L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre X
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X


La Section du Locle dans l'automne de 1868. Notre état d'esprit devant le vote du Congrès de Bruxelles sur la propriété collective ; Coullery attaque le Comité central de Genève et les socialistes belges (27 septembre). Manifeste des démocrates-socialistes de Genève (7 octobre). Réponse du Comité central de Genève à Coullery et réplique de celui-ci (11 octobre). Réponse de la Section bruxelloise à Coullery (18 octobre). La Section du Locle adhère aux résolutions du Congrès de Bruxelles et vote une Adresse aux démocrates socialistes de Genève (18 octobre). Le Cercle international du Locle ; le « Caveau » ; le père Meuron ; le Crédit mutuel, les soirées d'instruction mutuelle, le projet de Société de consommation, etc. Paysage jurassien, « sur les Monts ».


Je désire maintenant faire faire au lecteur plus intime connaissance avec la Section du Locle, l'introduire dans le milieu où je vivais depuis 1864, parmi ces socialistes jurassiens qui cherchaient encore leur voie, et lui montrer quels étaient, à ce moment et en ce lieu, les sentiments et les idées d'un jeune homme épris de justice sociale, de liberté et de fraternité. Essayer, à près de quarante ans de distance, à l'aide de ma seule mémoire, de raconter le détail de ce qui s'est passé au Locle en 1868 et 1869, c'eût été entreprendre l'impossible : malgré tout mon effort pour être exact, je n'aurais pu arriver à reproduire fidèlement toute la réalité. Je possède, heureusement, un document grâce auquel je la retrouve, jusque dans le menu détail : ce sont les lettres quotidiennes dans lesquelles je racontais mon existence à celle qui était alors ma fiancée, et qui a été ensuite pour moi la compagne douce et dévouée des bons et des mauvais jours. C'est dans ces lettres, plus encore que dans mes souvenirs directs, que je puiserai les éléments de ce chapitre et de plusieurs autres. Parfois j'en extrairai des citations textuelles, avec cette simple indication entre parenthèses : « lettre du... » ; mais, le plus souvent, sans citer, j'en ferai entrer le contenu dans la trame même de mon récit.

Absent du Locle pendant les vacances (juillet-août), j'y étais revenu le dimanche 23 août. C'est ce jour-là qu'avait eu lieu à la Chaux-de-Fonds l'assemblée dans laquelle Fritz Robert fut désigné comme délégué au Congrès de Bruxelles : Constant Meuron et deux autres camarades représentèrent dans cette réunion la Section du Locle. Robert vint au Locle le samedi 29, pour s'entendre avec nous avant son départ. À ce moment, il était encore l'ami de Coullery : et nous savions par lui ce qui se disait dans l'entourage du chef de la « démocratie sociale » de la Chaux-de-Fonds. On y accusait formellement les Loclois de désertion et de trahison, parce qu'ils avaient refusé de suivre Coullery dans sa politique électorale. Robert, lui, ne mettait pas en doute notre bonne foi : mais il persistait à penser que l'alliance conclue à la Chaux-de-Fonds entre les socialistes et les « verts » était non seulement légitime, mais nécessaire. Son voyage à Bruxelles allait lui ouvrir les yeux.

Il fut de retour du Congrès le mardi 15 septembre ; avec lui étaient revenus deux des délégués de Genève, Perron et Catalan, qui avaient fait un détour pour passer par les montagnes neuchâteloises, et comptaient me voir, afin de m'exposer un plan de campagne. Trois télégrammes me furent adressés le 16 pour me convoquer à une entrevue à la Chaux-de-Fonds ; malheureusement j'étais absent ce jour-là, et Perron et Catalan durent repartir sans que nous eussions pu nous rencontrer ; mais ils insistèrent vivement pour que le plus tôt possible Robert et moi nous nous rendissions à Genève afin de conférer avec eux. Il s'agissait du journal la Liberté, que Catalan mettait à notre disposition pour y faire une propagande à laquelle ne se prêtait pas la Voix de l'Avenir ; il s'agissait aussi de l'essai que se proposait de tenter un groupe de membres de l'Internationale genevoise, qui voulaient présenter aux élections de novembre pour le Grand Conseil (Conseil législatif) du canton de Genève une liste de candidats, afin de détacher de l'un et de l'autre des deux partis bourgeois en lutte le plus grand nombre possible d'électeurs ouvriers.

Le vendredi 17 septembre j'allai à la Chaux-de-Fonds : j'y trouvai Robert transformé, et tout rempli d'une ardeur nouvelle ; ce qu'il avait vu et entendu à Bruxelles lui avait fait comprendre les fautes commises ; il avait reconnu qu'il s'était fourvoyé, et il m'annonça qu'il marcherait désormais d'accord avec moi. Nous passâmes la soirée avec Cowell Stepney, qui ce jour-là se trouvait à la Chaux-de-Fonds, allant au Congrès de la Ligue de la paix à Berne : c'était un Anglais millionnaire, communiste, et membre du Conseil général de l'Internationale, dont Robert avait fait la connaissance à Bruxelles. Cowell Stepney était sourd comme un pot et ne savait que très peu le français, ce qui rendait la conversation avec lui particulièrement difficile. Nous parlâmes des résolutions du Congrès de Bruxelles, et surtout de celle sur la propriété collective. Les délégués de la Suisse française s'étaient abstenus : mais il s'agissait maintenant de prendre un parti, et la question nous laissait assez perplexes ; nous nous tâtions le pouls en nous demandant : « Sommes-nous collectivistes pour tout de bon ? » Coullery, lui, n'avait pas hésité : il avait déploré immédiatement le vote du Congrès de Bruxelles comme une erreur qui allait avoir pour l'internationale les plus fatales conséquences. Coullery avait-il raison, ou devions-nous en croire plutôt des hommes dans le jugement desquels nous avions déjà confiance, comme De Paepe, Eccarius, Becker ?

