L’Institutrice (p. 141-189).

CHAPITRE V

M. Moreau tint parole à Sidonie. Pendant quelque temps, il lui amena sa fille à peu près tous les dimanches. Mais vint l’hiver : la pluie, la gelée, la neige rendirent les communications difficiles, et ce fut à peine si, une fois par mois, Rachel parut à Messaux. Ernest, d’ailleurs, avait à lutter sur ce point contre une opposition sourde, mais constante, l’opposition féminine, si puissante dans les détails d’intérieur. La bonne volonté de M. Moreau était sincère ; mais elle se fatiguait vite. Et puis, bien qu’il eût de l’attachement pour Sidonie, il n’était pas éloigné de la regarder comme une personne un peu singulière, une tête exaltée, ce qui, à la campagne, et surtout aux yeux d’un propriétaire rural, implique une déconsidération fatale. Depuis le jour où elle lui avait laissé voir ses opinions religieuses, il ne regrettait plus qu’elle n’eût pas la direction de Rachel. Il se permettait bien, quant à lui, de fronder les prêtres, et même s’y croyait obligé d’honneur, tout en étant plein de politesses pour son curé ; mais la religion elle-même, sans avoir d’opinion précise à cet égard, il pensait volontiers que c’était chose utile et respectable, et, quoi qu’il en fût d’ailleurs, ce n’était pas à une femme de penser autrement.

À ses yeux, Sidonie manquait sur ce point de convenance. Il se produisit donc, dans son estime pour elle, un abaissement marqué, et la sympathie s’en ressentit. Dès le printemps suivant, il ne pensait qu’à se délier d’un engagement qui le gênait, et il éloigna de plus en plus les visites. Quand Rachel venait avec sa mère, Sidonie ne la voyait qu’à l’église, et pouvait à peine échanger quelques mots avec elle et l’embrasser. Mme Moreau n’allait plus chez l’institutrice et lui témoignait une extrême froideur.

Peut-être Sidonie eut-elle moins souffert d’une séparation complète. Elle voyait sous ses yeux l’œuvre qu’elle avait faite se défaire, et pouvait constater à chaque fois les progrès de cette destruction. Rachel redevenait brusque, chagrine, emportée. Ses traits s’altéraient en même temps que son humeur. Vint un autre changement, que Sidonie refusait de prévoir, mais auquel ne pouvait échapper, hélas ! la nature de l’enfant, non plus que celle de l’homme. Dans leurs premières entrevues, c’était avec un emportement passionné que Rachel se jetait dans les bras de son amie, et leur séparation n’avait point lieu sans cris et sans pleurs ; scènes cruelles, mais qui pourtant laissaient au fond du cœur de l’institutrice l’âpre douceur d’être aimée. Peu à peu l’habitude se prit et l’enfant se résigna. La pénétration du regard, l’effusion de la tendresse s’affaiblirent. L’enfant devenait distraite et moins expansive. Un jour, grand jour de foire à Messaux, absorbée par les jouets brillants d’une loterie, elle se laissa froidement embrasser par Sidonie, qui rentra chez elle cacher ses larmes.

Pour elle, cette passion maternelle, qui s’était emparée de son cœur, était restée la même. Ce qu’elle souffrait chaque jour, en pensant aux duretés, aux inintelligences de l’éducation que subissait la chère enfant, était horriblement cruel. Quelquefois, dans ses rêves, elle voyait Rachel frappée par sa mère et se réveillait en criant. Le jour, elle ne se la représentait guère autrement que prisonnière, dans la chambre haute, comme elle l’avait trouvée avec son catéchisme, et repliée sur elle-même, tout endolorie de larmes et de chagrin. Et Sidonie elle-même vivait dans l’étouffement de cette chambre, de ce chagrin, de cette prison…

Oh ! comment y a-t-il des gens assez barbares pour contrister ces petits êtres, si doux quand on veut bien leur permettre d’être heureux ? pour comprimer les battements de ces cœurs, si expansifs, si joyeux de vivre ? pour refouler et troubler cette source vive qui s’épanche en gazouillant ? pour flétrir ce vivant sourire ? Elle les haïssait. Il n’était point de crime et de sacrilége qui lui parussent comparables à ce brutal dégât du bonheur de l’enfance et de ses facultés les plus précieuses. La pensée de Sidonie ne vivait point autour d’elle ; elle hantait la ferme, et là voyait par intuition ou imaginait des scènes qui la torturaient.

Mais tout cela se pouvait supporter encore, tant que le cœur de l’enfant lui restait fidèle. Il était permis de rêver une réunion, par suite de telles ou de telles circonstances, et Sidonie ne s’en faisait faute. Si faible que soit l’espérance, tant qu’elle subsiste, c’est le souffle de vie qui lutte contre la mort. Mais, en voyant Rachel, de plus en plus envahie par son milieu, perdre le souvenir des douces années dues à l’amour de sa mère adoptive, et se détacher, dans son égoïsme d’enfant, d’une tendresse désormais impuissante, Sidonie crut sentir aussi se détacher tout lien entre elle et ce monde humain qui la repoussait de toutes ses joies. Quel intérêt y avait-elle ? Quoi ! pour tout objet, pour toute destinée, vivre !… de pain !… Et c’était pour cela que depuis l’âge adulte elle luttait !

C’était là le but de tout son travail, de toutes ses heures ! Et tant d’énergies soulevées en elle n’aboutissaient qu’à cela ! Elle était née semblable aux autres pourtant. Elle portait en elle aussi toute la destinée humaine. Elle voulait, elle devait aimer. Elle avait besoin, elle aussi, d’êtres qui fussent les siens ; il lui fallait une œuvre à elle en ce monde ! Elle n’était pas une plante qui végète — et qui pourtant fructifie — mais l’être en qui se résument toutes les énergies de l’univers. Oh ! de quel droit, par quel pouvoir étrange et funeste se trouvait-elle ainsi détournée de son but, privée de sa part, écrasée sous les pieds de tant d’autres, qui jouissaient tranquillement des biens à elle refusés ?

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 23 janvier 1872

(24)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[1]


Sidonie avait vu sa jeunesse, année par année, s’écouler dans la solitude ; elle avait pleuré ces joies de l’amour qui devaient lui rester à jamais inconnues, et maintenant, quand elle demandait seulement à se consacrer au bonheur, au développement d’une autre, — elle, qui n’avait pas eu sa part de bonheur, — quand elle n’aspirait qu’à ces joies désintéressées, qui sont la dette de l’être parvenu à la plénitude de la vie, quand elle demandait à pouvoir donner ce qu’elle n’avait pas reçu, cela encore lui était refusé. Il n’y avait point d’enfant qui fût à elle ; n’ayant point été aimée, elle ne pouvait pas aimer ; parce qu’elle n’avait pas été heureuse, il ne lui était pas permis d’être utile. Du moins pensait-elle ainsi.

L’abattement s’empara d’elle, un mortel ennui, le dégoût de l’existence. Elle eût voulu échapper à cette souffrance, rompre avec le sort, fuir ailleurs, bien loin, nulle part peut-être, qui sait ? mais enfin cesser de souffrir. Elle en avait assez de ce vide douloureux qui l’épuisait, de cette faim non satisfaite, de cette existence qui n’était pas la vie, mais quelque chose entre la vie et la mort. Celle-ci valait mieux. Sidonie eut le désir, mais non l’audace. Nature douce, pliée dès l’enfance à la crainte de l’opinion, elle avait peur du scandale, jusqu’après la mort.

Puis, la nature humaine est ainsi faite, qu’arrivée à ce dernier seuil, elle se dit : J’ai toujours le temps, maintenant.

Dans ces dispositions, lorsque Sidonie apprit que Rachel venait d’entrer au couvent, chez les bonnes sœurs de la commune voisine, pour y faire sa première communion, ce fut à peine si sa douleur en fut augmentée. Elle savait déjà que l’enfant était perdue pour elle ; ce dont elle souffrait surtout, c’était de voir Rachel perdue pour elle-même. Cette nature spontanée, droite, vibrante, naïve, allait être soumise à cet enseignement purement littéral, sorte de lanterne magique non éclairée, si souvent absurde, et sciemment faux, qui soumet le cœur et la raison de l’enfant à un système de compression analogue aux bandelettes des pieds chinois. En se rappelant les vivacités charmantes de la chère petite, et ses reparties souvent profondes, et la vigueur de cette jeune intelligence qui ne demandait qu’à croître, Sidonie se révoltait comme devant un meurtre : alors, si elle était seule, elle pleurait abondamment, et même au milieu de la classe, bien souvent sa voix s’altérait, et de grosses larmes qu’elle se hâtait d’essuyer tombaient de ses yeux.

Chose étrange, elle ne comprenait guère tout cela qu’en vue de Rachel, et elle continuait, vis-à-vis de ses élèves, l’enseignement classique et réglementaire imposé par l’autorité, sanctionné par la punition. Il est vrai qu’en ceci le règlement l’obligeait. Mais elle n’y cherchait pas d’adoucissement. Toute son âme était ailleurs.

