Charpentier (p. 131-139).

XIV

Briosne : un Christ qui louche — avec le chapeau de Barrabas ! Mais point résigné, s’arrachant la lance du flanc, et se déchirant les mains à casser les épines qui restent sur son front d’ancien supplicié de ces calvaires qu’on nomme les Centrales.

Condamné pour société secrète à cinq ans, renvoyé quelques mois plus tôt parce qu’il crachait le sang, rentré sans le sou dans Paris, n’ayant pu cicatriser ses poumons — mais ayant l’âme de la Révolution chevillée dans le corps !


Voix pénétrante, sortant d’un cœur meurtri comme d’un violoncelle fêlé ; geste tragique : le bras tendu comme pour un serment ; secoué parfois, de la tête aux pieds, d’un frisson de pythonisse antique ; et de ses yeux, qui ont l’air de trous faits au couteau, crevant le plafond fumeux des salles de club, comme un prédicateur chrétien crève, d’un regard extasié, la voûte des cathédrales et va chercher le ciel.


Ayant trouvé le temps, entre ses maladies et ses chômages, d’étudier les grands livres, il en a exprimé le suc et mâché la moelle. Cela le soutient, comme du sang de bœuf bu chaud à l’abattoir. Vivant de sa passion — le cœur soutenant la poitrine ; ayant même tiré de son mal une théorie qui, sans qu’il le sache, est la fille de sa souffrance et fait peur sur ses lèvres : « Le capital mourrait si, tous les matins, on ne graissait pas les rouages de ses machines avec de l’huile d’homme. Il faut, à ces bêtes de fonte et d’acier, le pansage et la poussée de l’ouvrier. »


À lui aussi, il faudrait le pansage de ses bronches, qui suent rouge, et quelques gouttes de cette huile qu’on appelle le vin dans sa charpente détraquée.

Il n’y faut point songer ! il mange à peine et boit de l’eau. Il est feuillagiste, et le feuillage ne va pas. La manipulation des outils de travail achève de lui ronger ce qu’il a de vie — le poison aide la famine.


Mais cet autre poison qu’on appelle le gaz, et les émanations lourdes qui se dégagent des foules entassées dans les locaux trop étroits, combattent le mal par le mal. Il prend la fièvre là-dedans, et la fièvre le galvanise, le relève, et l’emporte haut.

Après tout, il aura eu son comptant d’existence ! Il vit, pendant trois heures, chaque soir, plus que d’autres pendant une année — élargissant, de son éloquence, le temps présent ; empiétant, par le rêve, sur l’avenir ; jetant, ce malade, la santé de sa parole à une légion d’ouvriers, aux épaules d’athlètes et aux poitrines de fer, tout émus de voir ce prolétaire sans poumons se tuer à défendre leurs droits.


Briosne est toujours avec un camarade plus petit que lui, vêtu d’une redingote à la proprio, et marchant lentement, la tête un peu de côté et un parapluie sous le bras.

Il ressemble — à s’y méprendre — à un homme qui, en 1848, à Nantes, me frappa en plein cœur par la hardiesse de son langage. Cette hardiesse-là le chassait de la modeste situation où il gagnait de quoi manger. L’autorité qu’il avait prise au club humiliait et épouvantait ses patrons. On venait de lui régler son compte, et il faisait ses adieux au peuple avec simplicité et grandeur.

— Je ne puis plus rester parmi vous ; j’ai dans le dos la croix des affamés. Je vais à Paris, où je trouverai peut-être à vendre mon temps contre un morceau de pain… où je trouverai aussi à donner ma vie, moi pauvre, si elle peut boucher une brèche, un matin de révolte.

Quelque temps après, on apprenait qu’il avait fait le cadeau promis. On avait ramassé son cadavre, étoilé de balles, au pied de la barricade du Petit-Pont — tribune de pierre de ce socialiste acculé dans la famine et s’échappant dans la mort.


Lefrançais rappelle cet homme, avec son visage jaune et pensif, troué de deux yeux profonds et doux. On dirait, au premier abord, un résigné, un chrétien. Mais le frémissement de la lèvre trahit les ardeurs du convaincu, et le « prenant » de la voix dénonce l’âme de ce porteur de riflard. La parole jaillit, chaude et vibrante, dans un trémolo de colère ; mais, de même qu’il a l’habit de tout le monde et le chapeau plat, il a le geste simple. Sa phrase ne flambe point — quoiqu’elle brûle !

Cette tête de rêveur ne s’agite pas sur le buste chétif qu’elle surmonte, son poing fermé n’ébranle pas le bois de la tribune, son geste ne boxe pas la poitrine de l’ennemi.

Il s’appuie sur un livre, comme quand il était instituteur et surveillait la classe.


Parfois même il semble, en commençant, faire la leçon et tenir une férule ; mais, dès qu’il arrive aux entrailles de la question, il oublie l’accent du magister et devient, soudain, un frappeur d’idées qui fument sous son coup de marteau à grande volée. Il cogne droit et profond ! C’est le plus redoutable des tribuns, parce qu’il est sobre, raisonneur… et bilieux.

C’est la bile du peuple, de l’immense foule au front terreux, qu’il a dans le sang, et qui jaunit ses phrases pleines, et qui donne à ses improvisations le ton des médailles de vieil or.

