Charpentier (p. 141-160).

XV

10 janvier 70.

Nous sommes à la Bibliothèque Richelieu.

— Mince de rigolade ! on dit que Pierre Bonaparte vient d’assassiner son tailleur !

Celui qui parle a des lunettes, le nez long, une barbe épaisse, la bouche moqueuse, la voix éraillée : il s’appelle Rigault.

— Chouette ! chouette ! un Bonaparte au bloc et les tailleurs n’osant plus réclamer leur bedide node ! Mais pas de blague ! il faut savoir si c’est sûr, et faire du boucan !

— Qui t’a donné la nouvelle ?

— Un ancien mouchard dégommé qui fournit de notes, Machin, tu sais, celui qui a la commande d’un livre contre la Préfecture. Viens-tu à la Marseillaise ?

— Au galop !


En route, des camarades nous accostent.

— Ce n’est pas un fournisseur qui a été tué… C’est un de chez vous…

— Un du journal ?

— Oui, tué raide ! Allons ensemble rue d’Aboukir.

— Dis donc, Vingtras, c’est malheureux pour le copain, mais, nom de Dieu ! comme c’est bon pour la Sociale !


Ce sera bon. C’est bien un copain qui a étrenné. C’est Victor Noir.

— Oui, il paraît que l’autre gredin lui a flanqué une balle dans la poitrine ; mais on dit qu’il n’est pas mort.

— Pas mort !… Qui est-ce qui m’accompagne ?

— Où donc ?

— Chez le Bonaparte !… À Auteuil, à Passy, je ne sais trop… enfin, où est allé Noir ce matin… Habeneck, donnez-nous cent francs.


— Ce n’est pas seulement des sous qu’il faut, mais des armes ! crient Humbert et Maroteau.

Habeneck, le secrétaire de rédaction, n’est que médiocrement rassuré.

— Tenez ? voilà cinquante francs. Prenez un fiacre, courez là-bas… mais pourquoi des armes ? C’est bien assez d’une victime. Vous pouvez tout perdre, compromettre la situation… Laissez l’assassinat sur les bras de l’assassin !

— Faut-il aussi lui laisser l’assassiné ?

— Les voyageurs pour Auteuil, en voiture !

Nous sommes riches : cinquante balles en argent, dix en plomb.

Le sapin roule cahin-caha. Le soir descend ; il fait frais sur les quais.

— Où m’avez-vous dit d’arrêter ? demande le cocher qui ne se souvient plus et fouille d’un œil inquiet la tristesse du chemin.

Nous avions donné une adresse banale, désigné un but quelconque.

— On vous indiquera quand vous entrerez dans le pays.


Nous y sommes.

Nulle trace de drame ! Nous abordons les rares passants, un à un. Ils ne savent rien.

— Où est la maison du prince Pierre ?…

— Ici !… Non !… Plus loin !…


Mais voilà une lanterne rouge : un commissariat.

Ni une, ni deux, allons-y !

— Monsieur, nous sommes rédacteurs de La Marseillaise. On dit que M. Victor Noir…

— Est blessé… Oui, monsieur.

— Grièvement blessé ?…

Il fait un geste navré et disparaît.


C’est chez son frère que Noir a été porté, dans une rue de Neuilly, calme, muette, où quelques arbres dressent leurs branches noires et nues, au-dessus de maisons neuves qui respirent la tranquillité et sentent le plâtre.


— Passage Masséna : c’est ici !

L’aîné vient à nous. Nos yeux l’interrogent, son silence nous répond.

Sans mot dire, il nous conduit dans une chambre qu’envahit l’ombre, et nous met en présence du mort.


Il est étendu sur le lit non défait, le visage presque souriant. Il a l’aspect d’un énorme poupon qui dort ; l’air aussi, avec ses mains encore gantées de chevreau noir, d’un garçon d’honneur monté pour faire la sieste, tandis que la noce s’amuse au jardin.