Elle faisait sa classe machinalement, en suivant le texte du livre, faisait réciter, parfois sans entendre, regardait les cahiers d’un œil distrait, expliquait peu ou point, et tandis que son esprit, tendu sur ses chagrins, les analysait et les creusait douloureusement, il lui échappait des distractions, des oublis dont les élèves riaient sous cape et dont bientôt elles s’avisèrent de profiter. Ainsi, le même devoir servit à plusieurs ; on se raconta des contes en ayant l’air d’étudier ses leçons ; on se fit des niches ; on en vint, enhardies par l’impunité, jusqu’à faire des grimaces à l’institutrice, sans crainte de ces yeux grands ouverts, mais voilés comme par un rideau, derrière lequel ils contemplaient d’autres scènes. Et les rires étouffés couraient dans la classe et la voix de l’institutrice n’obtenait plus le silence, et les punitions mêmes devenaient impuissantes à contenir une insubordination de plus en plus audacieuse et insolente.

Cette guerre, toujours prête à éclater entre l’élève et le professeur, qui n’est au fond que la lutte éternelle de l’esclave contre le maître. Sidonie la connaissait bien. C’est la plaie secrète plus ou moins douloureuse. — selon le caractère et le savoir-faire, — de tous ceux qui reçoivent actuellement, avec la mission d’enseigner, l’obligation de contraindre. L’enfant, plus près de la nature, obéit moins volontiers que l’homme, et se dérobe aussi plus facilement. Plus faible, plus malléable, plus fluide, il glisse, il échappe, il fuit. Son irresponsabilité est une force ; son inertie est invincible ; son rire est une arme qui frappe au cœur. La lutte en apparence est bien inégale ; ce petit être qu’une main soulève, ce mirmidon d’avance n’est-il pas vaincu ? N’a-t-on pas sur lui tout pouvoir ? Non, car d’un geste, d’un sourire, d’un silence, il dépose son maître. Pour l’esclave — un instrument — l’obéissance matérielle suffit, mais en éducation, qui ne possède point le respect n’a rien. C’est là le terrain le plus délicat et le plus âpre de la lutte entre la liberté et l’autorité, et le plus souvent vaincu c’est le maître. On n’a peint jusqu’ici que les maux de l’esclavage ; l’humanité pensante a versé toute sa pitié sur les opprimés. Qui peindra maintenant les douleurs, les solitudes et les amertumes du despotisme aura porté le dernier coup à ce vieil esprit de domination, que l’homme n’abjurera point sans doute, tant qu’il y croira trouver des joies.

C’était un jour de février, dans l’après-midi. Les enfants, après la récréation, venaient de rentrer en tumulte, et le bruit des bancs, des pupitres, des règles, et le froissement des papiers, et les récriminations à droite et à gauche, s’étaient prolongés plus que de raison. Plus d’une fois, l’institutrice avait élevé la voix et frappé sur son pupitre en réclamant le silence. Elle avait promené sur la jeune assemblée des regards sévères, et avait recueilli, çà et là, plus d’un geste insolent, plus d’un signe moqueur, trop peu accentué toutefois pour qu’il fût absolument nécessaire d’en tenir compte, assez pour porter au cœur de la maîtresse leur blessure. Enfin, le calme apparent se fit ; mais Sidonie, déjà douloureusement impressionnée, y sentait sourdre l’esprit de révolte. La lecture à voix haute des grandes commença, lecture traînante, nasillarde et toute pleine de mauvais desseins, de maximes de sagesse, pourtant fort chrétiennes. De temps en temps, l’institutrice reprenait, donnait le ton, après quoi l’élève immédiatement reprenait sa note particulière, sans la moindre amélioration. Le poêle ronflait, l’atmosphère de la classe, un instant renouvelée, reprenait peu à peu sa lourdeur, se remplissant, outre les haleines, des émanations tièdes et nauséabondes du sol, sur lequel étaient posés sans intermédiaire les carreaux de brique humides ; les cartes de géographie, muettes ou parlantes, étalaient leurs carrés mornes et leurs pâles couleurs sur les murailles sales, où des taches jaunâtres et des crevasses ébauchaient des figures fantastiques, et des caractères mystérieux ; un pâle soleil entrait obliquement dans la classe au travers des vitres et formait des ronds lumineux que ça et là quelque fillette, en regardant l’estrade du coin de l’œil, s’amusait à saisir de la main ; peu à peu Sidonie cessa d’écouter le nasillement de la lectrice, et retomba dans ses tristes pensées. Arriveraient-elles donc là-bas, à dompter, comme elles disaient, cette enfant ? Serait-ce par les terreurs de l’enfer, où par l’amour de ce Dieu qui demande pour encens l’immolation de sa créature ? Être seul, égoïsme immense qui veut le retour à lui de tout ce qu’il a créé… Lui aussi donc ambitionne l’amour ? Et ce besoin d’être aimé existe en lui comme chez tout humain ?

Des rires étouffés, partant de tous les coins de la salle, vinrent à ce moment frapper l’institutrice, et changer le cours de ses pensées. Son cœur, déjà si gonflé, bondit sous ce choc hostile, et elle lança deux ou trois punitions sur les nez les plus en l’air. Le silence reprit et la lecture continua. Cette fois, Sidonie resta attentive. À l’excitation des figures, à l’éveil des attitudes, aux rires muets, convulsifs qui agitaient la face de la plupart des enfants, elle devinait plus qu’un incident passager. Elle écouta donc, tout en feignant d’être absorbée comme auparavant, et bientôt elle entendit la lectrice, une des plus grandes, sans rien changer à son ton monotone, passer d’une phrase sur les devoirs des rois envers leurs peuples à celle-ci : Bah ! ça m’embête, et moi, j’aime mieux la crème et la gaieté que tout ça ; allons-nous en gambader dans le pré, en laissant Mlle Rabat-la-joie à ses songeries. Peut-être bien qu’elle rêve un mari. Je lui en souhaite, quoiqu’elle soit trop vieille. Ainsi soit-il.

Ce fut une explosion. Les enfants s’abattirent sur leurs pupitres en se cachant la figure de leurs mains, et, malgré leurs efforts, le rire bondit de toutes parts, allant, revenant, s’apaisant, recommençant, partant, ici en fusées, là par éclats contenus, et semblables à des sanglots.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 24 janvier 1872

(25)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[2]


Sidonie se voyait le jouet de ces enfants. D’abord, elle sentit au cœur un froid de glace, puis la réaction se fit, et elle devint tremblante de colère.

— Dix verbes à faire à chacune ! s’écria-t-elle, pendant les récréations ! Et quant aux petites, à genoux ! pendant une heure. Mademoiselle Marie — c’était la lectrice — me copiera trente fois la leçon qu’elle lit si bien.

Il y eut quelques murmures, et Mlle Marie observa, d’un ton impertinent, qu’elle en aurait pour trente jours.

— Et quand vous en auriez pour soixante, que m’importe ? répliqua l’institutrice d’un regard et d’une voix terribles. Pas un mot de plus !

En ce moment, elle était la force et ne sentait plus que cette ivresse d’orgueil qui porte à la tête de ceux qui commandent, lorsqu’ils voient leur autorité contestée. La classe s’acheva au milieu d’un silence triste et dur, que la voix irritée de l’institutrice hachait de questions brèves, sèches, auxquelles répondaient les élèves d’un ton lamentable. Les petites pleuraient, et la plus petite de toutes poussa même des gémissements qui trouvèrent un écho dans le cœur de Sidonie, si ulcéré qu’il fut.

— Qu’avez-vous, Marceline ? lui demanda-t-elle.

— Mademoiselle, c’est que ça me fait mal aux genoux.

Et l’enfant, attendrie par sa propre plainte, éclata en sanglots.

Sidonie fut vivement émue ; cependant elle crut devoir faire un effort sur elle-même et d’une voix sévère :

— Vous avez tant ri que vous pouvez bien pleurer maintenant.

Mais elle vit arriver la fin de l’heure avec impatience, pour lever la punition des petites, et ce lui fut un autre soulagement quand la classe fut achevée. Le départ de ces enfants lui fut une délivrance. Elle se sentait près de les haïr. Ne se jouaient-elles pas de sa douleur ? N’étaient-elles pas ses ennemies ? Cette idée fit verser des larmes à Sidonie, et, se sentant étouffer dans l’air de la classe, elle courut au jardin.

Là, elle prit l’allée la plus sombre, celle que séparait du chemin un mur demi-écroulé, demi-retenu par des lierres épais ; et, tandis qu’elle marchait lentement près d’une trouée, elle entendit de l’autre côté, une petite voix et vit Marceline, assise sur une pierre dans le chemin, qui rattachait le galon de son soulier. Sa sœur, plus grande, était debout auprès d’elle. Marceline avait encore le cœur gros ; elle poussa un soupir et relevant sa robe, elle montra son genou.

— Vois, dit-elle à sa sœur, il est tout rouge. Et puis encore là il est noir, et c’est ça qui me faisait si grand mal, parce que j’étais tombée ce matin. Elle était bien méchante aujourd’hui Mlle Jacquillat. Moi, j’ai ri, parce que les autres riaient.

— Oh oui ! elle est méchante, répondit la sœur ; mais nous lui revaudrons ça, va ! Elle ne s’occupe de nous que pour nous punir. Il n’y a que Rachel qu’elle aimait. Eh bien, on la lui a ôtée, ça n’est pas mal fait.

— Pourquoi ça est-ce qu’elle aimait Rachel plus que nous autres ?