Un conflit qui éclata entre le Comité central des Sections genevoises et Coullery, à l'occasion de la Voix de l'Avenir, donna lieu à une polémique qui nous aida à voir clair dans la situation.

Le journal la Voix de l'Avenir, devenu l'organe des Sections romandes en septembre 1867, mais resté en même temps la propriété personnelle de son fondateur Coullery, était à la fois mal rédigé et mal administré. Au printemps de 1868 un vif mécontentement s'était fait jour à son endroit, en particulier dans les Sections de Genève. On se plaignait d'irrégularités dans l'envoi du journal ; on se plaignait surtout de ne pouvoir calculer exactement le chiffre des sommes qui lui étaient dues pour les abonnements collectifs pris par les Sections. Le désordre le plus complet régnait dans l'administration de la Voix de l'Avenir ; j'en sais quelque chose, car c'est moi qui eus à discuter avec elle en septembre 1868, pour établir le compte de la Section du Locle. Les Sections de Genève avaient en vain réclamé de Coullery des comptes clairs : n'en pouvant obtenir, elles avaient déclaré qu'elles ne paieraient rien avant de les avoir reçus. La Section de la Chaux-de-Fonds, prenant fait et cause pour Coullery, avait alors décidé l'envoi à Genève de deux délégués , qui furent Coullery et un autre citoyen ; ces délégués s'étaient présentés devant le Comité central des Sections genevoises (juin 1868) ; il y avait eu des explications assez vives, à la suite desquelles, néanmoins, on parut s'être entendu, et il sembla que l'affaire était arrangée. Elle ne l'était nullement ; les récriminations recommencèrent bientôt de part et d'autre, et, dans le courant de septembre, les Genevois finirent par proposer à toutes les Sections de la Suisse romande le transfert du journal à Genève. Coullery, qui, en sa qualité de propriétaire-rédacteur, écrivait dans la Voix de l'Avenir tout ce qu'il voulait, publia alors, dans le numéro du 27 septembre, une longue diatribe contre le Comité central genevois. Cette façon de porter devant le public des querelles d'intérieur suscita à Genève une grande colère ; et le sentiment d'hostilité qui se manifestait à l'égard de Coullery fut accru encore par l'attitude qu'il venait de prendre à l'égard des résolutions du Congrès de Bruxelles.

En effet, dans ce même numéro de la Voix de l'Avenir où il attaquait le Comité de Genève, Coullery avait publié un article sur le Congrès, où il disait :


Le Congrès de Bruxelles a pris deux résolutions qui feront du mal à l'Internationale.

Il a proclamé que la propriété foncière devait être collective. C'est le communisme. C'est la négation de la propriété individuelle. C'est l'école de Colins qui a remporté cette victoire. Ce sont les Belges, élèves de Colins, Belge lui-même, qui ont remporté cette victoire. Cette victoire leur était facile, leurs délégués étaient en majorité... La théorie de Colins, des Belges, est fausse... Toute association ne peut reposer que sur la liberté individuelle, et sur la propriété individuelle foncière et mobilière. La théorie de Colins, la théorie que les Belges ont fait voter malgré les protestations des délégués des autres pays, est contraire à la nature humaine.... L'instinct des ouvriers guidé par la discussion et l'étude en fera justice.

Une autre résolution regrettable est celle qui refuse à la Ligue de la paix le concours de l'Internationale[1]. Ce vote est contraire aux résolutions de Lausanne. Il est contraire aux résolutions prises au Congrès de la paix [à Genève]. Il est contraire au bon sens. Pourquoi dédaigner les efforts de la Ligue de la paix, si ces efforts tendent vers le but que se propose l'Association internationale des travailleurs ?

Ces deux votes sont le résultat de ce fait que le Congrès a eu lieu à Bruxelles. C'est l'opinion ou les théories des Belges qui ont prévalu. Et les Belges étaient les plus nombreux. Et ils étaient les plus nombreux, parce que le Congrès avait lieu en Belgique.

Dans les têtes belges, il y a deux courants d'idées complètement opposés.

Ils sont colinsiens et proudhoniens.

Et ces deux hommes sont antipodes... Colins est un despote. Proudhon est un anarchiste. Colins est centralisateur, unitariste à outrance, Proudhon est décentralisateur, individualiste sans bornes. Et pourtant les Belges sont à la fois proudhoniens et colinsiens.

Cela prouve que les Belges n’ont pas encore tant étudié que les autres peuples, et que chez eux le grand travail intellectuel a commencé plus tard que dans les autres pays, ou qu’il a pris une fausse direction.

Dans quelques années les Belges abandonneront Colins pour Proudhon dans ses grandes idées théoriques, et puis ils chercheront la rédemption dans l’association libre, dans la coopération sous toutes ses formes… Par la coopération on résoudra les questions sans détruire aucune des libertés individuelles.


Cet article devait attirer à Coullery une verte réponse, de la plume de De Paepe, réponse dont je parlerai tout à l’heure.

