisi par eux est détestable, et que leur tactique ne peut conduire qu’à la démoralisation politique du peuple travailleur. »

L’Avant-Garde, de Brousse, écrivit de son côté : « Il est de mode aujourd’hui de s’extasier devant les succès obtenus par les frères d’Allemagne, et partout on cherche à les plagier. En faisant cela, on montre tout simplement des connaissances historiques imparfaites. L’Allemagne n’a pas encore eu sa période de centralisation jacobine ; son parti républicain radical n’est pas encore formé. Elle entre dans cette période, et ce parti se forme. Ce qu’on appelle le parti démocrate socialiste allemand n’est pas autre chose qu’une masse hétérogène contenant dans ses flancs le parti républicain mêlé au parti socialiste. Une scission certaine se produira entre ces deux groupes incompatibles. Le parti républicain se développera avec son chef Liebknecht et sa petite bourgeoisie, et le parti socialiste se concentrera de son côté. Liebknecht a été récemment élu en Saxe, mais comment ? En Saxe, le cens électoral existe ; c’est donc au vote, non des ouvriers, mais des petits bourgeois, qu’est dû le succès remporté. Que nos lecteurs soient attentifs à ce que nous venons de leur dire, et ils verront notre opinion de plus en plus corroborée par les faits. »

Le Vorwärts continuait sa propagande en faveur du sultan. Cette attitude lui valut de la part d’un socialiste berlinois l’envoi d’une correspondance dans laquelle la question d’Orient était appréciée au point de vue de l’Internationale. « N’est-ce pas, disait le correspondant, manquer de logique et de justice, que de condamner la révolution des peuples des Balkans, simplement parce qu’on hait le gouvernement russe et que celui-ci cherche à profiter de cette révolution pour réaliser ses plans de conquêtes ?... Nous jeter dans les bras des bachi-bouzouks par crainte des cosaques, nous aplatir devant le Grand-Turc parce que le tsar nous fait peur, me paraît peu digne de nous, et même légèrement ridicule... Justice même pour les Slaves : voilà ce que je demande de vous. À bas la tyrannie turque ! À bas la tyrannie russe ! Vive la révolution des Slaves des Balkans ! » Le Vorwärts imprima la correspondance : mais, dit le Bulletin (28 octobre), « il y a répondu au moyen de soixante-dix-neuf (nous disons soixante-dix-neuf) notes marginales, dans lesquelles il déclare maintenir le point de vue turcophile : la prétendue oppression des Slaves des Balkans, affirme le Vorwärts, n’est qu’une invention de la presse achetée par les roubles russes ; le Turc est en moyenne plus civilisé que le Russe (der Durchschnittstürke ist dem Durchschnittsrussen unzweifelhaft in der Cultur uberleyen), etc. Tous les raisonnements du rédacteur du Vorwärts ne prouvent qu’une chose, c’est qu’il hait les Russes[1]. »


En Russie, le 17 novembre, le grand procès des socialistes, qu’on annonçait depuis si longtemps, commença enfin. Il y avait cent quatre-vingt-treize accusés, parmi lesquels quatre-vingt-deux nobles, dix-sept employés du gouvernement, sept officiers, trente-trois prêtres. Les premières audiences furent occupées par la lecture d’un long acte d’accusation ; après quoi les accusés furent classés en dix-sept groupes, qui devaient être jugés séparément. Le 21 novembre, le tribunal commença le jugement du premier groupe, comprenant ceux qu’on appelait les « adhérents de Tchaïkovsky ». Le discours prononcé par l’accusé Mychkino, le 27 novembre, fit une vive impression. Les audiences continuèrent par le jugement des groupes suivants : elles devaient se prolonger jusqu’en février.

En même temps qu’il frappait les socialistes, le gouvernement faisait répandre le bruit de l’octroi prochain d’une constitution. « Il paraît — lit-on dans le Bulletin du 12 novembre — que décidément le tsar va donner une constitution à ses sujets. On désigne comme les rédacteurs de ce document le prince Gortchakof et M. Jomini[2], et on fixe déjà le mois de juin comme date de la convocation du futur Parlement russe. Alexandre II aura sans doute pensé qu’il valait mieux faire de son vivant quelques petites concessions, que de laisser à son successeur toute la question intacte : en effet, on eût attendu et exigé beaucoup plus d’un nouveau souverain, qu’on n’exigera du tsar régnant ; et, moyennant quelques petites réformes faites à temps, on espère pouvoir conjurer pour un quart de siècle encore la révolution. Qui vivra verra. »


Ma situation matérielle, à Neuchâtel, s’était considérablement améliorée. Outre les leçons que je donnais dans divers pensionnats et à quelques élèves particuliers, j’avais réussi à me créer peu à peu, par ma plume, des ressources qui me constituaient une existence complètement indépendante. Grâce à Aimé Humbert (dont j’ai déjà parlé) et à Stéphan Born[3] j’avais assez régulièrement des traductions à faire, de l’anglais, de l’allemand ou de l’italien. En outre, Pierre Kropotkine m’avait mis en relations avec l’éditeur du Gazetteer pour lequel il travaillait, et je fus chargé, au printemps de 1877, de rédiger pour ce dictionnaire les articles concernant la Suisse, après quoi on me donna encore, successivement, l’Italie et la Grèce. Enfin ma connaissance des langues étrangères me valut, de la part d’un éditeur de Paris, une proposition de collaboration à un ouvrage de longue haleine, collaboration qui commença également au printemps de 1877.

J’ai dit qu’en quittant Champéry, ma femme s’était rendue à Sainte-Croix pour y passer le mois d’août. Ce fut là qu’elle apprit, par un journal, l’issue du procès de Berne, que, par ménagement pour l’état de ses nerfs ébranlés, je n’avais pas voulu lui annoncer encore. Elle en fut très affectée, et les commentaires qu’elle entendait faire dans un entourage où régnaient les préjugés les plus étroits redoublaient sa peine et ses appréhensions. Elle revint à Neuchâtel très abattue, et quand je dus la quitter de nouveau pour aller aux Congrès de Verviers et de Gand, son chagrin s’accrut. Ma future belle-sœur Gertrude von Schack lui tint compagnie pendant mon absence, et fit de son mieux pour lui remonter le moral, sans d’ailleurs y réussir. Lorsqu’enfin il fallut, dans les premiers jours d’octobre, me rendre à Courtelary (Val de Saint-Imier) pour y faire mes quarante jours de prison, elle ne put supporter l’idée de rester à Neuchâtel sans moi, et partit le surlendemain pour Sainte-Croix. Là, à force de se tourmenter, et malgré tout ce que je lui écrivais pour la rassurer, elle tomba sérieusement malade ; et le samedi 20 octobre son état paraissait si alarmant que, prévenu le lendemain par une lettre d’elle[4] et très inquiet, je télégraphiai à ma mère d’aller la chercher et de la ramener à Neuchâtel. Mon excellente mère partit aussitôt pour Sainte-Croix, et le mercredi 24, à sept heures du soir, ma pauvre femme arrivait chez mes parents. Elle m’écrivait le jour suivant : « Je reçois à l’instant ta lettre : merci mille fois... Je me sens déjà un peu mieux... À la gare, Émilie, ton père et Charles nous attendaient avec une voiture, et j’ai trouvé un bon feu au salon en arrivant. On m’a servi mon petit goûter devant le feu. Édouard était arrivé de Paris à trois heures. Je l’engage beaucoup à aller te faire une visite ; j’aimerais bien être à sa place. » Ma mère de son côté m’écrivait : « Notre retour s’est fait heureusement, et je trouve aujourd’hui déjà un mieux dans la figure de cette chère petite femme. J’ai bon espoir que nos soins, le régime, le traitement ordonné et bien suivi, et enfin la distraction de l’entourage produiront un bon effet. » Mon frère Édouard vint me voir le dimanche 28, et, au retour, donna à ma chère malade des nouvelles tout à fait rassurantes de la prison : « Je ne sais, m’écrivait-elle le surlendemain sur un ton moins triste, si on peut s’en rapporter à ce que dit Édouard, s’il est vrai que tu as une mine florissante et que tu es gai comme un pinson. Il prétend que vous êtes tous tellement bien là, qu’il aimerait y être aussi[5]. Moi, je n’en crois que le quart. » Je répondis le lendemain : « Ce qu’Édouard t’a raconté est parfaitement vrai ; notre régime est très tolérable, et les journées passent avec une rapidité surprenante. Mes camarades ont tous engraissé ; mais moi, ayant un tempérament que rien n’engraissera jamais, je suis resté le même. Je trouve les journées trop courtes pour toutes mes occupations : dictionnaires, étude du russe, rédaction du Bulletin, correspondance, visites, etc. Je sortirai d’aujourd’hui en quinze. » L’opinion de la bourgeoisie du canton de Vaud était qu’un emprisonnement, surtout pour un motif politique, constituait une flétrissure pour l’honneur d’une famille ; je fus bien aise de constater qu’on ne pensait pas de même dans les montagnes neuchâteloises ; j’écrivis à ma femme, le 4 novembre : « Mon oncle Charles[6] m’a écrit de Fleurier il y a quelque temps une lettre de théologie, très intéressante, où il dit des choses beaucoup plus sensées que celles que je lis dans les livres et les journaux de la bourgeoisie libérale ; hier j’ai reçu aussi une lettre de mon oncle Édouard, qui m’a fait plaisir, et où il dit carrément que « les Bernois, leur police et leur tribunal se sont conduits indignement », et que je pourrai « sortir de prison la tête haute avec le sentiment de l’innocent, victime de l’injustice ». David [Perret] m’a écrit des farces ; je lui répondrai ce soir. Je voudrais bien que tu pusses venir ici avec la petite ; malheureusement l’état de nos finances ne le permet guère. J’aurais du plaisir à te faire voir mon installation, et tu pourrais juger par tes propres yeux que je ne suis pas trop mal. » L’état de santé de ma femme continua à s’améliorer, et lorsque je revins de Courtelary le mercredi 14 novembre, je la trouvai assez forte pour que nous pussions nous réinstaller dès le lendemain dans notre appartement, sur le quai de l’Évole, au bord du lac[7].