— Je ne sais pas. Mais puisqu’elle ne nous aime point, nous ne l’aimons pas aussi.

— Ça serait bien mieux de ne pas envoyer les enfants à l’école, dit Marceline en prenant la main de sa sœur. Oh ! comme nous serions contentes !

Et elles s’éloignèrent toutes deux, la petite boitant un peu. Sidonie, pendant cette conversation, s’était arrêtée. Et elle demeura immobile après quelque temps encore. Puis, essuyant ses larmes, elle se mit à songer, en marchant lentement dans le jardin, la tête penchée sur sa poitrine, insensible à l’air frais du soir, qui rendait ses joues plus pâles et rougissait ses mains nues, ainsi qu’au brouillard fin qui noyait au-dessus d’elle le sommet des arbres, et distendait l’écorce des bourgeons.

Les paroles de l’enfant avaient touché vivement le cœur de l’institutrice. Tout à l’heure, elle souffrait avec amertume de l’inimitié de ses élèves. Et, à leurs yeux, elle passait pour un bourreau ! Elle sentait surtout la justesse de ce reproche, qu’elle n’avait aimé que Rachel. Oui, c’était bien vrai ; c’était pour elle seule, pour cette enfant adorée, que l’institutrice avait compris et redouté l’ennui, l’inutilité des études littérales et le danger des longues classes. Elle ne s’était occupée que pour Rachel de rendre la science agréable et vivifiante ; elle n’avait eu de pitié, d’amour et de soin que pour Rachel.

« On la lui a ôtée ; c’est bien fait ! » Ces paroles de la petite fille retentissaient à l’oreille de Sidonie comme une condamnation. Elle comprit alors combien d’égoïsme encore un grand amour peut contenir et entrevit comme on découvre de loin, dans le ciel, un horizon de montagnes resplendissantes, les hauts sommets de cet amour supérieur qui embrasse l’humanité tout entière et se donne sans exiger de retour. Elle en resta éblouie, tout émue. — Oui, les autres étaient aussi des Rachel. Elles avaient les mêmes besoins, les mêmes facultés, la même faiblesse et, par conséquent, les mêmes droits. Sidonie avait donc été bien coupable, concevant une méthode meilleure, de ne point la leur appliquer.

Mais il y avait des difficultés — sans doute ; mais il fallait les combattre, et l’institutrice n’avait rien fait pour cela. Était-ce donc seulement au recteur qu’elle devait compte de son enseignement ? N’était-ce pas avant tout à elle-même, à sa conscience ?

Revenant au souvenir de la scène du jour, elle ne trouva plus, à la place de sa colère, que le regret de son emportement et des dures punitions qu’elle avait infligées. Marie l’avait insultée, c’est vrai ; au fond du cœur de l’institutrice, pauvre, humiliée, vieillie sans amour, ce trait lancé par l’adolescente riche d’avenir, saignait encore : « Elle rêve un mari, quoiqu’elle soit trop vieille. » Elle voulut pardonner cependant, car ce mot était une attaque, moins qu’une vengeance, la vengeance de l’enfant contrainte dans sa liberté et négligée dans son développement, qui se sent doublement lésée.

Elle pardonna, et ne songea plus qu’au moyen de lever ces punitions, qui devaient ajouter aux heures de la classe la privation des récréations pendant plusieurs jours. N’était-ce pas une mesure inhumaine et fausse, puisqu’elle n’avait d’autre but que de frapper ?

Dans l’état de barbarie où nous sommes encore, les mœurs sociales sont des mœurs de guerre, tout se passe d’adversaire à adversaire et de vainqueur à vaincu. En éducation comme dans l’ordre juridique, le coupable est ennemi, le mal venge le mal ; la vie est une bataille.

La souffrance qu’éprouveraient Marie et ses compagnes d’une longue privation d’air et d’exercice aurait-elle pour effet de modifier leurs sentiments à l’égard de l’institutrice ? — Elles n’en pourraient éprouver que plus d’animosité ou plus de crainte, deux sentiments également dépourvus de moralité, par conséquent inféconds pour le bien, et seulement propres à produire des actions viles ou méchantes. — Cette méthode-là était donc fausse, et Sidonie, le reconnaissant, ne pouvait plus l’employer sans être coupable, sans se rendre indigne des fonctions qu’elle remplissait.

Toute la nuit, elle chercha comment elle pourrait s’y prendre pour opérer, sans trop d’éclat, sa conversion de système. Un moment, elle se crut bien habile en songeant à s’abriter derrière l’Évangile ; mais le pardon des injures dans l’Évangile va jusqu’à tendre la joue à l’outrage, et ce n’était point là ce que Sidonie voulait enseigner. Elle trouva dans l’histoire des vertus humaines de plus purs exemples.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 25 janvier 1872

(26)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[3]



Le lendemain, une demi-heure avant la récréation, ouvrant la Morale en action, elle lut aux enfants ce trait du duc de Bourbon, qui, de retour dans ses domaines, après avoir été retenu prisonnier en Angleterre, sollicité de tirer vengeance des torts que lui avaient faits ses vassaux, demanda : « Avez-vous aussi tenu registre des services qu’ils m’ont rendus ? » Et sur la réponse négative de son procureur : « Je ne puis donc juger… » Sidonie lut encore le trait du premier président Molé et quelques autres. Puis elle demanda aux enfants si elles trouvaient cela bien. Elles répondirent toutes ensemble que c’était beau, et leur physionomie attentive, éclairée de ce beau rayon que met l’enthousiasme sur le front humain, le disait de même.

— Et s’ils avaient fait le contraire ? demanda Sidonie. S’ils s’étaient vengés, auraient-ils bien fait ?

Il y eut un silence.

— Ils en auraient eu le droit, répondit alors une des grandes.

— Qu’en serait-il résulté ? Ces hommes seraient-ils devenus meilleurs ? S’ils avaient été mis en prison ou privés de leurs biens ?

— Ils auraient détesté le duc.

— Et ne pensez-vous pas qu’après sa généreuse action, ils l’auront aimé peut-être ?

— Oh ! oui, sûrement.

— Du moins nous devons le croire. Eh bien, il vaut mieux être aimé que haï. Les choses vont beaucoup mieux dans le bon accord que dans la colère. Ainsi, vous avez mal agi hier envers moi, et je vous ai fortement punies. Vous auriez certainement beaucoup d’ennui d’être privées de récréation pendant plusieurs jours, et, si j’étais disposée à prendre avantage de votre peine, je maintiendrais cette punition ; mais je ne crois pas que cela puisse avoir pour effet de vous rendre bonnes, ni de vous attacher davantage à vos devoirs. Tandis que, si je suis bonne pour vous, peut-être aurez-vous envie de l’être aussi ? Vous pouvez donc aller jouer comme à l’ordinaire, et quant aux petites, qui ont été punies dès hier, elles auront aujourd’hui une demi-heure de récréation de plus.

Les petites se levèrent avec enthousiasme et les grandes restèrent étonnées d’abord et assez confuses ; puis les unes murmuraient un remercîment, d’autres se mirent à pleurer, et quelques-unes vinrent embrasser Sidonie. La récréation fut moins bruyante qu’à l’ordinaire ; il se forma des groupes où l’on causa de l’événement et les enfants rentrèrent dans la classe d’un air doux et sage, qu’elles n’avaient pas eu depuis longtemps.

Ce soir-là, Sidonie leur fit une leçon de géographie dans le genre de celles qu’elle avait données à Rachel, et les laissa très intéressées par la variété des choses qu’elle fit passer sous leurs yeux. À partir de ce moment, elle s’efforça de rendre sensible et agréable aux enfants tout ce qu’elle leur enseignait ; elle varia peu à peu les exercices, réduisit ou étendit chaque sujet, suivant le degré d’intérêt qu’il pouvait offrir, écarta les difficultés, relégua dans un coin les définitions abstraites, et fit de la grammaire une conversation, de l’histoire un cours de morale pratique et de raison, de la géographie un voyage. On apprit la géométrie sur le sable de la cour, ainsi qu’autrefois Rachel ; on en fit aux récréations avec des balles, des cercles, des bâtons ; on joua des jeux où compter était nécessaire, et Sidonie obtint de la munificence du maire un boulier. On prit au jardin la leçon de botanique, et chaque jour, pendant la leçon de géographie — qui ne durait pas, celle-là, moins de deux heures pour les grandes, et qu’elles trouvaient toujours trop courte, on faisait la connaissance de quelque nouveau concitoyen de ce monde, éléphant ou fourmi, reptile ou oiseau. Après la leçon, le portrait du dit personnage, exposé à l’admiration publique, était reproduit par chaque élève et colorié. On riait beaucoup de ces dessins, dont la plupart étaient fort laids ; mais quand la gaieté menaçait de tourner en licence, l’institutrice priait les plus étourdies de quitter la classe ; on se taisait alors ; car le travail était devenu un plaisir. Il faut observer à ce sujet que les esprits les plus éveillés se rencontrant naturellement chez les natures les plus remuantes, c’était chez les tapageuses que le plaisir d’apprendre était le plus vif, et constituait par conséquent le frein le plus sûr. Les flegmatiques, si elles offraient moins de ressources, présentaient aussi moins de dangers. La nature a son équilibre, nous n’en doutons que pour l’avoir dérangé.