Quelques jours après, Coullery, que je n’avais pas vu depuis plusieurs mois, m’écrivit pour me demander pourquoi je le boudais, en ajoutant que c’était lui qui aurait le droit d’être fâché après tout ce que j’avais écrit contre lui dans la presse radicale. Il m’attribuait des articles absurdes parus dans le Premier Mars : or ces articles étaient du Dr Ad. Hirsch (le directeur de l’Observatoire de Neuchâtel), et justement à leur occasion je m’étais brouillé avec leur auteur. Je répondis à Coullery, le 6 octobre, en lui exposant mes idées et mes résolutions, et en lui disant ma façon de penser sur sur ses alliances électorales. Cet échange de lettres marqua la fin de nos relations.

Cependant Catalan et Perron avaient mis à exécution, à Genève, leur plan de campagne ; la Liberté du 10 octobre publia sous ce titre : République démocratique et sociale : Manifeste au peuple de Genève, un document au bas duquel étaient apposées soixante-huit signatures, avec la date du 7 octobre 1868. Ce Manifeste débutait ainsi :


Citoyens,

Il est temps de clore une ère de luttes stériles qui n’ont pas de causes sérieuses et qui ne donnent aucune satisfaction aux besoins réels du peuple.

L’œuvre de chaque génération consiste à réagir contre l’inégalité des droits et contre l’inégalité des conditions.

La génération actuelle ne saurait pas plus échapper à cette loi du progrès historique que celles qui l’ont précédée. Aux privilèges économiques et politiques qui ont survécu aux attaques du passé, elle a le devoir de substituer, dans la mesure de ses forces, le règne de la justice égale pour tous.

C’est à l’accomplissement de ce devoir que le parti de la démocratie sociale vous invite à travailler, par la revendication énergique et soutenue des réformes suivantes…


Les réformes qu’énumérait le Manifeste étaient : 1o  la séparation de l’Église et de l’État, afin qu’aucune religion « ne pût empiéter sur le domaine civil ou se soustraire à la loi commune » ; 2o  l’instruction gratuite et obligatoire à tous les degrés : gratuite, en ce qu’elle serait accessible à tous par l’institution de l’indemnité scolaire ; obligatoire, en ce qu’il ne devait être permis à personne de vivre dans l’ignorance ; 3o  la suppression des impôts directs et indirects qui pèsent sur la production et sur l’échange, et leur remplacement par l’impôt unique sur le revenu et notamment sur les successions ; 4o  la création d’une institution de crédit destinée à faciliter l’application des principes coopératifs, comme moyen transitoire d’affranchir la production industrielle et agricole. Venaient ensuite quelques réformes plus spécialement politiques, telles que : rétribution allouée aux députés au Grand-Conseil, afin que tous les citoyens pussent être appelés à remplir ces fonctions ; abaissement à vingt ans de la majorité politique et civile ; droit de cité accordé à tous les individus nés et élevés sur le sol de la république ; réforme de l'organisation des communes dans le sens de l'extension des droits des citoyens réunis en assemblée communale, et d'une diminution correspondante des attributions des maires et des conseils municipaux, etc. ; enfin, abolition de la peine de mort.

Nous saluâmes avec satisfaction, au Locle, ce programme, comme nous avions salué, quelques mois auparavant, celui du mouvement révisionniste zuricois[2] ; et nous résolûmes d'envoyer à Genève notre adhésion motivée.

En même temps que nous lisions dans la Liberté le manifeste genevois, la Voix de l'Avenir du 11 octobre nous apportait une réponse faite à Coullery par le Comité central des Sections de Genève, réponse que Coullery avait été contraint d'insérer. En voici les principaux passages :


Le Comité central a été surpris de voir sur le numéro du 27 septembre une longue série de récriminations à son adresse et aux Sections de Genève ; le but de cet article est de nuire au Comité central vis-à-vis des Sections romandes. Le moyen n'est pas loyal ;... le Comité central proteste de toutes ses forces contre ces attaques.

Il serait trop long de réfuter dans une lettre toutes les attaques et les erreurs de la rédaction, qui fait preuve en cette occasion de peu de connaissance sur l'organisation du Comité central. Nous comprenons parfaitement le mécontentement de la rédaction de voir le journal lui échapper, mais à qui la faute si les choses en sont arrivées à ce point ? à sa mauvaise administration et à son peu d'intérêt pour les travailleurs ; nous sommes unanimes à Genève pour déclarer qu'il ne représente plus les idées ni les principes de l'Internationale, exemple, l'article maladroit sur deux décisions du Congrès de Bruxelles ; cet article est tout à fait en faveur de la politique étroite de la bourgeoisie.

Nous savons par la commission de vérification des comptes du journal comment est tenue la comptabilité de la rédaction ; c'est une véritable confusion à n'y rien comprendre. Nous donnons un démenti formel à la rédaction sur les faits avancés par elle... Le Comité central a fait tout ce qui était en son pouvoir pour amener un bon résultat dans cette affaire ; déjà, à sa demande, les Sections abonnées ont envoyé de forts acomptes à la rédaction, mais aucune n'a refusé de payer ce qu'elle doit... Les réclamations des Sections sont parfaitement fondées, la rédaction en a convenu devant le Comité central.


Cette lettre était signée par le secrétaire correspondant du Comité central, Henri Perret. « Comme on le voit, ce citoyen avait déjà commencé sa longue carrière de secrétaire ; mais alors c'était un révolutionnaire à tous crins. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 34.)

