L’Internationale, documents et souvenirs/Tome III/V,11

L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre XI
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XI


De janvier à juin 1875.


Dans ce chapitre, je passerai en revue les événements de la première moitié de 1875.

En Espagne, l’année s’ouvrit par la nouvelle du pronunciamiento du général Martinez Campos en faveur d’Alphonse XII, à Sagonte (30 décembre 1874). La restauration monarchique s’accomplit sans aucune tentative de résistance de la part du gouvernement de Serrano, et au milieu de l’indifférence des masses. Notre correspondant de Barcelone (Farga-Pellicer) nous écrivit : « Nous avons eu ici le spectacle d’un gouverneur qui, le matin, en annonçant la nouvelle de l’insurrection militaire, disait que la Restauration était impossible, et que les insurgés étaient des traîtres, et qui, le soir du même jour, en annonçant la formation d’un ministère de régence dirigé par Canovas del Castillo, déclarait que toute manifestation contraire au nouveau gouvernement serait réprimée par la force, au nom de l’ordre public ». Le correspondant appréciait ainsi la période de six années qui venait de se terminer, et la perspective qu’offrait l’avenir : « La période issue de la révolution de 1868 a été une parenthèse qui s’est ouverte par la chute de la mère, et qui se ferme par le retour du fils. Cette période a été pour le peuple un grand enseignement... Tous nos partis soi-disant révolutionnaires — qui prétendaient faire une révolution et se montraient épouvantés de ses conséquences, en sorte que, par crainte de la révolution, nous avons vu les plus avancés donner la main aux plus rétrogrades — ont été réactionnaires, et ils nous ont nécessairement ramenés au point de départ... Ceux qui ont la force en mains, c’est-à-dire l’immense majorité des chefs de l’armée, ont accepté la restauration ; les chefs des autres partis, afin de ne pas troubler l’ordre, ne feront pas de résistance, et, quant au peuple, les républicains se chargeront bien de le désarmer, soit en le trompant, soit en employant la force. À en juger par là, il vous semblera peut-être que le nouveau régime a des garanties de stabilité ? Pour moi, sans crainte de me tromper, je crois qu’il sera tout aussi provisoire que ceux qui l’ont précédé. » (Bulletin du 17 janvier 1875.)

La presse avait annoncé qu’à l’entrée du jeune roi à Barcelone, vingt mille ouvriers de cette ville étaient allés lui rendre hommage. Farga démentit cette fable en nous écrivant ce qui suit : « Je puis vous certifier que cette histoire des vingt mille ouvriers est une fausseté, car je connais dans tous ses détails le fait qui lui a donné naissance. Dans les prisons de Barcelone se trouvait un ouvrier, tisseur mécanique, nommé Valls, qui y subissait une peine de douze mois pour une affaire de grève ; cet ouvrier jouissait d’une certaine influence sur les camarades de sa profession. Deux ou trois jours avant l’arrivée du roi, un délégué de l’autorité alla trouver cet individu, et lui offrit de lui rendre la liberté à la condition qu’il réunirait quelques milliers d’ouvriers, qui iraient au-devant du roi pour lui présenter leurs hommages. Valls eut la faiblesse, ou plutôt l’indigne lâcheté, d’accepter la remise des dix mois de prison qui lui restaient à faire, en échange du service qu’on lui demandait. Il fut aussitôt mis en liberté, et, aidé de quelques amis personnels, il travailla activement à réaliser ce qu’il avait promis ; mais les efforts extraordinaires de ces hommes, appuyés par l’influence de l’autorité, aboutirent seulement à grouper cent quarante ouvriers, qui furent les seuls à représenter la ridicule comédie imaginée par le gouvernement. » (Bulletin du 14 février 1875.)

Cinq mois plus tard, Farga nous écrivait que les efforts des « modérés » pour consolider la dynastie n’avaient pas donné de résultats, et que la monarchie alphonsiste se trouvait dans une situation fort précaire : « l’édifice s’écroulera au premier souffle des vents révolutionnaires ». Mais aucun vent révolutionnaire ne devait plus souffler en Espagne pendant de longues années.


En Italie, Garibaldi avait été élu député, et les naïfs attendaient avec impatience sa première apparition à la Chambre. Il choisit, pour faire son entrée, le jour (25 janvier 1875) où devait avoir lieu le vote sur une interpellation du député républicain Cairoli relative aux arrestations faites le 2 août 1874 à la villa Ruffi. En développant son interpellation l’avant-veille, Cairoli avait eu soin de bien marquer la différence entre les mazziniens et les internationaux : « Je dois faire observer, avait-il dit, que l’école politique à laquelle appartiennent les hommes arrêtés à la villa Ruffi est celle de Mazzini, le plus grand apôtre de l’unité nationale, et que ces mêmes hommes avaient, en d’autres occasions, aidé le gouvernement à réprimer les tumultes des internationalistes » ; et la discussion avait été renvoyée au surlendemain.

Les journaux de Rome rendirent compte de l’arrivée de Garibaldi et de sa prestation de serment dans les lignes suivantes (réimprimées par le Bulletin du 7 février 1875), qui méritent d’être reproduites ici in-extenso; ce tableau pourra être rapproché de celui que j’ai retracé, au tome Ier, de l’arrivée de Garibaldi au Congrès de la paix de Genève et de l’accueil fait à son mémorable discours du 9 septembre 1867 :


L’agitation de la Chambre va croissant de moment en moment. On voit s’ouvrir une des portes qui conduisent aux bancs de la gauche, et, précédé des honorables Cairoli, Avezzana, Seismit-Doda et Salvatore Morelli, et accompagné de l’honorable Macchi, on voit entrer le général Garibaldi.

Son apparition redouble l’émotion ; toute la tribune éclate en applaudissements ; on entend un cri général et tonnant de « Vive Garibaldi ! »

Le général salue avec émotion, et va s’asseoir sur l’un des bancs de l’extrême gauche. Nouveaux cris de : « Vive Garibaldi ! »

Le président. Le général Garibaldi étant présent, je l’invite à prêter serment. Je vais donner lecture de la formule : Je jure d’être fidèle au roi, de respecter les lois de l’État, et d’exercer loyalement mes fonctions de député, dans le seul but du bien inséparable du roi et de la patrie.

Garibaldi se lève lentement ; il se découvre, et dit à haute voix : Je le jure.


Après cette cérémonie, la discussion de l’interpellation Cairoli fut reprise, et un député de la gauche, Mancini, plaidant la cause des mazziniens arrêtés, dit ces propres paroles : « Nous sommes les défenseurs de la monarchie, et ses vrais ennemis sont les ministres qui violent la liberté. Le vote d’aujourd’hui contre le ministère sera un gage de la ferme volonté de tous les partis — l’exemple de Garibaldi vous le prouve — de soutenir en Italie la monarchie, la liberté et la justice. » Mais malgré ces protestations de dévouement de la part des amis de Garibaldi et de Mazzini, le ministère, comme il était naturel, conserva la majorité, et l’interpellation fut écartée.

Cinq jours plus tard, Garibaldi alla présenter ses hommages au roi Victor-Emmanuel. « Dans un carrosse à livrée, — nous écrivit Cafiero, — accompagné de quelques-uns de ses anciens officiers, aujourd’hui généraux de la suite du roi, Garibaldi s’est rendu au Quirinal, où il a été reçu avec des honneurs royaux. » Et en mars, le vieil adversaire du Vatican alla voir le prince Torlonia, intime ami de Pie IX, qui lui témoigna les plus grands égards, et, du consentement du pape, lui rendit sa visite. « Victor-Emmanuel, Pie IX, Garibaldi et Torlonia, se donnant la main, représentent l’État, l’Église, et la bourgeoisie tant radicale que conservatrice, réunis en un seul faisceau : c’est la Sainte Ligue du passé contre l’avenir, le dernier carré de la réaction, qui se prépare à recevoir l’assaut suprême de la Révolution » (Bulletin du 21 mars 1875).

L’instruction contre les internationaux arrêtés dans l’été de 1874 se poursuivait lentement. Dans les premiers jours de février, dix ouvriers détenus à Rome furent déclarés prévenus de conspiration, tandis qu’une ordonnance de non-lieu était rendue à l’égard de dix-sept autres. Le 13 février, le plus grand nombre des ouvriers des Marches prévenus d’internationalisme bénéficièrent d’une ordonnance de non-lieu, et en conséquence furent mis en liberté les nombreux prisonniers qui se trouvaient de ce chef dans les prisons d’Ancône, de Macerata et de Pesaro. Soixante-dix internationaux étaient emprisonnés à Florence : une ordonnance de non-lieu fut rendue à l’égard de trente-six d’entre eux, et les trente-quatre autres furent renvoyés devant la Cour d’assises sous la prévention de conspiration el de tentative d’exécution ; le procès devait avoir lieu en juin. Quant aux insurgés de Bologne et de la région environnante, et à ceux de la Pouille, aucune décision n’avait encore été prise à leur égard.

En avril, Cafiero suspendit ses correspondances pendant quelques semaines ; il était allé, je crois, faire un voyage en Italie. Je publiai, dans le Bulletin du 2 mai, la note suivante : « La police italienne traque les socialistes avec un acharnement croissant. Nous avons eu dernièrement un échantillon de ses ingénieuses inventions. Elle avait, dans un but facile à comprendre, fait répandre le bruit qu’un Congrès général de l’Internationale aurait lieu en Suisse, à Neuchâtel, le 25 avril. Nous fûmes instruits de cette manœuvre, et prévenus en même temps que des mouchards italiens se présenteraient sans doute chez quelques-uns de nos amis sous prétexte de délégation à ce Congrès imaginaire. La chose ne manqua pas d’arriver comme elle nous avait été annoncée : lundi 26 avril, un membre de l’Internationale, résidant à Neuchâtel, reçut la visite d’un monsieur qui se disait délégué italien : il portait, comme preuve de son mandat, divers papiers dont la fabrication maladroite trahissait la main de la police, et désirait obtenir des renseignements sur le prétendu Congrès et sur divers socialistes italiens qui, suivant lui, ne manqueraient pas d’y venir. Il va sans dire que le monsieur en question fut purement et simplement mis à la porte. »

Le procès des dix internationaux de Rome fut jugé du 4 au 8 mai : cinq d’entre eux, Bianchi, comptable, Bertolani (Giuseppe), maçon, Lombardi, maçon, Stazzi, cordonnier, et Berni, ex-garde municipal, furent condamnés à dix ans de travaux forcés ; Caimi, cordonnier, et Laurantini, employé du gouvernement, reçurent dix ans de réclusion ; Manzi, cordonnier, sept ans ; Bertolani (Nicolà), trois mois de prison ; Monti, manœuvre, fut absous. Cette sentence féroce, rendue contre des hommes dont le seul crime était d’avoir apposé dans les rues de Rome des placards séditieux, excita l’indignation de tout ce qui en Italie avait un peu de cœur. Les condamnés firent appel devant la Cour de cassation, qui, ainsi qu’on le verra plus loin (p. 288), cassa le jugement du 8 mai pour vice de forme.


En France, l’Assemblée de Versailles discutait les lois constitutionnelles. Le Bulletin raconta en ces termes à ses lecteurs la façon dont cette assemblée reconnut l’existence légale de la République, le 30 janvier 1875 :

« M. Ventavon avait présenté un projet d’organisation du Septennat. Pour combattre ce projet, les républicains choisirent M. Laboulaye, le même qui sous l’empire a fait une si active propagande plébiscitaire ; et ce Laboulaye présenta, en opposition au projet Ventavon, un amendement ainsi conçu : « Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d’un président de la République ».

« Où est la différence entre la République Laboulaye et la monarchie parlementaire ? Il n’y en a point.

« Louis Blanc, se souvenant qu’il fut un temps où il était socialiste, a combattu l’amendement Laboulaye, et spécialement l’institution d’un président de la République. Là-dessus, grande fureur des gambettistes ; Louis Blanc est déclaré traître, la République française le foudroie dans un réquisitoire violent. Alors Louis Blanc s’effraie de sa propre audace ; il recule, il s’excuse, il écrit qu’il votera l’amendement Laboulaye.

« Inutile palinodie : l’amendement Laboulaye ne réunit que 336 voix, y compris celle du repentant Louis Blanc. Consternation générale sur les bancs de la gauche ! la République est perdue !

« Mais non : une nouvelle porte de salut s’ouvre pour elle. C’est l’amendement Wallon ; le voici : « Le président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés, réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. »

« C’est ici que va se livrer la bataille suprême. Anxiété générale. Hourrah ! l’amendement Wallon est adopté par 353 voix contre 352 : la République est votée à une voix de majorité ! — La République ? — Sans doute. Le mot de République n’est-il pas dans l’amendement ? Cela suffit.

« Et voilà le grotesque spectacle qu’offrent au monde les représentants du peuple qui fit la grande Révolution humanitaire du dix-huitième siècle ! »

M. Ch. Savary avait présenté, le 25 février 1875, un rapport sur les menées bonapartistes. Ce rapport contenait le passage suivant, relatif à une prétendue alliance du bonapartisme et du socialisme, passage où une perfide substitution du nom d’une ville à celui d’une autre avait été évidemment faite à dessein :

« On comprendra peut-être, après avoir lu ces pièces, comment l’Union française des amis de la paix sociale pouvait déclarer à Genève, au mois d’août 1873 : Pour nous, l’empire c’est la révolution. »

La presse bourgeoise était partie de là pour insinuer que les proscrits français qui habitaient Genève étaient des agents de l’empire ; le Journal de Genève parla même de la colonie communardo-bonapartiste de cette ville !

Le Bulletin répondit (7 mars 1875 ) :

« Cette Union française des amis de la paix sociale dont parle le rapport Savary n’est pas, comme on pourrait le croire, une association réelle ; ce n’est pas même un groupe : elle se compose tout simplement d’un Robert Macaire que nous avons déjà signalé à réitérées fois, M. Albert Richard de Lyon, et de son Bertrand, M. Gaspard Blanc. Ce sont eux qui rédigent les manifestes de cette soi-disant Union française, et c’est Mme Bonaparte qui paie les frais.