Maintenant, l’aspect de la vie avait changé pour Sidonie comme pour ses écolières. Celles-ci avaient passé de l’enfer de l’enfance, qui est l’immobilité et la compression, dans le paradis d’une activité joyeuse, d’une expansion normale et rapide. Elles devenaient bonnes en étant heureuses. Elles aimaient leur institutrice, et chez quelques-unes cet attachement devenait un culte. Quant à Sidonie, elle avait déjà trop souffert et trop de lacunes restaient dans sa vie pour qu’une profonde mélancolie ne se mêlât point à ses impressions les plus douces. Mais elle avait un but maintenant, elle ne se voyait plus inutile ; c’était un grand secours ; chaque jour, elle s’attachait à sa tâche par des liens plus profonds. Elle aimait ses écolières, non plus de cet amour exclusif et passionné que lui avait inspiré Rachel, mais d’une affection plus intellectuelle, à la fois plus vague et plus élevée. Elle arrivait peu à peu, par détachement personnel, à une sorte de tristesse contemplative et sereine, qui avait ses charmes et sa douceur. Parfois elle se reprochait d’oublier un peu Rachel. Cette maternité lui était si chère, qu’elle la voulait garder, à défaut de joie, comme une douleur. Et cependant, malgré elle, occupée de ses travaux, des progrès de ses élèves, au milieu des preuves naïves de leur affection et de ses propres études morales, cette vive blessure se cicatrisait.

Chaque semaine, la pauvre institutrice trouva moyen de consacrer quelques sous à l’achat de substances destinées à produire des phénomènes physiques ou chimiques. C’était la fête du samedi soir, le feu d’artifice du travail. D’autres substances, quelques tubes et cornues, lui furent envoyées par M. Favrart. Elle organisa, chaque jeudi, une promenade minéralogique et botanique dans la campagne. On s’y occupait aussi beaucoup d’agriculture. Cette promenade était pour les enfants un bonheur ! Elles couraient bien un peu plus qu’elles n’étudiaient ; on entendait rouler leur frais rire, à travers les champs et les bois ; mais c’était toujours un peu de science et beaucoup de joie et de santé.

Ce fut pourtant cette promenade qui donna le signal d’un chœur de remontrances et de récriminations à Messaux.

D’abord, ça ne se faisait pas, argument qui, dans les petites localités surtout, est le premier, le plus important, et peut dispenser de tous les autres.

Mais les autres ne manquaient pas, et, s’ils n’étaient pas nécessaires, on n’avait garde de les oublier :

1° Céleste Magnin avait déchiré sa robe dans les épines ;

2° Les enfants étaient revenues, un jour d’orage, avec leurs vêtements, mouillés et crottés ;

3° Elles ne marchaient pas en rang, deux à deux, posément, ainsi que l’exige le bon ordre ; mais à la débandade, à leur bon plaisir, courant, criant, sautant les fossés, comme de vrais garçons.

4° N’avaient-elles pas autre chose à faire que se promener, et leurs mères ne trouveraient-elles pas bien à les occuper à la maison, plutôt que de les voir vaguer à rien faire ? Car de ramasser de petites pierres, et de la terre, et de l’herbe, à quoi ça peut-il servir ? Il n’y a là rien de rare ; on en voit assez partout, et ce n’est pas pour s’occuper de choses si communes qu’on envoie les enfants à l’école.

Là se bornaient les principales observations contre la promenade du jeudi, si nous entendons négliger les querelles particulières, mais d’autant plus envenimées, au sujet d’un échalas brisé, d’une poire abattue, ou d’un poulain effrayé. Les garçons de l’autre école faisaient cent fois pis quand ils revenaient le soir par bandes, mais cela c’était dans l’ordre, parce que c’était dans l’usage ; on en maugréait bien parfois, mais sans fracas. Un verger tout entier, pillé par ces jeunes monarques, n’aurait pas valu un seul pépin de la poire abattue par la petite fille. Cette différence de jugement s’étend à d’autres sujets.

Plus lentement l’opinion s’émut des nouveaux procédés d’enseignement, mais le cri ne fut pas moindre. On alla répétant que les élèves de Mlle Jacquillat ne faisaient plus que s’amuser, chose au dernier point scandalisante et qui remua jusqu’aux entrailles de sa bourse chaque père de famille chargé de payer par mois sa pièce d’un franc cinquante à trois francs — sans compter les contribuables, intéressés dans la question, pour leur part de la subvention scolaire et les conseillers municipaux grands-prêtres du sacrifice.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 26 janvier 1872

(27)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[4]


Pour des populations nourries de catéchisme, le travail, c’est toujours la malédiction de Dieu sur le couple chassé de l’Éden ; c’est la punition, la souffrance, le dur côté de la vie. Travail et plaisir sont les deux pôles opposés. Travail et peine sont identiques. Donc, si les petites s’amusaient, c’est qu’elles ne travaillaient pas ; et si elles ne travaillaient pas, c’était de l’argent perdu, celui qu’on dépensait pour l’école. Il n’y avait pas à sortir de là, et ce raisonnement appuyait sur le point le plus sensible de l’âme du paysan, le seul qui puisse l’exciter jusqu’à la révolte, jusqu’à la fureur, et sur lequel, — il faut bien s’en rendre compte en ce temps, — doivent se fonder exclusivement ceux qui veulent perdre ou gagner une cause devant ce tribunal aveugle et souverain.

Imaginez donc une école où l’on ne faisait presque plus lire les enfants, à peine une demi heure, et encore pas tous les jours ! L’écriture en allait de même, et tout le reste du temps, ce n’étaient que babillages, amusements au jardin et conversations.

— Qu’importe ? répondait Sidonie quand on lui présentait, sous forme plus timide, quelque observation dans ce sens ? qu’importe si elles n’en savent lire que plus tôt et écrire que mieux ?

Elle expliquait alors comment une demi-heure de véritable travail, c’est-à-dire d’attention intelligente, profite plus que des heures d’inattention et d’ennui, et comment les enfants, entourés de livres, de notes, d’inscriptions, d’images, qui piquaient leur curiosité, arrivaient à lire d’elles-mêmes, sans effort, par le simple exercice de la vue et de la curiosité.

Les bonnes mères l’écoutaient bouche béante, et souriaient de voir l’entrain et les figures joyeuses des enfants ; mais, parties, le préjugé les reprenait en chemin et elles recommençaient à s’associer au blâme des fortes têtes du village, et surtout de la coterie du presbytère.

Car M. le curé se plaignait vivement de la méthode et du peu de dévotion de Mlle Jacquillat. Elle ne s’approchait des sacrements que pour satisfaire à la règle expresse édictée par l’Église sous peine d’excommunication, c’est-à-dire à Pâques, une seule fois l’an ; et, non-seulement les élèves négligeaient le catéchisme ! Mais ces enfants, — des filles ! — témoignaient des tendances les plus coupables et l’on citait trois d’entre elles, qui en passant sur la route, avaient dit, en présence du cantonnier, qu’à présent on ne faisait plus à l’école que ce qui plaisait, et que le catéchisme était embêtant !

L’orage s’amassait ; mais comme d’habitude, Sidonie n’en percevait que les grondements les plus affaiblis. Elle espéra le conjurer et se faire un parti dans le cœur des parents par l’influence des enfants eux-mêmes. Les vacances arrivaient.

— Mes enfants, dit-elle aux élèves, la veille du départ, nous avons depuis six mois changé de méthode. Laquelle des deux préférez-vous ?

Ce fut un chœur assourdissant.

— Oh ! mademoiselle ! la nouvelle ! Nous sommes très contentes à présent.

— Eh bien ! mes enfants, beaucoup de gens prétendent qu’elle n’est pas bonne, et que vous apprenez moins.

— Ça n’est pas vrai ! Nous apprenons beaucoup mieux.

— Oui, nous le savons bien, nous ; mais si les autres ne le croient pas, ce sera pour eux comme si ce n’était pas vrai. Et M. le maire, M. l’inspecteur, M. le recteur nous ordonneront de revenir à l’ancienne méthode.

— Oh ! mademoiselle ! par exemple, nous ne voulons pas !

— Nous y serions forcées. Savez-vous ce qu’il faut faire : il faut prouver à vos parents que vous savez quelque chose, et leur bien expliquer ce que vous sentez à merveille ; que lorsqu’on a du plaisir à apprendre, on apprend plus vite et mieux.

— Oui ! oui ! nous le ferons. C’est ça.

Elles partirent, pleines de confiance, et Sidonie resta seule pour un mois et quelques jours.

Après ce mouvement de pensée, de projets, d’efforts de combinaisons, d’essais fructueux, qui l’avait absorbée, emportée depuis six mois, elle n’était pas fâchée de se retrouver elle-même et ne savait trop encore ce qu’elle allait faire de son repos. Elle avait reçu des Maigret l’invitation réitérée de les aller voir et n’avait pas formellement accepté.