Coullery, en insérant la lettre ci-dessus, la fit suivre d'une longue réponse où il disait, pour se justifier d'avoir parlé de détails du ménage intérieur des Sections :


Vos protestations ne détruiront pas les faits : ce sont donc ces faits qu'il faut faire connaître à tous les membres et au public entier. Pourquoi ne révélerions-nous pas à la Suisse entière, à l'Europe même, des difficultés de cette nature ? Nous prêchons la réforme sociale, il faut bien que tout le monde sache comment nous savons conduire nos propres affaires, comment nous entendons le droit et la justice.


Il ajoutait, à propos du Congrès de Bruxelles :


Ce que j'ai dit sur deux décisions du Congrès de Bruxelles, je l'ai toujours soutenu dans le journal. Je ne suis pas pour la propriété collective des biens fonciers. C'est bien vieux. Lisez tout ce que j'ai écrit en ma vie, et vous verrez que j'ai toujours fait des articles maladroits, et tout à fait en faveur de la politique étroite de la bourgeoisie.


Ceci était exact. Ce n'était pas Coullery qui avait changé, c'était l'Internationale qui évoluait.

En terminant, Coullery affirmait « qu'il implorait sa démission de rédacteur depuis plus d'une année ». On allait le prendre au mot, ainsi qu'on le verra bientôt, et le dépit qu'il éprouva de se voir mis de côté comme journaliste ne contribua pas peu à l'aigrir contre les « collectivistes ».

De leur côté, les internationaux belges ne laissèrent pas sans réponse les singulières assertions qu'avait émises Coullery au sujet du Congrès de Bruxelles et du rôle qu'ils auraient joué dans ce Congrès. La Section bruxelloise de l'Internationale, en sa qualité de « Section centrale pour la Belgique », protesta par une lettre fort dure, en date du 6 octobre, qu'avait rédigée De Paepe et que signèrent les membres du bureau de la Section. Cette lettre parut dans la Voix de l'Avenir du 18 octobre. On y lisait :


Nous n'avons pas à discuter, monsieur le rédacteur, vos deux opinions sur ces deux questions, celle de la propriété foncière et celle de la Ligue de la paix. Libre à vous de penser que la propriété individuelle du sol est le palladium de la liberté, comme à d'autres de voir dans l'appropriation du sol par la collectivité une nécessité sociale. Libre aussi à vous de croire que la Ligue de la paix et de la liberté est une œuvre utile et même nécessaire, comme à d'autres de la croire superflue si elle marche franchement dans les mêmes voies socialistes que l'Internationale, et dangereuse si au contraire la Ligue est bourgeoise et veut faire bande à part de la grande fédération universelle du prolétariat. Mais si vous êtes parfaitement libre de professer tel principe plutôt que tel autre, vous n'avez pas, plus que n'importe qui, le droit de dénaturer les faits. Or, c'est ce que vous avez fait dans votre article. Nous ne voulons pas supposer que c'est par malveillance, nous aimons mieux croire que c'est par ignorance de ce qui s'est passé au Congrès ; mais vous conviendrez que, dans ce cas, vous auriez mieux fait de vous taire que d'inventer des choses qui n'existent pas.

Dans votre article vous dites : « C'est l'opinion ou les théories des Belges qui ont prévalu. Et les Belges étaient les plus nombreux. C'est l'école de Colins qui a remporté cette victoire. » Et ailleurs : « La théorie de Colins, la théorie que les Belges ont fait voter malgré les protestations des délégués des autres pays, etc. »

Eh bien, monsieur, autant de propositions, autant d'erreurs.

Ce n'est pas la théorie des Belges qui a prévalu, c'est aussi la théorie de l'unanimité de la délégation anglaise et de la délégation allemande.

Les Belges n'étaient pas les plus nombreux aux séances administratives, c'est-à-dire aux séances du matin, les seules où l'on votait sur les résolutions...

La réponse au Congrès de Berne a été votée à l'unanimité des membres présents (Suisses, Allemands. Français, Anglais, Belges, Espagnol), moins trois voix, parmi lesquelles celle d'un Belge, De Paepe.

Quant aux résolutions sur la propriété foncière... vous savez que cette question était à l'ordre du jour depuis le Congrès de Lausanne ; ... deux rapports ont été lus au Congrès, celui de la Section bruxelloise et celui de la Section de Rouen, et ce dernier (qui n'est pas dû à des Belges, sans doute) conclut à la propriété collective du sol. Au Congrès, une commission spéciale a été nommée pour l'étude de la question et pour la rédaction des résolutions à présenter ; elle était composée ainsi : trois Français, Tolain. Pindy et Lemonnier ; trois Allemands, Becker, Eccarius et Hess ; et trois Belges, Cœnen, Coulon et De Paepe. La commission tomba d'accord sur la nécessité de transformer les canaux, routes, chemins de fer, mines et houillères en propriétés de la collectivité sociale ; mais le même accueil n'exista plus sur la question du sol arable et de la propriété agricole en général. Finalement, les résolutions que vous connaissez furent adoptées par la commission à l'unanimité, moins les voix de deux membres absents, Tolain et Pindy. Soumises au Congrès en séance du matin, lesdites résolutions furent admises par trente voix contre cinq : il y a eu quinze ou seize abstentions. Parmi les trente voix qui ont voté pour, il y a treize Belges et dix-sept membres étrangers à la Belgique, savoir : huit délégués anglais, quatre allemands, quatre français, et le délégué de Naples. Parmi les cinq membres qui ont voté contre les résolutions, il n'y a qu'un Français, Murat, de Paris ; mais il y a quatre Belges, Hins, Saillant, Verheggen et Granshoff. Enfin, parmi les quinze ou seize abstentions, on remarque beaucoup de Français, et, de plus, des Suisses et des Belges, notamment, parmi ces derniers, le citoyen Fontaine. Il est à remarquer que parmi ces abstentions, la plupart se sont faites parce que la question ne paraissait pas suffisamment élucidée, tandis que d'autres se sont produites parce que certains délégués, tout en étant personnellement partisans de la propriété collective du sol, n'avaient pas reçu mission de voter sur cette question : dans ce dernier cas se trouvait le délégué espagnol, Sarro Magallan.

