L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre XII
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XII


La Section du Locle en novembre et décembre 1868. Les achats coopératifs. Essai d'intervention dans les affaires municipales. Le mouvement du « protestantisme libéral » : première conférence de F. Buisson au Locle, 16 décembre. Création du Journal le Progrès : son premier numéro, 18 décembre.


Le wagon de pommes de terre que nous avions décidé de faire venir (p. 90) fut acheté dans le canton de Berne, par l'intermédiaire du chef de gare du Locle, le digne citoyen Perrelet, membre très dévoué de la Section de l'Internationale. Nous fûmes avisés de son arrivée le 9 novembre, et le soir même les principaux militants se réunirent au Caveau pour décider de quelle manière aurait lieu la vente. Un comité d'exécution et de surveillance fut nommé, dont je fis partie ; et il fut convenu que la vente se ferait le lendemain. Mais quand on eut expliqué ce qu'on attendait des membres de ce comité, tout le monde se récusa : il fallait aller à la gare, s'installer sur le wagon, mettre les pommes de terre dans des sacs, les peser, les distribuer aux acheteurs, en toucher le prix, inscrire les sommes reçues et les noms des payeurs, etc. ; or, personne n'avait le temps de quitter ses occupations pour aller à la gare perdre sa journée en totalité ou en partie ; sans compter que le genre de besogne auquel il fallait se livrer n'était pas des plus récréatifs. Heureusement qu'à côté des membres désignés pour former le comité il se trouva quelques volontaires qui offrirent leurs services et annoncèrent qu'ils iraient donner un coup de main. Néanmoins je n'étais pas sans inquiétude sur la façon dont les choses se passeraient. Le lendemain, retenu par mes leçons pendant la plus grande partie de la journée, je ne pus me rendre à la gare qu'à trois heures pour faire mon tour de surveillance. Le temps était beau ; il y avait de la neige, mais les chemins étaient secs. Je trouvai là trois ou quatre citoyens dévoués, appartenant à la catégorie de ceux qui, ne travaillant pas dans un atelier, pouvaient quitter leur établi sans avoir de permission à demander à un patron, et sacrifier une journée à la bonne cause. Il y avait entre autres le pierriste Ducret, caissier de notre Crédit mutuel ; le « faiseur de secrets[1] » Paul Quartier, brave homme un peu bavard, mais très serviable ; et l'excellent Gaspard Bovet, guillocheur, ancien phalanstérien, homme au cœur d'or, toujours prêt à payer de sa personne. Bovet avait endossé une blouse[2] et, depuis huit heures du matin, s'occupait à mettre les pommes de terre dans les sacs. Je fus vivement touché de ce dévouement si simplement offert, et je dis à Gaspard Bovet qu'on était bien heureux d'avoir des citoyens comme lui. « Que voulez-vous, me répondit-il, ma femme et moi n'avons pas d'enfants, il est donc bien juste que je donne mon temps à mes principes. Il y a vingt ans je faisais déjà comme ça avec Considérant : ce n'est que par le dévouement que les idées tout leur chemin. » Je voulus, moi aussi, mettre la main à la pâte ; mais il ne restait plus grand chose à faire, la vente était presque terminée : le public était venu en foule, et il n'y avait pas eu assez de pommes de terre pour tant de monde ; il fut décidé séance tenante que nous en ferions venir un second wagon.

Quelques jours plus tard, le second wagon arriva, et le contenu en fut distribué de la même manière. Nous fîmes venir aussi quelques pièces de fromage de Gruyère, que nous détaillâmes, à la gare même, grâce à la complaisance de Perrelet, par morceaux de quatre à cinq kilos au prix du gros, au grand ravissement des ménagères.


