L’Instant éternel/Inconnu bien-aimé

E. Sansot et Cie (p. 117-119).


INCONNU BIEN-AIMÉ


Inconnu bien-aimé, vous qui vîntes, un jour,
Beau comme du soleil dans une heure d’amour,
Vous qui me semblez grand, pensif et pathétique,
Avec un cœur plus doux que Naple et la musique,
Oh ! savez-vous pourquoi vous m’êtes aussi cher ?…
C’est parce qu’Éloa pleura sur Lucifer,
Que Lamartine mit son front contre sa lyre
Et que le Lac monta jusqu’à l’âme d’Elvire…

Oh ! tout ce que je sais de l’amour éternel
Me fait vous préparer des larmes et du ciel,
De ces rêves qui sont longs comme des nuages
Et plus profonds que le silence et les rivages…

Ce ne fut pas en vain que Pétrarque a chanté
Et que Laure mourut dans l’odeur de beauté,
Que Sapho soupira la poignante allégresse
Et porta dans ses mains les roses de la Grèce…
Ce ne fut pas en vain que des pays amers

Du parfum de la myrrhe et du long chant des mers,
À jamais, de l’amour ont fait leurs belles dates,
Ont célébré son culte avec des aromates,
Ont fait de volupté les corps harmonieux
Et mirent un soupir dans la gorge des dieux…

Tout ce qui, bien-aimé, fut amoureux et triste,
La dame féodale et son cœur d’améthyste,
Les lèvres d’Héloïse et les yeux de Rolla,
Tout ce qui fut cruel et tendre, tout cela
Qui fut plein de caresse et de mélancolie,
La douleur de Werther, la robe d’Ophélie,
Et les adieux donnés aux héros qui partaient,
Et le ruban promis aux pages qui chantaient,
Tout l’amour, tout l’amour de la vie et des contes,
Les serments éternels jetés aux heures promptes,
Les grands yeux éblouis et qui se sont fermés,
Et tous les échos morts et tous les bien-aimés,
Tout ce qui fut caché de l’âme de nos mères,
Et le temps romantique et les belles chimères,
Et les joyaux des doigts qui ne bougeront plus,
Et les soupirs, encor, aux vieux luths, suspendus,
Et, pleins de faste et d’or, de défis, de sourire,
Ces amours éprouvés dans les bals de l’Empire,
Bien-aimé, tout cela, pour vous, m’a fait un cœur,
Une subtile et douce et lumineuse ardeur,
Et je vous ai chéri par la mort et Venise,

Par la grenade ouverte et par la tiède brise,
L’âme de Salomon et ses yeux d’orient,
Et par les bergers grecs, ivres, nus et riant,
Par l’Olympe et Junon, par l’Espagne et la flamme,
Et parce que, jadis, une autre jeune femme,
Dans le roman si tendre où se verse mon cœur,
Passa dans son jardin et cueillit une fleur…

Bien-aimé, tout cela sera ma divine heure
Quand vous voudrez franchir le seuil de ma demeure,
Bien-aimé, tout cela qui fut si grand, si doux,
Sera le soir d’amour que nous vivrons, peut-être,
Notre aveu, le baiser, le rêve à la fenêtre,
Et mon silence de plus tard, à vos genoux…