En présence de tous ces faits, vous avez été très mal inspiré en attribuant les deux votes en question à l'influence des Belges imposant leurs volontés aux délégués des autres pays.

Vous dites aussi, monsieur le rédacteur, que les Belges sont à la fois proudhoniens et colinsiens. Nous croyons pouvoir vous dire, monsieur, que si, en effet, Proudhon et Colins ont en Belgique des disciples fidèles, nous ne connaissons, à vrai dire, ni proudhoniens ni colinsiens parmi les délégués : il y avait là des mutuellistes, des communistes, d'autres socialistes ne se rattachant à aucun de ces deux grands systèmes, d'autres encore ayant tenté une synthèse de ces deux systèmes. Mais il est un fait, c'est que parmi les délégués belges nous ne connaissons personne qui accepte les idées métaphysiques de Colins. Un autre fait encore, c'est que parmi ceux qui se disent mutuellistes et dont les idées économiques se rattachent généralement aux théories de Proudhon, en ce sens qu'ils veulent, comme le grand révolutionnaire, la suppression de tous les prélèvements du capital sur le travail, la suppression de l'intérêt, la réciprocité des services, l'égal échange des produits sur la base du prix de revient, le crédit gratuit réciproque, plusieurs ont voté pour l'entrée du sol à la propriété collective. Tels sont les quatre délégués français Aubry, de Rouen, Delacour, de Paris, Richard, de Lyon, et Lemonnier, de Marseille ; et, parmi les Belges, les compagnons Ch. Maetens, Verrycken, De Paepe, Maréchal, etc. Pour eux, il n'y a point de contradiction entre le mutuellisme applicable à l'échange des services et des produits en prenant pour base le prix de revient, c'est-à-dire la quantité de travail contenue dans les services et produits, et la propriété collective applicable au sol, lequel n'est pas un produit du travail et, par suite, ne leur paraît pas devoir tomber sous la loi de l'échange, sous la loi de la circulation.


La Section du Locle se réunissait régulièrement une fois par mois. L'assemblée mensuelle d'octobre eut lieu le dimanche soir 18 : Fritz Robert y vint de la Chaux-de Fonds, pour rendre compte de sa délégation au Congrès de Bruxelles. Nous avions continué à nous voir fréquemment depuis son retour. Il avait commencé à écrire, pour la Voix de l'Avenir, une série d'articles sur le Congrès, qui parurent en feuilleton dans les numéros du 4 au 25 octobre 1868. Le résultat de nos conversations avait été une adhésion complète aux résolutions votées à Bruxelles, et nous allions chercher à faire partager notre point de vue à nos camarades loclois.

L'assemblée fut très nombreuse : Constant Meuron présidait. « L'enthousiasme bienveillant des anciens jours s'est retrouvé, et chacun, au moment où la séance a été levée, exprimait le plaisir qu'il avait ressenti » (Lettre du 19 octobre 1868[3]). La lettre de la Section bruxelloise, que nous venions de lire dans la Voix de l'Avenir, avait aidé les ouvriers loclois à se former une opinion : et c'est à l'unanimité des membres présents que furent approuvées les résolutions du Congrès de Bruxelles. Je donnai ensuite lecture d'un projet d'Adresse aux socialistes de Genève, et cette Adresse fut également votée à l'unanimité. Expédiée le lendemain à Catalan, elle parut dans la Liberté du 24 octobre ; la voici :


Adresse des démocrates socialistes du Locle à la démocratie sociale de Genève.
Citoyens,

Nous avons pris connaissance du programme des démocrates socialistes genevois, publié dans un des derniers numéros de la Liberté, et nous remplissons un devoir de solidarité en vous envoyant notre adhésion complète aux principes que vous avez proclamés.

Quelques-uns des points de votre programme sont déjà réalisés dans notre canton ; quant aux autres, nous travaillerons de concert avec vous à les faire inscrire dans nos lois, et, si Genève réussit plus vite que Neuchâtel à réformer ses institutions dans le sens de nos principes, nous nous féliciterons de vous voir nous frayer le chemin du progrès social.

Chez nous, la démocratie sociale n’est pas encore constituée en parti réellement indépendant, vivant de sa vie propre et assez fort pour réaliser par lui-même son programme. Dans la dernière campagne électorale, les socialistes, abordant pour la première fois la politique pratique, ont marché à l’aventure, et, trop faibles pour faire prévaloir l’idée nouvelle, ont dû se résigner à emboîter le pas derrière l’un ou l’autre des vieux partis. Cette expérience fâcheuse nous a profité : les socialistes du Locle sont décidés à travailler à l’avenir en dehors de toute alliance avec un des anciens partis, et à consacrer leurs efforts à l’organisation du parti démocratique et social, à la propagande, à l’étude des questions théoriques, et aux tentatives pratiques de coopération, qui nous paraissent un des moyens les plus sûrs d’éveiller, chez ceux de nos concitoyens qui en sont susceptibles, des sympathies pour la réforme sociale.