« Les deux gredins en question se cachent en Italie ; ils n’habitent pas Genève, parce qu’ils savent trop bien que les soufflets les y attendraient à tous les coins de rue ; leur manifeste d’août 1873 est daté de Gênes, et a été expédié par la poste italienne à toutes les personnes dont ils ont pu se procurer l’adresse. M. Savary a remplacé Gênes par Genève : c’est habile, et c’est surtout loyal ! Cela nous fait augurer du degré de conflance qu’il est permis d’accorder à quelques autres de ses affirmations. »

Le même numéro contenait une lettre qu’écrivait un ouvrier parisien pour signaler les manœuvres de certains catholiques :

« Ce que vous ignorez peut-être, c’est que le parti clérical essaie d’enrayer le mouvement social en trompant les ouvriers par un semblant de libéralisme. Il se donne, en ce moment, des réunions sous le nom de Congrès, ayant pour but, disent-ils, d’engager le gouvernement à reconnaître, par une bonne loi, l’existence des chambres syndicales ; quelques ouvriers s’y sont laissé prendre, et ont été discuter avec ces jésuites de robe courte. Pour ma part, j’ai assisté à plusieurs réunions où je me suis contenté d’écouter et d’observer, engageant la chambre syndicale dont j’ai l’honneur de faire partie à nous tenir sur l’expectative, les suivant partout, afin qu’ils ne fassent rien que nous ne le sachions, car leur seul but est de connaître nos idées, nos moyens, pour les exploiter. Les journaux ont annoncé des conférences dans les églises pour traiter des chambres syndicales.

« Ainsi, cher ami, comme vous le voyez, il faut nous tenir sur nos gardes. Les réunions sont présidées par le vicomte de Melun, qui s’est associé une demi-douzaine d’avocats jésuites, tous marqués de taches de sang à la boutonnière, et ne pouvant pas discuter sans parler un peu de cette bonne religion. »

Les nouvelles de la Nouvelle-Calédonie que contient le Bulletin sont toujours aussi tristes. Les 21 et 28 mars 1875, il publia une longue lettre écrite en octobre 1874 par un déporté de la presqu’île Ducos (où étaient détenus les condamnés à l’enceinte fortifiée), racontant les actes d’arbitraire dont ses camarades étaient victimes, et l’intolérable situation faite aux femmes de condamnés qui étaient venues rejoindre leurs maris, confiantes dans les promesses menteuses de l’administration. La situation des condamnés de l’Ile des Pins (déportation simple) n’était pas meilleure : « Ce sont de véritables supplices que subissent ceux des déportés simples qui veulent conserver leur dignité. Ils sont jetés sous un hangar, pris par les pieds entre deux bancs de bois, que vous avez pu voir figurer parmi les instruments de supplice de la Sainte Inquisition. Ils restent des mois entiers dans la même posture, sur la terre humide ; quelquefois, par un raffinement de cruauté, les pieds dans la barre de justice, couchés à plat ventre, et les mains attachées derrière le dos. À la moindre plainte, on les expose dans cette position à l’ardeur du soleil des tropiques. Un d’entre eux, que j’ai vu, n’avait dû qu’à la compassion d’un surveillant moins barbare que les autres de ne pas expirer sur place : celui-ci, voyant une congestion cérébrale imminente, lui avait jeté de l’eau fraîche à la face. Quel est donc le crime de ces malheureux ? quelquefois, d’avoir refusé d’obéir à une réquisition d’un agent lui demandant de lui prêter main forte pour arrêter un camarade. » Dans le numéro du 27 juin, autre lettre, venant cette fois du bagne de l’île Nou, et adressée, je crois, à Elisée Reclus. On y lit : « 15 février 1873. Je m’isole le plus que je peux ; mais il est des heures où il faut que je sois au bagne sous peine de mourir ; il est des heures où il faut que je défende ma ration contre la voracité de mes compagnons (les forçats de droit commun), que je subisse le tutoiement d’un assassin. C’est horrible, et je rougis de honte quand je pense que je suis devenu presque insensible à ces infamies. Ces misérables sont lâches, et ils ne sont pas nos moindres bourreaux. C’est à devenir fou, et je crois que plusieurs d’entre nous le deviendront… — 25 mars. Notre pauvre ami Gustave Maroteau est mort, mort misérablement sur un grabat de bagne, épuisé par la souffrance. Il a été admirable de courage, et jusqu’à sa dernière seconde il a conservé sa raison. Il a chassé le prêtre, étant à l’agonie, et il nous souriait en disant : « Ce n’est pas une grande affaire de mourir, mais cependant j’aurais préféré le plateau de Satory à ce grabat infect… Je meurs, mes amis, pensez à moi ; mais que va devenir ma pauvre mère ? » Il dicta pour elle une lettre d’adieu. J’étais près de lui, c’était navrant ; il pensa à tous ses amis d’Europe ; je lui parlai de vous, et il me chargea de vous envoyer un dernier adieu. Nous l’avons enterré nous-mêmes, sans prêtre, et il repose dans un coin du cimetière… Vingt-deux déportés de l’île des Pins se sont évadés : Rastoul et Mourot sont de ce nombre ; la mer est bien mauvaise, et j’ai peur pour eux[1]. Nous sommes très peu nombreux à l’île Nou. Tous sont disséminés dans les camps. Brissac est toujours à la quatrième, enchaîné avec un empoisonneur ; Lullier est en cellule... »

Une lettre de Paris (numéro du 30 mai 1875) donne les indications suivantes sur le mouvement ouvrier parisien : « On ne peut pas dire du mouvement ouvrier parisien qu’il n’existe pas, mais il est certain que son développement est lent et peu sûr... Il est clair, d’ailleurs, qu’après la proscription et la mort des meilleurs éléments, et sous le coup de la loi martiale, on ne peut s’attendre à un grand enthousiasme... Aujourd’hui, l’Exposition universelle de Philadelphie (annoncée pour 1876) vient fournir une occasion de groupement, comme précédemment celle de Vienne. Une réunion des délégués de cinquante corporations ouvrières a eu lieu. On a choisi parmi ces délégués une commission exécutive composée de dix-neuf membres... C’est au moyen d’une souscription qu’on se propose de couvrir les frais de la délégation à envoyer à l’Exposition... Avant la Commune, la tête et le bras, la pensée et l’action se trouvaient dans l’Internationale. Il y avait une unité de vues et une force d’impulsion capables de faire mouvoir cette immense machine du travail parisien. Mais depuis 1872, par absence d’entente plus que par manque de convictions socialistes, les ouvriers parisiens ont été les dupes du radicalisme, qui, à Paris comme partout, a besoin d’appuis électoraux. Ce n’est pas bien difficile à comprendre, quand on songe que Paris, qui lit chaque jour 50,000 exemplaires du Rappel parce qu’il passe pour être le plus démocratique de ses journaux, ne possède pas un seul journal socialiste. »


En Belgique, la grève de Charleroi (voir p. 241) s’était terminée sans effusion de sang, malgré la présence de la troupe, grâce à l’attitude paisible des ouvriers. Certains bourgeois ne furent pas contents ; ils auraient voulu un petit massacre comme ceux des années précédentes ; le Moniteur des industries belges écrivit : « Qu’on ne nous parle pas de la question d’humanité ! Votre humanité mal raisonnée est une cruauté ! Pour ne pas avoir eu l’énergie de faire feu sur les agresseurs dans le principe de l’émeute et de tuer par demi-douzaines d’hommes, vous devrez en tuer des milliers plus tard. »

Un Congrès de la Fédération belge eut lieu les dimanche et lundi 10 et 17 mai 1875 à Jemappes, dans le Hainaut. Les fédérations et groupes suivants y étaient représentés : fédération de la vallée de la Vesdre, fédération anversoise, fédération boraine, fédération du Centre, fédération bruxelloise, fédération gantoise, mineurs du Centre, sections de Lize-Seraing, mécaniciens de Jolimont, section de Fayt, cercle d’études sociales de Fayt, et section de Jemappes. Le Congrès décida que pour l’année 1876 le Conseil régional serait placé à Anvers, en pays flamand ; le Mirabeau resterait l’organe officiel de la Fédération belge pour la langue française, et le Werker d’Anvers deviendrait son organe officiel pour la langue flamande. On s’occupa ensuite de la nomination d’un délégué pour représenter la Belgique au futur Congrès international ; sur la proposition des délégués de quelques fédérations, qui n’avaient pas reçu mandat à cet égard, il fut décidé que cette nomination aurait lieu ultérieurement. La fédération gantoise avait proposé que le Congrès belge rédigeât et publiât un programme socialiste destiné à tracer aux ouvriers la marche à suivre pour arriver à l’émancipation du travail. « Cette fédération, qui paraît être sous l’influence d’hommes croyant encore à l’efficacité de la politique parlementaire, proposait un projet de programme où il était question du suffrage universel, d’instruction gratuite et obligatoire, de séparation de l’Église et de l’État, etc. C’était la première fois que, dans un congrès belge, des idées de ce genre étaient émises ; et heureusement elles n’y ont pas trouvé d’écho. » (Bulletin du 6 juin.)

Le même jour où s’était ouvert à Jemappes le Congrès régional, avait eu lieu à Anvers une grande fête socialiste pour l’inauguration du drapeau rouge de la section de cette ville ; des compagnons de Gand étaient venus participer à cette solennité. Devant un auditoire de quinze cents personnes, les compagnons Magermans et Van Beveren prononcèrent des discours enflammés : « C’est cet étendard, dit Magermans, que nous arborerons au grand jour de la Révolution, c’est lui qui nous conduira dans ce combat cruel, mais nécessaire ». Van Bevoren jura fidélité au drapeau rouge au nom des Gantois : « C’est pour lui que nous combattrons jusqu’à ce qu’il ait été planté d’une main ferme dans un sol détrempé de sang, et qu’il flotte triomphalement sur le monde entier comme signe d’affranchissement de la classe travailleuse ».


Des nouvelles de Hollande nous furent données par une lettre de notre digne camarade H. Gerhard, d’Amsterdam, qui, depuis 1872, restait toujours vaillamment sur la brèche. Voici ce qu’il nous écrivit, en date du 7 mars (Bulletin du 14 mars 1875) : « Vous croyez sans doute l’Internationale en Hollande presque morte, parce que nous ne donnons guère signe de vie. Il est vrai que nous n’agissons pas beaucoup, et que les choses pourraient aller mieux qu’elles ne vont. Le mouvement ouvrier chez nous est momentanément dirigé par les radicaux bourgeois, car les comités des travailleurs se laissent influencer par ces messieurs. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que ces messieurs prêchent : c’est tout comme chez vous. J’ai appris par le Bulletin que vous avez en Suisse un monsieur Bleuler-Hausheer ; eh bien, nous autres nous avons plusieurs Bleuler-Hausheer... Les ouvriers hollandais ne croient guère à l’efficacité des moyens proposés par ces messieurs, coopération, éducation, impôt progressif, etc. : mais, malgré cela, ils semblent vouloir en essayer... Je crois, pour mon compte, qu’en définitive la voie qu’on suivra sera la Révolution, c’est-à-dire la levée en masse des prolétaires prenant de vive force toutes les terres, mines, vaisseaux, fabriques, machines, enfin tous les instruments de travail, et expropriant les propriétaires actuels... Mais on comprend l’embarras que doivent éprouver les travailleurs en présence des conseils que leur donnent les radicaux bourgeois, dont quelques-uns sont peut-être sincères, et combien il leur est difficile de distinguer clairement ce qu’ils ont à faire : mais je suis convaincu que les circonstances elles-mêmes viendront tôt au tard à notre aide, pour nous montrer le bon chemin. »


À partir de janvier 1875, notre Bulletin qui, grâce à l’agrandissement de son format, pouvait donner plus de place aux nouvelles de l’extérieur, publia régulièrement chaque semaine une correspondance d’Angleterre, signée de l’initiale « D. » : c’était Paul Robin[2] qui nous l’envoyait. Ses lettres étaient généralement intéressantes, et nourries de petits faits caractéristiques ; mais il n’est guère possible d’en tirer des appréciations d’ensemble, des vues générales.

Eccarius avait représenté, au Congrès général de Bruxelles de 1874, une section de l’Internationale existant à Bethnal Green (Londres) ; je ne sais s’il y avait encore, en 1875, dans le Royaume-Uni, d’autres sections de notre Association ; en tout cas, leur activité semble avoir été nulle. Quant au mouvement des Trade Unions, il continuait à se traîner dans l’ornière accoutumée ; au Congrès annuel des Trade Unions, qui eut lieu du 18 au 23 janvier 1875 à Liverpool, Cremer[3], délégué de l’Union des charpentiers et menuisiers, ayant accusé les députés au Parlement Macdonald et Burt d’avoir trahi les intérêts du travail, fut expulsé du Congrès ; les délégués décidèrent de réclamer l’abrogation du Conspiracy Act (loi sur les coalitions), et votèrent une résolution favorable à l’établissement de conseils locaux de conciliation et d’arbitrage entre les patrons et les ouvriers.

L’événement le plus important du premier semestre de 1875 fut le grand lock out du Pays de Galles qui, depuis le commencement de janvier, mit sur le pavé 120.000 mineurs, auxquels s’ajoutèrent bientôt 30.000 métallurgistes ; malgré l’appui financier des Trade Unions, qui versèrent plus de cent mille francs par semaine pendant près de quatre mois, les ouvriers furent vaincus : ils durent accepter une baisse de quinze pour cent, après quoi les patrons consentirent à leur permettre de reprendre le travail.

Au commencement de mai, pendant une grève d"ébénistes à Londres, cinq ouvriers, coupables de picketing, c’est-à-dire d’avoir stationné dans la rue et parlé à des camarades pour chercher à les persuader de se joindre à la grève, furent condamnés à un mois d’emprisonnement. L’affaire fit du bruit, et, quand les cinq ouvriers sortirent de prison (2 juin), ils furent l’objet d’une chaleureuse démonstration : un meeting de cinquante mille personnes, tenu à Hyde Park, protesta contre cette application d’une « loi de classe ».


