Charpentier (p. 121-130).

XIII

Je suis un des dix nommés par une assemblée populaire pour aller poser une question, presque porter une sommation aux députés de Paris.

Millière, Trinquet, Humbert, Cournet sont aussi de ces dix-là.

Chez qui ira-t-on d’abord ? Lequel des représentants abordera-t-on le premier ?

On découvre l’adresse de Ferry — quelque part, rue Saint-Honoré — dans le Bottin du petit café où la commission s’est donné rendez-vous.

— Chez Ferry !… Vous êtes de son arrondissement, Vingtras. C’est vous qui lui parlerez.


Entrée spacieuse, paliers solennels, maison silencieuse et grave.

Je monte les étages, aussi ému que si je gravissais les marches de l’échafaud.

— C’est ici.

Une bonne arrive au coup de sonnette.

M. Jules Ferry ?

— Il est là.

Mes jambes vacillent. Je suis plus blanc que le tablier de la servante… lequel n’est pas très blanc.

— Qui dois-je annoncer ?


Nous nous regardons. Aucun de nous ne vient en son nom personnel ; nous ne nous présentons pas non plus de la part d’un comité reconnu, d’une association républicaine ayant pignon sur rue.

— Dites que ce sont des gens du VIe qui ont une communication à faire.

— Du sixième ? Il n’y a pas de sixième !

On s’explique… difficilement. Elle a peur, cette fille !

— Je m’en fiche ! Nous y sommes et nous y restons ! déclare Trinquet en s’accotant, comme un factionnaire, contre le mur.


Le bourgeois apparaît, en petit veston et le nez allongé.

— Messieurs ?… fait-il en tournant vers nous un œil morne, vraiment morne !

Sa voix tremble un peu, ses doigts aussi.

Une minute de silence. Allons-y !


— Vous connaissez, monsieur, la lettre de M. de Kératry proposant de répondre au décret de prorogation de la Chambre par l’arrivée en masse des députés devant le Palais-Bourbon, au jour et à l’heure où, suivant la loi, la session devrait s’ouvrir. Une réunion publique a décidé qu’on mettrait les représentants de Paris en demeure de se prononcer catégoriquement à ce sujet, et nous a chargés de réclamer leur présence à une séance où le Peuple exprimera sa volonté… Y viendrez-vous ?


Les mains grelottent toujours ; l’homme, qui a pourtant la carrure et la face d’un résolu, semble déconcerté.

— Je ne dis pas non. Mais je dois consulter mes collègues. Je ferai ce qu’ils feront.

— Nous rapporterons vos paroles à qui de droit, ai-je déclaré d’un ton de greffier aux Septembrisades.

Nous avons salué, et nous sommes sortis.


Place de la Madeleine, maintenant.

M. Jules Simon ?

— Entrez, messieurs.

Voilà le fameux grenier.

Il n’y a trop rien à dire. Ce n’est point un nid à rats ; mais ce n’est pas, non plus, un palais caché sous les combles.

Patouillard, félin, avec des gestes de prêtre, les roulements d’yeux d’une sainte Thérèse hystérique, de l’huile sur la langue et sur la peau, la bouche en croupion d’oie de Noël — il me reconnaît, et vient à moi en avançant ses doigts grassouillets et moites.

— Mon ancien et cher concurrent…

J’ai mis les mains derrière mon dos et me suis reculé, laissant à d’autres le soin d’interroger le personnage.

Comme Ferry, il répond je ne sais quoi — que lui aussi sera au rendez-vous, si tel est l’avis de son groupe.


Dans l’escalier, on discute mon refus d’accolade.

Millière s’irrite, invoque son titre de doyen, m’accuse d’avoir été égoïstement blessant, et déclare qu’il n’entend pas que l’on trouble, par de pareils incidents, les visites nouvelles.

Il va aller chez M. Thiers « mais il sera respectueux », ajoute-t-il en me regardant.

— Soyez ce que vous voudrez ! moi, je garde la liberté de ne pas chatouiller la paume à l’ennemi !


— Vous avez bien fait ! disent tous les jeunes.

J’ai fait ce qui m’a plu. Je ne reconnais à personne, pas même à un ancien, le droit de discipliner mes poignées de main.


Mais impossible de refuser la patte au gros réjoui à favoris d’acajou, au large bedon et au large rire, qui me siffle dans les oreilles, avant même que j’aie pu desserrer les crocs :

— Eh ! l’éreinteur, comment va ? Vous pouvez vous vanter de nous avoir bien arrangés dans votre Rue ! Oui, du joli !

Et de me taper sur ce que j’ai de ventre, en demandant ce qui nous amène.

— Enfin, messieurs, que veut le Peuple ? Envoie-t-il chercher ma tête ? C’est que j’ai la faiblesse d’y tenir ! Vous savez… une vieille habitude…


De la bonne humeur à pleines lèvres et à pleine redingote.

Ses doigts ne tremblent pas, à celui-là, mais battent sur la table une réminiscence de la Mère Godichon, et sa caboche vire, sur son corps de pingouin, avec des fébrilités d’oiseau-mouche.


— Si j’irai à la manifestation du 26 ? …

— Deux de vos collègues ont déjà dit oui.

— Ça je m’en fiche !

— Alors, vous ne viendrez point ? …

— Jamais de la vie ! Aller exposer Bibi sans qu’on sache de quoi il retourne ? Vous n’y pensez pas, mon petit !

Il rit, et l’on ne peut s’empêcher de rire avec lui, car il ne biaise pas, au moins.

— Si Belleville triomphe, j’accours ! Mais quant à l’entraîner, jouer les Brutus… non, mes enfants, je n’en suis pas ! Je ne m’engage à rien, ne promets rien. Pas ça !

