L’Instant éternel/Le pauvre cœur

E. Sansot et Cie (p. 188-190).


LE PAUVRE CŒUR


La vendange passait en portant des corbeilles,
La lumière ronflait à l’entour des fruitiers,
Un arbre était tout blond de soleil et d’abeilles
Et l’églogue aux pieds d’or marchait dans les sentiers.

Mais j’ai fermé les yeux pour me conserver sage,
J’ai dit au beau matin de ne pas me toucher,
Du vent épars pouvait naître le cher visage
Qui fut mon mal sublime et mon divin péché.

J’ai supplié la vie, ardemment, et si lasse…
« Ne sois plus tendre, ô vie… Assombris ta clarté…
Ne sois plus le tilleul tombé sur la terrasse,
Ne sois plus la fleur pourpre et l’averse d’été.

Ne sois plus le joyeux et naïf paysage,
Tout en lignes d’azur, tout en flocons légers,
Oh ! ne sois plus le saule épars sur le rivage,
L’automne mûrissant à l’odeur des vergers.


Vois comme j’ai souffert parce que tu fus belle,
Vois comme j’ai gémi d’avoir goûté ton jour,
Car il s’écoule, ô vie ineffable et cruelle,
De tes blancs doigts ouverts, le douloureux amour.

Mets dans mon foyer gris la face du silence,
Guéris-moi de la lune et du trop prompt espoir,
Que la robe de l’ombre à mon seuil se balance,
Que ma lampe s’allume avec la paix du soir.

De la vertu, de la mesure, vie, ô vie,
Que mon cœur soit encor, mais qu’il n’en souffre plus,
Je ne peux pas toujours être triste, asservie
Ainsi qu’un flot captif dans la loi du reflux.

Ma bonne volonté je te la donne toute,
Je fuirai le désir, le cri vif du matin,
Et je n’irai jamais regarder sur la route
Ce que promet d’amour un nuage lointain.

Pour ne plus sangloter tant de mon âme amère,
Je veux te consentir tous les renoncements,
Je serai sans colliers, sans chansons, sans chimère,
Et mon cœur sera seul avec ses battements.


Fais-moi bien grave, ô vie, et que jamais l’ivresse
D’un luth ou d’une fleur ne vienne m’exalter,
Que je sache semer aux sillons de sagesse,
Que je sache glaner aux champs de vérité… »

Lente, j’ai regagné pensivement ma chambre,
Aux dieux j’ai demandé d’être sans souvenir…
Dans l’air bleu s’effeuillait le rayon de septembre,
Et c’était triste et doux ainsi que pour mourir.

Et, soudain, j’aurais tant voulu mourir dans l’heure,
Car je haïssais plus encor que mon chagrin,
L’oubli que je cherchais et le devoir serein,
Et la vertu paisible et ma calme demeure.

J’étais là, sans savoir… Rien ne m’assistait plus…
Le bien, le mal étaient chargés du même leurre,
Et, voyant des Destins les yeux irrésolus,
Alors, mon cœur humain, mon cœur vrai, m’a dit : « Pleure !… »