Une lettre écrite de Boston par Lucien Pilet (Bulletin du 14 février 1875) signalait l’introduction, dans une fabrique d’horlogerie fondée à San Francisco, de cinq cents Chinois travaillant à des prix très bas ; les ouvriers horlogers recrutés par le directeur dans diverses fabriques des États-Unis, s’étant refusés à enseigner le métier à ces Chinois, furent immédiatement congédiés. La lettre donnait des détails sur le chômage dont continuait à souffrir l’industrie américaine, en expliquant que ce chômage venait non-seulement de ce que la production dépassait la consommation, mais de ce que les machines étaient arrivées à un tel degré de perfection, que les ouvriers qualifiés avaient pu être remplacés par de simples manœuvres. Le Bulletin fit suivre cette lettre des réflexions que voici : « Une des causes de la crise industrielle qui sévit aux États-Unis, c’est, comme on vient de le lire, qu’il y a plus de production que de consommation ! Quelle amère critique, quelle condamnation terrible de l’organisation bourgeoise dans ces simples mots ! Ne semble-t-il pas que si le travail national produit beaucoup, s’il produit au delà des besoins, le pays doit se trouver riche ? Eh bien, avec le système de production capitaliste, c’est tout le contraire qui arrive : l’abondance des produits n’est pas une richesse, elle engendre la misère pour les producteurs... Le remplacement des travailleurs américains par des Chinois qui se contentent d’une rétribution minime parce qu’ils vivent de peu, et la baisse générale des salaires qui en résulte, confirme ce que nous avons dit souvent : si la population ouvrière arrivait à pouvoir s’entretenir à meilleur marché (par la coopération), les salaires baisseraient d’autant... Ce n’est pas en déclarant la guerre aux travailleurs chinois que les ouvriers d’Amérique s’affranchiront de la concurrence ruineuse qui leur est faite par ceux-ci : c’est en formant avec eux une alliance contre les exploiteurs. Élisée Reclus l’a dit dans son étude sur les Chinois et l’Internationale (Almanach du peuple pour 1874) : « La communauté des intérêts, nous l’espérons, fera naître la communauté d’action. Les travailleurs chinois, qui savent si bien pratiquer entre eux la solidarité, comprendront que leur intérêt est de la pratiquer également avec les travailleurs d’Amérique, lorsque ceux-ci se présenteront en amis et demanderont à conclure le traité d’alliance. »

Une autre lettre de Pilet (Bulletin du 21 mars) annonçait que le directeur de la fabrique d’horlogerie de San Francisco avait résolu d’envoyer des agents en Suisse pour y enrôler des ouvriers, qui auraient à venir enseigner le métier aux Chinois récemment embauchés ; et notre camarade priait les ouvriers horlogers suisses « de ne pas s’associer à une manœuvre qui avait pour but d’avilir encore les prix déjà si bas de la main d’œuvre » ; il ajoutait : « Pendant qu’il en est temps encore, ouvriers horlogers de Suisse et d’Amérique, ouvrons les yeux ; nos intérêts sont solidaires, unissons-nous pour les défendre contre l’exploitation bourgeoise ».

L’Angleterre, on l’a vu, avait un Conspiracy Act qui défendait aux ouvriers les coalitions : à la législature de l’État de New York fut présentée, en mars 1875, une loi qui punissait comme « conspiration » le fait de se concerter pour refuser de travailler, et qui devait détruire les sociétés de résistance et empêcher les grèves. Il y eut le 10 mars, à New York, un grand meeting pour protester contre ce bill ; « plus de cinq mille travailleurs de tout métier et de toute nationalité semblaient ne faire qu’un pour exprimer leur indignation » ; le citoyen J. T. Elliot, de l’internationale, y rappela le souvenir de la manifestation de Tompkins Square (13 janvier 1874), et dit : « Je désire dire aux capitalistes que s’ils ont chassé de Tompkins Square les ouvriers non-organisés, ils auront maintenant affaire à des ouvriers organisés ».

En avril, il y eut en Pensylvanie de grandes grèves de mineurs, et les autorités appelèrent des soldats pour maintenir l’ordre, c’est-à-dire pour exercer une pression en faveur des exploiteurs. Cette fois-là il n’y eut pas de massacre ; mais un jour devait venir où le nom de Pittsburg serait associé au souvenir de scènes de carnage.

J’ai dit que Sorge avait, en août 1874, résigné ses fonctions de secrétaire du Conseil général, et qu’Engels lui avait écrit : « Avec ta retraite, la vieille internationale (marxiste) a cessé d’exister ». Cependant il subsistait encore (voir p. 245) un fantôme de Conseil général[4], et ce fantôme s’avisa, en mai 1875, d’expédier en Europe une circulaire proposant la réunion d’une Conférence de délégués de l’Internationale (sic) à Philadelphie, pour le mois de juillet 1870, à l’occasion de l’Exposition universelle ; ces circulaires étaient signées par Speyer, le secrétaire qui avait remplacé Sorge[5]. Dans son volume de 1906 (p. 144), Sorge constate avec mélancolie que cet appel se perdit dans le vide : « Il ne vint de réponse que de la Suisse. D’Allemagne, un ancien camarade d’Amérique nous écrivit que le Comité central de Hambourg ne se souciait pas de dépenser de l’argent pour envoyer une délégation à la Conférence. Un autre, qui avait été chargé de se mettre en relations avec la France et l’Espagne, n’obtint pas le moindre résultat. » Engels avait reçu, le 4 juin, vingt et un exemplaires de la circulaire ; il écrivit au « Conseil général » la lettre suivante :


Londres, 13 août 1875.

Les 21 circulaires qui m’ont été envoyées avec une lettre du secrétaire Speyer ont été distribuées selon vos instructions...

1. J’ai donné des exemplaires de la circulaire à Lessner et Fränkel, qui ont été d’avis, comme moi, qu’il n’y a pas lieu de la communiquer officiellement à notre Arbeiterverein (section allemande) de Londres... Comme il est certain qu’aucun ouvrier allemand ne sera envoyé d’ici à Philadelphie, cela n’aura pas d’influence sur le résultat.

2. Notre ami Mesa de Madrid, qui habite maintenant Paris, se trouvait justement ici quand la circulaire est arrivée. Il a pris la chose très à cœur, je lui ai traduit la circulaire, et, comme il connaît des membres du comité qui administre à Paris la souscription pour l’envoi d’ouvriers à l’Exposition de Philadelphie, il lui sera sans doute possible, avec l’activité que nous lui connaissons, d’arranger quelque chose. Il enverra aussi la circulaire en Espagne.

3. Je ne puis pas l’envoyer en Belgique, puisque toute l’Internationale belge fait cause commune avec les alliancistes, et qu’il n’est pas dans notre intérêt de communiquer notre plan à ceux-ci. En Portugal et en Espagne je n’ai point d’adresses. La Plebe de Lodi s’est jointe plus ou moins aux alliancistes, et elle serait capable de publier l’histoire tout de suite (Die Plebe von Lodi hat sich so ziemlich den Allianzisten angeschlossen, und Wäre imstande, die Geschichte sofort zu veröffentlichen).

4. Comme l’Allemagne, l’Autriche, et la Suisse ne sont pas mentionnées dans l’Instruction, et que le Conseil général a là suffisamment de relations directes, je n’ai point fait de démarche pour ces pays.

5. La circulaire a été approuvée de tous ceux qui l’ont vue, et la proposition qui y est faite d’une Conférence a semblé la seule pratique. Mais il nous paraît impossible qu’un vote ait lieu à ce sujet... Les voix d’Amérique suffiront d’ailleurs à couvrir le Conseil général, s’il transforme sa proposition[6] en résolution, d’autant plus que nous savons de bonne source que les alliancistes, eux non plus, ne tiendront pas de Congrès cet année, — et qu’ils n’en tiendront sans doute plus jamais...

Salut fraternel.

Fr. Engels.


Nous verrons dans un chapitre ultérieur (tome IV) ce qui se passa en 1876 : s’il n’y eut réellement « plus jamais » de Congrès « allianciste », comme le prédisait Engels, et ce qui advint du projet de Conférence « marxiste » ou « sorgiste » à Philadelphie.


L’union des deux fractions du parti socialiste d’Allemagne s’accomplit au printemps de 1875. Une circulaire du président de l’Association lassallienne annonça, en janvier, que vers la fin de février un projet de programme et de statuts communs serait soumis à l’examen des membres des deux fractions (Bulletin du 24 janvier 1875). Dans la seconde moitié de février, les journaux socialistes allemands publièrent la note suivante : « Les 14 et 15 février a eu lieu une Conférence à laquelle ont pris part seize représentants des diverses fractions socialistes de l’Allemagne. Dans cette Conférence a été élaboré le projet de programme et d’organisation qui sera présenté au Congrès destiné à opérer l’union de tous les socialistes d’Allemagne, Congrès qui se tiendra la semaine de la Pentecôte. Les délibérations qui ont eu lieu à ce sujet ont pleinement satisfait tous ceux qui y ont participé. »

Dans la première quinzaine de mars parut le projet de programme, dont voici les traits essentiels :

« Comme le travail utile n’est possible que dans la société et par la société, le produit du travail doit appartenir, avec égalité de droits, à tous les membres de la société. Dans la société actuelle, les instruments de travail sont le monopole de la classe capitaliste ; la dépendance de la classe des travailleurs, qui en résulte, est la cause de la misère et de la servitude sous toutes leurs formes. L’émancipation du travail exige que les instruments de travail deviennent propriété collective de la société. L’émancipation du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, vis-à-vis de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une seule masse réactionnaire. Partant de ces principes, le parti ouvrier allemand travaille, par tous les moyens légaux, à réaliser l’État libre et la société socialiste, à briser la loi d’airain du salaire par l’abolition du salariat, à faire cesser l’exploitation sous toutes ses formes, à détruire toute inégalité sociale et politique. Pour le moment, la classe ouvrière travaille à son émancipation dans les limites de l’État national actuel ; mais elle sait que le résultat nécessaire de ses aspirations sera la fraternité internationale des peuples. Le parti ouvrier allemand réclame, pour préparer la solution de la question sociale, l’institution d’associations coopératives de production, embrassant à la fois l’industrie et l’agriculture, avec l’appui financier de l’État et sous le contrôle démocratique du peuple travailleur. » À la suite de ces déclarations de principes venait l’énumération des revendications immédiates du parti : suffrage universel, législation directe par le peuple, service militaire obligatoire et établissement des milices, liberté de la presse, droit de réunion et d’association, justice gratuite, instruction obligatoire et gratuite, liberté de conscience, impôt progressif, droit de coalition, journée normale de travail, etc.

Notre Bulletin, en reproduisant ce projet, se garda bien de le faire suivre d’aucune observation malveillante : notre opinion était qu’il appartenait aux ouvriers allemands de déterminer eux-mêmes leur méthode de lutte. Il n’en fut pas de même chez quelques-uns des amis allemands de Marx, qui avaient vu de mauvais œil les efforts tentés pour l’union ; un fragment d’une lettre écrite en avril 1875 par Bracke à Sorge (fragment publié par celui-ci dans son volume de 1906) nous montre ce qu’on pensait dans ce petit groupe de mécontents : « Là-bas — écrit Bracke — vous avez la discorde. Ici nous avons l’unité, mais que le diable emporte toute l’histoire. Les lassalliens ont réussi à faire la barbe à nos gens de la belle façon (haben unsere Leute gehörig über den Löffel barbiert), et il sera difficile de maintenir le point de vue de l’Internationale. À Londres aussi on est très mécontent que Liebknecht, Geib, Motteler et d’autres aient donné leur adhésion à ce galimatias de programme (Wischi-Waschi Programm). Mais Bebel va faire ce qu’il pourra, et je l’aiderai. Nous verrons ce qui sortira de là. »

Le Bulletin du 18 avril annonça la mort du poète Georges Herwegh (7 avril 1875), l’auteur du Bundeslied der deutschen Arbeiter, composé par lui à la demande de Lassalle, et qui se termine par le couplet célèbre :

Bricht das Doppeljöch entzwei !
Bricht die Noth der Sklaverei,
Bricht die Sklaverei der Noth :
Brod ist Freiheit, Freiheit Brod ![7]

« Cet hymne socialiste, disait le Bulletin, restera le principal titre de gloire de Herwegh ; la postérité se souviendra que, pendant que la tourbe des lettrés allemands se prosternait devant M. de Bismarck, un homme du moins, le plus remarquable parmi les poètes de sa génération, a voulu se faire le chantre du prolétariat. »

Presque en même temps était mort, à Paris, Moritz Hess, cet ancien ami de Marx qui s’était signalé, après le Congrès de Bâle, par ses attaques contre nous. Voici l’oraison funèbre que lui fit le Bulletin :


Les journaux socialistes d’Allemagne disent du bien de lui, et nous ne demandons pas mieux que de croire que Moritz Hess a pu rendre quelques services au prolétariat de son pays ; mais nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir qu’il fut un de ceux qui, après le Congrès de Bâle, poussèrent le plus vivement à une scission dans l’Internationale ; les articles calomnieux qu’il publia dans le Réveil, de Paris, furent comme l’ouverture des hostilités dans cette longue et triste guerre qui mit aux prises les autoritaires et les fédéralistes. Nous sommes disposés à pardonner à des convictions sincères bien des vivacités de plume, bien des intempérances de langage ; mais nous n’avons jamais pu comprendre comment, chez certains penseurs d’Allemagne, une science réelle et un désintéressement incontesté pouvaient s’allier à tant de fiel et de venin.


Le Congrès d’union des socialistes allemands eut lieu à Gotha du dimanche 23 au jeudi 27 mai. Le parti lassallien comptait 73 délégués, représentant 150 localités et 15.000 membres ; le parti d’Eisenach, 56 délégués, représentant 144 localités et 9.121 membres. Dans les votes, on arrêta de tenir compte du nombre des voix que représentait chaque mandat de délégués. Deux présidents furent nommés pour diriger les débats, Geib (fraction d’Eisenach) et Hasenclever (lassallien). Le projet de programme et le projet de règlement furent adoptés sans aucun changement important. Le directoire du parti fut placé à Hambourg et composé de cinq membres, trois lassalliens et deux membres de la fraction d’Eisenach : Hasenclever et Hartmann (tous deux lassalliens), présidents ; Auer (Eisenach) et Derossi (lassallien), secrétaires ; Geib (Eisenach), trésorier. Le Neuer Sozial-Demokrat, à Berlin, et le Volksstaat, à Leipzig, furent désignés tous deux comme les organes officiels du nouveau parti, qui prit le nom de Parti socialiste ouvrier d’Allemagne (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands). L’œuvre de la fusion fut complétée par l’annonce suivante, que publia le Neuer Sozial-Demokrat : « J’annonce par la présente que l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, domicilié à Brême, a prononcé sa dissolution. Gotha, le 28 mai 1875. Hasenclever. »

Marx avait été très mécontent du projet de programme élaboré par la commission des Seize et publié en mars 1875 : il en fit une critique détaillée dans une lettre qu’il envoya à quelques-uns de ses amis d’Allemagne[8]. Je traduis ici, à titre de simple renseignement pour quelques-uns de mes lecteurs, les passages de la Geschichte der deutschen Sozial-Demokratie où Franz Mehring a apprécié l’attitude de Marx au moment de l’union des deux fractions :

« Le projet de programme était un compromis entre le programme des lassalliens et celui d’Eisenach. Aucune des deux fractions n’eut à abandonner quelque chose de ses convictions, par le simple motif que leurs convictions, pour l’essentiel, étaient les mêmes. S’il existait quelque différence, c’était en ce que les lassalliens étaient la fraction la plus avancée (die entwickeltere Fraktion), et ils réussirent à faire passer dans le nouveau programme tous leurs mots de combat, le produit intégral du travail (den unverkürzten Arbeitsertrag), la « loi d’airain » des salaires (das eherne Lohngesetz), les associations de production créditées par l’État (die Produktivassoziationen mit Staatskredit), les autres classes formant vis-à-vis de la classe ouvrière une « seule masse réactionnaire » (die Eine reaktionäre Masse). La seule revendication qui ne fût pas familière au parti d’Eisenach, les associations de production créditées par l’État, fut expressément expliquée dans le sens que les lassalliens, d’ailleurs, lui avaient toujours donné, et dans lequel elle pouvait être contresignée sans aucun scrupule par l’autre fraction.