Et il fait claquer son ongle contre ses dents.


— Vous me paraissez tous de bons garçons, et assez convaincus pour aller vous faire casser la margoulette. Ces margoulettes, je les salue, mais j’efface la mienne !… Ah ! l’éreinteur, à propos ? Le mot que vous m’avez prêté : « Manuel fut un héros, seulement il ne fut pas réélu », je ne l’ai pas dit, mais je le pense… Allons, au revoir ! Ma parole, on dirait que vous ne songez qu’à mourir, vous autres ! Moi, je tiens à vivre, c’est mon goût. Dame, ça s’explique : vous êtes des maigres, je suis un gras !… Prenez garde, il y a une marche ! Dites donc, si vous vous faites foutre en prison, j’irai vous porter des cigares et du bourgogne. Et vous savez, je ne vous dis que ça !

Il se penche sur l’escalier et fait sonner, sur ses cinq doigts en faisceau, un baiser plein de promesses.


Une tête d’apôtre : Pelletan.

Il a, en effet, prophétisé ; c’est un bibliste de la Révolution, un missionnaire barbu de la Propagation de la Foi républicaine, qui a le poil, le regard, l’allure d’un capucin ligueur. Il exorcisa, avec le goupillon de Chabot, les insurgés de Juin, et les excommunia, à travers les grilles du caveau des Tuileries. De bonne foi, il les traita — le visionnaire ! — de scélérats et de vendus !

Que va-t-il répondre ?

Pas grand-chose… Il en conférera avec ses collègues lui aussi. Et il étend ses mains velues de notre côté, comme pour la bénédiction.

— Amen ! psalmodie Humbert en nasillant.

Notre tournée est finie.


Et Gambetta ?

Gambetta a inventé une angine dont il joue chaque fois qu’il y a péril à se prononcer.

Cette ficelle ne me va pas, je devine le pantin au bout. Mais ils risquent gros, ceux qui se moquent du Peuple. Ils ont d’abord des angines pour de rire, puis un jour arrive où on leur scie le cou pour de bon.


Jules Favre a déchiré la sommation sans la lire, et a roulé sa grosse lèvre dans une moue de suprême dédain.

Millière a-t-il vu Thiers ? Je ne sais. En tout cas, s’il l’a rencontré, il ne lui a pas renfoncé son chapeau gris sur les oreilles — bien sûr !


Bancel était en province.

Viendront-ils ?


Salle Biette, boulevard Clichy.

Ils sont venus.

Ils ont monté l’escalier branlant qui conduit à une salle aux murs tout nus, éclairée par des lampes qui fument, meublée, en guise de sièges, par de vieux bancs de classe disloqués.

Dans le fond, on a planté une table et quelques tabourets de paille, sur une estrade construite avec des madriers plâtreux.

C’est là que se tiendront les représentants, comme sur la sellette des assises ; c’est de cette tribune mal équarrie que la conscience faubourienne, par la voix de quelques déclassés en paletot ou en cotte, dirigera l’accusation et convaincra le jury — un jury de cinq ou six cents hommes, dont le verdict n’aura point force de loi, mais n’en sera pas moins menaçant pour ceux qu’il aura frappés : le pouce du Peuple les marquera à l’épaule.


Je me trouve dans un groupe qui pérore et gesticule avec passion.

Il s’agit de choisir celui qu’on proposera à l’auditoire pour président.

Germain Casse intrigue, supplie, va, vient — il veut être en vue…

Millière, qui a mis son chapeau aux plus larges ailes et pris sa figure de quaker, l’œil tendu et brûlant sous ses lunettes, la bouche crispée, la main fiévreuse, réclame cette distinction comme un honneur dû à son passé, à son âge, et promet, en mâchant les mots comme les Aïssaouas mâchent le verre, d’être le Fouquier-Tinville de la soirée.


On décide que c’est son nom que l’on jettera à la foule. Le mot d’ordre est donné aux chefs de bancs, et il n’y a que Casse qui se plaigne et grogne, et qui mordrait les mollets de Millière, s’il osait ! Mais un forgeron qui l’entend lui rebrousse le poil ; il redevient couchant et va se pelotonner dans un coin, la gueule méchante, mais la queue basse.


Les voilà !

Ferry, Simon, Bancel, Pelletan.

Un murmure. Ils doivent deviner, du coup, qu’ils sont en plein camp ennemi. On se dérange à peine pour leur livrer passage.

Comme ils sont loin des clairons et des officiers qui font fanfare et cortège devant le président de la Chambre, loin des huissiers en habit noir et à chaîne d’argent !

Ici, il n’y a que des mal-vêtus. Dans le tas, les députés de Paris peuvent reconnaître les socialistes qui déjà ont entamé leur procès dans les réunions publiques, et qui ruminent, pâles et résolus, les réquisitoires qu’ils vont prononcer au nom du peuple souverain !

— Millière, Millière !!

Il était prêt, et n’a qu’un pas à faire pour prendre place devant la table verte.


— Parlerez-vous, Vingtras ?

— Non !

Je ne suis pas assez sûr de moi, et je n’ai point l’oreille du tribunal en blouse comme ceux qui sont allés, tous les soirs, causer avec lui dans les clubs nouveaux.

Si tout ce qu’il faut dire n’était pas dit, je me hasarderais peut-être ! Mais tout sera dit.

Je le vois aux lueurs de quelques yeux ; je le sens au frisson qui court dans la salle, je le lis sur le visage même des accusés. Ils sont graves, et échangent, à voix basse, des réflexions inquiètes.

— Citoyens, la séance est ouverte !


L’exécution va commencer ! Briosne, prépare ta colère ! Lefrançais, arme ton mépris ! Ducasse, empoisonne ta langue !