Mais combien elle se trouvait abandonnée, hélas, maintenant, dans cette maison, où ses pas seuls produisaient un peu de bruit, où sa seule compagne, la solitude, l’étreignait d’un froid de glace. Elle eût aimé revoir son vieil ami, M. Favrart, et ce Boïsvalliers, où elle avait fait l’apprentissage de sa vie d’ingrat labeur et de déceptions. Mais un autre désir plus fort la tenait au cœur, celui de rester à Messaux pendant les vacances de Rachel. L’amour nouveau qu’elle avait conçu pour sa tâche d’institutrice avait rendu ses regrets plus supportables, mais n’avait rien enlevé à cet amour maternel dont elle s’était fait un culte dans la douleur et l’absence, au point qu’elle se reprochait parfois les satisfactions qu’elle trouvait ailleurs. Elle attendit, tout en se livrant aux travaux d’aiguille, chefs-d’œuvre de patience et d’ingéniosité, que nécessitait le soin de sa garde-robe, le premier, dimanche qui devait amener Rachel à Messaux. Arrivée la première dans l’église, Sidonie vit entrer la chère enfant, conduite par sa mère et une religieuse. L’émotion si tendre qu’elle en éprouva fut pourtant un peu mélangée. Quelque chose d’étrange froissait ses yeux ; Rachel n’était plus tout à fait la même. Non, cette expression si vive, si confiante, que faussement on disait hardie, et qui baignait de lumière, ses yeux et son front, elle ne l’avait plus. Elle baissait la tête et avait quelque chose de cet air enfariné des petites filles élevées par les religieuses ; et quand ses yeux se relevèrent, presque furtivement, le regard se montra dur, fixe. Un frémissement de douleur, où se mêlait de la haine, parcourut le cœur de Sidonie. On l’avait donc bien fait souffrir, cette enfant !

Plusieurs fois, pendant la messe, les regards de l’institutrice et ceux de Rachel se rencontrèrent. La première fois, il y eut un mouvement dans les yeux de la petite fille, et une rougeur passa sur sa joue. Ce fut tout. Quand la messe finit, Sidonie se leva tremblante et s’alla placer en dehors du portail, tout proche, de manière que Mme Moreau ne pût l’éviter. Depuis un an, elles ne se visitaient plus, et même, pour ne pas saluer l’institutrice, Mme Moreau affectait souvent de ne pas la voir. Mais défendrait-on à Rachel d’embrasser une amie qui, pendant quatre ans, lui avait servi de mère ? Non, c’eût été trop odieux. Et pourquoi d’ailleurs ? Qu’avait-on à lui reprocher ? Sidonie savait bien que Mme Moreau avait beaucoup clabaudé sur leur dernière entrevue, qu’elle se prétendait injuriée par l’institutrice et lui reprochait même de chercher à brouiller son ménage, en accaparant l’esprit de M. Moreau. — Mais tout cela était faux et Mme Moreau elle-même ne pouvait le croire, et Rachel…

Elle restait là, inquiète, le cœur haletant, s’efforçant de causer avec deux ou trois personnes, mais sans songer à ce qu’elle disait ; et pendant ce temps, la foule, qui venait de l’intérieur de l’église, s’écoulait devant elle, et enfin il ne sortit plus personne, et le porche devint désert.

— Ne venez-vous pas ? lui dit enfin sa dernière interlocutrice. Que faisons-nous là ?

En voyant Sidonie jeter un coup d’œil dans l’église déserte, elle ajouta :

— Vous attendez les Moreau ? il y a longtemps qu’ils sont sortis par la petite porte ?

Elle ne la verrait donc plus ; elle ne l’embrasserait plus, elle ne pourrait plus lui parler… seulement de temps en temps… Était-ce possible ? N’était-ce pas trop odieux et trop cruel ? Ah ! c’était fini ! On lui arrachait l’âme avec ce dernier espoir, le plus douloureux à perdre, celui auquel se cramponne le sentiment, comme le mourant à la vie. Le lendemain, atteinte d’un mal de gorge et de fièvre, Sidonie ne put se lever. Elle fut malade quelques jours.

Pendant sa convalescence, elle reçut la visite de M. Maigret. Jamais elle ne l’avait vu si amical. Il insista pour qu’elle vînt les voir, et de telle manière, qu’elle dut promettre d’y aller à quelques jours de là, quand elle serait complètement rétablie. Cette promesse une fois arrachée, Sidonie fut bien aise de l’avoir faite. Elle souffrait tant de son chagrin, dans sa solitude, qu’elle avait besoin de mouvement, comme un noyé d’air.

M. Maigret vint la chercher au jour dit, lui-même, en voiture, et Mme Maigret la reçut d’un air agréable, qu’elle n’avait pas toujours. Sidonie n’avait pas cru que ces gens l’aimassent à ce point ; elle en fut touchée.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 27 janvier 1872

(28)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[5]



Après les premières félicitations, voyant Mme Maigret occupée, l’institutrice, prenant la main d’un des enfants, se dirigea par les jardins, jusqu’à sa petite maison d’autrefois. Là, sept ans de sa vie s’étaient passés, et lui semblaient y être restés dans tous les coins, sous toutes les branches de ces arbres, sous ce pignon blanc, garni de ces chèvrefeuilles, qu’elle avait tant aimés ! Elle suivit le sentier qui descendait le long du jardin jusqu’à la rivière, et à chaque pas qu’elle faisait, les yeux dans ce jardin, elle voyait surgir toutes les images de sa vie d’autrefois, faits légers ou graves, mais tous mélancoliques et chers maintenant. Alors elle était jeune, fraîche et pleine encore d’espérance, du moins dans les premiers temps ; alors il y avait encore entre elle et la destinée sévère le doux rempart du sein maternel, Et maintenant, cette autre Sidonie qui marchait dans le sentier, pâle, maigre, vieillie, seule et triste, n’est-ce pas elle plutôt qui était le fantôme ?

Dans ce jardin, dans ce sentier, dans ces prés, dans ces bords de la rivière, tout lui parlait de cet amour qu’elle avait eu parce qu’elle voulait aimer, rêve étrange que maintenant elle ne comprenait plus. Elle retrouvait là cet Ernest imaginaire, qu’elle avait pétri à l’image de sa pensée.

Dans ce temps où elle se croyait aimée, elle avait été seule encore, toujours seule ; et pourtant tout ce qu’elle avait touché dans ce temps-là en était resté imprégné d’amour. Ces roseaux et ces peupliers en avaient gardé des murmures plus harmonieux ; l’air y était chargé de plus d’effluves ; l’eau semblait y frémir avec plus de mystère et de tendresse. Et tandis que l’enfant, qui accompagnait Sidonie, babillait, joyeuse, elle, sans s’entendre elle-même, lui répondait par monosyllabes, ne pouvait retenir des larmes silencieuses, qu’elle écrasait sous sa main.

Quand ils rentrèrent, la table était dressée ; des serviettes blanches, pliées en triangle, couvraient les assiettes de caillaux peintes, à côté des couverts d’étain ; et, dans la cuisine en face, Mme Maigret, aidée de sa fille aînée, allait et venait toute rouge, autour d’un grand feu. Dans l’embrasure de la fenêtre, à côté de M. Maigret, Sidonie vit un monsieur qu’elle ne connaissait pas, et qui la salua, en s’inclinant très bas, mais d’un air observateur. Dans les villages, on ne connaît point les présentations ; le nom de ce monsieur resta donc un mystère pour Sidonie, jusqu’à ce qu’elle l’eut entendu appeler M. Lucas. Elle se souvint alors qu’on lui avait parlé de ce monsieur comme d’un coryphée parmi les instituteurs du pays, et ce fut avec plus d’attention qu’elle l’examina.

M. Lucas pouvait avoir de 45 à 50 ans ; il était de taille moyenne et large de buste avec d’assez petites jambes. Il se tenait cambré, portait des lunettes et parlait dans sa cravate. Son visage, grêlé de petite vérole, offrait un front fuyant, un nez gros, une bouche mince, meublée de grosses belles dents, un menton de forte carrure. Ses cheveux étaient noirs et plats. De tout cet ensemble, qui, sans cela, n’eut pas été peut-être bien imposant, se dégageaient, en effluves pleines d’intensité, une satisfaction intime, une secrète complaisance, un aplomb d’homme qui sait ce qu’il vaut, toutes choses qui ne manquaient point leur effet et impressionnaient les gens. M. Lucas jouissait de la réputation d’un homme très-instruit ; instituteur au bourg de Gerbie, il donnait des leçons au fils du comte, qui le recevait à sa table. On ne pouvait rester dix minutes à côté de M. Lucas, sans entendre parler du comte de Gerbie, et Sidonie ne tarda pas à être instruite des nobles usages de cette maison. Elle entendit aussi le comte lui-même, cité par M. Lucas, et chaque fois que le comte parlait à M. Lucas, il disait : Mon cher ami. On aurait pu douter si c’était affabilité naturelle, on en raison du grand mérite de M. Lucas ; mais les commentaires de celui-ci ne laissaient à cet égard aucun doute. Le comte de Gerbie ne pouvait se passer de lui. Malheureusement, M. Lucas avait tant d’occupations !… sa classe à faire, ses filles à diriger…

— Vous savez qu’il est veuf… depuis deux ans ? murmura Mme Maigret à l’oreille de Sidonie. Il faisait bon ménage avec sa première. Une petite femme bien douce. Et il a deux filles. C’est un homme à remarier.

On se mit à table, et Sidonie fut placée à côté de M. Lucas.