La taille est prise dans un pantalon de casimir qu’il avait acheté à la Belle Jardinière — le faraud ! — pour les grandes cérémonies ; et le plastron de sa chemise colle sur son large torse, sans une cassure, mais moucheté dans un coin d’une tache bleue. C’est la balle qui a fait cette tache-là en entrant dans le cœur.


— Il n’a pas eu l’agonie terrible ?

— Non, mais il faut lui faire de terribles funérailles.

Et les mots de sortir, pressés et brûlants, de nos lèvres sèches d’angoisse.

— Si nous l’emportions ?… Ce sera le pendant de Février !… On l’assoira sur un tombereau comme les fusillés du boulevard des Capucines et on criera aux armes le long des rues !…

— Ça y est !

Les voix sont étranglées, mais l’accent résolu.

— Le cocher voudra-t-il recevoir le cadavre ?…

— Il n’y verra que du feu ; remettons-lui sa redingote sur le dos, descendons-le comme un malade ; on lui plantera, au bas de l’escalier, son chapeau sur la tête et on le tassera dans le fiacre…

Louis même n’hésite pas, il nous livrera son cadet.


Mais un effroi nous prend.

— Nous ne pouvons pourtant pas, à nous quatre, engager le peuple !

Et, pour le malheur de la Révolution, nous avons été modestes — ou lâches ! Nous avons abandonné notre atout ; nous n’avons pas osé risquer le coup sur cet enjeu sanglant.


On a repris le chemin de la ville.

Il ne faisait plus clair et quand nous nous retournâmes pour regarder encore, à travers la portière, le pavillon où gisait notre ami, il nous sembla le voir, accoudé à la fenêtre et nous fixant de ses yeux agrandis.

C’était son frère qui exposait au vent du soir son front moite et ses paupières rougies.

Nous avions la gorge serrée. Ils se ressemblaient comme deux gouttes de sang.


À la Marseillaise.

Paris connaît le crime !

Au journal, les rédacteurs sont en permanence et, de tous côtés, accourent les républicains.

Fonvielle arrive, le pardessus troué — une balle lui a fait une boutonnière neuve. Il dit ce qu’il a vu : le pistolet tiré de la poche, Noir visé, atteint et fuyant, son chapeau rivé à ses doigts crispés, la mort dans la poitrine !


— Et vous ? nous demande-t-on.

Nous contons notre voyage, l’idée qui nous est venue.

— Mais où l’aurait-on mis ?

— Ici !… — Dans un faubourg !… — Chez Rochefort ! Son domicile est inviolable !

Cette thèse est défendue avec passion.

— En tant que député, il a le droit de faire repousser, à coups d’épée et à coups de fusil, ceux qui franchiraient son seuil. Et qui sait ? La rue de Provence n’est pas si loin des Tuileries !…

Je voudrais, moi, que ce fût sur notre table de travail même que l’on étendît Victor Noir, cette nuit, comme sur une dalle de la Morgue, et que ceux qui sont les favoris de la foule, en paletot ou en bourgeron, montassent la garde autour de l’assassiné !

— Il faudrait l’avoir, pour ça !

— Allons le chercher !


Mais le mot des révolutions est jeté : Il est trop tard !

La maison de là-bas doit être surveillée et cernée maintenant.

Journalistes que nous avons été !

Et cependant la partie se présentait si belle ! Est-ce que, dans la guerre civile, il faut laisser geler l’audace ! Qui est prêt à jouer carrément sa vie n’a-t-il pas le droit de construire sa barricade à sa façon, et de la faire commander par un cadavre — si un tué fait plus peur qu’un vivant !

Il avait justement une taille de géant, et une tête si grosse qu’il aurait fallu vingt décharges avant qu’elle fût émiettée sur ses épaules d’hercule.


En attendant, Paris s’agite. Il y a une réunion à Belleville. Dans la grande salle des Folies, le peuple s’entasse, frémissant.

