L’Instant éternel/Amertume

E. Sansot et Cie (p. 104-106).


AMERTUME


Oh ! je sais que l’amour, partout, me sollicite
Et qu’il est amoureux de moi farouchement,
Qu’il me veut d’un souhait sans forme et sans limite
Comme le firmament.

Je me vois à jamais louangée et chérie,
Je dispense la sève et l’odeur du printemps,
Et mon geste léger fait de la rêverie
Aux hommes de vingt ans.

Mon souple corps est ensoleillé d’allégresse,
Un noble émoi fait fondre en mes yeux mon cœur pur,
Et je te sens flotter derrière moi, jeunesse,
Comme un ruban d’azur.

Dans quel espoir m’attend la forêt qui soupire,
Quelles nuits me promet le fleuve véhément !…
Partout, autour de moi, c’est le souffle et le rire
D’un éternel amant.


Je passe… et tant d’ardeur se lève de ma robe
Que le soleil se double au travers de mes pas,
C’est une âme, une voix, lorsque je me dérobe,
Qui m’implore tout bas…

On me sait un esprit de rêve et de folie,
Qui veut vivre, mourir, épuiser son destin…
Un esprit plus royal dans sa mélancolie
Qu’Octobre dans son thym.

Aussi, le beau désir des hommes m’enveloppe ;
Ah ! comme l’on me veut pour toujours et soudain !…
Et je suis chère aux cœurs comme l’héliotrope
L’est au vent du jardin.

Avant, je souriais de toute cette gloire,
Je chantais d’être l’arbre où gémissait l’amour,
Et ma bouche et la rose allaient, ensemble, boire
Leur part tiède de jour.

Mais comme j’ai changé depuis que je vous aime !…
Je voudrais dans mon charme, hélas ! m’anéantir,
Car, parmi mes chagrins, de tous, le plus extrême
C’est, sans fin, de sentir


Que de ces dons heureux qui m’ont faite si femme,
Vous ne pourrez jamais, jamais goûter l’émoi,
Et je vous plains bien fort, oh ! bien fort, ma chère âme,
Tout en pleurant sur moi…