J’ai voulu montrer, en racontant ces détails, comment une bagatelle aussi insignifiante que la condamnation prononcée par les juges de Berne, un séjour en prison qui, pour nous, hommes, était, en réalité, une villégiature et une partie de plaisir, pouvait avoir son côté pénible et attristant lorsque la santé d’une femme aimée était en jeu.

Et maintenant, je vais extraire du Bulletin quelques indications sur nos sections jurassiennes pendant cet automne.

La fédération ouvrière du district de Courtelary prit l’initiative d’une souscription en faveur des condamnés du procès de Berne. La première liste, publiée dans le Bulletin du 30 septembre, porte 100 fr. versés par la section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, 100 fr. versés par Gertrude von Schack, et 54 fr. versés par divers autres souscripteurs.

On lit dans le Bulletin du 7 octobre :

« Lundi 24 septembre, une conférence a été faite à Neuchâtel par Adhémar Schwitzguébel sur ce sujet : Le procès de Berne ; après quoi James Guillaume a parlé des Congrès de Verviers et de Gand. Le public était assez nombreux et exclusivement ouvrier ; il s’est montré très sympathique aux idées émises, et plusieurs nouveaux membres se sont fait inscrire dans la section de l’Internationale...

« Deux conférences ont été faites par Paul Brousse avant son entrée en prison, le samedi 27 septembre à Saint-Imier, et le dimanche 30 à Sonvillier. Ces deux soirées ont très bien réussi. À Sonvillier, on avait organisé une tombola, et un certain nombre d’ouvriers de Saint-Imier étaient venus à la réunion ; la nouvelle Section italienne n’avait pas fait défaut : à huit heures du soir elle faisait son entrée à Sonvillier en chantant I Romagnoli. Il y a en ce moment, au Val de Saint-Imier, beaucoup de vie et d’animation parmi les ouvriers : les derniers événements locaux ont donné une énergique impulsion à la propagande socialiste, et dans tout le Jura, dans la population bourgeoise même, les sympathies sont pour l’ Internationale contre le gouvernement de Berne[8]...

« La section de Fribourg annonce qu’elle se propose de donner le 14 courant une soirée familière suivie d’une tombola en faveur des familles des condamnés du procès de Berne...

« À la prison de Courtelary, il ne s’est pas trouvé assez de cellules disponibles pour que les condamnés habitant le Val de Saint-Imier pussent se constituer prisonniers tous à la fois ; quelques-uns d’entre eux seulement ont trouvé de la place, et les autres sont obligés d’attendre leur tour. À l’heure qu’il est, les condamnés qui font leur prison à Courtelary sont au nombre de huit : Joseph Lampert (60 jours), Ulysse Eberhardt, Adhémar Chopard, Alcide Dubois, Camille Châtelain, Adolphe Herter, Henri Eberhardt, et James Guillaume (chacun 40 jours). Châtelain, qui est peintre en cadrans, travaille de son métier dans sa cellule ; Lampert et Chopard sont ensemble dans une grande cellule : le premier est graveur, l’autre guillocheur, et ils travaillent aussi de leur métier. Lorsqu’ils sont entrés en prison, au milieu de septembre, il a fallu prendre un char et un cheval pour transporter de Sonvillier à Courtelary le tour à guillocher de Chopard ; les condamnés ont profité du véhicule pour faire la route, et, après avoir arboré sur le char un drapeau rouge, ils ont traversé ainsi Saint-Imier, Villeret, Cormoret et Courtelary. James Guillaume s’est constitué prisonnier vendredi (5 octobre), et a apporté avec lui, sans que le geôlier y mît obstacle, une malle pleine de livres pour pouvoir continuer sa besogne quotidienne. Les quatre autres prisonniers, deux graveurs (Herter et Henri Eberhardt), un guillocheur (Ulysse Eberhardt), et un faiseur de secrets (Alcide Dubois), sont malheureusement sans travail, l’ouvrage étant rare en ce moment de crise.

« Chautems, de Bienne, qui n’avait que dix jours, a déjà fait sa prison à Courtelary.

» À Berne, deux autres condamnés à dix jours, Simonin et Gleyre, subissent leur peine en ce moment. Brousse (30 jours) s’est constitué prisonnier à Berne mardi dernier 2 octobre. »

Pittet fit sa prison en novembre, et Rinke revint à Berne pour faire ses 60 jours, en décembre. Les autres condamnés domiciliés à Berne avaient préféré changer de résidence et conserver leur liberté.

Du Bulletin du 14 octobre : « La fédération du district de Courtelary s’occupe en ce moment de l’organisation, à Sonvillier et à Saint-Imier, pour cet hiver, de séances d’études... Les condamnations dans le procès de Berne, loin d’affaiblir notre organisation, n’auront fait que la consolider, en déterminant davantage toute notre jeunesse socialiste à se vouer complètement à la révolution sociale. Les sections de métier adhérentes à l’assurance mutuelle sont appelées, par la section des métiers réunis, à combiner leur action pour le développement de cette institution dans le district de Courtelary. »

Dans le même numéro, le Bulletin annonçait la fondation à Genève et publiait les statuts d’une « association anarchiste de production d’ouvriers cordonniers », constituée par huit membres fondateurs.

Du Bulletin du 28 octobre : « Depuis le moment où nous avons donné la statistique des détenus de la prison de Courtelary, des mutations se sont produites dans le personnel de l’établissement. Alcide Dubois, Henri Eberhardt, Ulysse Eberhardt sont sortis dans le courant de l’avant-dernière semaine ; Châtelain et Chopard ont à leur tour vu les portes de leurs cellules se rouvrir la semaine suivante. Lœtscher et Bræutschi sont venus se constituer prisonniers pour quarante jours, le premier il y a trois semaines, le second il y a huit jours. Les détenus de Courtelary sont donc actuellement au nombre de cinq : Herter, Lampert, James Guillaume, Lœtscher et Brœutschi. Fritz Huguenin, Graber et Zurbuchen n’ont pas encore subi leur peine. »

Une lettre de Brousse, publiée dans ce même numéro, donnait les détails suivants sur sa captivité (il était enfermé dans la tour, bien connue des touristes qui visitent Berne, qu’on appelle le Köfigthurm) :

« Je suis écroué avec des citoyens qui, tout en se montrant amants trop passionnés de la propriété individuelle, n’ont pas été assez habiles ni assez riches pour se faire appeler banquiers, et que les tribunaux ont alors tout simplement appelés voleurs[9]. Je ne m’en plains pas, car cette cohabitation me fournit l’occasion d’une foule d’observations intéressantes. Nous habitons, trois voleurs (dont un pauvre enfant de douze ans) et moi, une cellule de cinq mètres sur quatre : ce n’est pas large. Je vais vous faire, aussi poliment que possible, les honneurs de notre logement. Si vous venez nous rendre visite, vous apercevrez en entrant la paroi la moins intéressante de notre réduit : une muraille nue, une planche, et sur cette planche deux pots de terre pleins d’eau (nous buvons deux dans le même), et c’est tout. À droite se trouve la croisée (avec sept barreaux de fer entrelacés et une hotte extérieure), et devant elle une table et quatre bancs... À gauche, vous trouvez la troisième paroi : contre elle, nous entassons chaque matin, comme le règlement l’exige, nos lits, ce qui lui donne un peu l’aspect d’une étagère de navire. En sortant, vous jouirez de la vue de la quatrième muraille, de beaucoup la plus intéressante, — c’est par là qu’on sort ! Un y voit une porte de chêne solidement construite, verrouillée, cadenassée... ; à côté, à ras du sol, une porte quatre fois plus petite, en tout semblable, mais s’ouvrant en dedans. N’ouvrez pas ! C’est la loge à Barri. Barri a deux anses, il est énorme, et sert... Bouchez-vous le nez, et passons. Chaque matin à six heures on se lève et on va se promener dans une cour étroite une dizaine de minutes. Chacun à tour de rôle prend sous les bras le Barri collectif, et le vide dans un immense entonnoir où l’on voit des réalités que seule la plume de Zola pourrait dépeindre. Si c’est cela qu’on appelle prendre l’air, j’aime mieux rentrer dans ma cage... Ceux qui nous gardent sont d’excellentes gens qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous rendre moins pénible la privation de la liberté. Malgré cela, je me surprends parfois à répéter les vers de Musset :

On dit : Triste comme la porte
……….D’une prison ;
Et je crois, le diable m’emporte,
……….Qu’on a raison. »

Brousse, à sa sortie de prison, devait quitter Berne, étant banni pour trois ans du territoire du canton : il alla passer quelques semaines, avec Mlle Landsberg, chez Pindy à la Chaux-de-Fonds. Werner ayant dit adieu à l’inhospitalière Helvétie sans esprit de retour, il était devenu impossible de continuer à faire paraître l’Arbeiter-Zeitung ; elle suspendit sa publication en octobre, ce qui remplit de joie les « socialistes » Greulich et Moor. Toutefois, la sentence de bannissement portée contre Brousse ne fut pas mise à exécution ; le professeur Schwarzenbach obtint du gouvernement bernois qu’on n’inquiéterait pas son assistant de laboratoire, en sorte que le jeune chimiste[10] put rentrer à Berne, où le Bulletin le montre faisant le 24 décembre une conférence sur les programmes et les moyens d’action des partis socialistes.