« On sait que Marx fit de ce programme une critique très dure, dans une lettre qu’il envoya de Londres, le 5 mai 1875, à Bracke, Geib, Auer, Bebel et Liebknecht... Marx croyait que les lassalliens n’étaient qu’une secte arriérée, qui, désarçonnée par l’évolution historique, n’avait plus qu’à capituler devant la fraction d’Eisenach. Il se trompait : il avait trop bonne opinion des « Eisenacher », il ne rendait pas justice aux lassalliens. Comment a-t-il pu se tromper sur la valeur réelle de la fraction d’Eisenach, s’il lisait le Volksstaat ? on a peine à s’en rendre compte. Mais on comprend mieux pourquoi il a méconnu les lassalliens : c’est que (comme le Volksstaat avait coutume de le déclarer) il ne lisait pas le Neuer Sozial-Demokrat ; et s’il se représentait le parti lassallien d’après la caricature qu’en donnait le Volksstaat, il devait naturellement s’en faire une idée radicalement fausse... On ne peut pas nier non plus que son antipathie à l’égard de Lassalle ait influencé son jugement. C’était un reproche aussi dur qu’injuste, de dire que Lassalle avait grossièrement falsifié le Manifeste communiste, pour excuser son alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux de la bourgeoisie. Lassalle n’a ni conclu l’alliance que Marx lui reproche, ni grossièrement falsifié le Manifeste communiste. En ce qui concerne la « loi d’airain, » Lassalle ne s’appuyait pas sur Malthus, il la définissait exactement comme elle est définie dans le Manifeste communiste[9].

« Ce n’est pas Lassalle qui a inventé l’expression « une seule masse réactionnaire[10] » : elle était en quelque sorte née de l’expérience du prolétariat allemand, qui, lorsqu’il avait voulu appuyer la bourgeoisie libérale dans sa lutte contre l’absolutisme et le féodalisme, avait toujours reçu lui-même, de cette bourgeoisie, les premiers coups et les plus violents. Marx ne se trompait pas moins lorsqu’il voyait dans la phrase : « Dans la société actuelle, les instruments de travail sont le monopole de la classe capitaliste, » un fâcheux héritage de Lassalle, qui, selon Marx, n’avait voulu attaquer que les capitalistes, mais non les propriétaires fonciers. L’expression de « classe capitaliste » était empruntée, au contraire, au programme d’Eisenach, où naturellement elle était prise dans son sens le plus général, incluant la propriété foncière[11] ; et il se trouvait que précisément les lassalliens, sur le principe de la propriété collective du sol, s’étaient prononcés d’une façon beaucoup plus catégorique que la fraction d’Eisenach.

« La lettre de Marx eut pour résultat de faire donner à quelques phrases du projet de programme une forme plus claire et plus nette : mais elle n’amena aucune modification de fond… Le rapport sur la question du programme fut présenté au Congrès par Liebknecht et Hasselmann, et l’accord entre les deux rapporteurs fut complet ; Liebknecht, il est vrai, critiqua l’expression de « loi d’airain des salaires », simplement parce que le terme de « loi d’airain » semblait signifier qu’il s’agissait d’une loi immuable et éternelle, tandis que la loi des salaires n’a d’existence que dans la société capitaliste ; mais comme il ne pouvait pas y avoir le moindre doute sur le sens dans lequel l’expression devait être entendue, la « loi d’airain » resta dans le programme. On y laissa aussi les associations de production créditées par l’État, à propos desquelles Hasselmann dit, avec raison, que si la fraction d’Eisenach s’était méprise sur la véritable signification de ces mots, les lassalliens, eux, ne s’y étaient jamais trompés. Enfin l’expression « une seule masse réactionnaire » fut adoptée par cent onze délégués, représentant 23.022 membres, contre douze délégués représentant 2191 membres ; la minorité était surtout composée de délégués de la Saxe et de l’Allemagne du Sud, qui voyaient dans l’adoption d’une semblable déclaration un obstacle à leur alliance électorale avec la Volkspartei. »

Mehring conclut ainsi : « Au Congrès de Gotha, le parti lassallien disparut pour toujours ; et pourtant ces jours-là furent, pour Lassalle, ceux de sa gloire la plus éclatante. Quelque fondées que fussent les objections de principe que Marx avait pu faire au programme de Gotha, la destinée de sa lettre critique montra clairement que la véritable voie par laquelle pouvait se développer en Allemagne un puissant et invincible parti ouvrier, portant en lui la Révolution sociale, était celle qui avait été reconnue et indiquée par Lassalle. »


Un camarade, Weiss, je pense, nous écrivait d’Alsace : « Il y a un moment de découragement parmi les ouvriers ici ; rien ne peut les éveiller, on ne les trouve plus nulle part ; chacun reste chez soi, on a assez à faire pour payer ses impôts... Le plus grand mal est encore que le pays devient de plus en plus clérical. Les jésuites, n’ayant pu mettre la main sur l’instruction, ont commencé à jouer au patriotisme, et cela leur réussit : il n’y a plus assez de place dans les églises... Quelle race que ces prêtres ! je les déteste mille fois plus que les Prussiens. » (Bulletin du 3 janvier 1875.)

Une autre lettre — celle-là d’Avrial, qui à ce moment travaillait à Strasbourg — faisait les mêmes constatations : « Je doute que dans aucun autre pays, en Chine même, les travailleurs soient si oublieux de leurs devoirs, prennent si peu souci de leurs intérêts... Dominés par les prêtres ou endoctrinés par les avocats de la revanche, les malheureux prolétaires d’Alsace n’ont d’autre idéal, ne conçoivent autre chose présentement, que la guerre de revanche. » (Bulletin du 30 mai 1875.)


Le Congrès annuel du parti socialiste autrichien, auquel s’étaient rendus aussi quelques délégués hongrois, s’ouvrit le 16 mai, près de Marchegg, mais sur territoire hongrois. Dès la première séance, néanmoins, la police prononça la dissolution du Congrès. Les délégués hongrois furent arrêtés et envoyés à Presbourg. Les délégués autrichiens furent conduits jusqu’à la frontière par un détachement de pandours ; un peloton de gendarmerie les y reçut et les escorta à la prison de Marchegg : là, les délégués, au nombre de trente-quatre, eurent à subir un interrogatoire ; ceux qui étaient étrangers furent retenus en prison ; ceux qui étaient sujets autrichiens reçurent une feuille de route et l’ordre de se rendre immédiatement dans leur commune d’origine. « Le Congrès ouvrier, dit le Fremdenblatt, se trouva de la sorte aussitôt terminé qu’ouvert. » (Bulletin du 30 mai 1875.)


Pour la première fois, depuis le temps de Netchaïef, notre Bulletin se mit à publier, en 1875, des nouvelles du mouvement socialiste révolutionnaire en Russie. C’est que ce mouvement, un moment comprimé, avait pris au cours des années 1873 et 1874 un développement considérable. La jeunesse des écoles — les jeunes filles surtout — avait commencé à « aller dans le peuple ». Des groupes de propagande s’étaient formés partout. Pierre Kropotkine a parlé, dans ses Mémoires, de l’action du groupe dont il faisait partie, et qu’on appelait le « cercle de Tchaïkovsky » : il y avait là le chimiste Nicolas Tchaïkovsky, fondateur du cercle[12], l’héroïque Sophie Perovskaïa, l’aventureux Serge Kraftchinsky (connu depuis sous le pseudonyme de Stepniak), etc. Je ne saurais nommer tous ceux et toutes celles qui participèrent, au premier rang, dans un groupe ou dans un autre, à l’œuvre de propagande et de lutte : une partie d’entre eux ont figuré dans le procès des Cinquante, en mars 1877, et dans celui des Cent quatre-vingt-treize, à la fin de 1877, et quelques-uns de leurs noms seront mentionnés à cette occasion (au tome IV). Mais le gouvernement veillait : de nombreuses arrestations furent faites déjà dans le courant de 1873 ; en mars et avril 1874, les membres du cercle de Tchaïkovsky furent arrêtés à leur tour[13], à l’exception de Tchaïkovsky lui-même, de Kraftchinsky, et de deux ou trois autres, qui réussirent à passer en Occident ; et les persécutions contre tout ce qui était suspect d’être hostile à l’autocratie continuèrent dans toute la Russie : des milliers de personnes étaient enfermées dans les prisons, et plus de cent mille avaient été déportées en Sibérie.

Un collaborateur russe, qui signait, comme nos autres correspondants, d’une initiale de fantaisie (c’était notre ami R. Zaytsef, et il avait choisi ou nous lui avions attribué l’initiale « P. »), nous envoya, sur ma demande, une lettre une fois par mois. Dans la première (Bulletin du 31 janvier 1875), il signalait le projet, conçu par quelques membres de la noblesse, de la convocation d’une Assemblée nationale qui serait chargée de doter la Russie d’une constitution, et il disait : « Ni en Angleterre, ni en France, où les parlements sont arrivés au plus haut degré de perfectionnement, il n’est résulté des délibérations de ces assemblées aucun bien réel pour les travailleurs. Aussi le parti socialiste révolutiounaire n’attend-il rien d’une constitution ; il croit que le peuple n’a rien de bon à espérer des ex-seigneurs : car ceux-ci veulent, en premier lieu, sous prétexte d’égalité des propriétaires fonciers, entrer dans l’administration des communes rurales[14], pour tenir ainsi le paysan entre leurs mains ; en second lieu, ils demandent l’abolition de la possession communale du sol, de l’inaliénabilité de la terre, et veulent que la terre du mir soit partagée entre les paysans, à titre de propriété individuelle, susceptible d’être vendue... Je conclus donc que la constitution serait bien à craindre, car, dans le cas où l’Assemblée constituante exercerait une autorité sérieuse, l’abolition de l’inaliénabilité de la terre serait décrétée, et par conséquent le peuple serait définitivement ruiné. » — En mars, « P. » nous décrivit la triste situation de la presse russe, muselée et persécutée : « Mais — ajoutait-il — plus on opprime la presse en Russie, et plus, dans le reste de l’Europe, la presse en langue russe prend un large essor et devient radicale et révolutionnaire. Nous avons une revue socialiste paraissant à Londres sous le titre de En avant (Vpered) : puis deux journaux, l’un paraissant à Londres sous le même titre que la revue, et l’autre paraissant à Genève sous le titre de Travailleur (Rabotnik). Dans le courant de l’année dernière ont paru les livres suivants : Le principe autoritaire et le principe anarchique (Gosoudarstvennost i Anarkhia), L’anarchie d’après Proudhon (Anarkhia po Proudonou), La Commune de Paris, L’histoire d’un paysan français (c’est le récit d’Erckmann-Chatrian refait à l’usage du peuple russe), et quelques brochures de la même tendance, la Mécanique rusée, Un conte sur quatre frères, etc. »

En mai 1875, le Vpered publia (et le Bulletin reproduisit, 23 mai) une circulaire secrète du comte Pahlen, ministre de la justice, aux procureurs, du 7-19 janvier 1875, leur signalant le péril croissant que des « menées criminelles » faisaient courir « à la religion, à la morale et à la propriété » ; Pahlen constatait que « le mal avait jeté des racines si profondes, qu’il n’était pas probable que les poursuites judiciaires seules pussent suffire pour en avoir complètement raison » ; il se lamentait sur l’aveuglement des parents, « qui avaient jeté leurs enfants, faute de surveillance, dans le domaine du nihilisme », et des indifférents, qui allaient jusqu’à blâmer le gouvernement de sa sévérité ; « il est donc urgent — déclarait-il — que tous les éléments bien intentionnés s’unissent, avant qu’il ne soit trop tard, dans le but de résister à l’influence et à la diffusion de ces principes nuisibles et destructeurs ».

Une autre lettre de Zaytsef (20 juin) énuméra les mesures répressives adoptées par le gouvernement, et raconta quelques-unes des atrocités commises par les subordonnés du comte Pahlen contre leurs victimes. Je continuerai, au chapitre suivant, à citer, à mesure que le Bulletin les publiait, les traits du martyrologe des révolutionnaires russes qui parvenaient jusqu’en Occident.


En Serbie, dans ce pays encore placé, à ce moment, sous la suzeraineté de la Turquie, on signalait aussi un mouvement socialiste. La police avait découvert des exemplaires d’une brochure révolutionnaire en langue serbe, qui recommandait « d’exterminer le plus tôt possible tous les monarques et tous les prêtres, et d’établir sur les ruines de l’ancienne société la Fédération des communes libres ». Ainsi, disait le Bulletin (9 mai), « les idées révolutionnaires, telles que les ont formulées les Congrès de l’Internationale et les combattants de la Commune de Paris, ont fait leur chemin jusque dans des pays que notre bourgeoisie a l’habitude de regarder comme encore à demi-barbares ».


Je termine par la Fédération jurassienne.

