L’Instant éternel/On a, parfois, des jours

E. Sansot et Cie (p. 114-116).


ON A, PARFOIS, DES JOURS…


On a, parfois, des jours d’inexprimable joie,
On a le geste lent des fileuses de soie,
On a le pas léger, le cœur fort, le front pur,
Et l’âme aux yeux ainsi qu’un naufrage d’azur.
On est comme une aurore au long d’une tour neuve,
Plus véhémente encor qu’un adieu sur un fleuve,
On a des pieds émus pour toucher les chemins
Et la vie en paniers de roses sous les mains…

On attribue au bien-aimé les brises douces,
Le chagrin des ruisseaux qui perle aux yeux des mousses,
Le jour qui tombe à l’eau de même qu’un seau d’or,
La vie ouverte et le beau souffle de la mort
Qui, parfois, fait trembler les contours de l’espace…

Le bien-aimé paraît, là-bas, sur la terrasse,
Il est grave, émouvant ainsi qu’un étranger

Qui vient de l’Arcadie et que l’on voit songer…
Il est aussi plus tendre et plus connu qu’un frère…
C’est lui qui fait tomber les fruits mûrs sur la terre,
C’est lui qui les chargea de soleil et de miel,
C’est lui qui fait voguer le navire du ciel,
Lui qui fait sentir bon, de sa main qui possède,
Ces morceaux de printemps qui courent dans l’air tiède…

Et voici qu’on s’approche, en l’instant radieux,
Toute la Grèce au cœur et tout l’amour aux yeux,
Et voici qu’on lui parle et qu’on veut lui sourire,
Et voici que l’on pleure et qu’on est une lyre :
« Mon bien-aimé, je vous dois toute la clarté…
« Mon âme croit mourir d’entrevoir la beauté
« Que votre âme, sans fin, lui montre dans les nues,
« Par vous j’aime les vents et les déesses nues,
« Les fleuves bondissant sous les arches de l’air,
« Les poètes chantant sur le bord de la mer,
« Et tous les inconnus des vertes solitudes,
« Et tous les grands songeurs des belles nuits d’études,
« Tous ceux qui, comme vous, sont d’un astre suivis,
« Et qui ne m’ont pas dit le nom de leur pays,
« Comme vous bien-aimé…
« Comme vous bien-aimé…Par vous je suis si bonne,
« Je me sens abondante ainsi qu’un fruit d’automne,
« Ainsi qu’un livre écrit par un lyrique en pleurs,
« Ainsi que Flore avec ses corbeilles de fleurs,

« Comme le cours d’une onde et d’une rêverie,
« Comme un rayon du ciel sur une main qui prie…
« Dites, mon bien-aimé, si vous m’aimiez un peu ?…
« Je vous plains tant de ne pas comprendre mon vœu,
« De ne pas partager avec moi vos étoiles,
« De ne pas à mes pieds découvrir vos sentiers…
« Vous connaîtrez des bras, des sourires, des voiles…
« Mais ce ne seront pas les miens…
« Mais ce ne seront pas les miens…Si vous saviez !… »