Au-dessus du bureau, un voile funèbre, et, à l’ombre de cette guenille, les explosions de fureur contre le meurtrier et le rendez-vous de combat pris autour du cercueil.

Il faut en finir !

Encore une phrase qui fut lancée, jadis, aux heures tragiques, une parole ramassée dans le lointain de l’histoire, qui sort du cimetière des insurgés d’autrefois, pour devenir la devise des insurgés de demain.


Des femmes partout. — Grand signe !

Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme, quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés, c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte.


12 janvier.

On doit se retrouver à l’enterrement.

Mais il aurait fallu que le convoi partît de la Marseillaise ; que le ralliement eût lieu dans la rue du journal ; que le quartier en émoi fût envahi par les manifestants irrités, et qu’on attendît d’être des milliers pour se mettre en route.

Qui sait si cette trombe humaine n’aurait pas entraîné les régiments et l’artillerie, noyé la soute aux poudres de l’Empire et emporté, comme charognes, les Napoléon ?

Peut-être bien !


Sous l’Odéon.

C’est Rigault qui commande la manœuvre ; comme un sergent qui gourmande des recrues, comme un chien de berger qui harcèle un troupeau, il aligne les uns et aboie après les autres.

— Quatre par quatre, en serre-file. À votre rang, nom de Dieu !…

Des mots graves :

— Ceux qui ont des pistolets, en tête !

Des mots drôles :

— Les taffeurs au centre !


À la queue ceux qui n’ont que des bistouris, des compas, des eustaches à virole qui, d’ailleurs, feraient d’épouvantables blessures — tronçons d’acier ou de fer cachés sous des vestes d’ouvriers… car il y a des ouvriers plein cette colonne du quartier Latin.

Ils ont été voisins et sont devenus camarades des étudiants dans le complot de la Renaissance ou autre conspiration avortée et poursuivie. Ils ont fait partie des comités socialistes avec les partisans des candidatures Rochefort et Cantagrel, on a bu des glorias ensemble, les jours d’élection, on a mangé, au même moment, la boule de son de Mazas.

Rigault est plus sûr de ces gars d’atelier que des garçons des Écoles ; voilà pourquoi il les a mis à l’arrière-garde. Ils piqueront le centre aux reins pour le faire avancer ; ils le larderont s’il essaie de fuir.


Il me conte cela en prisant, prisant toujours, le menton souillé, le gilet sali, les narines grillées, mais avec quelque chose de fier dans le front et le regard.

Il fait grincer sa tabatière, à la Robert-Macaire, il me fait aussi — le mâtin — songer à Napoléon, pinçant son tabac dans son gousset, tout en dictant le plan de bataille.

Il n’y a pas à barguigner, il a du chien !


Quand il dit à son revolver en le caressant, comme on tapote la joue d’un môme : « Do, do, l’enfant do ! » pour ajouter ensuite, en le menaçant gaiement du doigt : « Faudra voir à te réveiller, moucheron ! et à péter sur les cipaux », cela rassure le centre, qui ne croit pas qu’on blague ainsi quand on doit y aller pour tout de bon.

Et cela ne déplaît point aux résolus qui sentent que ce gavroche à lunettes et à barbe crachera des balles aussi bien que des ordures au nez des soldats, et qu’il leur offrira sa poitrine comme il leur montrerait son derrière — héroïque ou ignoble suivant que la situation sera tragique ou bouffonne.


En route.

— En avant !

Ce sont cinq ou six porte-lorgnons qui se sont mis au premier rang, jeunes gens à l’air réfléchi.

Rigault est le seul évaporé de la bande, et encore aurait-il la mine sérieuse s’il ne hérissait pas exprès son poil, s’il n’avait pas éraillé et hiroutisé sa voix, et adopté, pour traduire son opinion sur le clergé, l’aristocratie, la magistrature, l’armée, la Sorbonne, le geste du toutou qui, la patte en l’air, déshonore les monuments.