Le premier article du premier numéro de notre Bulletin agrandi (36 c. X 26 c. au lieu de 30 X 22) débutait par un coup-d’œil rétrospectif : il se félicitait des résultats obtenus depuis 1868, en six années de propagande : « Il est incontestable que l’Internationale gagne du terrain dans la Suisse française ;... chaque année voit s’accroître le nombre des hommes intelligents qui se rallient à nos principes... Le Bulletin a une double mission à remplir : il doit élucider les questions théoriques,... et en même temps servir de libre tribune aux réclamations et aux revendications de la classe ouvrière, et lutter de toute son énergie contre les organes de la bourgeoisie... Moyennant un minime sacrifice annuel, les ouvriers ont réussi à se donner un journal à eux, indépendant de tous les partis politiques, affranchi de tout patronage, et n’ayant d’autre drapeau que la vérité et la justice... Nous nous sommes assuré des correspondances directes qui tiendront nos lecteurs au courant du mouvement ouvrier de tous les pays[15]. En outre, nous publierons dans chaque numéro des Variétés à la fois instructives et récréatives, qui contribueront à rendre le journal plus intéressant. »

Nous avions eu, à la Section de Neuchâtel, le 2 janvier 1875, une soirée familière (à la brasserie Saint-Honoré), à laquelle avaient été invités des ouvriers de langue allemande ; il en vint un certain nombre. Le premier numéro du Bulletin agrandi sortait de presse (il continuait à s’imprimer à l’ancien atelier G. Guillaume fils, devenu l’imprimerie L.-A. Borel, rue du Seyon), et c’était avec une véritable joie qu’on se le passait de mains en mains. « La soirée familière donnée par notre section le 2 courant a pris le caractère d’une petite fête en l’honneur de l’agrandissement du format de notre Bulletin. La réunion était assez nombreuse ; nous avions le plaisir de voir parmi nous quelques amis du Locle, ainsi que des membres de la Société du Grütli[16], et un certain nombre d’ouvriers étrangers à la section, mais sympathiques aux idées de l’Internationale. On a bu à la prospérité de notre organe, et à la santé de l’administration du Bulletin, dont deux membres étaient présents[17]... Une collecte faite séance tenante pour les déportés de la Nouvelle-Calédonie a produit douze francs. Les premiers résultats de cette soirée ont été l’inscription de plusieurs abonnés au Bulletin, et l’entrée de quelques nouveaux membres dans notre section. » (Bulletin du 10 janvier.)

Le Bureau fédéral de l’Internationale, composé de trois membres résidant au Locle et d’un délégué par Section de la Fédération (voir ci-dessus p. 251), tint sa réunion constitutive à la gare des Convers le 24 janvier 1875 ; il adressa aux Fédérations régionales une circulaire où il disait : « Nous ne nous dissimulons pas que l’Internationale se trouve actuellement placée dans une situation exceptionnelle, faite pour paralyser sur beaucoup de points son action publique. En France, en Espagne, en Italie, la réaction comprime violemment toute manifestation socialiste ; et dans deux grands pays, l’Angleterre et l’Allemagne, les travailleurs semblent vouloir se contenler pour le moment d’une organisation purement nationale. Toutefois, nous gardons la conviction que la crise que nous traversons aujourd’hui n’est que passagère : l’idée internationale ne peut pas périr... Il ne nous reste qu’à répéter ce que nous avons dit déjà : nous ne sommes pas chargés de créer la vie et de solliciter les initiatives ; c’est aux Fédérations qu’il appartient d’agir. »

À l’occasion de la baisse de salaires qui s’était produite dans les fabriques d’ébauches du Jura, les Sections internationales du district de Courtelary adressèrent aux ouvriers de ces fabriques un appel pour les engager à s’organiser et à se fédérer pour la résistance : « Que quelques-uns se mettent à l’œuvre dans chaque fabrique, que ces minorités s’entendent entre elles, et, en peu de temps, l’organisation sera devenue un fait ». (Bulletin du 17 janvier.) Mais cet appel ne produisit pas de résultat ; le prolétariat des fabriques était encore trop passif, trop résigné, trop dominé, comme l’écrivait Schwitzguébel, « par cette fatale idée qu’il n’y a rien à faire ». La Fédération ouvrière du Val de Saint-Imier, elle, continuait à faire des progrès ; dans son assemblée générale du 17 janvier, deux nouvelles sociétés de résistance furent admises : celle des faiseurs d’échappements et celle des polisseuses de roues et d’acier ; les peintres et émailleurs étaient le seul métier organisé qui restât encore en dehors de la Fédération. Le magasin coopératif avait réalisé, dans les huit derniers mois de 1874, un bénéfice de 669 fr., qui restait la propriété collective de la Fédération ouvrière. — En mars, quelques patrons monteurs de boîtes, à Saint-Imier, ayant décidé d’imposer une baisse des salaires, la Fédération ouvrière prit fait et cause pour les ouvriers monteurs de boîtes ; il fut résolu de créer un atelier coopératif de production, pour maintenir les prix, atelier qui serait la propriété collective de la section des monteurs de boîtes ; dans son assemblée du 11 avril, la Fédération décida d’ouvrir à cet effet un crédit de trois mille francs à cette section ; elle vota en outre l’ouverture d’un second magasin coopératif à la Saint-Martin (le 11 novembre). L’association des ouvrières peintres en cadrans fut admise dans la Fédération.

En février furent fondées, à Fribourg et à Zürich, deux Sections de l’Internationale, de langue française, qui firent adhésion à la Fédération jurassienne.

À l’occasion de la fête patriotique du 1er mars, dans le canton de Neuchâtel, le Bulletin rappela une fois de plus l’article publié par le Progrès en 1869 (voir tome Ier, p. 134), en ajoutant : « Cet anniversaire glorieux et libérateur dont parlait le Progrès, — celui de l’émancipation définitive du travail, — il est encore à venir ; mais, en attendant, nous en avons un qui nous rappelle la première tentative sérieuse qui ait été faite pour l’établissement du régime de justice et d’égalité : c’est le 18 mars, c’est la journée qui vit s’accomplir la Révolution communaliste de Paris ».

L’anniversaire du 18 mars fut commémoré avec beaucoup d’enthousiasme dans toutes nos sections ; et le Bulletin publia le télégramme suivant, qu’il avait reçu de Lugano : « Socialistes tessinois et italiens, réunis pour fêter l’héroïque 18 mars, envoient aux socialistes jurassiens un salut fraternel. Salvioni. »

Le 28 mars, le Bulletin annonçait : « Quelques socialistes de Moutier viennent de reconstituer une section de la Fédération jurassienne à Moutier. Bon courage à cette nouvelle section. Zürich, Fribourg, Moutier, depuis le 1er janvier, cela marche. À bientôt Bienne et Yverdon ! » Je me rendis à Yverdon en avril, pour essayer de grouper quelques ouvriers de cette ville ; mais ils vinrent trop peu nombreux à la réunion pour pouvoir se constituer en section. Quant à Bienne, ce n’est qu’en septembre qu’une nouvelle section devait y être reformée.

Voici quelques indications fournies par le Bulletin sur la vie de nos sections :

Vevey : « Le nombre des membres de notre section va toujours en augmentant, et le mouvement de la classe ouvrière de notre district commence à s’accentuer. Les corporations ouvrières de Vevey ont eu dernièrement plusieurs réunions dans le but de constituer une fédération locale, et les efforts faits ont abouti. La Fédération locale de Vevey adhère aux principes de l’Internationale, et, comme elle est composée d’ouvriers allemands aussi bien que d’ouvriers français, elle a reconnu le Bulletin et le Tagwacht pour ses deux organes. » (21 février.) — Le 18 août eut lieu la constitution définitive de l’Union ouvrière et l’adoption de ses statuts ; sept sociétés, dont la section locale du Grütli, y avaient adhéré. « Le soir, une foule d’environ quatre cents personnes se pressait dans la salle où avait eu lieu l’assemblée, et jusque dans la cour ; cette réunion familière a pris l’air d’une fête... Cette belle journée a prouvé à nos adversaires que l’Internationale n’est pas morte à Vevey. » (25 avril.)

Fribourg : Un ouvrier ferblantier, Stutz, ayant été victime d’un acte arbitraire de la police, suivi d’une condamnation à douze heures de prison, la Section internationale organisa, avec le concours de la Société des arts et métiers, une grande manifestation qui eut lieu le dimanche 4 avril ; un correspondant nous écrivit : « Le cortège, fort de plus de quatre cents citoyens, parcourut toutes les rues de notre ville ; l’espace me manque pour vous redire les discours prononcés par le président de la Société des arts et métiers et un des membres de notre section. » (12 avril.) — Le 19 mai, conférence organisée par la Société des arts et métiers ; les membres de la Section internationale y étaient présents, et la Section de Berne y était représentée par trois délégués ; deux délégués de l’Arbeiterbund, Hoferer et Gutsmann, y parlèrent en allemand, et plusieurs membres de l’Internationale y prirent aussi la parole. « Sur le terrain de la constitution des sociétés de métier, l’Arbeiterbund et l’Internationale peuvent et doivent marcher la main dans la main... Le reste de la soirée a servi aux ouvriers présents à se mieux connaître et à fraterniser : lorsque les travailleurs se rapprochent, ces divergences que la bourgeoisie s’efforce d’agrandir diminuent. » (30 mai.)

Neuchâtel : « La soirée familière du 20 février a réuni, outre les membres de la section, un certain nombre d’invités, et les résultats en ont été très satisfaisants : l’œuvre de propagande fait son chemin, et tous les jours nous gagnons de nouveaux adhérents ». (28 février.) — À la réunion du 18 mars prit part, comme d’habitude, notre vieil ami Beslay : la collecte au profit des déportés produisit 40 francs. (28 mars.) — En avril, les tailleurs firent une grève ; la Feuille d’avis locale somma la police d’avoir « à protéger efficacement les ouvriers qui ne demandent qu’à gagner paisiblement leur vie » : en conséquence, un gréviste fut aussitôt arrêté pour intimider les autres. (18 avril.) — Le 24 avril, il y eut, comme chaque mois, soirée familière au local de la section ; et le lendemain dimanche, dans le jardin du restaurant de la Chaumière, au Mail, se réunit une assemblée ouvrière, convoquée par une société ouvrière allemande, et qui fut présidée par le président de la section du Grütli. Le citoyen Staub, de Glaris, délégué par l’Arbeiterbund, y parla en allemand ; je traduisis son discours, et expliquai ensuite qu’il y avait, dans le monde socialiste, deux tendances, l’une réformiste, l’autre révolutionnaire : « mais elles professent sur beaucoup de points les mêmes principes, et se rencontrent souvent sur un terrain commun, comme le prouve le fait qu’aujourd’hui des socialistes appartenant aux deux tendances sont fraternellement réunis dans une même assemblée, et que le discours d’un membre de l’Arbeiterbund est traduit par un membre de l’Internationale ». Le soir il y eut réunion familière au local du Grütli : « Nous croyons qu’après cette journée plus d’un aura reconnu que la distance n’est pas si grande qu’il le semble entre les socialistes de langue allemande et ceux de langue française ». (2 mai.)

Chaux-de-Fonds : « La crise industrielle qui dure depuis plus d’une année semble redoubler d’intensité. Bon nombre de fabricants d’horlogerie, spéculant sur le manque d’entente entre les ouvriers de certaines branches, leur ont imposé une baisse variant de dix à quinze pour cent... Notre Fédération locale, au lieu de dépenser un temps précieux à fonder un magasin de consommation dont l’utilité est contestable, devrait, ce semble, mettre toute son activité à organiser et grouper les métiers qui ne le sont pas encore. Le côté de la propagande, qui est pourtant d’une grande importance, est trop négligé par le comité de cette fédération, composé d’hommes très dévoués aux intérêts ouvriers, disposés à s’instruire, mais dont l’éducation socialiste est encore à faire, et qui ne peuvent concevoir une solution à la question sociale que par la voie de réformes anodines et bien pacifiques. » (14 mars.)

Berne : Il y eut le dimanche 13 juin, à Berne, un Volkstag, une grande assemblée politique radicale, en plein air, convoquée par le Volksverein pour protester contre le Conseil fédéral suisse, qui avait déclaré inconstitutionnelles certaines mesures prises par le gouvernement cantonal bernois contre les curés ultramontains. L’éloquence des orateurs laissa sceptiques et indifférents beaucoup de leurs auditeurs. Brousse écrivit au Bulletin : « Un ouvrier a dit près de moi le mot de la situation. Comme son camarade, plus naïf, s’extasiait sur la gymnastique pulmonaire des orateurs : « Viens t’en, lui dit-il, laissons là toutes ces bourgeoisailleries : demain comme hier nous travaillerons onze heures pour gagner 3 fr. 50 ». Certes, si cet ouvrier n’est pas de l’Internationale, il en sera bientôt. L’Internationale, d’ailleurs, fait dans la ville fédérale des progrès de plus en plus rapides. Voici le document qui circulait ces jours-ci dans les ateliers par les soins de la Section de Berne : « Travailleurs, quelle est notre situation ? La pire qu’on puisse imaginer… À qui faut-il faire remonter la faute de tout cela ? À nous, ayons le courage de le dire… Que faut il pour que cet état de choses cesse ? Nous grouper. Groupons-nous en corps de métiers, et bientôt nous serons maîtres du taux des salaires… Quelques-uns de nos camarades ont compris et ils se sont groupés ; ils vous appellent tous… Répondez à leur appel. » Notre section s’est donné une organisation nouvelle : autant que possible, un groupe sera constitué dans chaque quartier de la ville (Mattenhof, Langgasse, Lorraine, Lollingen, etc.) ; chaque groupe nomme trois délégués, un aux finances, un au secrétariat, un à l’organisation, qui forment son bureau ; la Section de Berne se compose de l’ensemble de tous les groupes de quartier ; les délégués aux finances de tous les groupes s’unissent pour former la commission des finances ; les délégués à l’organisation constituent la commission de propagande ; la commission du secrétariat se constitue de la même façon. » (20 juin.)

Comme on l’a vu, l’entente s’établissait, dans certaines localités, entre les membres de l’Internationale et ceux de l’Arbeiterbund et du Grïitli ; ailleurs, il y avait incompatibilité d’humeur, et même on constatait l’hostilité, non seulement des membres de ces deux dernières sociétés envers l’Internationale, mais des membres du Grütli envers l’Arbeiterbund, pourtant bien peu avancé. C’est ainsi que la section du Grütli de Saint-Imier publia, en mars 1875, une déclaration disant que si la Société du Grütli adhérait à l’Arbeiterbund, « elle perdrait son caractère national, et que les excellents rapports entre maîtres et ouvriers en seraient troublés… nous voulons rester une école d’hommes libres (eine freie Männerschule) ». Le Bulletin (21 mars), en reproduisant cette déclaration, la commenta ainsi :


Joli, n’est-ce pas ? Voilà, pris sur le vif, le langage et les principes de nos radicaux, de ces libres citoyens de la libre Helvétie, qui ne veulent pas s’occuper de la question sociale de peur de troubler les excellents rapports entre maîtres et ouvriers ! Heureusement que, à Saint-Imier du moins, ces gens-là n’ont avec eux qu’une infime minorité d’ouvriers, et que toute la population ouvrière appartenant à l’horlogerie marche avec la Fédération ouvrière du Vallon. Quant à l’Arbeiterbund, il faut qu’il s’y résigne : il n’y a pas de place pour lui dans nos montagnes ; les Grutléens en ont peur, ils le trouvent trop avancé ; et nos fédérations ouvrières n’en veulent pas, parce qu’elles le trouvent trop arriéré et trop en contradiction avec les instincts fédéralistes de nos populations de langue française.