Vous serez plus heureux dans l’expérience que vous tentez, nous l’espérons fermement. Les socialistes genevois sont assez forts et assez sûrs d’eux-mêmes pour pouvoir entreprendre la lutte sur le terrain cantonal et la mener à bien ; l’attitude admirable du prolétariat de Genève, lors de la dernière grève, a montré à la Suisse qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir, et que le socialisme, sortant de la période d’élaboration, pouvait s’affirmer aujourd’hui avec une pleine conscience de soi et se présenter avec des formules positives et des solutions scientifiques. Vous marcherez courageusement au but, citoyens ; les accusations absurdes n’auront pas le pouvoir de vous faire hésiter ; et quel que soit le résultat de cette première campagne, l’Europe révolutionnaire, qui aies yeux sur vous, vous saura gré d’avoir franchement arboré, au milieu des vieux partis qui se combattent en aveugles dans les ténèbres, le drapeau de la lumière, de la justice, le drapeau du socialisme mutuelliste.

Recevez nos fraternelles salutations.

Au nom des démocrates socialistes loclois :

Le secrétaire, Le président de l’assemblée,
James Guillaume. Constant Meuron.


On remarquera que la Section du Locle, qui venait d’adhérer à l’unanimité aux résolutions du Congrès de Bruxelles sur la propriété collective, se déclarait en même temps « socialiste mutuelliste ». Tel était l’état des esprits parmi nous, à ce moment, que nous n’apercevions aucune contradiction entre les deux choses. Nous demandions que les producteurs fussent mis en possession des intruments de travail, ce qui impliquait une transformation de la propriété individuelle en propriété collective ; mais en même temps nous admettions le maintien de l’échange des produits au prix de revient, sur la base de la réciprocité.

Des séances fréquentes de groupes ou de comités, ou simplement des causeries amicales, indépendamment des assemblées mensuelles de la Section, rapprochaient les uns des autres, au Locle, les socialistes militants. Ils se réunissaient dans la maison du café de Mme  veuve Frey (café de la Poste). Au premier étage de la maison, au-dessus du café, se trouvait une grande salle réservée aux assemblées nombreuses et aux soirées familières : c’était le siège du « Cercle international », institution qui se confondait avec la Section elle-même. Les réunions plus intimes avaient lieu dans une petite pièce au sous-sol, à côté de la cuisine ; cette pièce, qui servait de salle à manger à la famille Frey, s’appelait le « Caveau » : c’est là que s’étaient tenues, au printemps de 1868, les séances du comité électoral de la République démocratique et sociale ; c’est là que se réunissaient tous les comités, toutes les commissions, qui avaient à s’occuper des affaires locales du parti socialiste ; et, dans la bourgeoisie prompte à s’apeurer, le « Caveau » avait la réputation d’un endroit où de dangereux conspirateurs tenaient des conciliabules mystérieux.

Depuis que je connaissais le « père Meuron », comme nous l’appelions, — c’est-à-dire depuis l’automne de 1864, — j’avais pris l’habitude d’aller tous les soirs passer quelques moments chez lui. De santé délicate malgré sa haute taille et sa carrure d’apparence athlétique, et souffrant souvent de rhumatismes, il se couchait aussitôt après avoir pris son « goûter », pendant les six ou huit mois de la mauvaise saison ; je m’asseyais près de son lit, dans le cabinet où il couchait, pendant que Mme Meuron travaillait à la table de la salle à manger, dont la porte restait ouverte, et nous causions, tantôt des faits de la journée, tantôt des choses d’autrefois, ou de questions philosophiques et sociales. Mme Meuron, une Bernoise née à Morat (aussi avait-elle gardé un peu d’accent allemand), était une petite femme frêle et nerveuse, d’un caractère sérieux, de manières simples, mais d’une grande distinction naturelle. Je l’accompagnais quelquefois dans ses promenades du côté du Verger (sur la route de la Chaux-de-Fonds), d’où nous rapportions généralement des fleurs. Les soirs où il y avait réunion de l’Internationale, ou d’un comité, le père Meuron se rhabillait, et nous descendions ensemble, lui s’appuyant sur mon bras, le raide sentier qui, du Crêt-Vaillant où se trouvait la petite maison au deuxième étage de laquelle il habitait (no 24, Chemin des Reçues), conduit au quartier du Marais et au café de Mme Frey ; en hiver, quand il y avait de la neige durcie, il mettait à ses souliers des « grappes » pour ne pas glisser. Constant Meuron et son excellente femme, qui n’avaient pas eu d’enfants, me regardaient comme leur fils adoptif ; la bonne Mme Meuron veillait avec sollicitude sur ma santé, et ne manquait pas de me mettre autour du cou un « passe-montagne » quand elle trouvait la bise trop froide, ou de m’administrer elle-même pastilles et tisanes lorsque j’étais enrhumé et que je négligeais de me soigner.

Quelquefois le père Meuron recevait des visites, et alors nous passions gaîment la soirée à l’écouter faire des récits, et même des contes gaillards, car, en sa qualité d’ancien militaire[4], il ne détestait pas les historiettes salées. « J’ai passé la soirée au Crêt-Vaillant, — dit une de mes lettres, — avec Mme Frey, de notre Caveau, et une dame de Berne. Le père Meuron était bien, et j’ai eu le plaisir de le revoir avec sa bonne gaîté d’autrefois. C’est moi qui fais les honneurs de la maison, quand il y a du monde : je suis allé à la cave chercher une bouteille de Neuchâtel, Mme Meuron a exhibé des noix et du raisin, et nous avons fait bombance. Le père Meuron, enfoncé dans son fauteuil, avec sa grande barbe blanche, sa calotte sur la tête, et l’air tout heureux, nous a conté force histoires de sa jeunesse : c’est son bonheur, et il les conte très bien, dans une langue des plus pittoresques. » (Lettre du 25 septembre 1868).