Breuillé, Granger, Dacosta, eux, ressemblent à des professeurs de sciences dont les yeux se sont brûlés sur les livres.


Les traditionnels de la colonne se demandent pourquoi ces binoclards « s’érigent en chefs ? »

Ils ne rappellent ni Saint-Just, ni Desmoulins, ni les Montagnards, ni les Girondins ! Avec cela, on les entend qui traitent de sots et de traîtres les députassiers de la Gauche !

De qui relèvent-ils ?… Ce sont les hommes de Blanqui.


De tous côtés, par petits groupes, ou en bataillon comme nous, Paris monte vers Neuilly. On marche au pas dès qu’on est cent, on se donne le bras dès qu’on est quatre.

Ce sont des morceaux d’armée qui se cherchent, des lambeaux de République qui se sont recollés dans le sang du mort. C’est la bête que Prudhomme appelle l’hydre de l’anarchie qui sort ses mille têtes, liées au tronc d’une même idée, avec des braises de colère luisant au fond des orbites.

Les langues ne sifflent pas ; le chiffon rouge ne remue guère. On n’a rien à se dire, car on sait ce qu’on veut.

Les cœurs sont gonflés d’un espoir de lutte — les poches sont gonflées aussi.


Si l’on fouillait cette cohue, on trouverait sur elle tout l’attirail des établis, toute la ferraille des cuisines : le couteau, le foret, le tranchet, la lime, coiffés d’un bouchon, mais prêts à sortir du liège pour piquer la chair des mouchards. Que l’on en découvre un… on le saigne !

Et gare aux sergots ! S’ils dégaînent, on ébrèchera les outils de travail contre les outils de tuerie !

Les oisifs aussi ont leur affaire ; des crosses de pistolets riches suent sous des mains fiévreuses et gantées.

Parfois, un de ces museaux affilés en dague, la gueule d’un de ces revolvers sort d’un paletot ou d’une redingote mal fermée. Mais personne n’y prend garde. Au contraire, on indique, avec un sourire orgueilleux, que soi aussi l’on est en mesure, et en goût, de répondre à la police — même à la troupe.


Muette la police ! invisible la troupe !

C’est bien là ce qui me fait réfléchir ! Qui sait si, tout à l’heure, nous ne serons pas pris en écharpe par une fusillade partie d’une maison aux portes closes, aux volets fermés, dès le premier cri contre l’Empire que jettera un ardent ou un vendu !

— Mais tant mieux ! me dit un voisin à masque de carbonaro. La bourgeoisie est sortie de ses boutiques, s’est jointe au peuple. La voilà notre prisonnière, et nous la retiendrons devant la bouche des canons jusqu’à ce qu’elle soit étripée comme nous. C’est elle, alors, qui hurlera de douleur et donnera, la première, le signal de l’insurrection. À nous d’escamoter le mouvement et de mitrailler toute la bande : bourgeois et bonapartistes mêlés !


Une figure grave s’est tournée vers nous, une main ridée s’est posée sur mon bras. C’est Mabille, qui vient d’arriver juste à temps pour entendre la théorie de l’algébriste du massacre et qui, de sa face grise, approuve.

Je lui demande s’il est armé.

— Non. Il vaut bien mieux qu’on m’assassine sans que j’aie de quoi me défendre. Les sentimentalistes feront des phrases sur le vieillard sans armes, tué par des soldats ivres ! Ce sera bon, croyez-moi !… Ah ! si le sang pouvait couler ! a-t-il conclu, avec de la douceur plein ses yeux bleus.

— Nous n’avons qu’à tirer les premiers.

— Non ! non ! Il faut que ce soient les chassepots qui commencent.


Passage Masséna.

Rigault, moi, quelques autres, nous avons fait trou dans la multitude, qui s’est ouverte devant nous.

