L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/I,11

L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre XI
◄   Chapitre X Chapitre XII   ►




XI


Bakounine à Genève : fondation du groupe de l'Alliance (28 octobre).


Cependant Bakounine, après le Congrès de Berne, était allé s'établir à Genève ; et il y avait commencé aussitôt une propagande fébrile, qui gagna rapidement des adhérents aux idées dont il s'était fait l'apôtre. Le premier résultat de sa présence à Genève fut l'Adresse envoyée aux ouvriers espagnols[1] à la date du 21 octobre, par le Comité central de l'Internationale genevoise, Adresse qui n'était que le développement du programme de l'Alliance. On y lisait entre autres :


La liberté sans l'égalité politique, et cette dernière sans l'égalité économique, n'est qu'un leurre. Le peuple suisse, qui vit en république depuis des siècles, éprouve encore que la seule liberté ne change pas les conditions d'existence du travailleur d'une manière efficace... L'égalité réelle, qui consiste en ce que tous les individus sont en possession des mêmes droits, c'est-à-dire sont également en possession des capitaux acquis par les générations passées, cette égalité qui seule peut garantir à chacun le premier et le plus imprescriptible de tous les droits, le droit de vivre, cette égalité, disons-nous, ne peut être obtenue que par la révolution sociale.

Faites donc la révolution sociale.

... Les déshérités de la société actuelle, ayant une même cause à défendre et comprenant la nécessité de s'unir, ont fondé en Europe et en Amérique, à travers et malgré les frontières créées par nos oppresseurs, l'Association internationale des travailleurs. Le but de cette formidable association, c'est le triomphe de la cause du travail contre le privilège, contre le capital monopolisé et contre la propriété héréditaire, institution inique garantie par l'État, institution anarchique[2] s'il en fut, puisqu'elle perpétue et développe l'inégalité des conditions, source de désordre social.

... Frères d'Espagne, venez adhérer en masse à notre œuvre... Ne vous laissez pas tromper par les exploiteurs éternels de toutes les révolutions, ni par les généraux, ni par les démocrates bourgeois... Rappelez-vous surtout que le peuple n'obtient jamais que les réformes qu'il arrache, et que jamais, dans aucun pays, les classes dominantes n'ont fait de concessions volontaires. ...

Ouvriers, battez le fer pendant qu'il est chaud... et que votre révolution devienne le signal et le commencement de l'affranchissement de tous les opprimés dans le monde[3].


Cette Adresse était signée, au nom du Comité central de l'Association internationale des travailleurs de Genève, par Brosset, ouvrier serrurier, président, Henri Perret, ouvrier graveur, secrétaire général, E. Dufour et J. Longchamp, secrétaires adjoints. On lit à ce sujet dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 47 : « L'attitude équivoque et indécise des ouvriers de la « fabrique », demi bourgeois électrisés un moment par la lutte, mais tendant à se rapprocher de la bourgeoisie, était représentée à merveille par le secrétaire du Comité central, Henri Perret, ouvrier graveur, qui subit d'abord l'influence de Brosset, de Perron, de Bakounine, qui signa avec enthousiasme l'Adresse aux ouvriers espagnols, etc. » ; et au bas de la page se trouve cette note : « Un de nos amis se rappelle très bien avec quel orgueil Henri Perret lui montra son nom au bas de cette fameuse Adresse, ajoutant en confidence que ce n'était pas lui qui avait pu écrire de si belles choses, et que l'Adresse était due à la plume de Bakounine, dont Henri Perret était alors le très enthousiaste admirateur. Cela se passait à la gare de Lausanne. » C'est de moi qu'il s'agit dans cette note ; c'est le mardi 3 novembre que je rencontrai à Lausanne Henri Perret. Je ne sais comment s'était répandue, dans l'entourage de Bakounine, cette croyance erronée que l'Adresse aux ouvriers espagnols était son œuvre ; je l'ai partagée très longtemps ; ce n'est que tout récemment que j'ai été détrompé, en lisant, dans un manuscrit inédit de Bakounine lui-même, que je possède, cette phrase qui autrefois m'avait échappé :


C'est sous l'influence directe des principes de l'Alliance qu'a été formulée la première parole franchement socialiste révolutionnaire qui se soit élevée du sein de Genève. Je veux parler de l'Adresse du Comité central de Genève aux travailleurs de l'Espagne, adresse rédigée par Perron, et signée par Brosset, président, et H. Perret, secrétaire du Comité central.