Le vote du peuple suisse pour l’acceptation ou le rejet du projet de loi relatif au travail dans les fabriques avait été fixé au dimanche 21 octobre. Le Bulletin publia sur cette question l’article qui suit (écrit avant mon voyage à Courtelary) :


Dans beaucoup de cantons, le parti radical, auteur de ce projet, organise des réunions publiques où des orateurs bourgeois vanteront aux ouvriers les bienfaits de la loi nouvelle et feront le panégyrique du régime politique qui l’a enfantée. L’Arbeiterbund, qui voit dans cette loi un « progrès », engage tous ses adhérents à aller, le 21 octobre, déposer dans l’urne un oui énergique. Pour nous, qui ne croyons pas qu’une amélioration sérieuse puisse être apportée au sort des travailleurs autrement que par la suppression préalable de la bourgeoisie comme classe, et aux yeux de qui toutes les prétendues réformes législatives ne sont qu’un trompe-l’œil, une simple apparence superficielle qui ne change rien au fond même de la machine gouvernementale, nous nous abstiendrons.

... La bourgeoisie prouve, et par toutes les institutions dans lesquelles elle prétend enfermer l’humanité, et par les soi-disant améliorations mêmes qu’elle a l’air de vouloir apporter à de vieux abus, qu’elle ne veut pas sincèrement la liberté et l’égalité. Et nous qui les voulons, nous ne devons pas aider les bourgeois dans leurs replâtrages et dans leurs « progrès » : nous devons les laisser faire, et les juger et les condamner, en montrant, par la critique de leurs œuvres, leur incapacité, leur égoïsme et leur mauvaise foi.

C’est à la bourgeoisie, à elle seule, à faire une loi sur les fabriques. Les socialistes ne peuvent pas demander une pareille loi, parce que ce serait une inconséquence : lorsqu’on se propose pour but l’abolition du salariat, la suppression du prolétariat, on ne peut pas prêter les mains à un arrangement dont la base même suppose l’existence d’un prolétariat comme un fait nécessaire et éternel, à un arrangement qui, s’il était sérieusement conclu, constituerait légalement le prolétariat à l’état de caste régie par des lois spéciales, placée entre les bourgeois, qui seuls ont droit à la liberté complète et au self-government, et les bêtes de somme, qui travaillent pour autrui, comme les prolétaires, et que la Société protectrice des animaux défend contre certaines brutalités stupides de leurs maîtres.

La bourgeoisie offre aux ouvriers de petits allégements, de petites concessions, — sur le papier, — à la condition qu’ils continuent à travailler pour elle. Une pareille proposition est-elle acceptable ? Non... À ceux qui cherchent, par de semblables moyens, à endormir l’instinct révolutionnaire chez les ouvriers et à faire durer la société bourgeoise, il faut répondre — et on répondra un jour — par la révolte des esclaves.


Le 14 octobre, autre article du Bulletin, écrit à Courtelary :


Les radicaux bourgeois, nous l’avons dit dans notre article précédent, patronnent en Suisse la loi sur les fabriques. Mais veulent-ils réellement l’amélioration du sort de l’ouvrier ? Souhaitent-ils, de bonne foi, voir l’État intervenir entre le fabricant et ses salariés, limiter la journée de travail, imposer un frein aux exigences inhumaines du capital ? Oh ! non ; s’ils appuient cette loi faite par leurs représentants, c’est qu’ils savent bien que cet acte d’apparente philanthropie ne gênera en rien leur exploitation...

Dans une assemblée de délégués du parti radical et de la société du Grütli, tenue à Corcelles (canton de Neuchâtel), on a pu voir un exemple de ce que nous affirmons. Un fabricant d’horlogerie radical, M. Louis Thévenaz, du Locle, a manifesté des défiances à l’égard du projet de loi : il craint, a-t-il dit, que si les dispositions en sont appliquées aux ateliers d’horlogerie dans le Jura, il n’en résulte des inconvénients graves pour l’industrie horlogère, — au point de vue des bénéfices des fabricants, naturellement. Et qu’a-t-on répondu à M. Thévenaz pour le rassurer ? On lui a déclaré que la loi des fabriques ne concerne nullement l’industrie horlogère ; qu’elle ne sera appliquée que dans certains grands établissements industriels de la Suisse orientale, et que, par conséquent, un bourgeois neuchâtelois peut déposer un oui dans l’urne en faveur de cette loi sans crainte de voir ses intérêts compromis.

Voilà de quelle nature sont les « progrès » que le parti radical réalise en faveur des travailleurs : il fait une loi pour protéger les ouvriers, mais il ne la vote qu’à la condition formelle que cette loi ne changera rien à ce qui existe.

Est-on bien sûr, néanmoins, que, si la loi sur les fabriques est adoptée, rien ne sera changé aux conditions actuelles du travail dans la région jurassienne, où l’horlogerie forme l’industrie nationale ? Les conditions ne seront pas améliorées, certainement ; mais qui sait si elles ne pourront pas empirer ? Un exemple : le projet de loi fixe la durée normale de la journée de travail à onze heures ; or, il y a chez nous des corporations qui, à force de luttes, ont réussi à imposer aux patrons la journée de dix heures ; quelle figure feraient les ouvriers graveurs si, après l’adoption de la loi, leurs patrons venaient leur dire : Maintenant que la journée normale de travail est légalement de onze heures pour toute la Suisse, il convient de modifier nos conventions et de rétablir aussi chez nous la journée de onze heures ?

Sur quoi s’appuieraient les graveurs pour résister a cette prétention ? Sur leur organisation, et nous espérons qu’ils sauraient maintenir ce qu’ils ont conquis. L’organisation ouvrière, là est la vraie force pour la réalisation des progrès économiques : les textes de loi ne sont que des phrases que les hommes du pouvoir interprètent à leur fantaisie ; l’organisation est le levier qui permettra un jour au peuple travailleur de s’émanciper sans la loi et contre la loi.


La loi fut votée, et je commentai le vote en ces termes dans le Bulletin du 28 octobre :


La loi sur les fabriques a été adoptée dimanche dernier par une petite majorité de votants. Nous allons donc être dotés d’une législation qui devra, disent ses auteurs, améliorer la position économique des ouvriers suisses.

Si les partisans de la loi, et tous ceux qui, de façon générale, croient pouvoir intervenir dans les questions économiques par la voie de réformes législatives, tout en laissant subsister le régime actuel de propriété capitaliste, — si ces gens-là ont raison, dans dix ans la loi aura eu le temps de faire sentir ses heureux effets : l’exploitation des salariés par les fabricants devra avoir diminué ; l’introduction de la journée normale de travail devra avoir mis obstacle à l’avilissement croissant des salaires, et, en même temps, avoir donné à l’ouvrier de fabrique des heures de loisir dont il aura profité pour s’instruire ; enfin les dispositions protectrices relatives aux femmes et aux enfants auront arrêté la dégénérescence de la race...

Eh bien, nous disons ceci : Dans dix ans — à supposer que de grands événements européens ne soient pas venus avant ce terme apporter un changement révolutionnaire dans la société actuelle — dans dix ans, malgré la loi sur les fabriques, l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie aura encore augmenté ; le taux des salaires aura encore diminué ; l’ouvrier de fabrique sera aussi ignorant qu’auparavant ; et comme, par le développement croissant de la grande industrie, une portion plus considérable des ouvriers suisses aura dû subir le régime des manufactures et des usines, il y aura alors plus d’ouvriers ignorants et abrutis qu’aujourd’hui ; la race aura continué à dégénérer, malgré les mesures d’apparente humanité prescrites par la loi à l’égard des femmes et des enfants, et les conseils de réforme verront défiler devant eux un nombre toujours plus grand de recrues impropres au service[11]. Voilà quel est l’avenir fatal, inévitable, que nous prépare le régime de la production capitaliste, malgré toutes les lois sur les fabriques que pourra inventer l’imagination des philanthropes et que pourra voter un peuple qui se laisse abuser par de vains mots de liberté et de progrès.

La cognée doit être portée à la racine de l’arbre. C’est le système même du salariat qu’il faut abolir, par l’établissement de la propriété collective ; et ce résultat, on ne l’obtiendra pas en votant des lois, mais en détruisant le privilège par le soulèvement des opprimés contre les oppresseurs.


Voici enfin, comme épilogue, deux derniers extraits du Bulletin :


Un fait curieux, c’est que, si la loi a passé, c’est grâce aux votes, non pas des ouvriers, mais, en grande partie, de la petite bourgeoisie et des paysans, et qu’elle a eu beaucoup plus de voix dans certains cantons agricoles et ultramontains, que dans d’autres cantons industriels et libéraux.

Ainsi, les cinq cantons catholiques de la Suisse primitive, où il n’y a presque aucune industrie, ont donné une proportion de oui plus considérable que tous les autres cantons : Lucerne a fourni 10700 oui contre 7000 non : Uri, 1166 oui contre 420 non ; Schwytz, 4475 oui contre 1443 non ; Unterwald, 3230 oui contre 537 non ; Zug, 2067 oui contre 617 non.