Nous nous étions promis, au Locle, de ne plus nous occuper d'élections cantonales (c'est-à dire législatives), et le résultat des élections genevoises du 15 novembre était bien fait pour nous confirmer dans notre résolution. Mais l'idée nous vint de faire une tentative sur le terrain municipal. Aux termes de la loi neuchâteloise, l'assemblée générale des électeurs municipaux décidait elle-même quelles attributions il lui convenait de déléguer au Conseil général de la municipalité, et quels droits elle entendait se réserver. Parmi les attributions déléguées au Conseil général figuraient le vote du budget municipal, la nomination de la Commission de taxe pour l'impôt municipal, et la nomination de la Commission d'éducation. Nous résolûmes de proposer à l'assemblée des électeurs municipaux de reprendre au Conseil général ces trois attributions et de les garder pour elle : il serait possible de la sorte, pensions-nous, d'exercer sur le budget municipal un contrôle direct, de frapper les grosses bourses et déménager les petites, et d'introduire quelques-uns des nôtres dans la Commission d'éducation, où l'influence des pasteurs était dominante. Un certain nombre de radicaux, dont les uns avaient l'esprit plus ouvert que le gros du parti, et dont les autres jugeaient politique de faire des avances aux socialistes, annoncèrent qu'ils nous donneraient leur concours. Nous nous préparâmes donc à la lutte : le renouvellement du Conseil général était fixé au dimanche 13 décembre.

On voit combien peu la tactique de la non-participation au scrutin, qui finit par s'imposer à nous à la suite d'une série d'expériences et de déceptions, fut le résultat d'un système préconçu. Tout au contraire, nous nous cramponnâmes aux illusions de la politique réformiste aussi longtemps qu'il fut possible ; et, battus sur un terrain, nous essayâmes de recommencer sur un autre.

Une assemblée populaire fut convoquée dans les premiers jours de décembre, et, après avoir entendu l'exposé de notre plan de campagne, elle nomma une commission chargée de présenter un rapport à une seconde assemblée qui devait se réunir le jeudi 10 décembre. La commission fut composée de cinq membres, trois radicaux et deux socialistes, le citoyen Auguste Mercier et moi ; elle me choisit pour son rapporteur.

Sur ces entrefaites, Ferdinand Buisson, alors professeur de philosophie à l'Académie de Neuchâtel, venait de commencer sa campagne contre l'orthodoxie protestante par une conférence sur l’enseignement de l'histoire sainte dans les écoles primaires, faite à Neuchâtel le samedi 5 décembre : il y réclamait la complète laïcité de l'école, et résumait sa thèse par ces mots :« Abolissez l’histoire sainte, et mettez à sa place l’histoire de l'humanité ». Je le priai aussitôt de venir répéter cette conférence au Locle, et je demandai et obtins que la grande salle du Collège fût mise à sa disposition pour le mercredi 9 décembre. Mais les pasteurs, tout-puissants dans la Commission d'éducation, s'émurent, et, le jour même où devait avoir lieu la conférence, ils firent envoyer au jeune professeur un télégramme lui annonçant qu'on ne pourrait pas le recevoir, parce que la salle du Collège n'était pas libre (ce qui était faux). Buisson dut donc renoncer à venir ce jour-là ; mais mes amis et moi ne nous tînmes pas pour battus, et le lendemain je pouvais lui écrire que nous aurions à notre disposition, pour le recevoir, les vastes salles du Cercle de l'Union républicaine (le cercle du parti radical). Il promit de venir le mercredi 16.