Une des premières institutions qu’avait fondées l’Internationale au Locle, c’était une Société de crédit mutuel (dès 1866). Les adhérents du Crédit mutuel versaient une cotisation dont le minimum était de cinquante centimes par mois ; la caisse consentait aux adhérents des prêts sans intérêt, dont le montant ne pouvait dépasser le chiffre de la somme déjà versée en cotisations par l’emprunteur, et des sommes également versées par ceux des adhérents qui s’offraient à lui servir de garants. Outre ce service de prêts réciproques, qui avait son utilité lorsqu’il s’agissait d’avancer une petite somme à un camarade momentanément dans l’embarras, nous pensions que lorsque la caisse du Crédit mutuel contiendrait un millier de francs, cet argent pourrait servir de première mise de fonds pour l’établissement d’une Société coopérative de consommation. Constant Meuron était le président, toujours réélu, du Crédit mutuel ; le caissier était un brave garçon nommé François Ducret, jeune ouvrier pierriste, Vaudois, qui se trouvait parfois dans une détresse terrible quand il s’agissait de faire face aux échéances d’amortissement d’une lourde dette, résultat d’une entreprise commerciale malheureuse faite par lui lors du Tir fédéral de la Chaux-de-Fonds en 1863 (il avait voulu installer une petite cantine, et cette tentative avait été un désastre) ; mais il serait mort de faim à côté de sa caisse sans avoir l’idée d’y puiser un sou pour ses besoins personnels. C’est à l’occasion d’un de ces moments d’angoisse par lesquels passait périodiquement l’infortuné Ducret, que j’appris à connaître le bon cœur de Frédéric Graisier, un jeune Genevois, le plus habile ouvrier graveur de l’endroit, et qui était entré dans l’Internationale, avec quelques camarades de son métier, au cours de l’année 1867. Il ne m’avait pas été possible, cette fois-là, de venir personnellement en aide au débiteur en détresse ; et j’avais frappé inutilement à plusieurs portes, lorsque le soir Graisier, à qui j’avais parlé de la triste situation du pierriste, vint inopinément m’apporter la somme nécessaire ; je courus chez Ducret pour le tirer de peine, et grâce à l’intervention de notre excellent camarade le pauvre garçon put passer une nuit tranquille.

Les années précédentes, j’avais à différentes reprises organisé des soirées d’enseignement populaire. Dès le premier hiver que je passai au Locle (1864-1865), je lis, dans une salle du Collège, un cours du soir pour les jeunes apprentis, où j’esquissai de mon mieux un tableau de l’histoire universelle. Au moment de la publication du premier volume de l’Histoire d’un paysan, d’Erckmann Chatrian, j’en fis une lecture publique, en plusieurs soirées, également dans une salle du Collège, devant un nombreux auditoire de jeunes gens des deux sexes. Dans l’hiver de 1866 à 1867, je demandai et obtins la grande salle de l’hôtel-de-ville : à ma sollicitation, Coullery vint de la Chaux-de Fonds, une fois par semaine, pendant plusieurs semaines de suite, faire dans cette salle une série de leçons sur la physiologie et l’hygiène ; de mon côté, j’y fis une douzaine de leçons sur l’histoire de la Révolution française. Dans l’automne de 1868, — c’était le dimanche 27 septembre, — deux anciens élèves de l’École industrielle, étant venus me faire visite, je les conduisis à notre Cercle international, et là nous ébauchâmes ensemble un projet de soirées familières d’instruction mutuelle, « comme celles de l’année précédente », dit ma lettre de ce jour (sur les soirées de 1867-1868, je n’ai pas de témoignage écrit, et j’ai oublié les détails). Mes anciens élèves, devenus mes amis, promirent d’amener le jeudi suivant quelques-uns de leurs camarades ; et le 1er octobre, dans une première réunion, qui eut lieu au Cercle international, nous arrêtâmes un programme pour des réunions hebdomadaires ; il s’agissait d’opposer à la propagande des cléricaux protestants et des anciens royalistes une propagande de libre pensée scientifique et de démocratie socialiste. Le jeudi 8 octobre, le sujet traité fut la Révolution de 1848 ; le 15 octobre, les races humaines ; le 22 octobre, l’origine des religions. Ces réunions d’instruction mutuelle continuèrent de la sorte tout l’hiver.

Un autre projet fut mis à l’étude au Locle dans cet automne de 1868, et reçut un commencement d’exécution : celui de la création d’une Société de consommation. Le dimanche 13 septembre, un comité fut nommé à cet effet ; des demandes de renseignements furent adressées aux sociétés qui existaient déjà dans quelques localités voisines, Bienne, Sainte-Croix, etc. ; bientôt des règlements, des rapports, des bilans nous furent envoyés, et nous les étudiâmes. Mais la création d’un magasin coopératif nous parut une entreprise au-dessus de nos forces : nous n’avions pas le capital nécessaire ; et en outre nous pensâmes qu’une affaire de ce genre risquerait d’absorber, sans grand profit pour la propagande des principes, l’activité d’une partie de nos militants ; d’ailleurs, nos idées étaient déjà arrêtées sur la non-efficacité de la coopération de consommation comme moyen d’émancipation du prolétariat[5]. Nous résolûmes de nous borner à faire de temps à autre quelque achat en grand de tel ou tel article de consommation courante ; une emplette de ce genre ne nécessiterait ni la location d’un magasin, ni la création d’une organisation permanente ; elle pourrait se faire sans aucun risque, sans versement de capital social, la vente immédiate de la marchandise achetée devant servir à payer l’achat ; elle donnerait à la population une idée de la puissance de l’association, de l’effort collectif ; et, en procurant aux ménagères un petit avantage tangible, elle aurait pour résultat de leur faire voir de bon œil l’Internationale et sa propagande. Dans le courant d’octobre, il fut décidé que, pour commencer, nous ferions venir un wagon de pommes de terre, dont le contenu serait vendu, non aux membres de l’Internationale seulement, mais à tous les acheteurs qui se présenteraient.