Des renseignements qui m'ont été communiqués confirment ce témoignage, tout en expliquant comment l'Adresse a pu être attribuée à Bakounine. Perron en a été le rédacteur : Bakounine l'a retouchée. Mais les mots : « Faites donc la révolution sociale » se trouvaient déjà dans le texte de Perron, et cette constatation a son intérêt : car il en résulte que cette « première parole franchement socialiste révolutionnaire » émane authentiquement d'un citoyen de Genève.

À la suite du conflit aigu qui avait éclaté entre Coullery et le Comité central de Genève, ce Comité prit l'initiative de convoquer une conférence de délégués pour examiner s'il n'y aurait pas lieu de créer un nouveau journal qui remplacerait la Voix de l'Avenir, et pour discuter une proposition d'unir entre elles les Sections de la Suisse romande par un lien plus étroit en les groupant en une fédération. La conférence eut lieu à Neuchâtel le dimanche 20 octobre : la Section du Locle ne s'y était pas fait représenter. A la suite de cette réunion, les Sections de Genève furent chargées de nommer dans leur sein deux commissions, l'une pour préparer la création d'un nouveau journal, l'autre pour élaborer un projet de règlement d'une Fédération des Sections suisses de langue française, qui prendrait le nom de Fédération romande. Il fut décidé en même temps que ces deux commissions présenteraient leur rapport à un Congrès de délégués qui se réunirait à Genève le samedi 2 janvier 1869.

Après la constitution à Genève du Bureau central de l'Alliance de la démocratie socialiste, les membres de ce Bureau résolurent de créer dans cette ville un groupe local d'adhérents à l'Alliance. Ce groupe se constitua le 28 octobre 1868, dans une réunion qui eut lieu au Café des touristes. Les noms de quatre-vingt cinq adhérents des deux sexes furent recueillis, et je relève parmi eux les suivants : J.-Ph. Becker (Allemand) ; Bakounine, Joukovsky, Elpidine (Russes); Mroczkowski, Zagorski (Polonais) ; Jaclard[4] (Français) ; Perron, Jules Gay, H. Perret, Ad. Catalan, Marc Héridier (Genevois). Les autres noms sont en général ceux d'ouvriers de Genève qui n'ont joué aucun rôle actif dans le développement de l'Internationale, mais parmi lesquels on peut citer quelques hommes dévoués, comme le commissionnaire portefaix Antoine Lindegger[5]. Cette tentative de réunir, à Genève, dans un groupe spécial les éléments les plus avancés, pour les occuper à des discussions théoriques sur les principes du socialisme, était une œuvre mort-née : le petit cénacle ainsi formé ne réussit pas, malgré ses efforts, à attirer la masse ouvrière à ses séances publiques ; mais il n'en suscita pas moins des jalousies et des défiances ; et il devait fournir quelques mois plus tard, à certains pêcheurs en eau trouble, un prétexte bienvenu pour fomenter la discorde dans l'Internationale à Genève et favoriser les intrigues de ceux qui voulaient détruire ou exploiter l'organisation naissante du parti du travail[6].

Une fois fondé, le groupe genevois de l'Alliance demanda au Comité central des Sections de Genève son admission dans la fédération locale des Sections de l'Internationale. « Le jour où cette demande fut présentée, le Comité central n'était pas en nombre, les deux tiers au moins de ses membres étaient absents. On ne décida rien, ou plutôt on décida qu'il fallait remettre cette décision jusqu'après le Congrès des Sections romandes qui devait se réunir à Genève dans les premiers jours de janvier 1869 pour constituer définitiveraent la Fédération romande. » (Extrait du Rapport sur l'Alliance rédigé en 1871 par Bakounine, — extrait inséré dans le Mémoire de la Fédération Jurassienne, Pièces justificatives, p. 46).