Par contre, dans le canton de Genève la loi a été rejetée par 4187 non contre 3203 oui. Dans le canton de Zürich, le foyer central de l’agitation en faveur de la loi, où tout a été mis en œuvre pour en obtenir l’adoption, les districts de fabriques (Horgen, Hinweil, Pfäffikon, Uster) l’ont rejetée, tandis que les districts agricoles l’ont adoptée.

On ne peut donc pas prétendre que la loi ait été votée par les ouvriers, et que ceux-ci aient remporté une victoire. La loi a reçu des voix de tous les partis, et, si les paysans ultramontains des petits cantons n’eussent pas voté en sa faveur, elle n’aurait pas été adoptée. (Bulletin du 4 novembre.)

Nous avons rapporté les singuliers arguments dont se sont servis les radicaux suisses pour engager leurs amis à voter la loi. Ils leur affirmaient que cette loi ne s’appliquerait qu’aux grandes fabriques, et laisserait par conséquent en dehors de son action la presque totalité de la population ouvrière, en sorte qu’elle n’apporterait, surtout dans la Suisse française, aucune modification à la situation existante.

À Genève, ces choses ont été dites comme ailleurs. À la veille du vote du 21 octobre, une proclamation a été adressée aux électeurs par les partisans de la loi pour leur en recommander l’adoption ; et, qu’on le note bien, au bas de cette proclamation figure entre autres la signature d’un ouvrier socialiste, nommé député au Grand-Conseil lors des élections de 1876. Or voici ce qu’on lit textuellement dans ce document :

« Cette loi ne peut être faite contre les fabricants, puisqu’elle émane d’une assemblée qui ne compte pas un seul ouvrier dans son sein, et qu’elle a été proposée par une commission composée en majorité de fabricants.

« Elle n’apportera aucune modification, aucun changement à nos habitudes et à notre travail[12]. »

Et pendant qu’on cherchait ainsi à démontrer aux électeurs bourgeois la complète innocuité de la loi, on disait ailleurs aux ouvriers que, si la loi était adoptée, elle mettrait un terme à la tyrannie et à l’arbitraire de leurs patrons et leur assurerait une existence plus humaine. Qui a-t-on voulu tromper ? (Bulletin du 11 novembre.)


Le 1er novembre, la Section italienne de Saint-Imier, composée surtout de manœuvres et d’ouvriers du bâtiment qui retournaient en hiver dans leur pays, donna une soirée d’adieu aux membres de la fédération ouvrière locale. « La soirée fut animée, et les paroles qui furent échangées ont prouvé que la propagande faite parmi les ouvriers italiens avait porté ses fruits, et que, d’un autre côté, les ouvriers horlogers savaient apprécier ces amis voués aux durs travaux de l’industrie du bâtiment. Beaucoup reviendront au printemps et reconstitueront ainsi le noyau affaibli durant l’hiver. Nous saluerons avec satisfaction ce retour, parce que nous avons pu nous convaincre qu’il existe chez ces hommes d’excellentes qualités qui font généralement défaut à nos populations horlogères. »

Une lettre de la Chaux-de-Fonds nous apporta la nouvelle que voici : «Dimanche dernier (18 novembre), la Chaux-de-Fonds avait à élire un député au Grand-Conseil, en remplacement d’un représentant démissionnaire. Le choix du comité radical s’est porté sur M. Fritz Robert, architecte, qui a été élu sans opposition. M. Fritz Robert est un ancien membre de l’Internationale[13], qui a été délégué au Congrès de Bâle en 1869, et a fait partie du Comité fédéral romand en 1870. Il accepte maintenant le mandat de député de la main des radicaux. Nous ne demandons pas mieux que de croire qu’il est resté fidèle à ses anciennes convictions ; et nous allons voir, maintenant qu’il siégera parmi nos législateurs, ce qu’un socialiste peut faire d’utile au Grand-Conseil : nous l’attendons à l’œuvre. » (Bulletin du 25 novembre.)

Une revue socialiste mensuelle en langue allemande, fondée par le Dr F. Wiede, paraissait à Zürich depuis le mois d’octobre ; elle s’appelait Die Neue Geseltschaft (la Société Nouvelle). C’était un organe éclectique. Nous fûmes invités, mes amis et moi, à y collaborer ; et, pour montrer notre bonne volonté, nous acceptâmes ; mais ce n’est que dans les premiers mois de 1878 que Brousse et moi écrivîmes, pour ce périodique, chacun un article.

Mais à côté de cette manifestation qui indiquait, chez certains Allemands, un état d’esprit conciliant, il y avait la propagande des irréconciliables, qui, inlassablement, travaillaient à semer la zizanie et à « organiser la désorganisation » au profit de leur chapelle. On lit dans le Bulletin du 2 décembre :

« Nos lecteurs se souviennent que dans un Congrès tenu à Neuchâtel en mai dernier, l’Arbeiterbund et le Grütli ont résolu la création d’un parti démocrate socialiste suisse, ou plutôt, pour lui conserver son nom allemand, d’une organisation appelée Sozialdemokratische Partei in der Schweiz. Le programme de ce parti vient d’être élaboré par une commission qui a siégé à Berne le 18 novembre dernier, et dont la personnalité la plus marquante était Greulich, le rédacteur de la Tagwacht. »

Le Bulletin analyse ensuite les déclarations de principe placées eu tête du programme, déclarations dans lesquelles on avait prudemment évité de toucher à la question de la propriété ; et il montrait que les hommes de l’Arbeiterbund étaient des opportunistes qui voulaient se ménager la possibilité d’une alliance avec le parti radical. Dans le numéro suivant, il faisait voir que les revendications politiques de ce programme ne dépassaient pas l’horizon intellectuel des radicaux, de ces « idéalistes de la bourgeoisie » qui veulent « appliquer à la société future les institutions créées par la bourgeoisie en les perfectionnant ». Quant aux revendications économiques, au nombre de cinq (fondation de sociétés de métier, salaire égal pour les hommes et les femmes, création de bureaux de renseignements, élévation permanente du salaire, fondation de sociétés coopératives de production), le Bulletin (23 décembre) objecta que si deux d’entre elles méritaient d’être approuvées, les trois autres avaient un caractère utopique et décevant : « Ce socialisme -là, conclut-il, n’est pas fait pour causer de bien vives inquiétudes à nos gouvernants ».

Je quitte la Suisse pour achever ce qui reste à dire des pays voisins dans cette fin d’année.


En Italie, un vote de la Chambre chassa Nicotera du ministère, en décembre. Il fut remplacé par Crispi, qu’on disait plus « avancé », mais qui allait montrer bien vite qu’il était seulement plus canaille.

Le 30 décembre, la Chambre des mises en accusation de Naples rendit son arrêt dans l’affaire des insurgés du Bénévent et du Matèse. Elle mit hors de cause les deux prêtres et le paysan qui avait servi de guide ; et, rejetant les conclusions du procureur général, qui envisageait comme des crimes et délits de droit commun l’invasion des communes de Gallo et de Letino, le pillage des caisses publiques, l’incendie des papiers, etc., elle renvoya les trente-quatre socialistes devant la cour d’assises sous la prévention de conspiration et d’attentat ; mais elle qualifia toutefois de crime de droit commun la complicité éventuelle dans le meurtre du carabinier Santamaria, qui, blessé à San Lupo le soir du 5 avril, était mort quatre jours après des suites de sa blessure. Le procureur général fit appel, devant la Cour de cassation de Naples, de l’arrêt de la Chambre des mises en accusation, ce qui allait causer un nouveau retard d’un mois et demi.

Nos amis détenus commençaient à trouver le temps bien long. Je correspondais assez régulièrement avec eux, et dans le courant de l’hiver je leur fis un envoi de livres pour leur procurer quelques distractions. Cafiero, d’un naturel studieux et méditatif, occupa une partie de ses loisirs forcés à écrire un petit ouvrage qui fut imprimé en 1879, après sa libération : c’était un Abrégé (en italien) du Kapital de Karl Marx, fait d’après la traduction française de J. Roy[14]. Marx analysé et commenté par un des insurgés de la bande du Matèse ! voilà à quoi ne s’attendaient guère les gens qui, dans la Tagwacht et le Vorwärts, avaient couvert d’outrages les révolutionnaires italiens. Dans sa préface, datée de mars 1878, Cafiero s’exprime ainsi (je traduis) : « Un profond sentiment de tristesse m’a saisi, en étudiant le Kapital, quand j’ai pensé que ce livre était, et resterait qui sait combien de temps encore, complètement inconnu en Italie. Mais s’il en est ainsi, me suis-je dit ensuite, cela signifie que mon devoir est justement de m’employer de toutes mes forces (a tutt’ uomo) à ce qu’il n’en soit plus ainsi. Et que faire ? Une traduction ? Ah mais non ! Cela ne servirait à rien. Ceux qui sont en état de comprendre l’œuvre de Marx telle qu’il l’a écrite connaissent certainement le français, et peuvent recourir à la belle traduction de J. Roy, entièrement revue par l’auteur... C’est pour une tout autre sorte de gens que je dois travailler... mon travail doit donc être un abrégé facile et court du livre de Marx... Restreinte et modeste est ma tâche. Je dois seulement guider une troupe d’ardents adeptes (volenterosi seguaci), par le chemin le plus facile et le plus court, au temple du Capital ; et là démolir ce dieu, pour que tous puissent voir de leurs yeux et toucher de leurs mains les éléments dont il se compose ; et arracher les vêtements de ses prêtres, afin que tous puissent voir les taches de sang humain qui les souillent et les armes cruelles avec lesquelles ils immolent chaque jour un nombre sans cesse croissant de victimes. »

À la fin de l’Abrégé (chapitre X, p. 121 ), parlant en son nom propre, Cafiero cite cette phrase de Marx, à propos des atrocités commises en Angleterre et partout par les capitalistes : «Si, comme le dit Marie Angier (1842), c’est avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces que l’argent est venu au monde, le capital, lui, y est venu suant le sang et la boue par tous les pores », — et il ajoute :

« Et c’est là tout simplement de l’histoire, ô bourgeois, une triste histoire de sang bien digne d’être lue et méditée par vous qui savez, dans votre vertu, exprimer une sainte horreur pour la soif de sang[15] des révolutionnaires modernes ; par vous, qui déclarez ne pouvoir permettre aux travailleurs que le seul usage des moyens moraux[16]. »

Enfin, dans les pages intitulées Conclusion, Cafiero écrit :

« Le mal est radical. Il y a déjà longtemps que le savent les travailleurs du monde civilisé, — pas tous, certainement, mais un grand nombre ; et ceux-ci préparent déjà les moyens propres à le détruire.