J'avais moi-même une conférence à faire dans la grande salle du Collège le lundi 14 (chacun des professeurs de l'École industrielle était tenu de faire, pendant l'hiver, deux à trois conférences publiques), et j'avais choisi pour sujet L'enseignement de l'histoire ancienne. « Je m'attends à être un peu lapidé lundi soir, écrivais-je : car, tout innocent que soit mon sujet, j'aurai l'occasion de dire des choses qui ne plairont pas aux orthodoxes. Il paraît que la guerre est déclarée sur toute la ligne. » (Lettre du 9 décembre 1868.) En effet, la conférence de Buisson avait fait pousser des cris de rage au clergé orthodoxe, brusquement troublé dans sa quiétude ; Frédéric Godet, pasteur et professeur, le plus éminent des théologiens calvinistes, avait répondu à Buisson, dès le 10 décembre, par un discours violent prononcé dans la chapelle des Bercles à Neuchâtel[3] ; et on annonçait qu'il viendrait au Locle répéter ce discours, à la demande des pasteurs, dans le temple, le vendredi 18, c'est-à-dire le surlendemain du jour où Buisson aurait parlé au Cercle de l'Union républicaine.

À l'assemblée populaire du 10, à l'hôtel-de-ville, je fis le rapport dont j'avais été chargé. L'assemblée adopta les trois propositions qu'il s'agissait de soumettre le dimanche suivant aux électeurs, réunis dans le temple après le service religieux, selon l'habitude du pays.

Le dimanche 13, je présentai donc à l'assemblée électorale, au nom de mes collègues de la commission populaire et de l'assemblée qui les avait nommés, les trois propositions, en les motivant de la façon suivante :


« En soumettant ces propositions à l’assemblée générale, nous soulevons une des plus importantes questions de la politique moderne, celle du referendum ou de la législation directe par le peuple... Le referendum n'est pas une chose bonne ou mauvaise en elle-même, c'est un instrument qui fait du bien ou du mal suivant le peuple qui s'en sert. Au sein d'une population éclairée et capable de se prononcer en connaissance de cause, à Zurich ou chez nous, le referendum peut être appliqué avec avantage, et, bien loin d'être un obstacle au progrès, il pourra devenir au contraire un puissant instrument de progrès. Soit, dit-on, mais laissons-en faire l'expérience à Zurich et à Berne, et attendons, pour imiter nos confédérés, de voir quel résultat le referendum aura donné chez eux. — Pourquoi ? Et que nous apprendrait l'exemple de Zurich ? Le referendum pourrait fonctionner à merveille à Zurich, et ne pas convenir au canton de Neuchâtel. Le seul moyen de savoir si nous sommes capables de pratiquer le ' referendum chez nous, c'est de l'essayer : ce n'est que notre propre expérience qui nous apprendra si le peuple neuchâtelois a atteint un degré de maturité suffisant pour pouvoir passer du système représentatif à celui de la législation directe... Suivant la solution que nous donnerons à la question qui nous est posée aujourd'hui, nous affirmerons que nous croyons au progrès, que nous nous sentons des hommes libres, capables de nous gouverner nous-mêmes ; ou bien nous ferons l'aveu de notre impuissance, de notre incapacité, nous avouerons que chez nous la souveraineté du peuple n'est encore qu'un vain mot. Voulons-nous continuer le régime de la tutelle politique, et le peuple, pour nous, est-il toujours un grand enfant qui a besoin d'être conduit par un petit nombre de sages ? ou bien voulons-nous, par un vote solennel, nous déclarer majeurs, et, prononçant enfin l'émancipation complète du peuple, prendre nous-mêmes en main la direction de nos affaires ? Voilà la question[4]. »


Après ce discours, on se regarda. Les conservateurs, qui étaient en majorité dans l'assemblée, se turent ; et ce fut un vieux radical, Jules Jeanneret, président du tribunal, qui prit la parole pour me répondre. Je ne me souviens pas trop de ce qu'il put dire ; je crois bien qu'il essaya de démontrer que nos propositions n'étaient pas pratiques.

À l'ouverture de l'assemblée, celle-ci se composait de sept cents électeurs ; mais le plus grand nombre d'entre eux, après avoir déposé dans l'urne le bulletin contenant le nom des candidats auxquels ils donnaient leurs suffrages, s'étaient retirés. De plus, pendant que le président Jeanneret parlait, midi avait sonné, et d'autres électeurs, qu'un débat de cette nature laissait indifférents, s'étaient hâtés de rentrer chez eux pour ne pas laisser refroidir la soupe. Quand le moment fut venu de prendre une décision, il ne restait plus que cent dix citoyens dans le temple ; les propositions des socialistes furent repoussées à deux voix de majorité.