Portant la peine de cette jaunisse révolutionnaire, ayant une sensibilité d’écorché, lui, l’avocat des saignants ! blessant les autres sans le vouloir, ce blessé ! mais plein d’honnêteté et de courage — et sa vie parlant aussi haut que son éloquence en faveur de ses convictions. Ce Lefrançais-là est le grand orateur du parti socialiste.


Ducasse — un écarquillé. Il écarquille ses yeux tout ronds ; il écarquille ses coudes pointus ; il écarquille ses jambes qui tricotent ; il écarquille sa bouche coupée en fente de tire-lire, d’où s’échappe une voix pointue et enchifrenée dont le son ne vous égratigne pas seulement le tympan, mais la peau.


— Tu ressembles à un chat jaune qui c… dans de la braise, lui a dit Dacosta.

Il ressemble aussi à un chat qui fait grincer ses griffes après les vitres d’une chambre où on l’a oublié trois jours, et où il a maigri de famine et de rage.

C’est bien la double physionomie de ce garçon à cheveux carotte, qui joue les Marat avec les mines ahuries de Lassouche, qui prêche la guillotine avec des gestes de marionnette, qui prend l’accent de Grassot pour parler « des immortels principes » et qui dit Gnouf ! Gnouf ! entre deux tirades sur la Convention.


Sec comme un cent de clous, les bras comme des allumettes, les tibias comme des fuseaux, les jointures en fil de fer, et grimaçant et claquant comme un lot de pantins de bois à la porte d’un bazar. Drôle à tuer, dans ce rôle de bouffon féroce, devant la table du café où il entasse des bocks que le comptoir n’a pu défendre contre ses demandes comiques et menaçantes !

— Si tu mets un faux col, je te mettrai une cravate de chanvre. Si tu n’en apportes pas deux autres, pour moi et la citoyenne — bien tirés ! — on te coupe le cou à la Prochaine. Arrose le peuple et dépêche-toi !

Le pauvre cafetier se dépêche, en se passant instinctivement le revers de la main sur la nuque.

Gnouf ! Gnouf !


Mais, en public, Gnouf Gnouf arrive avec une tête de décapité parlant. Il monte gravement les marches de l’estrade, riboulant des prunelles, fronçant le sourcil, les trois poils safran de sa barbiche tombant en garde, serré dans une redingote qui l’étrique et dont ses os crèvent le drap, avec un pantalon en amadou brûlé, dont les mollets tirebouchonnent sur des bottines de femme en coutil gris. Son pied de fœtus danse encore là-dedans — tant les orteils en sont menus et décharnés !

Il serre contre ses côtes un portefeuille qui rappelle celui d’un huissier ou d’un professeur de collège communal. L’usure y a plaqué des gales blanches sur la peau noire, mais, tout de même, le peuple regarde cette serviette avec respect.

Il semble qu’il y ait là-dedans les cahiers de la Révolution, la contrainte à délivrer aux riches, l’arrêt de mort des accapareurs, l’affiche à coller sur la porte du Comité de salut public.


Ce portefeuille le fait passer pour un bûcheur austère, absorbé par son travail de bénédictin socialiste ou de terroriste méthodique. Aussi, quand il a planté son petit corps devant la tribune et ouvert cette chemise de cuir lentement, lentement, pour y prendre quelque note qu’il lit comme un prêtre nasille le verset de l’Évangile sur lequel il va gloser, l’assistance fait « Chut ! ». On se mouche comme à l’église avant que le sermon commence, et les durs-à-cuire, ceux qui ont pour opinion « qu’il faut que ce soit comme en 93 », écoutent religieusement, tout en regardant de travers les voisins suspects de modérantisme.


— Ce n’est pas lui qui hésiterait à faire tomber les têtes !

C’est dit pour moi, cela… pour moi qui hésiterais, paraît-il. J’ai, à la salle Desnoyers, la réputation d’un homme qui ne ferait pas « comme nos pères », qui reculerait devant les grands moyens, qui, au troisième tombereau, dirait à l’exécuteur d’aller casser une croûte et boire une chopine.

Mais Ducasse ferait « comme nos pères », lui, et apporterait en personne le déjeuner sur l’échafaud, pour qu’il n’y eût pas de temps perdu.


— Oui, citoyens, je n’aurai vraiment rempli mes devoirs civiques, je ne me croirai digne de mon titre auguste de révolutionnaire que le jour où j’aurai, de ma propre main, fait faire couic à un aristocrate.

Et il fait couic, d’abord avec un geste de polichinelle rigoleur — le peuple aime la grimace burlesque et hardie — puis avec la majesté d’un tueur de Stuart ou de Capet, qui tire son épée au clair, l’abat sur un cou royal, et fait sauter une tête jusqu’alors inviolable et sacrée.

Il lichotte le couteau de la guillotine avec sa langue ; il en repasse le fil contre l’eustache d’une éloquence sanguinaire et farceuse ; il se pend, en riant, à la ficelle, comme un singe s’accrochant par la queue au cordon de sonnette du bourreau.


11 heures du soir.

Oui, certes, tout ce qu’il fallait dire a été dit ! Je viens de sentir qu’il était un parti inconnu qui minait le sol sous les pas de la République bourgeoise, et j’ai deviné la tempête prochaine. Des mots irréparables ont flamboyé, sous le plafond, comme des éclairs de chaleur courent dans un ciel qui va se fendre.

Et les députés de Paris ont quitté la salle, diminués et meurtris, blêmes devant l’agonie de leur popularité.