« Ils ont considéré : 1° que la source première de toute oppression et de toute exploitation humaine est la propriété individuelle ; 2° que l’émancipation des travailleurs (l’émancipation humaine) ne peut être fondée sur une nouvelle domination de classe, mais sur la fin de tous les privilèges et monopoles de classe et sur l’égalité des droits et des devoirs ; 3° que la cause du travail, la cause de l’humanité, n’a pas de frontières ; 4° que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Et alors une voix puissante a crié : Travailleurs du monde entier, unissons-nous ! Plus de droits sans devoirs plus de devoirs sans droits ! Révolution !

«... Le mot Révolution pris dans son sens le plus large, dans son sens véritable, signifie retour au point de départ, transformation, changement. En ce sens, la révolution est l’âme de toute la matière infinie. En fait, tout, dans la nature, accomplit un cycle éternel, tout se transforme, mais rien ne se crée et rien ne se détruit. La matière, demeurant toujours la même en quantité, peut changer de forme en des modes infinis... La matière, donc, passant d’un mode de vie à un autre mode, vit en changeant sans cesse, en se transformant, en se révolutionnant.

« Or, si la révolution est la loi de la nature, qui est le tout, elle doit être aussi nécessairement la loi de l’humanité, qui est la partie... Mais les bourgeois, après être arrivés, par le massacre, l’incendie et la rapine, à conquérir le poste de dominateurs et d’exploiteurs du genre humain, croient pouvoir arrêter le cours de la révolution. Ils se trompent... Une fois abattus les obstacles matériels qu’on lui oppose, et laissée libre dans son cours, la révolution saura réaliser, parmi les hommes, l’équilibre, l’ordre, la paix et le bonheur...

« Mais comment feront les travailleurs pour rétablir le cours de la Révolution ? Ce n’est pas ici le lieu de développer un programme révolutionnaire... : nous nous bornerons, pour conclure, à répondre par ces paroles, recueillies de la bouche d’un travailleur, et placées en tête de ce volume comme épigraphe : L’ouvrier a tout fait : et l’ouvrier peut tout détruire, parce qu’il peut tout refaire. »


En France, des journaux radicaux de Lyon, que gênait le manifeste de la Fédération française de l’Internationale, avaient prétendu que ce manifeste était l’œuvre de la police, et que Pindy l’avait désavoué. La Commission française fit paraître, au commencement de novembre, un second manifeste confirmant le premier, et l’envoya aux journaux lyonnais le Progrès et le Petit Lyonnais, avec une lettre disant : « Notre Commission a décidé de vous envoyer ce deuxième manifeste destiné à répondre à vos calomnieuses insinuations, et de l’accompagner d’une lettre signée de tous ses membres, pour que l’envie ne vous prenne pas de nouveau d’en nier l’authenticité... (Signé) P. Jeallot, ex-officier de la Commune de Paris ; H. Ferré, tapissier ; Dumartheray, lampiste ; Ch. Alerini, ex-membre de la Commune de Marseille ; Pindy, secrétaire correspondant, ex-membre de la Commune de Paris. — P. S. : Si nous étalons ainsi nos anciens titres, ce n’est pas, croyez-le bien, par vaine gloriole, mais pour fermer la bouche à ceux qui seraient capables de nous faire passer pour des bonapartistes. »

On annonça, en novembre, que Jules Guesde allait publier un journal à Paris. Un correspondant parisien nous écrivit à ce sujet ce qui suit (Bulletin du 4 novembre) :

« Il va se publier ici un journal qui s’annonce comme socialiste et qui s’appellera l’Égalité ; son premier numéro paraîtra le 10 novembre. Ce sera une partie de la rédaction de feu les Droits de l’Homme et de feu le Radical qui fera ce journal, sous la direction de M. Jules Guesde (ce même M. Guesde qui dans le Radical a traité si injurieusement les socialistes italiens[17]) ; cela suffit pour que vous puissiez juger des véritables tendances de cette nouvelle publication. On annonce que les correspondants pour l’Allemagne seront Bebel et Liebknecht, pour l’Italie Gnocchi et Zanardelli. Les chambres syndicales n’auront rien à voir dans ce journal, ni les ouvriers révolutionnaires non plus : ce sera une feuille tout simplement radicale, représentant un petit groupe d’hommes qui, dans les dernières élections, s’étaient joints à la coalition bourgeoise des Trois cent soixante-trois contre le gouvernement de Mac-Mahon. Un article que Guesde a récemment publié dans la nouvelle revue allemande de Berlin, die Zukunft[18], disait positivement que les ouvriers doivent voter pour les candidats de la république bourgeoise, parce qu’il s’agit avant tout de maintenir la forme républicaine contre les tentatives des monarchistes : voilà qui indique suffisamment la couleur et les intentions de ce groupe de journalistes et d’ambitieux qui désirent arriver à la Chambre. M. Buffenoir, qui a publié avec quelques autres un « Manifeste de la démocratie républicaine socialiste du département de la Seine », — un vrai pot-pourri, — n’a aucune influence à Paris. C’est un homme mort, tué par le ridicule. »

Le 18 novembre, le Bulletin, revenant sur la question, saluait en ces termes l’apparition de l’Égalité :

« Ce journal se donnera pour mission d’engager le prolétariat parisien dans la voie de la politique parlementaire, en lui conseillant de voter pour les radicaux. Grâce au suffrage universel, — telle est la théorie de messieurs les rédacteurs de l’Égalité et des autres journaux de même nuance, — le peuple français peut exercer sa souveraineté : il doit faire usage de cette souveraineté, d’abord, pour maintenir la république, et pour cela il doit voter pour les candidats radicaux ; en second lieu, pour opérer des réformes sociales, et à cet effet il doit donner aux candidats élus par lui le mandat impératif de faire des lois favorables aux travailleurs. Nous ne pouvons mieux montrer le vide de toute cette théorie parlementaire, et faire toucher au doigt la duperie du suffrage universel, qu’en reproduisant le jugement porté par M. Jules Guesde lui-même, il y a cinq ans, sur la tactique de ceux qui engagent les ouvriers à user du vote comme d’un moyen d’émancipation et de propagande. Voici ce qu’écrivait M. Guesde dans l’Almanach du peuple pour 1873[19] : [Suit le passage, si souvent reproduit depuis, dans lequel Jules Guesde démontre la duperie du suffrage universel]. Les choses ont-elles changé depuis lors ? Le suffrage universel a-t-il cessé d’être ce qu’il était ? Les leçons de l’histoire n’ont-elles plus la même signification ? Ou plutôt n’est-ce pas M. Guesde qui, de proscrit étant devenu journaliste radical, a trouvé opportun[20] de changer de convictions ? »

Un Congrès ouvrier, pour faire suite à celui qui s’était réuni à Paris en 1876, était en préparation, et on avait annoncé qu’il s’ouvrirait à Lyon le 9 décembre. Divers motifs en firent remettre l’ouverture au 20 janvier suivant.

Le ministère de Broglie avait dû se retirer : Mac-Mahon le remplaça le 23 novembre par le ministère du général de Rochebouët, dont la tâche devait être d’accomplir un coup d’État militaire. Des ordres furent donnés, et l’exécution du complot fixée au 14 décembre[21]. Mais Mac-Mahon et ses complices manquèrent de résolution, et le 13, le maréchal, capitulant, se décida à confier à Dufaure le mandat de constituer un ministère pris dans les rangs de la majorité dite « républicaine ».


En Belgique, la Chambre du travail de Bruxelles avait publié un Almanach de l’ouvrier pour 1878. Il contenait un article d’un journaliste radical de Paris, Sigismond Lacroix, où le but et les moyens du socialisme militant étaient définis en ces termes :

« Voilà le but : détruire l’arsenal des lois anti-libérales que les classes dirigeantes, jusqu’ici investies de l’autorité législative, ont accumulées pour leur défense. Voici le moyen : conquérir, par le suffrage universel, l’autorité législative. »

Un second article, signé par Louis Bertrand, parlait dans le même sens et énumérait ainsi les réformes à accomplir par voie législative : « la réglementation du travail des femmes et des enfants ; la réforme des conseils de prudhommes ; des mesures d’hygiène dans les fabriques et ateliers ; le monopole des mines ; des maisons de crédit, etc. »

Mais, à côté de ces pages qui exposaient le programme réformiste, il y avait un autre article complètement révolutionnaire, non signé[22], intitulé Socialisme et Bourgeoisisme, dont l’auteur disait que la société actuelle est condamnée à périr, qu’aucun palliatif ne peut la soulager, et que, voulût-elle se sauver, elle ne le pourrait pas, car l’unique moyen de salut impliquait précisément la destruction de cette société inique et irrationnelle.