Le soir même, nous étions réunis, à quelques-uns, au Cercle international, et nous parlions de notre échec du matin. On proposa d'imprimer une feuille volante qui rendrait compte à la population du Locle de ce qui s'était passé dans l'assemblée électorale, et qui mettrait nos arguments sous les yeux de ceux qui ne les avaient pas entendus. L'idée parut bonne, et fut aussitôt adoptée. Nous décidâmes que la feuille en question aurait pour titre le Progrès et pour sous-titre : Organe des démocrates loclois ; des « démocrates », et non des socialistes, puisqu'une partie des radicaux avaient fait cause commune avec nous, et que le programme que nous avions présenté sur le terrain municipal était simplement celui d'une extension des droits du peuple. Il fut convenu en outre que le Progrès aurait pour épigraphe ces mots : Tout pour le peuple et par le peuple. Quant à la dépense, nous calculâmes que si nous vendions à nos amis deux cents numéros (à prendre au Cercle international) à dix centimes, et au public deux cents autres numéros, à dix centimes aussi, mais en abandonnant pour ceux-là la moitié du prix, à titre de rémunération, au porteur qui irait les offrir de maison en maison, la recette serait de trente francs, somme suffisante pour payer les frais de composition, de papier et de tirage. Mais il fallait prévoir la possibilité d'une mévente, et par conséquent constituer un capital de garantie. Le père Meuron prit une assiette, fit la tournée, chacun mit un franc dans l'assiette, et le Progrès fut fondé, pour être tiré à cinq cents exemplaires. Comme il ne devait avoir qu'un seul numéro, j'acceptai d'en être le rédacteur en chef, en sollicitant toutefois le concours de ceux de mes amis qui savaient tenir une plume. Quatre ou cinq camarades me promirent leur collaboration : mais je prévoyais qu'ils négligeraient de tenir une parole donnée à la légère ; et, en effet, on me laissa écrire tous les articles.

Le lendemain lundi, je fis ma conférence sur l'enseignement de l'histoire ancienne, devant un nombreux public : les pasteurs me firent l'honneur inusité de venir m'entendre, et de prendre des notes.

Les articles du Progrès furent écrits dans les deux journées du lundi et du mardi. C'était d'abord un court préambule intitulé Ce que nous voulons, disant : « Nous publions aujourd'hui, sous forme de feuille volante, les réflexions que nous ont inspirées les différents événements de ces jours derniers. À chaque fois que nous le croirons opportun, nous recourrons à ce moyen de populariser et de défendre les principes qui nous sont chers. » Puis un compte-rendu de l'assemblée municipale du 13 décembre[5] ; — un article de polémique, la Démocratie verte, contestant aux partisans de la liste « verte » le droit de s'appeler démocrates, et leur disant qu'ils étaient, soit des réactionnaires, soit des conservateurs : « Laissez à ceux qui veulent l'émancipation complète des citoyens, à tous les points de vue, politique, religieux et social, ce titre de démocrates qui n'appartient qu'à eux » ; — un article extrait de la Démocratie de Ch.-L. Chassin, dont l'auteur faisait la théorie du gouvernement direct du peuple par le peuple et louait les cantons de Zurich et de Berne d'avoir commencé « à réaliser l'idéal de nos pères de 1792 et de 1793, le gouvernement impersonnel, c'est-à-dire la vraie démocratie » ; — enfin, un projet de pétition à adresser au Grand-Conseil neuchâtelois, pour lui demander de déclarer que, dans le domaine municipal, tout contribuable, sans distinction de nationalité, serait électeur et éligible ; « c'est l'application du grand principe de justice : Point de devoirs sans droits, point de droits sans devoirs ».