Elle n’y met pas d’orgueil et ne se plaint pas d’être dépassée. Aux heures de décision suprême, elle aime à voir marcher en avant d’elle, écriteaux vivants, les personnalités connues qui portent un programme attaché, comme une enseigne, entre les syllabes de leur nom.


Que se passe-t-il ?


Un colosse, debout sur une chaise de paille, défend, de sa parole et de ses poings, la grille du passage contre l’avant-garde du cortège.

C’est l’aîné, celui qui, l’autre soir, consentait à livrer son frère tout chaud pour chauffer l’insurrection.

Il s’est refroidi en même temps que le cadavre.

Et aujourd’hui il refuse le cercueil à Flourens qui, pâle et la flamme aux yeux, le réquisitionne pour le service de la Révolution et veut que le convoi traverse tout Paris — parce qu’avec le timon du corbillard on pourra battre en brèche, comme avec un bélier à tête de mort, les murailles des Tuileries.

Elles peuvent s’écrouler avant la nuit si l’on empoigne l’occasion, si l’on retourne du côté du Père-Lachaise, la bride des chevaux tournée du côté du cimetière de Neuilly.

— Monsieur Vingtras, croyez-vous que l’on va se battre ?

Je ne connais pas celui qui m’interpelle.

Il se nomme.

— Je suis Charles Hugo… Vous êtes mal avec mon père (question d’école !) mais vous me semblez bien avec les énergiques d’ici. Pourriez-vous me rendre un service de confrère et me placer aux premières loges ? Cela ne vous sera pas difficile, vous commandez un peu tout ce monde…

— Personne ne commande, détrompez-vous ! Pas même Rochefort et Delescluze, qui seront peut-être débordés tout à l’heure, si dans un discours d’orateur de borne passe un éclair qui éblouisse, ou seulement, si dans ce ciel nuageux luit, à l’improviste, une reflambée de soleil !… Enfin, je vais voir.


Voir qui, voir quoi ?

— Êtes-vous pour Paris ou pour Neuilly ? me demande, la fièvre dans le regard et dans la voix, Briosne, qui me prend au collet.

— Je suis pour ce que le peuple voudra.


Avenue de Neuilly.

Le peuple n’a pas voulu la bataille, malgré les supplications désespérées de Flourens, malgré l’entêtement de quelques héroïques qui essayèrent de le prendre aux entrailles et saisirent les rosses aux naseaux.

— La rédaction de la Rue en tête ! ont crié, deux ou trois fois, des pelotons révolutionnaires.

— Ne conduisez pas ces gens à la tuerie, Vingtras !


Croyez-vous donc que l’on conduise personne à la tuerie, pas plus qu’on n’impose à des foules la sagesse ou la lâcheté ?

Elles portent en elles leur volonté sourde, et toutes les harangues du monde n’y font rien !

On dit que lorsque les chefs prêchent l’insurrection, elle éclate.

Ce n’est pas vrai !

Deux cent mille hommes qui ont au ventre la fringale de la bataille n’ont pas d’oreilles pour les capitaines qui leur disent : « Ne vous battez pas ! » Ils passent par-dessus le corps des officiers, si les officiers se mettent en travers, et sur leur carcasse brisée montent à l’assaut !


Mabille, seul, avait raison. Si les chassepots faisaient merveille sans provocation, si un ordre insensé amenait un régiment et une fusillade autour de cette maison, ah ! les tribuns populaires n’auraient qu’un mot à dire, un geste à faire, et le drapeau de la République surgirait d’entre les pavés, quitte à être effiloché par les boulets sur des milliers de cadavres !

Mais ni chez le peuple, ni chez ceux de l’Empire il n’y a l’envie sincère de se rencontrer et d’en venir aux mains sur la tombe d’un petit journaliste assassiné — terrain mauvais pour la victoire des soldats, trop étroit pour la mise en ligne de l’idée sociale.


À un moment, on est venu me prendre dans mon groupe.