Le Bulletin (18 novembre) releva ces contradictions :


Comment peut-on, dans la même brochure, enseigner aux ouvriers deux doctrines si différentes ? On leur dit, à telle page, qu’il faut changer l’assiette de l’impôt, pour l’établir sur une base plus juste ; à une autre page, on leur montre que tous les gouvernements marchent à la banqueroute. Le citoyen Bertrand écrit : « Un cataclysme inévitable doit arriver, transformant entièrement le monde, à moins que le monde ne se transforme par lui-même, par le libre développement de ses institutions, » — laissant, croire ainsi à la possibilité d’une solution légale et pacifique. Par contre, l’auteur anonyme de l’article révolutionnaire déclare nettement que le cataclysme en question est fatal, que rien désormais ne peut arrêter la chute de la société moderne, et qu’au socialisme incombe la grande tâche de détruire les restes pourris de la société actuelle.

Cette manière de faire de la propagande à double sens, de dire oui et non à la fois, d’être révolutionnaire à la page 44 et parlementaire à la page 12, témoigne d’une grande confusion dans l’état des idées en Belgique. Espérons que cette confusion aura un terme, que les idées s’éclairciront, et que les esprits qui, à l’heure qu’il est, hésitent entre deux voies contraires, finiront par se rallier à la seule solution logique, à la solution révolutionnaire.


Le Bulletin reproduisait, à la suite de ces réflexions, l’article Socialisme et Bourgeoisisme, en se déclarant complètement d’accord avec ses conclusions.

Louis Bertrand tailla sa meilleure plume, et nous adressa la lettre suivante, que publia le Bulletin du 2 décembre :


Bruxelles, 24 novembre 1877.

Compagnons, Ou me communique à l’instant le numéro de votre journal du 18 novembre, et j’y trouve quelques observations à propos des articles contenus dans l’Almanach de l’ouvrier pour 1878, publié par la Chambre du travail. Permettez-moi de répondre brièvement à ces observations.

Vous semblez étonnés de voir insérés dans la même brochure des articles dont les uns tendent à démontrer la nécessité, pour la classe ouvrière, de s’occuper des questions politiques, en vue des améliorations actuelles, et dont les autres (d’après vous) aboutissent à la solution révolutionnaire. Mes amis et moi, qui sommes partisans de la lutte politique contre la bourgeoisie, et qui acceptons les améliorations actuelles dans la situation de la classe prolétaire, nous n’avons jamais dit ou écrit que nous croyions voir résoudre le problème social par voie parlementaire.

Non ; nous nous occupons de la lutte actuelle sur le terrain légal, comme moyen de propagande, tout simplement.

De même que nous ne prétendons pas voir le problème social se résoudre par le système parlementaire, de même nous ne croyons pas que la solution de ce problème doive nécessairement avoir lieu par la force, par la révolution brutale[23].

C’est ce qui explique que tout en appartenant à cette fraction du socialisme que vous appelez « socialisme parlementaire et légal », nous ne repoussons pas le recours à la force et ne nions pas au peuple son droit à l’insurrection.

Voilà pourquoi, à côté des articles préconisant les réformes légales apportées actuellement dans la condition du peuple, vous avez pu trouver un article qui, dans ses tendances, est plus révolutionnaire.

Que prouve cela ? Cela prouve que nous ne sommes pas absolutistes, et que nous ne voulons pas soutenir mordicus une chose dont nous ne sommes pas sûrs à l’avance.

Pour achever de vous convaincre sur ce fait, je tiens à déclarer que l’article Socialisme et Bourgeoisisme, que vous avez reproduit, est de moi. Vous me demanderez peut-être pourquoi cet article n’a pas été signé, et je vous répondrai que cet article avait paru déjà sans signature dans la Persevérance, il y a une couple d’années. D’ailleurs ceci importe fort peu à ce débat.

Mais ce qui surtout nous pousse dans la voie parlementaire et réformiste, c’est la situation du peuple qui nous entoure. Vivant au jour le jour, n’ayant aucune aspiration, réduit à l’état de brute par la vie qui lui est faite, comment voulez-vous faire de ce peuple un élément révolutionnaire ?

Nous ne partageons pas l’idée de ceux qui disent que plus le peuple sera misérable, plus il sera révolutionnaire[24]. Nous croyons, au contraire, que l’homme qui possède déjà un certain bien-être sera plus prêt à vouloir augmenter son bien-être, que celui dont la situation est misérable, et qui par cela même perd sa dignité et ne demande rien. Le peuple est un grand enfant qui ne connaît pas sa puissance, qui ne sait pas qu’il a des droits à exercer. Lui apprendre qu’il a des droits, qu’il est une puissance féconde, qu’il peut acquérir du bien-être, voilà ce que nous cherchons à faire.

Je pourrais m’étendre longuement sur ce point, mais je ne veux pas abuser de l’hospitalité de vos colonnes.

Permettez-moi seulement, avant de finir, de relever une erreur d’appréciation que vous avez faite à propos des désordres qui ont eu lieu à Gand, lors de la visite du roi Léopold dans cette ville[25]. Après avoir raconté à vos lecteurs les détails de ces désordres, vous dites : « Voilà donc le peuple gantois qui lui aussi, au lieu de rester sur le terrain de la légalité, se laisse aller à des manifestations séditieuses, à des Putsch ! Cette petite affaire, de peu d’importance en elle-même, n’indique-t-elle pas que les orateurs belges qui, au Congrès de Gand, prétendaient représenter le sentiment populaire en se faisant les apôtres de la politique parlementaire, ne représentaient en réalité que leurs idées personnelles et nullement celles de la masse des ouvriers ? »

Eh bien, ce sont précisément les délégués gantois au Congrès de Gand, qui, aidés de quelques amis, ont assailli la police et lui ont enlevé son prisonnier[26] ! Ce qui montre, encore une fois, que malgré le caractère légal de la propagande des « socialistes parlementaires et réformistes », ceux-ci savent, quand les circonstances se présentent, sortir de la légalité et se montrer révolutionnaires.

Nous sommes, par conséquent, des opportunistes.

Espérant, compagnons, que vous publierez la présente dans le prochain numéro de votre Bulletin, je vous prie d’agréer mes salutations fraternelles.

Louis Bertrand,
130, rue Jolly, Schaerbeck, Bruxelles.


Le Bulletin ne fit suivre cette lettre que de cette simple observation :


De la lettre qu’on vient de lire, nous ne voulons relever qu’un mot. « Nous sommes des opportunistes », dit le citoyen Bertrand en parlant de lui et de ses amis. Nous aurions craint d’être injustes, si nous avions appliqué nous-mêmes à la tactique suivie par les Flamands et certains Bruxellois une qualification aussi dure. Mais puisque l’aveu sort de la bouche même de l’un de ceux qui se sont faits les apôtres de cette conduite tortueuse, nous le recueillons. On saura désormais qu’il y a des hommes qui se vantent d’être les opportunistes du socialisme. L’exemple de Gambetta, l’inventeur de l’opportunisme politique, nous montre assez où mène l’application d’un pareil principe.


La Fédération belge tint à Bruxelles son Congrès habituel, les 25 et 26 décembre ; le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre nous en fit parvenir un compte-rendu, qui fut inséré dans notre Bulletin. Les sections et groupes suivants étaient représentés : Gand, par Van Beveren ; les mécaniciens de Jolimont, Centre, par Abel Waart ; la fédération des mineurs du Centre, par Jules Straemaan ; la section de Bausse, Centre, par Abel Daivière ; la Caisse de secours mutuels du Centre, par Ferrières ; la Section bruxelloise, par Eugène Steens, Désiré Brismée et César De Paepe ; la Fédération de la vallée de la Vesdre, par Joseph Lambrette ; le Cercle d’études et de propagande socialiste de Liège, par Wagner ; enfin la Section d’Anvers, de même que le Conseil régional belge, par Constant Gœtschalck.