Le mercredi 16, F. Buisson arriva à sept heures du soir. J'étais allé le recevoir à la gare, et nous causâmes de ce qui se passait à Neuchâtel. Les âmes pieuses avaient immédiatement répandu, au sujet du jeune professeur et de la conférence faite par lui, les bruits les plus bêtes et les plus méchants. Il aurait déclaré à ses auditeurs que la Bible était un livre immoral et Jésus un homme de mauvaises mœurs, et leur aurait débité des choses si malpropres, qu'il était impossible à une femme de les écouter ; aussi plusieurs dames seraient-elles sorties au milieu de la conférence, — ce qui était complètement faux. Quant au pasteur Godet, à court de bons arguments, il avait répliqué à Buisson en le traitant de pédant et de blanc-bec.

L'heure habituelle du « souper », comme on dit en Suisse, étant passée (dans la pension où je prenais mes repas on « soupait » à six heures), je conduisis Buisson à l'Hôtel des Trois-Rois, où une chambre était retenue pour lui, et lui fis servir à manger dans la salle commune ; il y soupa en face du curé du Locle, qui était un des pensionnaires de l'hôtel. Un peu avant huit heures, nous nous rendîmes au Cercle de l'Union républicaine. Je n'étais pas sans inquiétude : je craignais qu'on eût cabalé pour faire le vide autour de notre ami, et qu'il n'y eût pas une dame, et peu d'hommes. Mais j'eus la satisfaction de constater, au contraire, que la salle était déjà comble et que les dames ne s'étaient pas laissé effrayer. Le clergé loclois était là au grand complet : les trois pasteurs de la paroisse française, le diacre, le pasteur de la paroisse allemande, et le curé. Une lettre écrite par moi le lendemain me permet de donner la note exacte de mes impressions :


Buisson a parlé avec beaucoup de talent, et surtout avec une admirable modération, avec une largeur, une tolérance, que je n'aurais pas eues, moi, au même degré, je crois, et beaucoup de simplicité et de clarté. Il a été chaleureusement applaudi, et ceux de ses auditeurs qui ne partageaient pas ses opinions ont rendu hommage à la parfaite convenance de son langage et à l'élévation de ses idées. Des « mômiers », dont on m'a cité les noms, disaient en sortant : « Comment ! c'est de cet homme et de cette conférence qu'on nous avait dit tant de mal ! est-ce possible ? » L'impression produite est excellente, et j'espère que cette soirée portera des fruits. Après la conférence, nous nous sommes réunis une trentaine avec M. Buisson, et nous avons causé jusqu'à minuit des grandes questions de notre époque, de nos convictions, de nos luttes, de nos espérances. Cela fortifie d'entendre un homme de cœur parler librement ; l'accent de la conscience s'impose, même aux adversaires ; il semblait, en écoutant Buisson, que, sorti d'une atmosphère malsaine et étouffante, on respirait un air plus salubre.

Aujourd'hui, tout le jour, on n'a parlé que de Buisson. Le bon papa Jacot, un vieillard qui peut à peine marcher, est venu l'entendre, malgré ses jambes infirmes, et me disait que ç'avait été un des beaux jours de sa vie. Le père Meuron, lui, était retenu au lit par un rhumatisme, et l'a bien regretté. (Lettre du 17 décembre 1868.)