Il faut noter, toutefois, que le conflit entre les deux courants, dans le Grütli, se termina par une victoire de l’élément le plus avancé : 2247 voix seulement se prononcèrent en faveur du Comité central, tandis que 2393 voix donnaient raison à la rédaction du Grütlianer ; mais, comme on le voit, la majorité était bien faible.

Les 15, 16 et 17 mai le Congrès annuel de l’Arbeiterbund se réunit à Bâle. À part un rapport du député zuricois Morf, sur le projet de loi sur les fabriques, on n’y parla guère que de questions administratives. Le Comité central, qui avait siégé deux ans de suite à Genève, fut placé à Winterthour ; et il fut décidé que le Congrès n’aurait plus lieu que tous les deux ans.

Le gouvernement suisse venait d’achever l’élaboration d’un projet de loi fédérale sur les fabriques. Il le soumit à l’examen d’une commission de onze experts, où siégeaient, à côté de plusieurs notabilités politiques comme Vigier, Klein, Sulzer, de fabricants, etc., un socialiste zuricois, Morf ; un hygiéniste, le Dr Adolphe Vogt, de Berne, et l’ancien membre de l’Internationale genevoise Grosselin. Cette commission, réunie le 15 avril, décida, par six voix, de fixer la durée normale de la journée de travail à onze heures ; quatre voix s’étaient prononcées pour dix heures, une pour douze heures. Le Bulletin dit à ce sujet (2 mai) : « Nous allons donc décidément être gratifiés d’une législation spéciale sur les fabriques. Allons, puisqu’il faut en passer par là, qu’on en fasse l’expérience ; il paraît que le peuple suisse ne sera détrompé sur l’efficacité des textes de lois et de l’intervention gouvernementale, qu’après en avoir essayé. » Quand le texte du projet eut été publié, le Bulletin écrivit (6 juin) : « On sait quelle est notre opinion relativement à une loi sur les fabriques. Nous la croyons absolument impuissante à produire aucun bien, les dispositions en eussent-elles été rédigées dans l’esprit le plus favorable aux ouvriers. À plus forte raison, un projet aussi mauvais que celui-ci ne pourra-t-il avoir aucun autre résultat que de créer quatre sinécures d’inspecteurs à 5000 fr. par an. »

Déjà trois mois auparavant, un article du Bulletin (28 février 1875), écrit par Schwitzguébel, avait développé notre point de vue[18]. Adhémar y disait :


L’amélioration de la position de la classe ouvrière et son émancipation finale ne peuvent pas être le résultat de réformes dans les lois ; elles ne seront le résultat que de transformations dans les faits économiques.

... Pour la réduction de la journée de travail, par exemple, une loi n’avancera en rien la question. Lorsque les ouvriers jugeront le moment opportun pour introduire cette réforme dans tel métier, ils sont parfaitement en état de le faire par l’action des sociétés de résistance. Au lieu d’implorer de l’État une loi astreignant les patrons à ne faire travailler que tant d’heures, la société de métier impose directement aux patrons cette réforme[19] ; de la sorte, au lieu d’un texte de loi restant à l’état de lettre morte, il s’est opéré, par l’initiative directe des ouvriers, une transformation dans un fait économique.

Ce que la société de résistance peut faire pour la réduction des heures de travail, elle peut également le réaliser au point de vue du travail des femmes et des enfants, des conditions hygiéniques, des garanties en cas de blessure ou de mort au service d’un patron, et dans bien d’autres questions encore.

La tendance de certains groupes ouvriers d’attendre et de réclamer toutes les réformes de l’initiative de l’État nous paraît un immense danger. En attendant tout de l’État, les ouvriers n’acquièrent point cette confiance en leurs propres forces qui est indispensable à la marche en avant de leur mouvement ;... le grimoire des lois s’accroît de quelques nouveaux textes, et la position ne change en rien.

Au lieu de cela, si les ouvriers consacraient toute leur activité et toute leur énergie à l’organisation de leurs métiers en sociétés de résistance, en fédérations de métiers, locales et régionales ; si, par les meetings, les conférences, les cercles d’études, les journaux, les brochures, ils maintenaient une agitation socialiste et révolutionnaire permanente ; si, joignant la pratique à la théorie, ils réalisaient directement, sans aucune intervention bourgeoise et gouvernementale, toutes les réformes immédiatement possibles, des réformes profitables, non pas à quelques ouvriers, mais à la masse ouvrière, — certainement que la cause du travail serait mieux servie que par cette agitation légale préconisée par les hommes de l’Arbeiterbund et favorisée par le parti radical suisse.

C’est là notre programme : nous rejetons toutes les fictions légales, et nous nous consacrons à une action permanente de propagande, d’organisation, de résistance, jusqu’au jour de la Révolution sociale.


Je crois utile, pour faire connaître plus complètement les idées qui avaient cours dans la Fédération jurassienne, de faire encore ici quelques citations d’articles du Bulletin.

Le 14 février 1875, revenant sur le programme soi-disant socialiste élaboré par M. Bleuler-Hausheer, rédacteur du Grütlianer, j’examinais divers points de ce programme, dont la plupart se retrouvaient également dans le programme de la démocratie socialiste d’Allemagne. Et voici ce que disait le Bulletin des quatre principaux :


« Appui financier accordé aux coopératives de production par l’État. »

Comment l’État se procurera-t-il le capital qu’il prêterait à ces coopérations de production ? Par l’impôt. Et l’impôt, nous l’avons prouvé, est payé exclusivement par les travailleurs ; les classes riches ne paient rien en réalité, quoi qu’elles aient l’air de payer. L’État, donc, prendrait d’une main dans la poche des ouvriers le capital que, de l’autre main, il paraîtrait leur fournir. Nous ne sommes pas dupes de ce manège, et ce que nous voulons, nous, c’est une révolution dans la propriété, qui restitue à la communauté ce que des exploiteurs se sont induement approprié aux dépens du travail de tous.

« Instruction gratuite à tous les degrés ; gratuité des livres d’école. »

Nous faisons ici le même raisonnement : la prétendue gratuité de l’instruction est une comédie, car les frais de cette instruction sont payés par l’impôt, et l’impôt est supporté exclusivement par le travailleur. Pour nous, nous voulons que l’instruction soit à la charge de la communauté, et qu’elle devienne intégrale, c’est-à-dire complète, développant à la fois l’intelligence et le corps, donnant à l’enfant toutes les notions scientifiques que doit posséder un homme cultivé, et le mettant à même de contribuer au travail manuel qu’exige le bien-être de la société. Mais avant de songer à organiser l’instruction intégrale, il faut s’occuper d’une question préalable : des moyens d’accomplir la Révolution sociale, sans laquelle nous tournerons éternellement dans un cercle vicieux.

« Émancipation de la classe des ouvrières, en faisant payer le travail de la femme au même taux que celui de l’homme. »

C’est là une utopie qu’on s’étonne de rencontrer sous la plume d’un homme qui se dit pratique. M. Bleuler ne sait-il pas que le taux du salaire dépend des frais plus ou moins considérables que nécessite l’entretien du travailleur ? La femme, s’entretenant à moins de frais que l’homme, sera toujours payée moins : on aura beau s’insurger contre cette loi fatale, il faudra courber la tête sous ce que Lassalle a si bien appelé das eherne Lohngesetz. Il n’y a qu’un moyen d’améliorer réellement la position des ouvrières : c’est l’abolition du salariat par la Révolution sociale.

Enfin : « Participation des ouvriers à l’administration et à la direction des établissements industriels (coopération du capital et du travail). »

Aïe ! voilà le bout de l’oreille qui se montre, M. Bleuler, ce socialiste, croit donc aux fameuses harmonies économiques de Bastiat et de Schulze-Delitzsch : dans ce cas, ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour aboutir à proclamer, comme ressource suprême du prolétariat, la doctrine la plus radicalement réactionnaire.

La coopération du travail et du capital, l’harmonie entre le capitaliste et le travailleur, la prétendue participation des ouvriers aux bénéfices, c’est l’invention la plus jésuitique dont se soient encore avisés les défenseurs des privilèges de la bourgeoisie.


Dans le numéro précédent (7 février), j’avais justement relevé un aveu de M. Edouard Tallichet, directeur de la Bibliothèque universelle de Lausanne, qui avait vanté l’association coopérative de production, bien comprise, comme pouvant et devant réaliser l’alliance du capital et du travail :


M. Tallichet constate que les revendications des ouvriers deviennent toujours plus menaçantes, et que le capital court un danger réel. Il faut chercher, dit-il, une solution qui, en réservant au capital tous ses droits, tous ses bénéfices, fasse taire les ouvriers et les conduise à accepter sans murmure leur situation inférieure. Eh bien, cette solution, cette panacée qui doit sauver le capital, elle est trouvée : c’est la coopération.

Écoutons M. Tallichet: « La coopération peut parfaitement se concilier avec l’autorité absolue d’un seul homme et avec le concours du capital, et c’est même peut-être sous cette forme que le plus grand avenir lui est réservé ». Ce qui signifie que, sous le nom de coopération, on peut parfaitement maintenir le patronat et l’exploitation par les capitalistes. « La coopération... permettra d’assurer aux ouvriers des gains modestes, mais réguliers et permanents, qu’ils accepteront sans murmurer, lorsqu’ils auront leur part aux bénéfices qui résulteront de ce système... Quand on en sera arrivé là, on n’aura vraiment plus à redouter la guerre sociale : le capital sera sauvé. » Voilà qui est suffisamment clair, et qui se passe de plus amples commentaires.


Dans le Bulletin du 28 mars, je formulai de la manière suivante notre opinion sur le socialisme de l’Allemagne, à propos du projet de programme du parti socialiste allemand :


Le programme du Parti socialiste allemand.

... Ce document, qui résume d’une façon claire le degré de développement auquel sont arrivées les idées socialistes en Allemagne, est pour nous, révolutionnaires fédéralistes, un intéressant sujet d’études. On y voit d’un coup d’œil, dans leurs traits essentiels, les différences qui séparent les révolutionnaires internationalistes du parti ouvrier national allemand.

Ces différences ont trop souvent, à la suite de polémiques déplacées, dans les journaux, dégénéré en hostilité ouverte entre ceux qui pensent comme nous et ceux qui pensent comme on pense en Allemagne. Il semblait que la différence dans les programmes provînt d’une divergence radicale dans les principes, et qu’il y eut en présence deux écoles socialistes opposées, dont la destinée serait de rester éternellement d’irréconciliables adversaires. Les choses sont-elles bien réellement ainsi ? L’âcreté des discussions, la violence des accusations réciproques, ne proviennent-elles pas plutôt de malheureuses animosités personnelles, que de dissidence dans les doctrines ? Sans doute il y a, entre ce qu’on a coutume d’appeler l’école autoritaire et l’école anarchiste, des différences très accentuées et incontestables ; mais ne peut-on pas les expliquer autrement que par une inconciliable opposition de principes absolus ? Il nous semble que ces différences perdraient beaucoup de leur gravité, paraîtraient bien moins redoutables pour l’avenir, si nous pouvions arriver à considérer le socialisme autoritaire et le socialisme anarchiste, non pas comme deux frères ennemis, mais comme deux phases successives de l’idée socialiste.

Cette idée vaut la peine qu’on l’examine de plus près, et le récent programme des ouvriers allemands nous aidera à la vérifier.

Que demandent aujourd’hui les socialistes d’Allemagne ?

Voici le résumé de leurs principales revendications :

Le suffrage universel ; — la législation directe par le peuple ; — le remplacement des armées permanentes par des milices ; — le droit de réunion et d’association ; — une organisation populaire des tribunaux et la justice gratuite ; — la liberté de conscience ; — l’instruction gratuite et obligatoire ; — l’impôt progressif.

Faites de ces divers points un ensemble d’institutions, un corps de lois, et savez-vous ce que vous aurez ?

Vous aurez la constitution jacobine de 1793.

Le peuple allemand demande en 1875 ce que le peuple français a déjà réalisé en 1793.

Il y a néanmoins, dans le programme allemand, quelque chose de plus ; et il fallait s’y attendre. En effet, depuis la fin du dix-huitième siècle, l’organisation de l’industrie a changé, une situation économique nouvelle s’est produite, et les jacobins allemands de 1875, lors même qu’en politique ils restent au niveau des jacobins français de 1793, doivent, en économie sociale, avoir subi l’influence du milieu nouveau qui s’est créé de nos jours par l’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie. En 1793, cet antagonisme n’était encore qu’en germe, et les jacobins d’alors n’en éprouvaient pas les effets ; aussi n’est-il pas encore question, pour eux, de mesures protectrices du travail ; ils se sont bornés à déclarer que « la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’existence à ceux qui sont hors d’état de travailler » (Déclaration des droits de l’homme de 1793, art. 21). Au contraire, les jacobins allemands, vivant à l’époque des luttes pour le salaire, du remplacement toujours plus général du travail aux pièces par le travail à la journée, de l’extension toujours plus considérable du système de grande industrie, ont dû, à côté de leur programme politique, donner une place aux questions économiques ; aussi réclament-ils la journée normale de travail, l’interdiction du travail des enfants, la limitation du travail des femmes, la surveillance de l’État sur les fabriques, l’appui financier de l’État accordé aux associations coopératives, etc. Mais, on le remarquera, ces dispositions économiques portent tout à fait l’empreinte de l’esprit jacobin : il s’agit simplement de faire entrer la question du travail dans le domaine législatif, d’en faire un chapitre nouveau de la constitution de l’État politique et national.

Pour nous, socialistes révolutionnaires, ralliés autour du drapeau de la Commune, nous ne sommes plus jacobins. La constitution de 1793 n’a jamais été appliquée en France ; mais il n’a pas été nécessaire, pour la juger, de la soumettre à une expérience pratique. La théorie jacobine a fait son temps, d’autres horizons se sont ouverts, plus vastes, plus humains, et les aspirations populaires se sont tournées vers cet idéal nouveau. Déjà en 1796, lors de la tentative des égalitaires babouvistes, bien que le mot d’ordre officiel de la conjuration fût l’établissement de la constitution de 1793, il y avait des yeux clairvoyants dont le regard allait plus loin, et le penseur qui rédigea le Manifeste des Égaux, l’athée Sylvain Maréchal, y écrivit cette parole profonde : « Disparaissez enfin, révoltante distinction de gouvernants et de gouvernés ! »

Depuis lors, l’idée anti-gouvernementale, anti-autoritaire, a fait son chemin en France et dans les pays où les traditions historiques sont identiques, en Belgique, en Espagne, en Italie, dans la Suisse française. Elle a remplacé l’ancien dogme jacobin du gouvernement populaire, et elle s’est affirmée d’une manière éclatante par la révolution du 18 mars 1871. C’est à elle qu’appartient l’avenir dans les pays que nous venons de nommer.