— Rochefort est en train de s’évanouir. Allez voir ce qu’il devient… lui arracher le dernier mot d’ordre.

Je l’ai trouvé, pâle comme un mort, assis dans l’arrière-boutique d’un épicier.

— Pas à Paris ! a-t-il dit en frissonnant.


Au-dehors, on attendait sa réponse. Je me suis juché sur un tabouret et je l’ai donnée, telle quelle.

— Mais vous ! m’a crié Flourens, vous, Vingtras, n’êtes-vous pas avec nous ?

Il nous rattrape à l’instant, débraillé, l’œil en feu, beau de douleur, ma foi, et s’est pour ainsi dire jeté sur moi.

— Pas avec vous ? Je suis avec vous si la foule y est.

— Elle s’est décidée !… voyez le corbillard, il marche vers nous.

— Eh bien, marchons vers lui.

— À la bonne heure ! merci, et en avant !

Flourens me serre la main et nous dépasse. Il a la foi et la force d’un saint. Il écarte la cohue de ses maigres épaules et la fend, comme un nageur qui court à un sauvetage fend l’Océan.


Mais en arrière, tout d’un coup, une rumeur, des cris…

C’est Rochefort qui nous rejoint en voiture. Qu’y a-t-il ?

Une idée vient d’être jetée dans l’air.

— Au Corps législatif !

Je saute là-dessus, Rochefort aussi.

— Au Corps législatif ! C’est dit.

Et le fiacre, qui allait vers le cimetière, fait volte-face et roule vers Paris.


J’ai pris place aux côtés de Rochefort, Grousset également ; et nous voilà muets et songeurs, traînés Dieu sait où !

Pour mon compte, je me dis tout bas que si l’on nous laisse arriver jusqu’à la Chambre, elle sera envahie, que nous allons assister à un 15 Mai accompli par deux cent mille hommes — dont un quart de bourgeois.


Car ils sont deux cent mille !

Quand nous mettons la tête à la portière, nous apercevons la chaussée débordante et houleuse, comme le lit d’une rivière envahi par un torrent.

On cache encore les pistolets et les couteaux, mais on a tiré des poitrines l’arme de la Marseillaise.

La terre tremble sous les pieds de cette multitude qui a l’air de marcher au pas, et le refrain de l’hymne va battre le ciel de son aile.


— Halte-là !

La troupe nous barre la route.

Rochefort descend :

— Je suis député et j’ai le droit de passer

— Vous ne passerez pas !

Je regarde en arrière. Sur toute la longueur de l’avenue, le cortège s’est égrené, cassé. Il se faisait tard, on était las, on avait chanté…

La journée est finie.


Un petit vieux trottine près de moi, seul, tout seul, mais suivi, je le vois, par le regard d’une bande au milieu de laquelle je reconnais des amis de Blanqui.

C’est lui, l’homme qui longe cette muraille, après avoir rôdé tout le jour sur les flancs du volcan, regardant si, au-dessus de la foule, ne jaillissait pas une flamme qui serait le premier flamboiement du drapeau rouge.

Cet isolé, ce petit vieux, c’est Blanqui !


— Que faites-vous donc là ?

J’étais resté cloué sur place, stupéfait de voir soudain ce calme et ce vide.

— Vous allez vous faire empoigner ! m’a dit le peintre Lançon en m’entraînant.

Dans les flaques d’eau qu’avait faites la pluie sur la place, nous avons retrouvé des camarades éreintés et crottés.

On a dîné ensemble chez le mastroquet.

Quelques-uns ont reçu le conseil de ne pas coucher à domicile.

L’artiste m’a pris et emmené chez lui.


Mais ils n’ont osé arrêter personne, trop heureux qu’hier il n’y ait pas eu de grabuge.

Mauvais signe pour l’Empire ! À défaut de soldats, il n’a pas lancé de mouchards. Il hésite, il attend — ses jours sont comptés ! Il a sa balle au cœur comme Victor Noir !