Mes lettres parlent beaucoup de mes lectures, et des réflexions qu’elles me faisaient faire. Chaque semaine j’achetais un petit journal parisien, paraissant le dimanche, la Pensée nouvelle, où quelques jeunes écrivains, Asseline, Goudereau, Louis Combes, André Lefèvre, Letourneau, etc., exposaient les doctrines du matérialisme scientifique. Je lus avec un vif plaisir l’Almanach de l’Encyclopédie générale pour 1869, rédigé par le même groupe, et où je vis pour la première fois un article d’Élisée Reclus. J’étudiais les œuvres de Proudhon, je lisais l’Histoire de la littérature anglaise de Taine, l’Histoire de la Révolution française de Louis Blanc, etc.[6].

Dans les promenades solitaires que je faisais le plus souvent possible, entre quatre et six heures, pour me détendre les nerfs après mes leçons, je portais mes pas de préférence vers une région de pâturages qui se trouve au-dessus de la vallée du Locle, du côté du Nord, et qu’on appelle « Sur les Monts ». Les montagnes du Haut Jura paraissent laides et tristes à ceux qui n’apprécient que la nature alpestre, mais elles ont aussi leur poésie. « L’air âpre et vif qu’on respire ici me plaît, écrivais-je ; on se sent, plus que partout ailleurs, sur une terre de liberté » (Lettre du 23 août 1868). D’ailleurs, le Jura n’a pas toujours un caractère sauvage et rude ; à certains moments de l’année, en automne surtout, aux regains, et à certaines heures du jour, en particulier le soir, le paysage perd sa sévérité, et prend une beauté souriante qui pénètre. En traversant les pâturages, je passais souvent près d’une maison isolée qu’on appelle le Château des Monts, et qui appartenait alors à M. William Dubois : c’est là que se réunissaient, avant 1848, les phalanstériens, fort nombreux au Locle à cette époque ; Victor Considérant y avait plus d’une fois reçu l’hospitalité ; et j’aimais, au milieu de ces montagnes tranquilles, à évoquer le souvenir de cet apostolat et des assemblées à demi-clandestines des premiers disciples de Fourier[7].



  1. On a vu plus haut (p. 65) que Coullery avait écrit au Congrès de Bruxelles pour demander à faire partie de la délégation que l'Internationale, croyait-il, devait envoyer au Congrès de Berne.
  2. Voir ci-dessus p. 60. Ce mouvement avait abouti, dans l'été de 1868, au renversement du régime Alfred Escher et à la réunion d'une Constituante ; mais les illusions que les socialistes de la Suisse française s'étaient faites sur les résultats qu'il serait possible d'obtenir à Zurich furent promptement dissipés. Les socialistes zuricois, au contraire, se cantonnèrent désormais sur le terrain de la lutte légale, et ce sont eux qui tenteront, en septembre 1869, de faire inscrire à l'ordre du jour du Congrès de Bâle la question de la législation directe par le peuple.
  3. Comme je l'ai déjà dit, les passages entre guillemets qu'on rencontrera de temps en temps dans mon récit, avec cette indication entre parenthèses : « lettre du. . . », sont extraits de mes lettres à ma fiancée.
  4. Il s’était engagé, avant 1830, à la suite d’un coup de tête de jeunesse, dans la garde suisse du roi Charles X.
  5. À la Chaud-de-Fonds, au contraire, où la coopération sous toutes ses formes était regardée comme le grand moyen de rédemption sociale (voir ci-dessus p. 82 l’article de Coullery), on avait fondé un magasin coopératif consacré à la vente des étoffes. À Saint-Imier et à Moutier, il existait également des magasins coopératifs d’épicerie et denrées alimentaires.
  6. Dans les années précédentes, j’avais lu de nombreux ouvrages sur les mouvements révolutionnaires de 1848 : celui qui me fit l’impression la plus vive fut le Prologue d’une Révolution, de Louis Ménard, que m’avait prêté un réfugié politique français, disciple de Blanqui. J’avais continué en même temps mes lectures de philosophie allemande, et étudié entre autres plusieurs ouvrages de Feuerbach, Das Wesen des Christenthums, Das Wesen der Religion, et le poème philosophique Die Unsferblichkeit der Seele, que j’avais empruntés à la bibliothèque d’un horloger danois, nommé Kaurup, vieil original misanthrope, fort instruit et avec qui j’aimais à causer.
  7. Dès la première année de mon séjour au Locle, je m’étais lié avec quelques phalanstériens restés fidèles à la doctrine du maître : l’un d’eux, un horloger français nommé Cary, m’avait prêté divers ouvrages de Fourier, entre autres la Théorie de l’Unité universelle, et un livre de Considérant, écrit avec une verve entraînante, Le Socialisme devant le vieux monde, ou le Vivant devant les morts.