Le premier objet à l’ordre du jour était une « revue du mouvement ouvrier en Belgique » ; le compte-rendu envoyé de Verviers au Bulletin dit : « Steens fait un très long discours sur la situation de l’Internationale et le socialisme en Belgique ; Brismée de même fait beaucoup de bruit à ce sujet. Il est approuvé qu’il faut une réorganisation complète. » Brismée propose de mettre à l’ordre du jour du prochain Congrès régional une question ainsi formulée : De la nécessité pour l’internationale de s’unir à toutes les organisations politiques, aux mouvements philosophiques ou aux luttes économiques qui pourraient surgir en Belgique ou à l’étranger. « Cette question est mise à l’ordre du jour du prochain Congrès à l’unanimité, moins Anvers qui s’abstient. Le président demande pourquoi le délégué d’Anvers s’abstient. Le délégué répond qu’il n’a rien à voir à ce qu’on fera de nouveau, car la Section d’Anvers se retire de l’Internationale, et il n’est venu que pour le Conseil régional. »

On aborda ensuite le second point de l’ordre du jour : Transfert du Conseil régional d’Anvers à Bruxelles. « Le président demande à toutes les fédérations de désigner leur représentant au Conseil. Voyant que le délégué de Verviers ne répond pas, il demande si Verviers a fait son devoir. Lambrette répond que Verviers ne tient pas à avoir un représentant au Conseil régional. Le président demande si Verviers veut rester isolé, et ce qu’on ferait sans Conseil régional ? Lambrette répond que Verviers a demandé de longue date la suppression du Conseil régional, et qu’il maintient toujours cette demande ; mais si la majorité est pour le maintien du Conseil, il se ralliera à cette majorité, car jamais Verviers n’a eu l’idée de s’isoler ; mais, comme le Conseil ne fait rien, il croit qu’on peut bien s’en passer. — César De Paepe fait alors un très long discours sur la situation du Conseil régional et sur le Bureau fédéral de l’Internationale, qui a été placé à Verviers par décision du Congrès général[27]. Il dit, à propos de cette dernière question, que ç’a été une affaire arrangée entre Verviers et les régions étrangères ; il trouve que ce Bureau fédéral n’a pas lieu d’être à Verviers, que c’est le Conseil régional qui doit faire cette besogne, que c’est lui que ça regarde, et qu’au lieu de Verviers, c’est à Bruxelles que doit être placé le Bureau fédéral de l’Internationale. La séance est ensuite levée. » — Dans la séance du lendemain matin, la discussion recommence sur la question du Bureau fédéral. « Steens fait observer que De Paepe a donné des explications suffisantes et qu’on peut se prononcer. La question est alors mise aux voix : Sera-ce le Conseil régional de Bruxelles qui remplira les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale, ou laissera-t-on ce Bureau à Verviers ? Bruxelles est adopté à l’unanimité, moins la voix du délégué de Verviers. Le président crie bien haut : Encore une fois Verviers ! Lambrette proteste à plusieurs reprises au nom de sa fédération, et déclare que sa fédération protestera à son tour, parce que, dit-il, il n’appartient pas à un Congrès régional de casser un vote fait à un Congrès général[28]. La séance a été ensuite levée, et le Congrès clos. »

Je ne crois pas qu’il y ait eu d’autre congrès de la Fédération belge de l’Internationale après celui-là.


Au commencement de décembre, je reçus de Londres une lettre que m’adressait Hermann Jung. Il n’y avait plus de sections de l’Internationale en Angleterre ; mais Jung continuait à s’occuper activement du mouvement ouvrier, et c’est à l’occasion d’une grève des tailleurs de pierre de Londres qu’il m’écrivit (j’étais secrétaire correspondant du Comité fédéral jurassien, que le Congrès de Saint-Imier avait maintenu à Neuchâtel). De sa lettre, imprimée au Bulletin du 9 décembre, je ne donne que le commencement et la fin :


Londres, 2 décembre 1877.

Cher citoyen Guillaume,

Les tailleurs de pierre de Londres sont en grève depuis dix-huit semaines pour obtenir une augmentation de salaire d’un penny (dix centimes) par heure, et mettant le salaire à dix pence (un franc) ; ils ont averti les patrons dix-huit mois à l’avance, donc ces derniers ne peuvent dire qu’ils ont été pris à l’improviste. Les patrons ont fait venir des ouvriers d’Allemagne et d’Amérique, en les trompant sur le but, et leur faisant croire que les travaux dans le bâtiment allaient si fort qu’ils ne trouvaient pas le nombre suffisant d’ouvriers en Angleterre. [Jung explique qu’il a été possible à deux reprises, à la Société des tailleurs de pierre, de renvoyer des convois d’Allemands, venus, d’abord, du Nord de l’Allemagne, puis de la Bavière et du Wurtemberg ; mais qu’il est très difficile de négocier avec de nouveaux convois d’Allemands qui viennent d’arriver, et qu’en outre on apprend que les patrons cherchent du renfort en Suisse.] Les derniers convois de l’Allemagne du Sud sont composés de bien mauvais éléments : parmi les jeunes, la majorité est très ignorante, plusieurs ne savent pas même lire, et, parmi les plus âgés, plusieurs sont de vrais ivrognes, qui ne se sont jamais occupés de politique ou d’affaires concernant leur métier.

Nous avons toutes les peines du monde à faire entendre raison aux membres composant ces derniers convois ; j’apprends à l’instant que les patrons ont envoyé des agents en Suisse, pour engager des ouvriers à venir travailler ici, et je vous engage fortement, au nom des tailleurs de pierre d’ici, et au nom de la solidarité internationale, à faire tout votre possible pour déjouer les plans des patrons, et empêcher les ouvriers de la Suisse de venir ici.

En attendant de vos bonnes nouvelles, et dans l’espoir que ma lettre sera efficace, je vous serre la main.

Salut fraternel.

H. Jung.


La Fédération jurassienne fit naturellement son possible pour faire connaître en Suisse ce qui se passait et venir ainsi en aide aux tailleurs de pierre de Londres.

Il ne m’est pas indifférent, au moment où va s’achever l’existence militante de l’Internationale, où va disparaître le Bulletin de la Fédération jurassienne, de pouvoir mentionner ici cet acte de solidarité, de pouvoir reproduire cet appel qu’après treize années d’activité ininterrompue dans nos rangs, adressait encore aux ouvriers du Jura, au nom des ouvriers anglais, un homme qui avait longtemps, au Conseil général, servi de trait d’union entre l’Angleterre et la Suisse, qui avait présidé à Genève, en 1866, le premier Congrès général de l’Internationale, qui présida à Bruxelles et à Bâle, en 1868 et 1869, le troisième et le quatrième Congrès, et qui pour avoir, en 1872 et 1873, pris avec nous la défense du principe fédéraliste contre des visées dictatoriales et contre les brutalités de MM. Engels et Sorge, fut, comme on l’a vu, bassement insulté et calomnié par son ancien ami Karl Marx.


Le Bulletin du 30 décembre signala à ses lecteurs, en ces termes, une édifiante manifestation du Vorwärts :

« Le Vorwärts, organe central du parti socialiste d’Allemagne, est un chaud partisan de la Turquie : non pas du peuple turc, qui certainement en vaut bien un autre, mais du gouvernement turc et de sa politique. Cela parait singulier. n’est-ce pas, de la part d’un journal qui se dit socialiste ? et pourtant rien n’est malheureusement plus exact. Depuis le commencement de la guerre d’Orient, il n’y a presque pas eu de numéro du Vorwärts où ne se trouvât quelque entrefilet glorifiant la Turquie, et témoignant d’une haine ardente contre la Russie, non pas contre le gouvernement cette fois, mais contre le peuple russe.

« Imagineriez-vous ce que le Vorwärts du 16 décembre sert en feuilleton à ses lecteurs ? Une ode à la louange d’Osman-Pacha[29] ! Et ce morceau de poésie, qu’il déclare magnifique (ausgezeichnetes Gedicht), il l’emprunte aux colonnes d’une malpropre feuille charivarique bourgeoise, le Kladderadatsch de Berlin.

« ... Qu’un journal socialiste publie, à la louange d’un pacha turc, un dithyrambe en style mystique où on parle de la colère d’Allah et de l’étendard du Prophète, cela nous semble bien déplacé, pour ne pas dire plus. Nous savons du reste qu’en Allemagne beaucoup de socialistes pensent comme nous à l’égard de cette singulière attitude turcophile du Vorwärts. »


Pour prendre congé de Marx et de son fidèle Sorge, je cite, en terminant ce chapitre, quelques passages de la dernière lettre, se rapportant à la période dont il est ici question, écrite à celui-ci par celui-là : elle est du 19 octobre 1877, et Marx y parle en ces termes des affaires d’Allemagne :


En Allemagne, dans notre parti, prévaut un mauvais esprit (macht sich ein fauler Geist geltend), non pas tant dans les masses que parmi les chefs, qu’ils appartiennent à la classe supérieure ou à la classe ouvrière (höherklassigen und Arbeitern).

Le compromis avec les lassalliens a conduit à un compromis avec d’autres demi-socialistes (Halbseiten), à Berlin — voir Most — avec Dühring et ses « admirateurs », et de plus avec toute une bande d’étudiants et de docteurs (mit einer ganzen Bande halbreifer Studiosen und überweiser Doktors), qui veulent donner au socialisme une allure « idéale » et « supérieure », c’est-à-dire remplacer la base matérialiste (qui exige une étude objective sérieuse, si on veut opérer sur son terrain) par la mythologie moderne avec ses déesses Justice, Liberté, Égalité et Fraternité. M. le Dr Höchberg, qui publie la Zukunft, est un représentant de cette tendance et s’est « inscrit » dans le parti[30] — avec les plus « nobles » intentions, je le veux bien, mais je me moque des intentions. Rarement quelque chose de plus misérable que son programme de la Zukunft a vu le jour avec autant de hâblerie.

Les ouvriers eux-mêmes, lorsque, comme Monsieur Most et ses pareils, ils abandonnent l’outil pour devenir des écrivains professionnels, créent toujours du gâchis au point de vue théorique, et sont toujours prêts à se faire les suivants de quelque brouillon de la caste soi-disant « savante ». Le socialisme utopique, avec ses jeux d’imagination sur l’organisation de la société future, — dont nous avions réussi, à si grand peine, à purger depuis bien des années les têtes des ouvriers allemands, ce qui leur avait donné la prépondérance théorique (et, par conséquent, aussi la prépondérance pratique) sur les Français et les Anglais, — sévit de nouveau, mais sous une forme beaucoup plus nulle : on ne peut le comparer à celui des grands utopistes français et anglais, mais à celui de Weitling !...