Entre ces trois instituteurs — Mme Maigret ne comptait que comme cuisinière — la conversation tomba naturellement sur l’enseignement. Sauf la réplique nécessaire, M. Lucas en fit tous les frais ; il expliquait « ses idées » avec beaucoup de bonne grâce et de générosité, parlant de méthodes « très savantes » et de livres peu connus, qu’il estimait beaucoup.

— Voyez-vous, disait-il, l’essentiel, c’est de mettre de bonnes définitions dans la tête des enfants. Les définitions, c’est la science. Cela renferme tout, et tient peu de place. Quand un enfant possède cela, le maître peut se dire : Eh bien, il en sait autant que nous, et maintenant il ne tient qu’à lui de comprendre. Ça viendra plus tard. Il y a le livre de M. Logophilas, grand-officier d’Académie, chevalier de la Légion d’honneur, et membre d’un nombre considérable de sociétés savantes, qui renferme d’admirables définitions, par exemple celle du verbe : le verbe est l’expression qui signale les rapports directs ou indirects de mouvement, d’action, de manière, d’état, qui existent entre les êtres, ou entre les objets, ou entre les êtres et les objets, ainsi que les différentes modifications de ces rapports dans le temps et suivant leurs causes, ou sujets, aussi bien que le sentiment du but, ou objet, qui est contenu implicitement ou explicitement dans le verbe. — C’est un peu long, mais tout y est, et c’est plein de métaphysique. Plus on y songe, plus on y découvre de profondeur. Le fils du comte, mon petit élève, sait cela sur le bout du doigt. Je lui dis souvent : C’est de l’esprit condensé ; buvez-moi ça. Il est plein de mémoire et de facilité. Ah ! si les enfants voulaient travailler ! Ce seraient tous de petits savants, puisqu’ils n’auraient qu’à se mettre dans la tête le résultat des travaux de tous ces grands hommes qui résument leurs pensées et leurs découvertes en maximes et en définitions.

Sidonie écoutait M. Lucas avec un étonnement pénible. Elle se demandait par quel miracle des choses aussi étrangères à l’esprit de l’enfant lui pouvaient être de quelque utilité, et si l’ingurgitation suffit à rendre les substances assimilables. Cependant, elle n’osait se prononcer contre les assertions d’un homme aussi considérable que M. Lucas. En outre, l’habitude de vivre solitaire la rendait timide à exprimer sa pensée ; puis, la méthode qu’elle venait d’adopter, elle y était surtout arrivée par le sentiment, et ne l’avait pas suffisamment élaborée pour en bien rendre compte et surtout la soutenir par des arguments victorieux. Elle resta donc silencieuse, et quand le moment vint de se retirer, elle avait à peine prononcé vingt paroles dans toute la soirée.

— On doit me croire sotte, pensait-elle.

Pourtant, M. Lucas la salua d’un air de grande courtoisie, et qui semblait empreint d’une considération toute particulière. Et il resta debout, l’accompagnant de regards satisfaits qui brillaient derrière ses lunettes, jusqu’à ce qu’elle eut quitté la chambre. Il se rassit alors au coin de la cheminée (les soirées de septembre commençaient à être piquantes), écarta les jambes avec plus de désinvolture, prit les pincettes et se mit à tisonner d’un air composé.

— Eh bien, demanda M. Maigret, comment la trouvez-vous ?

— Pas mal ; un peu pâlotte, un peu maigrelette, mais… ma foi, pas mal du tout. Et distinguée, vraiment, tout à fait distinguée ! Je vous assure que Mme la comtesse — si elle n’était pas Mme la comtesse — n’aurait rien de plus comme il faut. Vous aviez raison, mon cher, c’est tout à fait mon affaire. Et vous dites qu’elle joue du piano ?

— Parfaitement ! affirma M. Maigret, qui savait le plain-chant à peine.

— En vérité, c’est tout à fait mon affaire. Elle a même de l’esprit.

— C’est-à-dire qu’elle n’a presque pas parlé ; mais si elle s’était un peu lancée, vous auriez vu qu’elle pense et s’exprime très bien.

— Mais elle a dit tout ce qu’il fallait. Elle écoute les personnes capables. C’est une preuve de bon sens. Je l’ai trouvée très aimable.

— Pourtant, dit M. Maigret, qui y tenait, elle n’a presque rien dit.

— Je vous répète que c’est mieux, et j’en ai d’autant meilleure opinion. Eh bien, mon cher confrère, je vous remercie. Je crois que vous avez eu là une excellente idée. Elle n’a pas de dot, c’est là le hic. Mais vous dites que le mobilier ?…

— Très beau, je vous le répète, comme chez un bourgeois de Beauvais.

— Après tout, je sais bien qu’avec mes deux filles, je ne puis pas… À moins, comme je vous disais, de trouver une veuve riche, mais, dame ! ça se rencontre difficilement. Et puis, vrai, Mlle Jacquillat me plaît. Je suis sûr qu’avec sa figure et ses manières, elle s’implantera de suite dans la faveur de Mme la comtesse, et qu’on lui confiera l’éducation de Mesdemoiselles. C’est là, je vous l’avoue, mon ambition.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 28 janvier 1872

(29)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[6]


En même temps, dans la chambre de Sidonie, entre elle et son hôtesse, un entretien analogue avait lieu.

— Comment le trouvez-vous ? dites.

— Qui ?

— M. Lucas.

Un pressentiment vint à Sidonie et la fit rougir un peu.

— Mais très bien pour…

Elle ne trouva pas. Heureusement, Mme Maigret n’était exigeante ni sur les termes, ni sur la pensée.

— Oh ! c’est un homme savant et joliment bien pour son état. C’est le plus huppé de tous nous autres, et m’est avis que ça ne serait pas un déshonneur, quoiqu’il soit veuf, que d’être sa femme. Hein ? qu’en dites-vous ?

— Sans doute, balbutia Sidonie.

Mme Maigret se répandit alors en détails sur M. Lucas, sur son mobilier, sur sa défunte femme, sur ses filles, dont l’une avait les cheveux rouges, et une foule d’autres particularités. Puis, elle laissa Sidonie à ses réflexions.

Il n’était pas difficile de comprendre, et Sidonie avait compris. Ce qu’elle éprouvait était de la surprise, du saisissement, et une immense amertume. Se marier ! elle ! C’était la première fois qu’une offre de ce genre prenait place dans sa vie et elle était bien aise que cela arrivât enfin ; mais épouser cet homme-là ! Était-ce possible ? Oh non ! non ! — Pourtant, se disait-elle, il y aura donc au moins un homme qui aura songé à moi pour épouse ! — Mais en même temps, elle se sentait blessée que ce ne fût que celui-là. — Sans doute, pensait-elle naïvement, c’est un homme instruit, respectable, mais… elle n’aurait trop su définir ce qu’elle avait à lui reprocher, et pourtant il lui déplaisait. Trop peu expérimentée pour analyser à première vue les défauts d’un homme, — et surtout d’un homme revêtu d’une couche d’importance aussi accusée, — son instinct, délicat au fond, n’en était pas moins averti de la vulgarité réelle du personnage. Cet instinct seul, en faisait la critique ; mais il la faisait sans pitié, et plus elle le considérait de souvenir, moins elle se sentait attirée.

Tout à coup, s’interrompant au milieu de cet examen :

— Et moi, se dit-elle : et moi, que suis-je maintenant ? Il me sied bien d’être difficile ! J’ai près de quarante ans ; je suis une vieille fille. Il me va bien d’avoir conservé l’idéal de ma jeunesse. Est-ce que je puis prétendre désormais à de l’amour ? Je ne puis plus faire qu’un mariage de raison, et beaucoup estimeraient encore que c’est une grâce de la destinée.

Cette pensée fit couler ses larmes.

— Oui, reprit-elle ; mais je ne suis pas obligée de me marier, et je ne pourrais pas avec cet homme-là ; non, je ne pourrais pas !

Mais alors toute une part de la vie humaine, celle dont tous les autres (à peu prés tous) autour d’elle vivaient, et que dans le secret de son cœur une voix timide, et à la fois énergique, avait toujours réclamée, cette part serait donc définitivement écartée de sa triste vie ! L’amour, hélas ! oui, sans doute, c’était bien fini ; mais le mariage eût été une garantie contre la solitude et la misère, qui l’épouvantaient pour sa vieillesse, et puis l’homme n’est pas tout, il y a les enfants !… Oh ! un enfant ! Elle ! peut-être avoir un enfant !

De nouveau ses larmes coulèrent avec abondance ; et ce fut dans l’agitation de sentiments confus et contraires qu’elle s’endormit.

Au réveil, en y songeant, elle se trouva un peu confuse d’elle-même.

— Voilà bien du tumulte pour rien, probablement, se dit-elle, une imagination de Mme Maigret.

Elle eut pourtant le désir de voir l’imagination prendre corps, et elle y pensa, tout en tressant ses cheveux devant le miroir de sa chambre, où elle contemplait son visage pâle, encore doux et pur, mais déjà creusé, au front et au coin des yeux, de lignes profondes.

Il n’y a plus moyen d’aimer un pareil visage, se disait-elle, en s’efforçant de sourire, tandis que son cœur, dont la soif d’aimer n’avait jamais été satisfaite, battait à coups redoublés.

