L’Instant éternel/Revanche

E. Sansot et Cie (p. 127-129).


REVANCHE


Mon âme vous resta tout entière ignorée,
Vous n’en avez pas su les lumineux frissons,
Si pareils aux frissons d’une plaine dorée
Quand le soleil est mûr au-dessus des moissons.

Vous n’avez pas compris que je suis plus poète
Qu’une fontaine bleue au milieu d’un bois vert,
Ou que l’ombre mouillant un cœur de violette,
Ou que le ciel des nuits renversé sur la mer.

Vous n’avez pas surpris dans ma voix un murmure
Où les ruisseaux nouveaux mettent leur jeune espoir,
Et vous n’avez pas vu que, sur ma chevelure,
Les arbres recueillis pleurent l’odeur du soir.

Vous n’aurez pas senti que ma main s’émerveille
De suivre les contours du songe harmonieux,
Et que mon esprit va, de même qu’une abeille,
Se poser, tout vibrant, sur les lèvres des dieux.


Oh ! vous n’aurez pas su qu’au bord de mon front pâle,
Toujours, tremble un beau rêve, ainsi qu’un rameau noir,
Et que je suis ainsi qu’une heure musicale
Où chanteraient les chœurs de la vie et du soir.

Jamais vous n’aurez vu l’infini, dans ses voiles,
M’effleurer tristement comme si je mourais,
Jamais vous n’aurez vu les divines étoiles
Tomber de mes yeux purs comme si je pleurais.

Vous m’aurez méconnue en une heure opportune,
Vous n’aurez pas compris que mon vaste destin
S’épanche dans le fleuve et dans le clair de lune,
Et s’élève aussi haut que le vent du matin.

Vous n’aurez pas su voir… Mais j’ai dit, volontaire,
Qu’un jour vous entendriez le rythme de mon cœur,
Et que je monterai de l’ombre et du mystère
Comme, d’un arbre mort, un liseron en fleur.

J’ai juré de venir troubler votre mémoire
Par de nobles succès, par des labeurs croissants,
Oui, pour vous j’ai juré de conquérir la gloire,
De vous la présenter de mes doigts languissants,


Ainsi qu’une faneuse offre aux tièdes soirées,
Mélancolique et douce, avec un dernier chant,
Son estival bouquet fait de gerbes dorées,
De belle saison mûre et de soleil couchant…