Le Vorwärts semble avoir pour principe directeur, en ces derniers temps, de recevoir de la « copie » de n’importe qui. Par exemple, dans quelques-uns des derniers numéros, un jouvenceau qui ignore l’abc de la science économique a publié de grotesques révélations sur les « lois » des crises. Il ne révèle rien que sa propre misère intellectuelle. Et maintenant, c’est le tour au présomptueux polisson de Berlin (der nasenweise Bengel von Berlin[31]), à qui l’on permet de faire imprimer, aux frais du « peuple souverain », son humble avis sur l’Angleterre, et les plus grosses bêtises panslavistes, en d’interminables articles, plats et longs comme le ténia (seine unmassgeblichen Gedanken über England and den plattesten Panslawismusblödsian in endlosen Bandwurmartikeln). Satis superque[32] !


Heureusement une Providence tutélaire veillait sur la démocratie socialiste allemande. Bismarck allait lui donner une salutaire secousse en faisant voter, juste un an plus tard, le Sozialistengesetz.




  1. Franz Mehring (Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, t. IV, p. 118) juge sévèrement la rédaction du Vorwärts de cette époque : « Dans les questions politiques et sociales, — dit-il, — le Vorwärts manquait d’une connaissance exacte de la situation et d’une intelligence réelle des choses allemandes ; tout ce qui le gênait, il s’en débarrassait au moyen de quelques formules toutes faites, apprises par cœur ; et il contribua ainsi à faire prendre à tout le parti un ton suffisant qui avait quelque chose de déplaisant. Et ses jugements sur la politique étrangère ne rachetaient pis ce que sa politique intérieure laissait à désirer : son attitude turcophile dans la guerre d’orient n’était pas plus justifiable que l’attitude russophile des classes dirigeantes. »
  2. Le fils du général Jomini, le frère de Mme Zinovief, l’oncle de Mme Adèle Joukovsky.
  3. Stephan Born, ancien ouvrier typographe, d’origine prussienne, entré tout jeune dans le Kommunistenbund de Marx et d’Engels en 1847, fut en 1848 le fondateur, en Allemagne, de la grande Association générale ouvrière ; en mai 1849, il dirigea l’insurrection de Dresde, à laquelle Bakounine prit la part que l’on sait. Réfugié ensuite en Suisse, il devint, vers 1860, professeur d’allemand à Neuchâtel. C’était un ami de mon père, ce qui me donna l’occasion d’entrer en relations avec lui. Après que j’eus quitté la Suisse, il devint rédacteur en chef du grand journal radical de Bâle, les Basler Nachrichten. Il a laissé un livre curieux intitulé Erinnerungen eines Achtundvierzigers (Souvenirs d’un homme de 1848), qui contient des détails intéressants sur Engels, Marx et Bakounine.
  4. Elle m’écrivait ; « Aujourd’hui j’ai pu supporter un peu de nourriture, et le docteur m’a trouvée légèrement mieux. J’ai deviné à son air que cette fois c’est grave ;... j’ai bien cru hier que jamais je ne te reverrais. »
  5. Nous avions la liberté de nous rendre visite d’une cellule à l’autre : nous n’étions « bouclés » que le soir. Nous pouvions en outre recevoir des visiteurs du dehors sans aucune formalité. Dans une de mes lettres à ma femme, j’écrivais : « On vient à chaque instant voir le travail de Chopard, qui est un artiste comme guillocheur, et qui a dans sa cellule — à côté de la mienne — un plateau et un gobelet d’argent ciselés à l’outil à guillocher, qui font courir tout Courtelary. » Et dans une autre lettre : « La porte de ma cellule n’est pas fermée au verrou (le geôlier tire le verrou le matin à six heures et demie, et ne le repousse que le soir à sept heures) ; je puis aller quand je veux dans les cellules de mes camarades : il y en a quatre qui sont près de moi dans le même corridor ».
  6. J’ai parlé de cet oncle au t. Ier p. 148, note 2.
  7. J’avais quitté, en juin 1877, la maison de la rue du Musée où j’avais été, pendant deux ans, le voisin de Charles Beslay.
  8. On en a vu une preuve dans les lettres que m’écrivirent de Fleurier mes deux oncles.
  9. On a vu (p. 247) que le tribunal n’avait pas voulu envisager notre procès comme ayant un caractère politique : nous n’étions que des condamnés de droit commun.
  10. Brousse se préoccupait à ce moment de la vulgarisation en France de la nouvelle notation atomique ; il m’avait parlé d’un projet de publication sur ce sujet, qu’il aurait voulu entreprendre avec mon concours.
  11. Voir la confirmation de cette triste prophétie dans le livre de M. A. Niceforo, Les classes pauvres, recherches anthropologiques et sociales ; Paris, Giard et Brière, 1905.
  12. Il y avait en réalité un changement, et d’une importance fort grande. L’article 9 stipulait qu’à l’avenir un ouvrier ne pourrait quitter son patron sans l’avoir prévenu quatorze jours à l’avance. On voulait par là rendre la grève illégale et par conséquent punissable, à moins d’un avertissement de quatorze jours qui donnerait au patronat le temps de se mettre en état de résister et de remplacer les grévistes.
  13. Voir au tome Ier p. 163, la lettre de Bakounine à Fritz Robert.
  14. Il Capitale di Carlo Marx, brecemente compendiato da Carlo Cafiero, publié dans la « Biblioteca socialista » (Volume n° 5) ; Milan, C. Bignami e G., editori. Corso Venezia, 5 ; 128 pages in-16, 1879.
  15. « La libidine di sangue ». Acte d’accusation contre les internationalistes de la bande insurrectionnelle de San Lupo, Letino et Gallo, en avril 1877. (Note de Cafiero.)
  16. Aménité dite par un magistrat au cours du procès sus-mentionné. (Note de Cafiero.)
  17. Voir ci-dessus pages 185 et 215.
  18. Revue fondée par le Francfortois Karl Höchberg, disciple d’Albert Lange. Elle ne vécut qu’un an.
  19. Voir t. III, p. 40
  20. Le mot d’opportunisme était alors de création toute récente.
  21. C’est la veille, 13 décembre, qu’à Limoges le major Labordère ayant déclaré qu’il ne s’associerait pas à une entreprise contre la constitution, le général Bressolles le mit aux arrêts. Quelques jours plus tard, le ministre de la guerre du nouveau cabinet «républicain » mettait le général Bressolles en disponibilité, mais en même temps frappait le major Labordère en le mettant en non-activité par suite de retrait d’emploi, pour « infraction grave à la discipline ».
  22. Cet article révolutionnaire non signé était, comme on le verra tout à l’heure, du même Louis Bertrand qui avait écrit et signé un article réformiste.
  23. Mais puisque Louis Bertrand déclare, comme nous, que le problème social ne peut pas être résolu par la voie légale et parlementaire, il lui faut bien, en bonne logique, admettre que la solution en doit nécessairement avoir lieu par une autre voie, — laquelle ne peut être que l’action ouvrière organisée, en d’autres termes le « syndicalisme révolutionnaire ». Existerait-il une troisième voie ?
  24. Il n’est pas besoin de faire remarquer que jamais les socialistes de la Fédération jurassienne n’ont dit une chose semblable.
  25. Voir p. 283.
  26. À merveille ! Nos sincères félicitations aux citoyens Anseele, Van Beveren et à leurs collègues. Mais pourquoi certains journaux, qui ont prétendu que les socialistes jurassiens, en résistant à la police de Berne le 18 mars, avaient compromis la dignité de la cause, n’en ont-ils pas dit autant du petit Putsch des socialistes de Gand ? Deux poids et deux mesures :

    Selon que vous serez ou non de la chapelle,
    La presse du parti vous fera blanc ou noir.
    ...............................(Note de la rédaction du Bulletin.)

  27. Voir ci-dessus p. 263.
  28. Si le Congrès de Bruxelles, en transférant le Bureau fédéral de Verviers à Bruxelles, avait voulu par là donner à ce Bureau des moyens d’action plus efficaces, en lui garantissant le concours de toute Fédération belge, il n’y aurait rien eu à objecter. Mais telle n’était pas l’intention de ceux qui accomplirent ce petit coup d’État. À Verviers, entre les mains des socialistes wallons, le Bureau fédéral devait être réellement vivant et agissant, et c’est ce que les Flamands ne voulaient pas : ils décidèrent donc que ce Bureau serait placé à Bruxelles, entre leurs mains à eux, avec la résolution bien arrêtée de tout paralyser.
  29. Le général qui commandait l’armée turque à Plevna et à Chipka.
  30. Hat sich in die Partei « engekauft ». Marx joue sur le mot engekauft. Sich einkaufen signifie « se faire recevoir dans une société en payant le droit d’inscription » ; mais comme le verbe einkaufen emporte avec lui l’idée d’achat, Marx donne à entendre, en plaçant le participe eingekauft entre guillemets, que la fortune du Dr Höchberg n’a pas été étrangère au bon accueil que le parti lui a fait. La phrase signifie à la fois : « Il s’est inscrit dans le parti » et « Il s’est acheté le parti ».
  31. C’est de Most qu’il s’agit.
  32. « C’est assez et plus qu’assez ! »