Elle mit du soin à sa coiffure, donna un ton harmonieux à toute sa pauvre toilette, et, se regardant à deux pas du miroir, en clignant un peu les paupières, elle se plaisait à retrouver encore, au moins dans l’ensemble des lignes, la grâce pure et chaste de la Sidonie d’autrefois.

Avait-elle donc réellement envie de plaire à M. Lucas ? Oui, pour voir. Qui donc l’avait jamais demandée en mariage ? Une possibilité si étrange valait bien qu’on s’en occupât. Et puis, malgré son éloignement pour l’homme, ce choix considérable, immense, qui peut-être s’offrait à elle, de la vie de famille ou du célibat éternel, ce choix à faire l’oppressait et la tenait hésitante, par ce qu’il avait de décisif à jamais.

Quand elle descendit, elle trouva M. Lucas près du feu, le dos à la cheminée, et il lui sembla un peu plus gros, c’est-à-dire plus bouffi, et plus important que la veille. Une grimace d’amabilité qu’il fit en la voyant, et les politesses obséquieuses dont il l’accabla, confirmèrent les doutes de Sidonie. Étrange situation ! Plus l’idée d’un mariage lui paraissait possible et la séduisait, plus sa répugnance pour le prétendant grandissait.

Qu’y avait-il à la fois dans cet homme de raide et de mielleux ? de sec et de gluant ? Elle ne savait. Elle se disait : Il ne faut pas juger sur l’extérieur. — Maxime plus fausse que juste, et toute selon le dualisme chrétien, pour qui la matière ne compte pas. Pour ces partisans à tout prix de la cause, la matière, le visible, n’en a pas besoin ; cela ne vient de nulle part, n’a pas de raison d’être, n’est formé que de hasard. Cependant, quand la physiologie sera faite, ce visage humain, que d’instinct seul aujourd’hui nous épelons vaguement, deviendra une sorte d’imprimé vivant des qualités et défauts de l’individu, quelque chose comme la légende que le naïf moyen âge mettait dans la bouche de ses personnages. En même temps, l’interprétation perdra bien des préjugés classiques, et le type de beauté se modifiera. Mais, en attendant, on se trompe fort, en effet, sur le sens de la légende, faute de savoir lire. Celle que portait entre ses dents bien plantées M. Lucas, et dont Sidonie percevait le sens, sans y croire, c’était : — Je suis l’égoïsme, l’idiotise moral et la suffisance. — Mais comment aurait-elle osé lire de pareilles choses sur le visage d’un homme aussi recommandable, ami de M. le comte de Gerbie ? Elle n’avait pas, l’humble institutrice, assez de lecture pour cela.

Elle l’eût osé d’autant moins que tout le déjeuner fut assaisonné, par M. Lucas, d’un nouvel éloge de M. Lucas, auquel le bon M. Maigret donnait complaisamment la réplique, et son approbation la plus empressée. Il est rare qu’au premier abord cette faconde n’en impose pas à tout le monde. Nous prêtons de l’idéal à tout inconnu.

Après le déjeuner, M. Maigret proposa une promenade. On alla du côté de la rivière. Mme Maigret n’en était point. À la campagne, la femme n’est pas la maîtresse de la maison, mais la première servante du ménage, ce qui est d’ailleurs bien plus en accord avec le Code et les mœurs. Un seul des enfants accompagnait son père et les hôtes. Tout à coup, M. Maigret se souvint d’un mot qu’il avait à dire à quelqu’un du village, et laissa M. Lucas et Sidonie seuls avec l’enfant.

Celui-ci, qui allait de çà et de là, courant, sautant, lançant des pierres aux oiseaux, n’était pas un tiers. Sidonie se sentit en face de la décision, et s’en troubla. Sans doute, cette impression se peignit sur ses traits : car M. Lucas la regarda en souriant, d’un air vainqueur. Il avait cérémonieusement offert son bras à Sidonie, dès le début de la promenade, et continuait de causer de lui ou des siens. Ils se trouvèrent alors à l’entrée du chemin des peupliers. L’enfant s’y engagea, et ils le suivirent.

Ce lieu pour Sidonie était tout rempli de souvenirs, et il lui semblait qu’ils étaient restés là, habitants secrets des joncs et des herbes, et que, la reconnaissant dès qu’elle parut, tels que des lutins, ils se levaient tous, chacun de son poste, et accouraient fondre sur son cœur. C’était là qu’Ernest…, ici Léontine… Elle voulait cependant écouter M. Lucas et s’efforçait d’écarter les voix argentines.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 30 janvier 1872

(30)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[7]


M. Lucas racontait son enfance passée au séminaire. — Au séminaire, cela se sentait.

— Ah ! j’ai gardé de ce temps de bien bons souvenirs, et, ce qui vaut encore mieux, de bonnes connaissances. Je suis lié avec la plupart des curés de nos environs ; ils m’invitent souvent et me considèrent beaucoup ; et ça, voyez-vous, pour un instituteur, c’est comme les racines pour un chêne ; on n’est pas solide sans ça. Êtes-vous bien avec votre curé, mademoiselle ?

— Non, dit Sidonie ; cela est bien difficile. Ces messieurs veulent ordonner chez nous et nous transformer en sacristains. Je n’ai jamais aimé ces commérages d’église, et l’on m’en veut de cela.

— Oh ! mais, vous avez tort. Vous n’entendez pas vos intérêts. Vous m’étonnez, et c’est là, permettez-moi de vous le dire, une erreur de jugement. Moi, je ne suis pas cagot plus qu’un autre ; mais j’ai compris ça depuis longtemps, et quand je vois certains de mes confrères faire les voltairiens, j’en hausse les épaules. Qu’est-ce qu’ils croient gagner à cela ? des ennuis, à coup sûr, et pas un sou avec.

— Mais, dit-elle, nous ne dépendons pas de l’Église, mais de l’État.

M. Lucas leva les yeux au ciel et presque les épaules.

— Ah ! mademoiselle, en vérité, voilà bien le… comment dirai-je ? enfin vous m’excuserez, le peu de raisonnement des dames. Cette séparation-là, voyez-vous, de l’Église et de l’État, c’est de la plaisanterie. Ils peuvent bien avoir ensemble de petites piques ; mais ce n’est jamais sérieux. C’est comme un mari et une femme qui ne s’aiment pas ; ils sont toujours à se bougonner et à se regarder de travers ; mais ils restent ensemble, parce que, ayant les mêmes intérêts, ils ne peuvent pas se séparer.

Sidonie cherchait une réponse ; mais, à ce moment, l’image d’Ernest (l’Ernest d’autrefois) vint à leur rencontre du fond de l’allée, comme il était venu un jour qu’elle se promenait avec Léontine, et c’est ce jour-là qu’elle l’avait aimé. Une impression analogue, suivie d’une amère tristesse, lui serra le cœur.

— Quand je dis : un mari et une femme qui se bougonnent, reprit M. Lucas, ce n’est pas comme exemple de ce qui doit être, mais de ce qui est trop souvent, malheureusement. Car la femme ne devrait pas le prendre sur un ton d’égalité avec son mari. Et en ceci, comme en tant d’autres choses, l’Église et l’État ont la même doctrine. Ce n’est pas galant ce que je dis là ; mais moi, je suis pour les bons principes et vous êtes trop sensée pour m’en vouloir. Ma pauvre défunte était ainsi. Jamais un mot plus haut qu’un autre. Elle m’écoutait avec soumission et respect. Pauvre chère femme ! elle avait pour moi une si grande admiration ! Ce n’est pas modeste, ce que je dis ; mais enfin c’est vrai. Et si cette admiration était en désaccord avec mes faibles mérites, elle était du moins dans le caractère de son rôle d’épouse. Car, voyez-vous, ce qui doit nous engager à nous incliner devant l’Église, c’est qu’elle enseigne et soutient les principes nécessaires au bon ordre. Et nous autres, que sommes-nous, sinon des instruments de bon ordre et de discipline ? On peut penser ce qu’on veut de la religion, mais elle est nécessaire. Enfin, comme je vous le disais, notre intérêt n’est pas de nous mêler du ménage de ces deux puissances. Les sots qui le font en sont toujours dupes ; elles se raccommodent à leurs dépens. Le recteur et le curé finissent toujours par s’entendre ; mais le curé est ici et le recteur là-bas. C’est avec le curé surtout qu’il faut être bien.

— Mais le devoir doit passer avant l’intérêt, dit Sidonie. Notre devoir est de former la raison des enfants et…

— La raison ! Allons donc, ma chère demoiselle, et que voulez-vous raisonner avec ces enfants de paysan ? De petites brutes ! Apprenez-leur à lire, écrire et compter ; c’est tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour faire leurs affaires, et même ils s’en passeraient très-bien. L’utilité de l’école, c’est surtout de discipliner un peu ces petits sauvages et de leur fourrer dans la tête qu’ils ont des devoirs à remplir. Le catéchisme est excellent pour cela. Pour les filles, la couture, afin qu’elles sachent au moins raccommoder les vêtements du mari et des enfants. Eh ! mon Dieu, tenez, j’en ai une qui ne demande qu’à apprendre ; elle a une intelligence étonnante. C’est tout mon portrait, d’ailleurs ; l’autre ressemble à ma pauvre défunte. Eh bien, elle a manqué sa vocation celle là, ç’aurait dû être un garçon. Enfin, nous en ferons une institutrice ; je ne vois que ça. Aimez-vous les enfants ? demanda-t-il, en se penchant vers elle, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre tendre et qui larmoya.