Les élections pour le renouvellement du Grand-Conseil du canton de Genève devaient avoir lieu le dimanche 15 novembre. Le groupe qui avait publié le Manifeste au peuple de Genève décida de présenter dans les trois collèges électoraux des listes de candidats : dans le collège de la ville, qui nommait quarante-quatre députés, tous les candidats furent des socialistes, qui avaient adhéré au programme du parti ; dans les deux collèges de la campagne, qui nommaient, l'un (rive gauche), quarante et un députés, l'autre (rive droite) dix-neuf, on avait fait une place, à côté des socialistes, à un certain nombre de radicaux, comme Antoine Carteret, le Dr Duchosal, Alexandre Gavard, etc.[7] Mais le résultat fut piteux. La Liberté du 21 novembre l'annonça à ses lecteurs en ces termes :


Aux socialistes.

Ainsi que nous l'avions prévu, les listes socialistes n'ont réuni, dans les trois collèges, qu'un très petit nombre de voix. À Genève, ce chiffre a été de cent trente à cent quarante bulletins ; à Carouge (Rive gauche), où un certain nombre de nos amis ont voté, pour cette fois encore, avec les radicaux dans la crainte d'un succès des ultramontains, ce chiffre n'a été que de vingt bulletins ; à la Rive droite, même résultat.

Nous ne sommes donc que cent, — pour ne pas disputer sur les chiffres, — cent socialistes dans le canton de Genève, c'est-à-dire cent citoyens résolus à ne plus rien demander et à ne plus rien accorder aux anciens partis, à ne rechercher le progrès de la démocratie que par nos propres ressources et par notre foi dans les principes de la révolution.


Ce furent les candidats conservateurs qui furent élus dans le collège de la ville et celui de la Rive droite, les candidats radicaux dans celui de la Rive gauche.

Comment était-il possible que l'Internationale, qui comptait à Genève ses membres par milliers, n'eût pu grouper sur le nom de ses candidats qu'une centaine de voix ? « C'est que les ouvriers du bâtiment, presque tous étrangers, n'avaient pu voter ; et que les ouvriers de la « fabrique », enrôlés dès longtemps dans l'un ou l'autre des partis politiques bourgeois, votèrent pour des candidats bourgeois. Cet échec apprit aux internationaux sérieux que la lutte sur le terrain électoral et parlementaire n'avait aucune chance de produire un résultat utile, et ils y renoncèrent pour rentrer sur le terrain révolutionnaire ; tandis que les ambitieux[8] tiraient de cette leçon la conclusion que, si on voulait obtenir une place officielle, il fallait absolument s'allier à un parti bourgeois. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, page 4o.)



  1. La révolution de septembre 1868 venait de chasser la reine Isabelle.
  2. Il est bizarre de voir appeler la propriété héréditaire une institution « anarchique ». Dans un autre passage de la même adresse, on lit : « Le prolétariat prépare les voies de cette révolution universelle que l'iniquité et l’anarchie de la civilisation bourgeoise rendent indispensable ». Il nous arrivait encore, on le voit, d'employer les mots « anarchie » et « anarchique » dans le sens vulgaire.
  3. On sait qu'un des membres fondateurs de l'Alliance de la démocratie socialiste, Giuseppe Fanelli, se rendit en Espagne en novembre 1868 pour un voyage de propagande ; il y groupa des militants espagnols, qui créèrent d'abord une Section de l'Internationale à Madrid, et, un peu plus tard (8 mai 1869), une Section de l(Internationale à Barcelone.
  4. Jaclard était un blanquiste qui, au Congrès de Berne, avait voté avec la minorité. Après le Congrès, il passa quelques jours à Clarens chez Joukovsky. Son adhésion à l'Alliance de la démocratie socialiste ne fut que momentanée ; il s'en éloigna bientôt.
  5. Les noms de Brosset, de Duval et de Guétat, qui étaient pourtant membres du Bureau central, ne figurent pas dans cette liste, je ne m'explique pas pourquoi.
  6. C'est là mon appréciation personnelle. L'équité exige que je fasse connaître celle de Bakounine, qui n'est pas la même ; on la trouvera plus loin, au chapitre X de la Deuxième Partie.
  7. Dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, j'ai écrit par erreur (page 40) que l'Internationale à Genève était entrée en lice avec une liste de candidats « exclusivement ouvriers ».
  8. Ce n'est pas seulement Catalan qui est visé par ce mot, mais les meneurs de la « fabrique », Jacques Grosselin, Henri Perret, etc.