Est-ce à dire que, parce que nous ne sommes plus jacobins, nous devions renier les jacobins de 1793, méconnaître ce qu’ils ont fait pour le peuple ? Non, nous ne le ferons pas ; les jacobins de 1793 sont nos pères, nous nous en souvenons. Ils ont fait ce qu’ils ont dû faire, étant donnée la situation : ils étaient les produits du milieu d’alors, comme nous sommes les produits du milieu d’aujourd’hui. Nous constatons les erreurs qu’ils ont commises, nous tâchons de nous en préserver ; mais quoique nous nous soyons affranchis des limites étroites de leur doctrine, mais nous ne voyons pas en eux des ennemis, nous les continuons en les corrigeant.

Eh bien, les jacobins allemands de 1875 doivent être pour nous ce que sont ceux de 1793 ; nos idées sont séparées des leurs par un siècle presque entier ; mais ces idées, bien que différentes dans leurs formules, sont en réalité deux expressions successives du progrès humain. Tâchons qu’il n’y ait pas en nous plus d’hostilité envers nos frères les jacobins vivants d’Allemagne, qu’il n’y en a envers nos pères les jacobins défunts de France. De même que la constitution de 1793 a fini par aboutir, en 1871, à la Commune révolutionnaire, de même du programme actuel des ouvriers allemands sortira sans doute dans l’avenir un programme nouveau, lentement élaboré par le progrès des idées qu’amèneront les événements futurs, programme dans lequel nous reconnaîtrons les principes que dès aujourd’hui nous, révolutionnaires fédéralistes, avons proclamés pour les nôtres.


Le 30 mai, à propos d’élections municipales, je discutai la tactique de ceux qui proposaient aux socialistes la conquête électorale des municipalités :


À supposer que les ouvriers voulussent tenter la lutte sur le terrain municipal, et que, par impossible, ils eussent réussi quelque part à faire passer leurs candidats, ils reconnaîtraient bien vite qu’ils se sont engagés dans une impasse. En effet, les municipalités ne sont pas autonomes ; leur compétence est très limitée, la loi leur trace d’avance un cadre dont elles ne peuvent sortir, et, si elles s’avisaient de faire acte d’indépendance, le gouvernement cantonal, en Suisse, a le droit de les suspendre et de faire administrer la localité par un délégué. Une municipalité socialiste se verrait, sous peine d’être immédiatement supprimée par le gouvernement, obligée de suivre en tout la routine de la municipalité radicale ou conservatrice ; elle ne pourrait apporter aucun changement sérieux dans le système des écoles, dans l’assiette des impôts, dans l’organisation des travaux publics, etc. Dès lors, pourquoi nommer des socialistes au Conseil municipal pour leur faire faire une besogne contraire à leurs convictions ? croit-on que la cause ouvrière aura remporté un bien grand triomphe le jour où, à la suite d’une élection, les plus actifs des propagandistes socialistes auront été transformés en administrateurs bourgeois ?

La calotte de conseiller municipal, de conseiller d’État ou de conseiller fédéral, posée sur la tête du socialiste le plus intelligent et le plus sincère, c’est un éteignoir qui étouffe à l’instant la flamme révolutionnaire.


Je finis par quelques lignes (13 juin) commentant un article où notre confrère espagnol la Revista social — qui avait recommencé à paraître — s’était occupé de la Suisse, à propos du projet de loi sur les fabriques :


Un journal espagnol, la Revista social, — le seul organe que possède à l’heure qu’il est le socialisme en Espagne, — a publié l’autre jour un article consacré à la Suisse. Nos patriotes sont persuadés que, dans les autres pays, on professe la plus vive admiration pour nos institutions : la Suisse étant, comme on sait, la république modèle, l’univers doit être sans cesse occupé à la contempler et à chanter ses louanges ! Comme on va le voir, l’admiration n’est pas si générale que ça, et les socialistes espagnols ne sont pas dupes des badauds qui leur vantent à tout propos la Suisse et la leur proposent comme idéal...

La Revista social, après avoir rapporté les principales dispositions du projet de loi suisse sur les fabriques, dit :

« C’est bien le cas de dire que la montagne a accouché d’une souris. Tant de belles promesses pour en arriver, en fin de compte, à décréter la journée de onze heures !

« L’Angleterre, elle, n’est pas une république ; et pourtant, à partir du 1er janvier de cette année, un acte du Parlement y a fixé à neuf heures la durée de la journée de travail !

« Ce rapprochement fait voir que la question économique est bien indépendante de la question politique. En Angleterre on travaille moins d’heures, parce que la classe ouvrière, grâce à sa forte organisation, y est devenue une véritable puissance. L’organisation des travailleurs est, par conséquent, le levier principal pour obtenir une amélioration du sort des ouvriers. »

Passant ensuite à la question de l’instruction publique, la Revista social se demande si, malgré le nombre des écoles et le nombre des millions dépensés, l’instruction qu’on donne en Suisse, et dans les pays qui passent pour les plus avancés, est suffisante ; et elle répond: « Nous croyons qu’il s’en faut de beaucoup qu’elle soit suffisante, et qu’elle soit bonne ». Et, rappelant la lutte sanglante qui avait mis aux prises la France et l’Allemagne, elle constate que la guerre avait pu être déchaînée par deux despotes, bien que leurs sujets ne fussent pas des illettrés : « car les Allemands avaient joui de ce qu’on appelle les bienfaits de l’enseignement obligatoire, et les Français avaient reçu une instruction bien supérieure à celle que reçoit le peuple espagnol ». Donc, la prétendue instruction donnée dans ces pays n’était pas une instruction véritable, celle qui doit éclairer et pacifier les esprits ; et il faut remarquer en outre que ce furent précisément les classes dites cultivées qui, dans les deux pays en guerre, montrèrent le plus de fanatisme étroit et de haine nationale ; tandis que les protestations en faveur de la paix et de la fraternité vinrent de la classe des ouvriers.

... Relativement à la situation matérielle des ouvriers suisses, la Revista social, reproduisant une statistique d’où il résulte qu’en Suisse les ouvriers reçoivent un salaire moyen de 3 fr. 10 par jour en échange d’une journée moyenne de 12 heures 24 minutes[20], fait les réflexions suivantes : « Comme on le voit, la situation de l’ouvrier suisse n’est pas des plus prospères ni des plus séduisantes. C’est un esclave salarié, et mal salarié, ni plus ni moins que les ouvriers des autres pays... En outre, la servitude morale et matérielle dans laquelle sont tenus les ouvriers suisses par rapport au travail est en beaucoup d’endroits très lourde. »

Ces observations ne sont que trop vraies. Nous voudrions voir tous les ouvriers suisses comprendre et discuter la question sociale avec autant de sagacité que nos frères du prolétariat espagnol, et se convaincre comme eux que, sans l’émancipation économique préalable des masses, il n’y a point de véritable instruction ni de véritable liberté politique.


Nous avions promis que le Bulletin publierait « des Variétés à la fois instructives et récréatives ». Nous donnâmes, sous ce titre, tantôt des articles empruntés à d’autres journaux, tantôt des extraits d’auteurs socialistes : ainsi, dans les n° 1 et 2 de 1875, on trouve un fragment du manuscrit de mon étude sur Proudhon (celle qui avait été traduite en russe par Zaytsef), résumant un chapitre de l’Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, intitulé : «Y a-t-il raison suffisante de révolution au dix-neuvième siècle ? » ; dans les n° 9 et 10, une traduction des pages consacrées aux journées de Juin par Alexandre Herzen dans son livre De l’autre rive. Dans le numéro du 25 avril, je commençai la publication d’une série d’articles sur l’histoire de la Révolution française : je m’étais proposé, « dans une suite de courtes études, de passer en revue les principales époques de la Révolution » ; mais les circonstances me firent interrompre bientôt ce travail, qui ne fut conduit que jusqu’à la fuite de Louis XVI (numéro du 14 novembre 1875).

C’est en mai 1875 que commença la publication à Paris, en livraisons hebdomadaires, du grand ouvrage d’Elisée Reclus, la Nouvelle Géographie universelle. Je l’annonçai dans un article du Bulletin (13 juin), en insistant non seulement sur la valeur scientifique de cette œuvre colossale, mais sur l’esprit d’internationalité dans lequel l’auteur entendait l’écrire, et en donnant quelques citations caractéristiques de la préface et des trois premiers chapitres ; l’article se terminait ainsi : « Elisée Reclus est l’un des nôtres : il s’est battu à Paris, sous la Commune, dans les rangs des fédérés ; il a été jeté sur les pontons avec tant d’autres victimes de la férocité versaillaise ; il est actuellement proscrit par le gouvernement qui déshonore la France. Nous tenons à le rappeler en terminant, car ce ne sera pas là, aux yeux de la postérité, un de ses moindres titres de gloire. On dira de lui plus tard : « Il fut le premier géographe de son temps, et l’un des combattants de la Commune ».


La veuve de Constant Meuron avait continué à habiter Saint-Sulpice après la mort de son mari (voir t. II, p. 283) ; une de ses sœurs vivait avec elle. J’allais la voir de temps en temps, et nous parlions du passé. Je l’appelais « grand-maman Meuron », depuis qu’une enfant m’était née. Elle m’écrivait, le 28 novembre 1872 : « J’ai beaucoup souffert depuis le départ de mon cher et toujours plus regretté mari, mais je veux attendre le plaisir de vous voir pour ouvrir mon cœur et le soulager en versant dans le vôtre le trop-plein de tant de douleur. Je ne suis pas à plaindre sous le rapport matériel ; j’ai tout ce qu’il faut pour être tranquille, mais le cœur aussi a ses besoins... J’ai vieilli de vingt ans depuis la perte de mon ami... Croyez, mon enfant, à l’attachement de votre vieille amie, et au revoir. » Elle perdit sa sœur en avril 1873 ; et alors elle se trouva bien seule, quoique deux de ses nièces allassent le plus souvent possible passer quelques semaines auprès d’elle. L’une d’elles, Delphine Fasnacht, m’écrivait le 22 octobre 1873 : « Ma tante profite de ma présence pour me faire écrire quelques lettres pressantes, dont la première doit être pour vous... S’il vous était possible de venir la voir, elle aurait un plaisir infini de votre visite, car elle parle toujours de vous comme de son propre fils... Ma pauvre tante souffre beaucoup de l’ennui et de l’isolement. » Je formai le projet de décider Mme Meuron à venir habiter chez moi, et je lui écrivis à plusieurs reprises pour tâcher de la persuader. Elle me répondit, le 2 janvier 1871, par ce billet au crayon : « J’ai bien reçu vos bien chères lettres, mais je suis trop malade pour y répondre ou former le moindre projet. Vous connaissez mon estime pour vous ainsi que mon désir de passer le reste de ma vie près de vous et votre chère famille ; mais dans l’état où je me trouve je ne sais que faire ni que dire. J’attends ma nièce Borel qui, je crois, se fixera chez moi pour tout le temps qu’une autre tante lui laisse. Elle aura la bonté de vous écrire pour moi, car je ne puis pas tenir la plume et ma tête tourne. » Il fallut renoncer à voir Mme Meuron quitter Saint-Sulpice ; mais sa santé se remit un peu, et elle m’écrivait, le 7 novembre 1874, sur un ton moins triste : « Remerciez bien Madame Guillaume de son attention et de la peine qu’elle a prise de me faire un si beau et bon châle, qui me fait vraiment bien plaisir... L’Almanach que vous avez la bonté de m’offrir me fera plaisir, comme aussi, plus tard, le livre que vous venez d’écrire[21]. Vous voyez que je suis toujours encore curieuse, et que, malgré mon grand isolement et mes tristesses, je reste femme. Mes sincères amitiés à vos dames, et un bon baiser à ma petite Mimi. Adieu. Votre affectionnée grand’maman Meuron. » Hélas ! la pauvre grand’maman Meuron n’avait plus que quelques mois à vivre : au printemps de 1875 elle alla rejoindre au cimetière de Saint-Sulpice celui qu’elle avait tant pleuré.


Nous avons laissé Bakounine dans la plus grande détresse ; car, malgré le succès de la mission de Mme Lossowska, il ne pouvait pas espérer de toucher de l’argent tout de suite ; et, en attendant, il se trouvait sans aucune ressource. À sa lettre du 19 décembre, Emilio Bellerio n’avait rien répondu ; Bakounine lui récrivit (en français) le 10 janvier 1875 : « En d’autres circonstances ma fierté aurait dû m’empêcher de t’écrire, après le silence dédaigneux par lequel tu as répondu à ma dernière lettre. Mais la nécessité que je subis en ce moment est si pressante, d’un côté, et, de l’autre, ma foi dans ton amitié fidèle et sérieuse est si grande, malgré toutes les boutades de ton humeur, que je me retourne avec pleine confiance vers toi. J’ai besoin, mais absolument besoin, de 200 francs, non pour moi seul, mais pour l’entretien de toute la famille : c’est une question de logement, de nourriture et de chaleur, — donc question de vie, ou d’inanition, de maladie, sinon de mort, comme tu vois. Et nous n’espérons pas recevoir la moindre somme avant un mois. » Cette fois, le père Bellerio envoya lui-même l’argent demandé, et, le 14, Bakounine dit à Emilio : « Remercie bien de ma part ton bon et respectable père... Vous m’avez rendu tous les deux un bien grand service. Je suis tout à fait tranquille maintenant, d’autant plus que les nouvelles de Russie sont excellentes, de sorte que je serais bientôt capable de m’écrier : Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, — s’il n’y avait pas le pape, Victor-Emmanuel et consorts en Italie, Mac-Mahon avec les neuf dixièmes de l’Assemblée à Versailles... »

Un mois plus tard, il écrivait à Élisée Reclus la lettre suivante, retrouvée et publiée par Nettlau[22] :


Le 15 février 1875. Lugano.

Mon très cher ami, je te remercie beaucoup pour les bonnes paroles. Je n’ai jamais douté de ton amitié, ce sentiment est toujours mutuel, et je juge du tien par le mien.

Oui, tu as raison, la révolution pour le moment est rentrée dans son lit, nous retombons dans la période des évolutions, c’est-à-dire dans celle des révolutions souterraines, invisibles, et souvent même insensibles[23]. L’évolution qui se fait aujourd’hui est très dangereuse, sinon pour l’humanité, au moins pour certaines nations. C’est la dernière incarnation d’une classe épuisée, jouant son dernier jeu, sous la protection de la dictature militaire, — Mac-Mahono-bonapartiste en France, bismarckienne dans le reste de l’Europe.