— Oui, répondit-elle, presque à voix basse.

— Pas beaucoup, peut-être ? reprit M. Lucas, avec une grimace d’indulgence. Eh ! mon Dieu ! cela vaut mieux : on ne les gâte pas. Il faut surtout dans l’éducation de la fermeté.

Prenant le ton de la confidence, il parla de son isolement, de sa situation difficile vis-à-vis de ses filles, qu’il ne pouvait surveiller suffisamment. Pendant qu’il faisait sa classe et pendant qu’il allait porter ses leçons au noble héritier des Gerbie, il avait besoin d’un autre lui-même qui appliquât à ses filles son système d’éducation, et tînt la main à l’exécution rigoureuse de ses ordres.

— En un mot, dit-il enfin, j’ai résolu de me remarier, et comme les qualités du cœur et de l’esprit sont les premières à mes yeux, je ne veux tenir compte ni de la fortune, ni même de la jeunesse. Il me faut une compagne douce et bonne et en même temps de manières distinguées ; car ma femme sera souvent invitée au château et devra fréquenter Mme la comtesse…

Il cessa de parler, et s’arrêta en même temps, penchant un visage amoureusement béat vers Sidonie, pour juger de l’effet de ses paroles.

Ils étaient arrivés au bout de l’allée, près d’un saule, dont les branches inférieures rasaient la terre. Là, souvent autrefois, Sidonie venait s’asseoir, quand elle se trouvait libre, le soir, un moment. Oh ! quels rêves elle avait faits là ! toute pleine encore d’espérance, oubliant tout, ou plutôt ne sachant rien, laissant de côté sa pauvreté, le monde, n’écoutant que son cœur, qui battait si haut, et sa jeunesse qui malgré tout croyait, rêvait et chantait, comme un rossignol dans la nuit. Là, en dépit des réalités, elle avait donné carrière à ses désirs ; elle avait été belle, aimée, heureuse ; elle avait fait du bien ; elle avait réformé la vie, la faisant, à ses souhaits, charmante, bonne et juste ; elle avait créé, dans ce petit coin de brume, des mondes étincelants ; là, pendant longtemps, elle avait cru de toute son âme, que tout ce qu’elle portait en elle d’amour, de croyances, d’aspirations, aurait son emploi, et qu’elle aussi, fille de cette grande nature, où tout marche vers sa fin, elle porterait ses fruits dans la vie humaine. Mais non ; son existence était demeurée stérile, et chaque année, au lieu de lui apporter de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits, l’avait dépouillée une à une de toutes ses branches, de tous ses espoirs !

Elle sentit son bras pressé sur la poitrine de M. Lucas ; d’une voix emmiellée, qui sentait à la fois l’encens et la rhétorique, l’instituteur lui disait :

— Ne devinez-vous pas le vœu de mon cœur, ma chère demoiselle ?

Elle tressaillit et voulut retirer son bras.

— Voyons, dit-il en la retenant, avec un sourire plein de fatuité, il ne faut pas avoir peur de moi. Je ne suis pas méchant.

Et se penchant vers elle :

— Ne voulez-vous pas me dire que vous m’aimerez un peu ?

Sidonie se dégagea brusquement.

— Non, jamais ! murmura-t-elle, se parlant à elle-même ; non, jamais !

Elle regardait le saule, et son sentiment confus eût pu se traduire ainsi :

— Non, je ne donnerai pas cette ignoble fin à ma pauvre jeunesse, belle au moins de sa pureté. Je garderai du moins mon idéal d’amour, seule richesse de ma triste vie !

— Comment ! comment ! s’écria M. Lucas, en se rapprochant d’elle, — et un spectateur eût ri de l’ébahissement qui succéda tout à coup à cette fleur de contentement de soi, épanouie d’habitude sur son fade visage. Voyons, qu’est-ce que cela veut dire. Mademoiselle Sidonie ? Vous n’y pensez pas ; c’est de la folie ! Vous voulez faire l’enfant, hein ? Voyons, regardez-moi, il ne faut pas être effarouchée comme ça.

— Je vous remercie, monsieur, de vos bonnes intentions à mon égard, dit Sidonie, que la familiarité de cet homme rendit tout à coup imposante et calme ; j’ai renoncé au mariage.

— Bah ! bah ! reprit-il irrité, presque insolent, il faut qu’il y ait là-dessous quelque chose. Refuser ainsi un mariage honorable et un homme qui… sans me vanter, enfin, un homme comme moi, c’est étrange !… dans votre position. Enfin, je ne me charge pas de deviner vos raisons, mademoiselle. Je voulais faire votre bonheur ; c’est surtout ce qui m’engageait.… Vous ne voulez pas, soit ; je n’ai plus rien à dire. Mais je ne vous conseille pas de vous en vanter : tout le monde vous donnerait tort.

Il la salua sèchement, mit son chapeau sur sa tête avant de se retourner et, rouge de colère, il reprit seul, à grands pas, le chemin du village.

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 31 janvier 1872

(31)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[8]



Sidonie le suivit d’un regard de mépris. Cette décision, qui l’avait, le matin, tant agitée, ne lui coûtait pas un regret. Elle s’assit sur la branche du saule, à la place autrefois accoutumée, et tomba dans une longue rêverie. Cet incident brutal avait remué toutes les amertumes de sa vie ; elles remontaient une à une jusqu’à ses lèvres, et, après y avoir déposé leur goutte de fiel, redescendaient, faisant place à d’autres, au fond de son âme. C’était bien fini ; le bonheur n’était pas pour elle ; elle le savait depuis longtemps ; mais il n’en fallait pas moins le répéter souvent ; car son cœur l’oubliait toujours.

Ah ! pourquoi, se disait-elle en ces moments-là, pourquoi suis-je venue dans la vie ? À quoi bon ? Et elle ne se sentait plus le courage de continuer cette longue succession de jours vides qui, selon toute probabilité, lui restaient à parcourir. Cependant, le souvenir lui vint de ses élèves qui l’aimaient, à qui elle était nécessaire, et elle se reprocha son égoïsme, et rassembla tout ce qu’elle avait au cœur de tendresse et de dévouement pour aimer pleinement et remplir cette tâche haute et sacrée, qu’elle avait enfin comprise.

Au bout d’une heure, pensant que M. Lucas avait eu le temps de partir, elle reprit le chemin de la maison. L’enfant, qui d’abord les accompagnait, s’était depuis longtemps échappé à travers champs. Sidonie rencontra au bout du chemin M. Maigret, qui la cherchait et l’aborda d’un air composé, où se lisait une secrète pitié. Ils rentrèrent. M. Lucas était parti. Mme Maigret était de mauvaise humeur. Si bien que Sidonie, se croyant blâmée par ses hôtes d’avoir refusé M. Lucas, voulut s’en expliquer le soir avec Mme Maigret.

— Je vois que vous êtes fâchée contre moi, chère madame Maigret, à cause de M. Lucas !

— Contre vous ? Eh bien, par exemple ! non, ça n’est pas contre vous que je suis fâchée. C’est contre lui d’abord, et puis contre moi, de vous avoir touché mot de ça, hier. Dame ! je croyais que c’était comme fait, moi.

— Que voulez-vous, on ne peut pas épouser quelqu’un qui ne vous plaît pas.

— Vous êtes joliment bonne de l’excuser comme ça. Moi, j’en suis en colère. Je ne dis pas que ce n’est pas un savant ; mais il n’en est pas plus beau ni plus amusant pour ça, et il fait aussi par trop le difficile. Oui, je vous dis, je lui en voudrai toute ma vie de cette affaire-là.

Sidonie regardait Mme Maigret d’un air étonné :

— Mais que vous a-t-il pu dire ? Je ne comprends pas.

— Ce qu’il a dit ? des bêtises ! Et si vous croyez que je vas vous répéter ça…

Elle céda pourtant, non sans peine, aux instances de Sidonie.

— Mais, cher ami, avait dit M. Lucas à M. Maigret, en rentrant à la maison, je ne puis vraiment pas me décider à ce mariage. Je viens de causer avec Mlle Jacquillat. Elle a sans doute ses qualités ; mais… elle n’est pas instruite du tout, d’abord ; elle fait des fautes de syntaxe, et puis elle n’a pas le jugement droit. J’en suis désolé ; car j’ai vu qu’elle s’attendait à ma demande ; et même elle a été au devant ; je n’aime pas ça. J’ai donné à la chose, à cause de vous, un tour favorable pour son amour-propre ; elle pourra dire, si elle veut, qu’elle m’a refusé ; je suis généreux, et bien au-dessus de ces misères ; mais enfin je me suis dégagé net.

— Et vous l’avez plantée là, comme ça, toute seule ? avait objecté M. Maigret.

— Elle avait un tel dépit ! c’est elle qui m’a ordonné de la quitter ; sans quoi, je suis trop galant…

Sidonie, indignée, raconta exactement ce qui s’était passé, et Mme Maigret la crut avec joie ; mais il n’en fut pas de même de son mari, et M. Maigret garda toute sa vie de grands doutes à ce sujet.

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