L’Instant éternel/Ton trouble

E. Sansot et Cie (p. 102-103).


TON TROUBLE


Et, pourtant, quelquefois, j’ai compris que ton cœur
Se tournait vers le mien comme le vent vers l’arbre…
Je voyais devant moi s’élever un bonheur
Comme un monument plein de soleil et de marbre.

Près de moi, je t’ai vu te troubler, orgueilleux,
La crainte, entre nous deux, mettait sa main divine,
De ton âme, à mon âme, allait le fil soyeux
De l’âme qui pressent à l’âme qui devine.

J’ai reconnu mon ombre au fond de tes regards,
Ton geste, vers le mien, était lourd de prière,
Tes désirs ressemblaient à la course des chars
Qui s’en vont conquérir l’horizon de lumière.

Tu vivais, comme moi, de printemps et de soir,
D’odeur vague, de pleurs et d’attente éternelle…
Et nos cœurs éclataient de jeunesse et d’espoir
Ainsi que les bourgeons de la forêt nouvelle.


Que de fois, quand ton pas au mien était mêlé,
Tu m’as fait un aveu par ta seule présence…
Plus véhément encor de ne pas me parler,
Tu me donnais ton âme avec tout le silence…

Mais tu t’es en allé de ma vie, ô cruel,
De même qu’un semeur part, la graine jetée,
Comme une abeille part en emportant le miel
Des raisins entr’ouverts et de la fleur goûtée.

Tes yeux ont bu l’azur, les miens ont bu le sel,
Tu n’as pas su le fond de la mer âcre et tendre,
Et tu t’es endormi, distrait, et sans attendre,
Comme sur la montagne, en un soir irréel,
S’endormirait un Mage en appelant le ciel…