Je rédigeai sur-le-champ une Adresse de remerciement à Buisson, au bas de laquelle furent apposées de nombreuses signatures, et qui fut envoyée au conférencier. Le Progrès allait être mis sous presse ; il fut encore possible d'y insérer cette pièce en quatrième page. Nous y disions au jeune professeur de Neuchâtel :


Votre conférence a été un acte de courage. En effet, chez nous, où la liberté religieuse est inscrite dans la constitution, on ne la rencontre guère dans les mœurs. Un citoyen ne peut pas exprimer une opinion philosophique sans s'exposer à des accusations absurdes, quelquefois à des injures grossières. Aux pasteurs seuls on permet un langage libre : ils peuvent nous anathématiser chaque dimanche du haut de la chaire sans que personne y trouve à redire ; mais qu'un de ceux que frappent leurs foudres évangéliques s'avise de répliquer, de vouloir exercer à son tour le droit d'exprimer sa pensée sur les questions religieuses, c'est une clameur générale contre cet audacieux, contre ce blasphémateur.

Nous avons l'espoir que vos paroles fermes et modérées à la fois ne seront pas perdues. Ceux qui n'osaient dire leur véritable pensée, de crainte de se voir signalés à l'horreur de leurs concitoyens, prendront peut-être courage ; peut-être aussi les amis du clergé finiront-ils de leur côté par adoucir leur farouche intolérance, et par s'habituer à entendre discuter librement toutes les opinions et toutes les croyances.


Le Progrès, tiré le 17 décembre, fut mis en vente le vendredi 18 au Cercle de l'Internationale, ainsi que chez les deux libraires du Locle, tous deux d'opinion royaliste, Courvoisier (qui était notre imprimeur) et Grâa. En outre, un ouvrier, qui n'était nullement des nôtres, mais qui se trouvait à ce moment sans travail et cherchait une occupation quelconque, fut chargé de la vente à domicile : il vendit en une journée deux cents numéros, chez les gens qui nous étaient hostiles, et gagna ainsi dix francs. Une centaine de numéros furent expédiés au dehors, à la Chaux-de-Fonds, au Val de Saint-Imier, à Neuchâtel, à Genève, etc. Le produit des exemplaires vendus suffit à couvrir les frais d'impression.

Ainsi fit son apparition dans le monde ce petit Progrès à qui devait échoir, plus tard, l'honneur bien inattendu d'attirer sur ses modestes numéros à la fois les anathèmes des dévots et ceux des radicaux, les excommunications du « coullerysme » et celles du « marxisme ».

Pour le moment, si les amis des pasteurs, au Locle, me firent, comme de juste, grise mine, je reçus, par contre, les félicitations des notabilités radicales. Je m'étais rendu le samedi 19 à Neuchâtel, où j'allais de temps à autre voir mes parents ; j'y assistai, le soir, à une conférence faite par le peintre Auguste Bachelin sur le Journalisme pendant la Révolution française, et je fus tout surpris de me voir reçu à bras ouverts par les amis de mon père. Le surlendemain j'écrivais :


Tu as donc lu notre Progrès ? On l'a lu aussi à Neuchâtel, et j'y ai reçu samedi, de la part des chefs radicaux, un accueil bien différent de celui qu'on me faisait il y a un an, quand j'écrivais dans le Diogène. Et pourtant je n'ai pas changé, et les deux journaux sont de la même couleur...

Nos petits-fils seront plus heureux que nous : libres et égaux, ils seront des frères, non des citoyens ; ils n'auront plus d'États, de gouvernements, de constitutions ; et c'est pour qu'ils puissent vivre tranquilles, sans faire de politique, que nous sommes obligés d'en faire aujourd'hui. Nous sommes nés quelques siècles trop tôt. (Lettre du 21 décembre 1868.)



  1. On appelle « faiseurs de secrets » les ouvriers qui introduisent dans le « pendant » d'une montre la pièce mobile actionnant le ressort qui fait ouvrir la boîte.
  2. Les ouvriers horlogers ne portent généralement pas la blouse.
  3. Frédéric Godet, La sainteté de l'Ancien-Testament, Neuchâtel, Samuel Delachaux, in-16 de 100 pages.
  4. Extrait du premier numéro du journal le Progrès.
  5. C'est de ce compte-rendu que j'ai extrait le résumé de mon discours, reproduit plus haut.