Je m’accorde avec toi à dire que l’heure de la révolution est passée, non à cause des affreux désastres dont nous avons été les témoins et des terribles défaites dont nous avons été les plus ou moins coupables victimes, mais parce que, à mon grand désespoir, j’ai constaté et je constate chaque jour de nouveau que la pensée, l’espérance et la passion révolutionnaires ne se trouvent absolument pas dans les masses ; et, quand elles sont absentes, on aura beau se battre les flancs, on ne fera rien. J’admire la patience et la persévérance héroïques des Jurassiens et des Belges, ces derniers Mohicans de feu l’Internationale[24], et qui, malgré toutes les difficultés, adversités, et malgré tous les obstacles, au milieu de l’indifférence générale, opposent leur front obstiné au cours absolument contraire des choses, continuant à faire tranquillement ce qu’ils ont fait avant les catastrophes, alors que le mouvement était ascendant et que le moindre effort créait une force.

C’est un travail d’autant plus méritoire qu’ils n’en recueilleront pas les fruits ; mais ils peuvent être certains que le travail ne sera point perdu, — rien ne se perd dans ce monde, — et les gouttes d’eau, pour être invisibles, n’en forment pas moins l’Océan.

Quant à moi, mon cher, je suis devenu trop vieux, trop malade, et, faut-il te le dire, à beaucoup de points de vue trop désabusé, pour me sentir l’envie et la force de participer à cette œuvre. Je me suis bien décidément retiré de la lutte, et je passerai le reste de mes jours dans une contemplation non oisive, mais au contraire intellectuellement très active et qui, j’espère, ne laissera pas de produire quelque chose d’utile.

Une des passions qui me dominent à cette heure, c’est une immense curiosité. Une fois que j’ai dû reconnaître que le mal a triomphé, et que je ne puis l’empêcher, je me suis mis à en étudier les évolutions et développements avec une passion quasi-scientifique, tout à fait objective.

Quels acteurs et quelle scène ! Au fond et dominant toute la situation en Europe, l’empereur Guillaume et Bismarck à la tête d’un grand peuple laquais ; contre eux, le pape avec ses jésuites, toute l’Église catholique et romaine, riches de milliards, dominant une grande partie du monde par les femmes, par l’ignorance des masses, et par l’habileté incomparable de leurs affiliés innombrables, ayant leurs yeux et leurs mains partout.

Troisième acteur : La civilisation française incarnée dans Mac-Mahon, Dupanloup et Broglie rivant les chaînes d’un grand peuple déchu. Puis autour de tout cela l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la Russie faisant chacune leurs grimaces d’occasion, et au loin l’Angleterre ne pouvant se décider à redevenir quelque chose, et encore plus loin la République modèle des États-Unis d’Amérique coquetant déjà avec la dictature militaire.

Pauvre humanité !

Il est évident qu’elle ne pourra sortir de ce cloaque que par une immense révolution sociale. Mais comment la fera-t-elle, cette révolution ? Jamais la réaction internationale de l’Europe ne fut si formidablement armée contre tout mouvement populaire. Elle a fait de la répression une nouvelle science qu’on enseigne systématiquement dans les écoles militaires aux lieutenants de tous les pays. Et pour attaquer cette forteresse inexpugnable, qu’avons-nous ? Les masses désorganisées. Mais comment les organiser, quand elles ne sont pas même suffisamment passionnées pour leur propre salut, quand elles ne savent pas ce qu’elles doivent vouloir et quand elles ne veulent pas ce qui seul peut les sauver !

Reste la propagande, telle que la font les Jurassiens et les Belges. C’est quelque chose sans doute, mais fort peu de chose : quelques gouttes d’eau dans l’Océan, et, s’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, l’humanité aurait le temps de pourrir dix fois avant d’être sauvée[25].

Reste un autre espoir : la guerre universelle. Ces immenses États militaires devront bien s’entre-détruire et s’entre-dévorer tôt ou tard. Mais quelle perspective !... [La fin manque.]


En mars 1875, Bakounine, escomptant l’arrivée des fonds qu’il devait recevoir de Russie, acheta à crédit, tout près de Lugano, pour le prix de 28.000 fr., une villa nommée la villa du Besso, avec un grand terrain adjacent ; une lettre de sa femme (19 mars 1875) explique que sur l’argent de Russie on prélèvera 40.000 fr. pour payer la villa et la mettre en état de rapport ; le reste sera placé à 6%. Bakounine voulait créer dans le domaine dont il devenait le propriétaire un jardin de rapport, et se transformer en horticulteur maraîcher et fleuriste ; Arthur Arnould raconte ainsi les plans chimériques formés par ce naïf à l’imagination colossale, et ce qu’il en exécuta. Je reproduis tout le passage, bien que la fin anticipe sur le moment où nous sommes : « Je vais acheter, me dit Bakounine, une maison avec un vaste terrain. Sur ce terrain je cultiverai les légumes, les fruits et les fleurs. Les légumes et les fruits, je les enverrai sur le marché de Lugano, où ils se vendront comme du pain, car tout cela est fort mal cultivé ici » (ce qui était vrai). « Quant aux fleurs, Mme Jenny [Mme Arthur Arnould], qui a le goût parisien, apprendra à Antonia à en faire des bouquets, que des petites filles, louées par moi, iront offrir sur la voie du chemin de fer, à l’arrivée de tous les trains d’Italie, et, plus tard, du Gothard. De ce fait seul je gagnerai au moins vingt ou vingt-cinq francs par jour. Il faut que vous m’aidiez en me faisant acheter à Paris tous les livres d’agriculture et toutes les graines dont j’ai besoin. » ... Tous les ouvrages traitant de la culture intensive et de la fabrication des engrais furent commandés. Il se mit à l’étude de la chimie, sous la direction d’un professeur du collège. Quant aux graines et aux semences de toute sorte, il en fit venir de quoi ensemencer le canton entier, et craignait toujours de n’en avoir pas assez... Le terrain, vaste et beau, était bien planté de mûriers (c’est le grand rapport et le grand produit du Tessin, où la principale industrie consiste dans l’élevage du ver à soie) : Bakounine commença par le faire raser. Il était enchanté de cette première opération. Pendant tout un hiver il se chauffa avec ses mûriers. Puis il fit creuser des successions de fossés très profonds, fortement maçonnés, afin d’y fabriquer des engrais intensifs. Ensuite on planta les arbres fruitiers, en telle quantité et si près des uns des autres, qu’ils n’eussent jamais poussé si cette idée insensée avait pu leur venir. — « Il ne faut pas perdre un pouce de terrain », répétait Bakounine. Entre les arbres fruitiers, on sema toutes les graines de légumes connus et inconnus. Le tout fut largement arrosé des fameux engrais perfectionnés, et, comme Bakounine voyait et faisait grand, on ne ménagea pas plus les engrais que les plants d’arbres et les graines. Résultat : tout fut brûlé ! L’herbe même, dans cet admirable sol, presque vierge, qui produit sans efforts et sans soins, l’herbe ne poussa plus. Cette expérience avait pris une année entière. »

On voit, par une lettre aux deux Bellerio (12 mai 1875), qu’au printemps de 1875 Bakounine était en instance auprès du gouvernement tessinois pour obtenir un permis de séjour : « La direction de police me répond toujours par une demande de papiers qui constatent mon identité... Ces papiers, que j’avais déjà fournis en 1872,... et qui m’avaient été renvoyés, j’aurais pu les envoyer une seconde fois, si par malheur dans le déménagement quelque peu chaotique de mes effets à Lugano ils ne s’étaient égarés. Je suppose même que le cher Cafiero, toujours spirituel, et qui d’ailleurs, de concert avec M. Ross, avait décidé mon enterrement[26], je suppose qu’il les a brûlés ensemble avec mon dernier permis de séjour et l’acte officiel de mon élection comme citoyen de la commune d’Ausonio : tous ces papiers étaient renfermés dans le paquet que j’avais donné à Emilio pour être remis à Antonie, et qu’Antonie a eu l’imprudence de rendre à Cafiero, — et M. Cafiero en aura fait sans doute un auto-da-fé. » L’affaire s’arrangea par les bons offices d’un homme politique influent ; une lettre du 30 mai dit : « Grâce à l’ami Gavirati et à la puissante intervention de l’excellent M. Battaglini, j’ai enfin reçu un permis de séjour de quatre ans. Me voilà donc tranquille. J’ai été faire une visite à M. Gabrini, qui a été fort aimable et qui m’a montré son beau et immense parc : c’est vraiment magnifique... Sophie et toute la famille viendront en juin, mon frère en septembre[27], pour passer avec moi une année : j’en suis enchanté. »

Cafiero continuait à mener à la Baronata, avec sa Lipka, une existence d’anachorète, interrompue au printemps de 1875 par un voyage en Italie. Il avait auprès de lui un ouvrier italien réfugié dans le Tessin après l’insurrection d’août 1874, Filippo Mazzolli, de Bologne, et sa femme Mariella ; Cafiero travaillait là comme un paysan, s’occupant lui-même à traire les vaches, à porter le fumier, à couper le bois. Quant à Ross, il quitta l’Angleterre en avril 1875 et se rendit à Paris, où il passa trois mois en compagnie de Kraftchinsky, de Klements et de Pisaref, qui séjournaient alors dans cette ville.




  1. On apprit en effet, quelque temps après, que le canot qui portait les vingt (et non vingt-deux) évadés s’était brisé sur la côte de l’îlot Ouen, et que tous ceux qui le montaient avaient péri.
  2. Robin était devenu professeur suppléant, pour l’enseignement de la langue française, à l’École militaire de Woolwich.
  3. C’est celui qui était venu en septembre 1867, avec Odger, au Congrès de l’Internationale à Lausanne et au Congrès de la paix à Genève (tome Ier, pages 41, 42, 54, etc.)
  4. Il subsistait à l’insu de ses propres partisans, car le plus intime des amis de Sorge, J.-Ph. Becker, lui écrivait le 24 janvier 1875 : « Existe-t-il encore un Conseil général ? »
  5. Dans cette circulaire (datée du 16 mai 1875) on lisait : « La situation de l’Association n’a cessé d’empirer depuis le Congrès de Genève. Nous n’avons entretenu des relations quelque peu régulières qu’avec Zürich et avec Londres ; avec l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie, les relations ont été presque nulles. Il n’existe en réalité plus qu’une branche, celle de l’Amérique du Nord ; et celle-ci est déchirée par des dissensions intestines. »
  6. Le contexte fait voir que le « Conseil général », en proposant de réunir une conférence en 1876, proposait en même temps de renoncer au Congrès qui aurait dû être tenu en 1875, d’après la résolution votée à Genève en 1873.
  7. Je me risque à donner de ces vers la paraphrase rimée qui suit, parce qu’elle en précise le sens mieux que ne le ferait le mot à mot :
    Romps le double joug, révolté,
    De l’esclavage et de la faim !
    La liberté donne le pain,
    Le pain donne la liberté !
  8. Cette lettre, dont l’existence était restée ignorée du public socialiste à cette époque, a été imprimée après la mort de Marx dans la Neue Zeit.
  9. Voir le paragraphe 39 du Manifeste communiste, dans la traduction de Charles Andler, p. 44.
  10. On trouve déjà ceci dans le Manifeste communiste, paragraphe 26 : « Le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire… Les classes moyennes… sont réactionnaires. » Il est vrai qu’au chapitre IV on lit : « En Allemagne, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle, il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la petite bourgeoisie ».
  11. Déjà en 1870 Marx avait cherché la même querelle aux socialistes parisiens ; il leur avait reproché d’avoir, dans la traduction du deuxième considérant des statuts généraux de l’Internationale, employé le mot de capital, qui, selon lui, excluait la terre : or, il était bien évident que les ouvriers parisiens — comme les ouvriers allemands — avaient pris le mot de capital dans le sens le plus compréhensif, embrassant la richesse immobilière aussi bien que tout le reste. (Voir t. Ier, p. 268.)
  12. Ce cercle avait été fondé par Tchaikovsky dès 1869, lorsqu’il était encore étudiant.
  13. Je ne me rappelle pas à quel moment et par quel intermédiaire me parvint la nouvelle de l’arrestation de Pierre Kropotkine ; je sais seulement que nous en fûmes informés assez promptement.
  14. À l’heure qu’il est, la commune des paysans (le mir) forme un corps à part, les propriétaires appartenant à d’autres classes n’en font pas partie. (Note du Bulletin.)
  15. Le Bulletin, à partir de 1875, reçut en effet, comme on l’a vu, des correspondances régulières de Paris, de Londres, d’Espagne, d’Italie, de Hollande, de Russie, des États-Unis, etc.
  16. Élisée Reclus, qui se trouvait de passage à Neuchâtel, était présent. À ma demande, il adressa aux Grutléens une allocution en allemand, et j’admirai la façon aisée et correcte dont il s’exprimait dans cette langue.
  17. L’expédition du Bulletin était faite, à ce moment, par quelques membres dévoués de la Section du Locle.
  18. Cet article a été intégralement reproduit dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel, Paris, Stock, 1908.
  19. Ici, comme dans l’article du 1er novembre 1874 (voir p. 246), on trouve exposée la méthode de l’action directe.
  20. La statistique qui donne ces chiffres avait été publiée par le Bulletin du 18 avril précédent.
  21. Il s’agit de la première série des Esquisses historiques.
  22. Les quatre premières pages seulement du brouillon de cette lettre existent dans les papiers de Bakounine.
  23. On reconnaît là une théorie familière à Élisée Reclus.
  24. Élisée Reclus dut être bien étonné de cette expression « feu l’Internationale » : car il était un membre militant de notre Association, et il la savait plus vivante que jamais, au moins dans notre région.
  25. Il oublie qu’il a dit plus haut : « Rien ne se perd dans ce monde, et les gouttes d’eau, pour être invisibles, n’en forment pas moins l’Océan ». Le développement du syndicalisme révolutionnaire moderne est la preuve que le travail de propagande des Jurassiens n’a pas été perdu.
  26. Bakounine, comme on le voit, continuait, à ce moment, à tenir rigueur à ces deux amis, dont il s’obstinait encore à méconnaître le caractère.
  27. Ce frère dont Bakounine attendait la visite (Alexis, « le plus jeune et le plus sympathique ») ne vint pas. Quant à Mme Lossowska, elle ne revint que l’année suivante, en mai 1876.